Noblesse arabe
La chaude journée de septembre touchait a sa fin. Le soleil achevait de disparaître derrière le petit bois de cyprès qui couronne le coteau de Sidi-Bou-Medine. L’air fraîchissait. Les derniers bruits des vieux moulins d’alentour venaient de cesser. Les sources libérées cascadaient joyeusement dans les rocs, au milieu des menthes et des diss, de toute une végétation maigre, défaillante, qui peu à peu redressait la tige sous la caresse de l’eau…
À la lisière des cyprès, autour de la fontaine de pierre que la légende a surnommée le Puits des Sept Vierges, un groupe de Mauresques était réuni. Une gargoulette bleue s’emplissait lentement sous l’embouchure formée d’un tube de roseau vert. Assises sur leurs cruches renversées ou simplement accoudées au dôme blanchi de la rustique fontaine, les belles Tlemceniennes se délassaient des ardeurs du jour, se disaient les nouvelles de la guerre, les menus potins de la tribu. Leurs blanches gandourahs de deuil faisaient contraste avec les sarmates chatoyantes, posées de côté sur leurs cheveux, en forme de petits pains de sucre que recouvraient des foulards aux couleurs vives, frangés d’or. Et l’ensemble de ces coiffes roses, vertes, jaunes, bleues, brillait d’un éclat plus intense aux derniers rayons du couchant… Elles étaient toutes jeunes. Leurs visages discrètement fardés, leurs pieds et leurs mains rougis de frais, les massifs bracelets d’argent piqués de clous d’or, les khelkhal cliquetant autour de leurs chevilles les faisaient ressembler à une phalange de houris venue s’offrir en holocauste à quelque marabout couché là sous les cyprès, dans cette fin du jour…
— Est-ce que Sid Omar rentrera bientôt avec sa permission ?
— Bientôt… si Dieu a écrit qu’il nous revienne cette fois encore, la vie sauve…
— Amen ! Amen ! Que Dieu n’exclue aucun Musulman de cette joie du retour !
— Et toi, tu retournes avec moi au Bain, cette semaine, puisque ton Sidi est rentré ?
— Non, ma fille, je n’y retournerai qu’après le Ramadan : trop de chaleur et de jeûne m’indisposent.
— Et Lalla Yamina, comment va-t-elle de son deuil cuisant ? Dieu lui a-t-il versé un peu d’huile sur sa plaie ?
— Elle va comme le veut sa chance… Une jeune femme, penses-tu ! Elle peut dire qu’elle a perdu sa première bénédiction !
Le soleil a disparu. Brusquement, c’est l’ombre, une ombre toute violette dans laquelle s’estompe le paysage de collines et de sapins, les gandourahs blanches et les sarmates aux mille couleurs. D’en bas, d’au milieu de la vallée, une voix forte retentit. Le muezzin appelle à la prière suprême. C’est l’heure de l’Acha.
Aussitôt, toutes ces femmes se redressent. Elles se sont oubliées à leurs caquetages. Les hommes vont rentrer au logis. Chacune saisit sa cruche emplie à moitié, la passe à l’épaule, et, comme un essaim de gazelles effarouchées, les voilà qui se dispersent, qui s’enfuient avec de petits cris d’adieux par les sentiers dévalant vers leurs demeures mystérieuses…
Une seule restait immobile. Elle regardait les autres dispararaitre,
sa cruche vide à la main. Elle avait laissé passer son
tour sans aucune hàle. C’était Aicha, la Fille du Condamné. Une
jeune Bédouine, d’environ quinze ans. Belle, mais d’un charme
plus âpre. Un visage osseux, aux traits forts, tout brûlé du
hâle des campagnes. Une taille nerveuse, *bien prise sous la
longue gandourah des pauvres. Point de sarma. D’abondants
cheveux noirs, que le vent soulevait à sa guise, étaient retenus
par un simple bandeau de tulle autour du front, un front dur
et volontaire. Sa mise négligée, la nudité de sa tête indiquaient
aisément qu’elle appartenait au rang des meskinate.
Tandis que les belles Tlemceniennes causaient, rivalisaient de grâce frivole, elle s’était tenue a l’écart. Personne n’avait pris garde à elle. Dans les yeux noirs de la Bédouine avaient passé des ondes de tristesse, que corrigeaient aussitôt des éclairs de haine impuissante. Aïcha souffrait depuis longtemps du mépris de tous. Sa douleur se creusait surtout lorsque ces femmes arrivaient à la fontaine, se dandinant, jouant avec un bijou de cruche ciselée : dès qu’elles apercevaient la Fille du Condamné, elles faisaient tout un grand tour pour rejoindre leurs compagnes, et venaient passer à sa droite. La malheureuse enfant distinguait très bien le geste. Geste de suprême dédain, destiné à lui rappeler le sort qui lui était réservé dans la société musulmane. Aussi sentit-elle un poids lui glisser de dessus le cœur lorsqu’elle les vit s’éloigner les unes après les autres, et s’éparpiller parmi les arbres du ravin. Un soupir dégagea ses flancs qui suffoquaient :
— mon père, prononça-t-elle, que Dieu te pardonne dans ta tombe ton geste d’un instant de colère, et le malheur où tu nous engloutis, moi et ma mère !
