Noa Noa/Chapitre IX
IX
Parahi Té Maraë[1]
Passant, l’âme divine anime jusqu’au : lieux
Où l’accomplirent les ineffables mystères.
Comme Hina est la lune et, Téfatou, la terre,
Passant ! le Temple vit, passant ! le Temple est Dieu.
Or, plus d’un sage a vu s’ouvrir sur les hauts lieux :
Des bouches que la soif de notre sang altère :
Garde-toi des sommets qu’on croirait solitaires,
Toute cime est un Temple et tout Temple est un Dieu.
Ô passant ! garde-toi de marcher sur la terre
où s’épancha le vin rouge et noir des mystères, —
Tu sentirais dans tes talons la dent d’un Dieu.
Car, tandis qu’en nos cœurs le culte pur s’altère,
Un Temple indestructible habite les hauts lieux,
Et les Dieux éternels y rêvent, solitaires.
Sommet d’horreur de l’Île Heureuse, la réside
Le Temple, lieu vivant, ouvert, sauvage, avide.
La sont les pieds des Dieux qui supportent le poids
Des cieux, la vient mourir la richesse des bois,
Tout en haut de l’Aroraï, cimier des cimes,
Là s’égouttait le sang, autrefois, des victimes
Où les vivants communiaient pieusement,
Et ce rite était cher aux Atuas cléments
Qui, gouvernant selon leur sagesse profonde,
Autrefois ! l’effroyable expansion des mondes,
Pardonnaient à la vie en faveur de la mort.
Alors l’Île était riche, et le peuple était fort,
Et connaissait l’amour, et connaissait la joie,
Qui buvait, au sommet d’où le soleil flamboie
Et rayonne sur l’univers, le flux vital
De la douleur. Splendeur d’autrefois féodal !
Alors Otahiti riait dans la lumière,
Fille franche des eaux, délicieuse et fière,
Qu’illustraient de son sang les sacrificateurs,
Quand, de toute l’ardeur du ciel, sur les hauteurs
Sublimes, Taora, que sa gloire contemple,
Entretenait la flamme homicide du Temple
Où venaient les héros allumer leur vertu.
Or, voici que le cri des victimes s’est tu,
Et voici que partout, dans les langueurs de l’Île,
Cœurs de mâles et flancs de femmes sont stériles.
La prudence, la peur et l’épargne ont tari
Le sang dont le sommet sacré n’est plus fleuri
Et qui stagne aux longs bords des siestes énervantes
Et la vieille Forêt, dont la sève fervente
Prodigue éperdument ses flots insoucieux-Palmiers
Palmiers fins dont le front frémit au bord des cieux :
Tamaris, hibiscus, fougères gigantesques,
Lianes sinuant leurs souples arabesques.
L’arbre de rose et le manguier qui chargent l’air
D’un faste d’ombre et de parfum, l’arbre de fer,
Le santal odorant dont l’écorce étincelle,
Et toute la Forêt généreuse, où ruisselle
En nappes d’ombres par les lourdes frondaisons
Et s’évapore en amères exhalaisons
La puissante liqueur de l’éternelle vie,
La Forêt douloureuse et la Forêt ravie,
Où la nature nait, meurt et renaît sans fin, —
Dénonce et blâme avec le tumulte divin
De l’amour la folie et le crime de l’homme,
Qui, de ses pâles jours lâchement économe,
Et corrompu d’orgueils interdits aux mortels,
S’empoisonne du sang qu’il dérobe aux autels !
Vers la cime à jamais déserte et diffamée,
Où ne s’ewhale plus la féconde fumée
Du sang, vers le lieu mort ou régnèrent les Dieux
Où l’homme pria, seuls fimt les arbres pieux,
De leurs rameaux légers agités par la brise,
Un geste d’encensoir vaste qui s’éternise.
Vers le rivage ému de frissons argentés
Rit et chante, aime et dort toute une humanité
Puérile, ingénue, oublieuse, frivole,
Rayonnante au soleil, comme les vagues molle,
Et jouissant du jour tant qu’il luit. — Iméné !
Glas de la vie ! Écho du passé profane !
Chant immémorial de gaîté démentie
Par la menace de très haut appesantie !
Les Dieux sont mort, et Tahiti meurt de leur mort.
Le soleil autrefois qui enflammait l’endort
D’un sommeil désolé d’affreux sursauts de rêve,
Et l’effroi du futur emplit les yeux de l’Eve
Dorée : elle soupire en regardant son sein,
Or stérile scellé par les divins desseins.