De nouveaux petits cris montaient du ravin. Quelques femmes, attardées à caqueter au bas de la route, se disaient un dernier adieu, puis s’engageaient à toute allure sous les frondaisons. Le bruit de leur course diminuait rapidement sur la poussière des sentiers…
Aïcha, elle, n’était pas pressée. Elle n’avait aucun homme à attendre, ce soir, après la prière de l’Acha. Pas encore d’époux à quinze ans !… plus de père !… La vue du mâle qui rentre au logis ne raffermirait plus son cœur brûlé. Elle n’était pas pressée. Le petit gourbi n’avait rien d’attirant, avec ses murs de toub délabrés au milieu des aloès, ses nattes sales, ses outres poussiéreuses au plafond, ses yatagans rouillés le long des parois, avec la vieille mère, si accablée sous le poids des douleurs qu’elle en oubliait les heures du jour. Elle ne savait que contempler sa fille d’un œil hagard ; ses paupières baveuses se mettaient à trembler et elle soupirait : « Qui t’a souhaité ce retard à la maison de ta mère, qui ?… »
Dans le soir qui tombait, un poignant chagrin s’empara de
la jeune esseulée. Elle avait posé un bras contre le dôme de la
fontaine, incliné le front, et, fixant sa cruche qui commençait
à s’emplir, elle se laissait aller à ses regrets…
Soudain, le sol du petit bois de cyprès craqua sous des pas Aïcha releva la tète. Une pudeur instinctive la fit reculer légèrement. Dans l’obscurité des feuillages, elle aperçut un bel Arabe, sous un costume flamboyant de broderies claires. Il remontait la colline dans la direction de la fontaine. Sans se montrer de dessous son voile, elle observa cette silhouette élancée, à la fois mâle et jeune, qui apparaissait et disparaissait parmi les arbres. L’inconnu portait d’une main un paquet de vieux livres ; de l’autre, il jouait avec quelque chose comme une plume de roseau. À mesure qu’il avançait, toute sa physionomie s’éclairait d’une émotion visible. Il ralentissait le pas, regardait longuement de droite, de gauche, fouillait le petit bois en tous sens, comme quelqu’un qui voulait renouer connaissance avec un lieu cher depuis longtemps abandonné…
Aïcha frémit. Ce bel Arabe, ne venait-elle pas de le reconnaître ? N’était-ce pas Didenn, Didenn le bey, le fils des riches propriétaires de Sidi-Bou-Medine, dont on apercevait, là-haut, la grande maison blanche au milieu des peupliers ?… Didenn, son plus cher ami d’enfance et en même temps le fils de leur implacable ennemi, de l’homme qui avait fait que sa mère et elle enduraient aujourd’hui tant d’humiliations, et qu’Aïcha bent Sid Kaddour s’appelait la Fille du Condamné ! Didenn n’avait pas reparu à Sidi-Bou-Medine, depuis le jour où ses parents l’avaient envoyé à la ville voisine terminer ses études dans une médersah plus élevée. Quatre années s’étaient écoulées. Elle le revoyait pour la première fois. Il semblait avoir peu changé, autant qu’elle pouvait s’en rendre compte au milieu de l’ombre… Toujours beau, toujours fier, avec sa face brune aux traits seulement plus accentués, la moustache naissante au-dessus des lèvres sensuelles, les cheveux abondants en dehors de la chéchia, et ses yeux bleus, plus brillants, qui semblaient s’être pailletés d’or. Se souvenait-il encore d’elle ? Lui gardait-il toujours son affection d’il y avait quatre ans ? Quatre ans ! Le cœur d’un homme avait eu le temps de bien changer… N’avait-il pas épousé depuis le ressentiment des siens ?…
Le cœur lui battait à grands coups. Le jeune homme émergeait
de l’épaisseur des arbres. Comme il allait déboucher sur
la route, elle ramena vivement son voile sur ses traits bouleversés,
s’effaça contre le dôme de la fontaine, et, haletante, elle
demeura ainsi, s’efforçant de contenir son émotion…
Didenn avait eu le temps de la reconnaître. Il s’était arrêté. Un flot de sang lui monta au visage. Un instant, il parut hésiter. Il regarda autour de lui, comme pour s’assurer si le petit bois et la route étaient bien déserts. Il releva ses beaux burnous par-dessus l’épaule, déposa son paquet de livres et sa plume au pied d’un arbre, et, avec précautions, tel un malfaiteur, il arriva, les bras tendus.
— Aïcha, prononça-t-il à voix basse, sur toi le bonheur, sur toi et sur ce jour où je te revois !… Que fais-tu ici, toute seule ? Comment ont passé sur toi ces années de malédiction, loin de ma protection, loin des pierres qui t’ont vue naître ?
Il cherchait les mains d’Aïcha pour les porter à ses lèvres. Mais Aïcha avait reculé, comme à l’approche du feu.
— Quoi ?… Didenn !… Tu oses… tu oses me parler ?… Ahhaï ?
Et elle fit le geste de se déchirer les joues.
Il resta surpris, offensé de cet accueil inattendu. Après avoir dévisagé son amie sans la comprendre :
— Aïcha, c’est ainsi que tu me reçois après quatre années d’absence ? Les temps d’éloignement et de misère t’ont fait oublier ceux qui ont partagé avec toi leur sel et leur cœur, qui ont versé pour toi le fiel avec les larmes ? Qui t’a dit de te montrer aujourd’hui une cherifa, de te voiler à mes yeux et de fuir mon approche ?
Aïcha avait baissé la tête. Elle ne pouvait soutenir plus longtemps ces yeux fascinateurs, même à travers son voile. Son sein s’oppressait. Sa gorge s’étranglait de paroles contenues. Bien autre chose que l’orgueil ou la pudibonderie lui liait la bouche et la faisait éviter les regards de cet homme.
Didenn la contemplait. Il la retrouvait plus belle, plus désirable, façonnée par le temps et le malheur. Il chercha à l’attendrir.
— Aïcha, tu m’en veux parce que je ne suis point venu te dire adieu avant de quitter la colline ? Je suis descendu par cette route, un soir, entre mon père et mon oncle, comme un chevreau que l’on traîne au sacrifice. Je suis entré à cette médersah, la cendre sur la tête. Aïcha, si tu avais pu te pencher sur mon cœur, tu aurais pleuré sept larmes de chacun de tes yeux ! J’aurais tellement aimé te revoir une dernière fois pour te dire encore : Aicha, sois forte! Je remonterai un homme et tu seras ma femme ! Mais je ne t’ai pas revue… Quatre années j’ai vécu solitaire, enfermé dans la maison de mon vieil oncle comme un fils de la Kabale… Maintenant, je rends grâce à Allah que tu es sous mon regard… On peut tout attendre de la vie, Aicha. Mais parle, réponds-moi, qu’as-tu donc ?
Aïcha souffrait mille tortures. Elle se débattait de toutes ses forces contre le passé, contre cet amour défendu que le bouillant Didenn essayait de faire rejaillir des cendres. Tu seras ma femme !… Le charme l’enveloppait, invincible, la ramenait à ces jours où le Sidi la berçait de cette phrase… Seulement… à quoi bon renouer cet amour chimérique ? Tout les séparait. Didenn lui-même, comment osait-il ?…
Mais Didenn supportait mal ce silence qu’il attribuait à du dédain. L’aristocrate se raidissait en face de la Bédouine, jadis aimante et soumise, qui semblait aujourd’hui refuser l’offre de son cœur. À la fin, il s’emporta.
— Allons, parle, fille sans chance ! ou je jure de détourner ma face de toi sur le premier chemin où je te rencontrerai… et de le faire passer à ma gauche !
Aïcha poussa un cri.
— Et toi, Didenn, tu oublies la malédiction qui nous sépare ? Tu oublies que tu as juré avec ta famille entière, sur le tombeau de Sidi-Bou-Medine, de haïr à jamais mon pauvre père et tous ceux qui appartiendraient à sa race ? Mon cœur, mon cœur est comme un raisin plein par vous !…
Les sanglots la secouèrent.
Du repentir, de la pitié passa sur les traits du jeune homme.
— Aïcha ! protesta-t-il.
— C’est péché, continuait-elle, péché de vouloir essuyer ce couteau encore sur ma faible gorge ! Tu trouves que celui de mon père ne m’a pas assez blessée, assez salie ?
— Aïcha, cesse tes pleurs et apaise ton sang. Moi, je n’ai pas juré…
Elle le regarda, interdite, à travers ses sanglots.
— Tu dis ?…
— Moi, je n’ai pas juré !
— Tu dis que tu n’as pas juré à Sidi-Bou-Medine ?