Les Dieux sont morts. — Mais quand, sur son char de ténèbres,
Le Soir, pourpre d’amours et de meurtres célèbres,
Apparaît, pourchassant le Soleil furieux,
Du fond de leur tombeau se relèvent les Dieux
Qui, sur la cime, en un formidable concile,
Durant toute la nuit demeurent, immobiles,
Les bras dardés vers la mer. Et, du haut du mont,
Par milliers vers la grève essaiment les démons,
Tupapaüs, esprits des morts, larves cruelles,
Qui, dans l’étroite case, en repliant leurs ailes,
Vers la couchette où la peureuse ne dort pas,
Se glissent, froids frôleurs, et chuchotent tout bas :
C’est l’heure des Dieux, c’est soir des Dieux, c’est Soir !
Viens : pour les servir c’est toi qu’ils ont élue.
C’est soir de la mort et de l’amour, c’est Soir !
Viens : pour les aimer c’est toi qu’ils ont voulue.
Tu n’iras plus danser au bord de la mer,
Cueillir en chantant la fleur des lauriers-roses,
Baigner l’or de ton corps à l’or de la mer,
Fondre ton rêve au vague rêve des choses.
Tu ne dormiras plus sous les pandanus, —
Nous allons te saisir entre nos mains creuses :
Les vivants qui [aimaient sous les pandanus
Ont-ils su féconder ta chair amoureuse ?
Ton sang est condamné ! Le temps est venu
Où l’homme doit mourir pour ne pas revivre !
Il a trahi ses Dieux : le temps est venu
Ou dans la nuit de la mort il doit les suivre —
Afin que le Roi, le seul Roi, Taora,
Couve à nouveau l’œuf de l’éternel mystère,
Afin que le Roi, le seul Roi, Taora,
Partage à de plus grands que l’homme la terre.
Et comme une femme était, au premier jour,
De qui procéda la vie et l’espérance,
Qu’une femme aussi se lève, au dernier jour,
De qui vienne la mort et la délivrance.
Tu n’échapperas pas à l’amour des Dieux !
Ils te posséderont dans ta juste joie,
Tehura, glorieuse amante des Dieux,
Ou tu seras dans ton désespoir leur proie !
C’est l’heure des Dieux, c’est soir des Dieux, c’est Soir !
Viens : pour les servir c’est toi qu’ils ont élue.
C’est soir de la mort et de l’amour, c’est Soir !
Viens : pour les aimer c’est toi qu’ils ont voulue.
Et l’enfant voit dans sa terreur le sanctuaire
Antique, l’appareil des rites mortuaires,
L’autel, le prêtre rouge, et l’œil phosphorescent
Des démons, et les Dieux au geste menaçant,
Et sa rase au grand cœur d’autrefois, qui succombe
Et granit humblement les rampes de la tombe
Où rappellent les Dieux qu’elle a mis en oubli :
Sommet d’horreur de l’Île Heureuse, là réside
Le Temple, lieu toujours vivant, toujours avide.
L’enfant voit — et déjà les temps sont accomplis.
L’homme est mort. Il est mort pour ne jamais renaître.
Les Îles et les Eaux servent un autre maître,
Meilleur, et les yeux sont des foyers d’amour
Et de joie, — et l’enfant, qui s’étonne du jour
Nouveau, songe qu’elle est morte, — et la mort est douce
Comme la sieste, au bord de la mer, sur la mousse.
L’Aroaï tonnait dans la nuit du déluge,
Inaccessible et seul, phare, temple, refuge,
Parmi l’horreur de l’épouvantable marée,
Et, lui dédiant leurs âmes désespérées,
Quelques uns, les meilleurs de tes fils, race impie,
Race oublieuse du vrai chemin de la vie,
À teignirent la Cime et purent voir encore
Sur l’abime des eaux se lever les aurores.
Bientôt recommença la coutumière extase :
Lumière ! Amour ! Bientôt le seuil fleuri des cases
Sonna du rire clair des enfants. L’Île Heureuse
Respirait au nouveau la lumière amoureuse,
Et du sommet sacré les Dieux veillaient sur elle.
Car elle fut durant de longs âges fidèle,
Et, gravissant aux jours marqués la cime rude,
À me Invisibles de la haute solitude
Les générations longtemps, selon le rite,
Versèrent le flots des libations prescrites.
Vint le crime et vint la peine.
Ceux qu’on oublie,
Les Dieux se sont venges sur ta gloire, abolie,
Race défaite, race réduite et captive,
Et tu ne mires sur l’enchantement des rives
Que indolence d’un sourire nostalgique
Ou le ressouvenir de ta grandeur tragique,
Écrit en traits d’inaltérable orgueil, demeure.
Qu’attends-tu, sachant la fatalité de l’heure
Et que les Dieux trahis ignorent l’indulgence ?
Ah ! reconquiers ton vieil honneur dans leur vengeance !
Hors du temps lâche qui lentement te décime,
Bondis jusque vers l’éternité de la Cime
Qui tonne encore comme en la nuit de l’antique
Désespoir, et plus haut que le flux méphitique
De l’injure, de esclavage, de la honte,
Retourne à tes Dieux, race expirante : remonte !
Ces derniers vers, hier actualité, aujourd’hui l’Histoire les souligne d’une singulièrement émouvante coïncidence.
La fière race maorie n’a pas attendu nos conseils pour se résoudre à l’héroïsme du suicide, et si elle ne remonte pas, littéralement, à la Montagne du Sacrifice, si elle accepte le mode, plus moderne, de la fusillade, c’est tout de même à la mort qu’elle va, pour l’amour de son propre et national idéal, et c’est donc à ses Dieux qu’elle retourne.
Tel, du moins, l’exemple de grandeur que donna au monde — mais la presse là-dessus soigneusement fit le silence — la population de Raïatéa, l’une des Îles-sous-le-vent.
Les spécialistes qui dirigent notre « expansion coloniales », ayant décidé d’annexer à nos possessions océaniennes ce petit groupe d’îles, usèrent d’abord, humainement, des moyens diplomatiques. Mais ils commirent une lourde faute en confiant ce soin au nègre qui gouvernait Tahiti, Lacascade.
Celui-ci envoya à Raïatéa un messager, qui réussit, par la ruse, à amener sur la plage le chef de l’île, accompagné de chefs subalternes. À peine étaient-ils en vue que, du navire de guerre qui attendait à distance le résultat de cette première tentative, on dépêchait à terre des embarcations armées, tandis, que, sur le navire-même, on braquait en sourdine les canons.
Les indigènes, qui ont la vue très perçante, conçurent de ces manœuvres quelque défiance, et se retirèrent en bon ordre. Les troupes de débarquement furent reçues à coups de fusil et obligées de retourner à bord au plus vite. Plusieurs matelots et un enseigne expièrent la maladresse de Lacascade et de son messager.
À quelque temps de là, un des spécialistes dont nous parlions, M. Chessé, s’étant fait fort de venir à bout des révoltés par la simple persuasion, le gouvernement l’en crut. Cela coûta une centaine de milliers de francs à la Colonie, capital dépensé en de nombreux envois de messagers aux différents chefs insoumis et en une infinité de petits cadeaux aux femmes indigènes : ballons rouges, boîtes à musique, etc.
Ces moyens de séduction n’ayant produit aucun résultat, il fallut recourir aux armes.
Le feu commença le 1er janvier 1897
Il devait durer, les montagnes pouvant cacher les Maories pendant longtemps.
— Pourquoi ne voulez-vous pas être, comme ceux de Tahiti, gouvernés par les lois françaises ? — demandait-on à un indigène quelques jours avant l’action.
— Parce que nous ne sommes pas à vendre, parce que nous nous trouvons très bien comme nous sommes, et parce que nous voulons rester nos maîtres. Nous savons, du reste, par l’exemple de Tahiti précisément, en quoi consistent les bienfaits de votre civilisation. À peine installés, vous prenez tout, la terre et les femmes, et sous prétexte d’ivrognerie, de vol, vous nous envoyez en prison pour nous donner, sans doute, le goût des vertus dont vous parlez beaucoup et que vous ne pratiquez pas. Et les amendes ! et les papiers timbrés ! et les impôts ! et les gendarmes ! et les fonctionnaires !…
— Mais qu’espérez-vous ?
— Rien. Nous savons que nous serons vaincus. Qu’importe ! Si nous nous rendions, les principaux de nos chefs seraient envoyés à Nouméa, au bagne, et comme, pour un Maorie, la mort loin de la terre natale est ignominieuse, nous préférons mourir chez nous. Ce n’est pas nous qui avons provoqué les troubles, mais il n’y aura pas de repos durable tant que Maories et Français seront côte à côte. Il faut donc nous tuer tous. Vous n’aurez plus alors à vous disputer qu’entre vous. Pour nous, nous n’avons d’autre recours que la fuite quotidienne dans la montagne.
- ↑ Là réside le temple.