— Sur ta tête chérie, sur notre enfance, sur celui qui distribua les religions, je suis libre comme la feuille !
Il s’assura de nouveau que pas une âme ne rôdait aux alentours ; il s’élança vers elle, l’attira contre sa poitrine. Soulagée de l’obsession, elle ne trouva plus la force de résister à l’appel de son fiancé…
Didenn et Aïcha s’étaient aimés depuis l’enfance. Le temps n’était pas si lointain où ils jouaient ensemble aux Sept-Pierres, le long de la route du Marabout. La Bédouine s’était toujours émerveillée du petit Sid, de sa figure mâle, de ses cheveux bouclés sous la chéchia de Fez, des beaux costumes brodés et des gandourahs de soie qu’il portait avec l’élégance d’un fils de bey. Il n’avait pas hérité de la fierté hautaine de ses parents. Bien qu’Aïcha fût très pauvre, souvent humiliée par ses compagnes, il n’aimait jouer qu’avec elle. Et lorsque les petites moqueuses riaient de sa gandourah en lambeaux, de ses bracelets de bois, il leur cherchait querelle, il les battait pour la défendre…
Il aimait le caractère original de l’enfant des gourbis, ses manières libres, la crânerie de ses répliques. Pour le jeune Sidi accoutumé à tout le cérémonial des harems, elle avait la saveur d’une orange au cœur de l’été. Elle n’imitait jamais personne. Elle était restée comme la plante du désert, qui se nourrit du jus de sa propre racine.
— Tu seras ma femme, lui répétait-il sans cesse en se frôlant contre elle.
Sa femme ! Être la femme de ce bey, tendre, beau, riche, instruit, car il allait à la médersah ! Être achetée par cette grande famille ! Dieu savait le prix qu’ils mettraient pour donner une épouse à leur enfant ! les cadeaux qu’ils feraient aux parents pauvres d’Aïcha ! Vivre dans cette demeure somptueuse, dont elle distinguait quelquefois, par la porte du jardin entrebâillée, les grandes cours de mosaïques, les bosquets rehaussés de jets d’eau, les négresses vêtues de soie qui sommeillaient sous les lentisques !…
Derrière le gourbi qu’habitaient les parents d’Aïcha, il y
avait une sorte d’enclos. Cet enclos était abandonné depuis
longtemps, mangé par la vinaigrette : les voisins jadis venaient
y déposer leurs décombres.
Quelques jours avant la naissance d’Aicha, Sid Kaddour. son père, s’était mis à le défricher, à enfouir les détritus, à le sarcler avec tant de soin qu’il en fit un lopin propre et cultivable. Il l’ensemença de ses légumes préférés, l’encadra de basilic et d’églantines mauresques, et, comme naissait Aïcha, pour tenter sa chance, il le nomma Djenan Benti, le Jardin de ma Fille. Onze années passèrent. La terre était bonne, bien exposée au soleil, rendait largement la peine, faisait l’orgueil du bon Sid Kaddour. Un soir, il était assis au seuil de son gourbi, occupé à tresser un éventail d’alfa, quand, sur le bord de l’enclos, il vit passer Sid Kasbadji, le père de Didenn, le fier Sid Kasbadji. Il était accompagné d’un négociant de la ville, un Marocain connu pour s’être enrichi pendant la guerre. Les deux hommes explorèrent l’endroit, parurent discuter quelque temps, puis s’en allèrent ensemble dans la direction de Tlemcen. Sid Kasbadji venait tout simplement de vendre le terrain au Marocain, qui voulait y élever une villa. Et un matin, Sid Kaddour trouva le Jardin de sa Fille encombré de tout un matériel de construction, des bidons de chaux et des sacs de ciment pêle-mêle sur ses pastèques et ses aubergines, les maçons piétinant ses semis, sacrifiant ses églantines à grands coups de cisailles. Dépossédé de façon si brutale, le Bédouin vit rouge. Il rentra au gourbi, décrocha un yatagan d’ancêtres, et la bouche crispée, l’œil en feu, il fonça sur les ouvriers. Une rixe terrible s’ensuivit, à laquelle Aïcha et sa mère assistèrent impuissantes, ne sachant que pousser des Bou ! lamentables. Du sang coula. Sid Kasbadji, accouru, fut blessé au crâne. Mais l’issue était fatale. Seul contre dix, Sid Kaddour finit par être maîtrisé. Sous la menace de matraques à clous, on l’entraîna vers la ville. Peu de temps après, c’était le procès, la condamnation du misérable à des années d’emprisonnnement.
Aïcha et sa mère demeurèrent sans ressource aucune, entourées du mépris de tous. Chaque jour, Aïcha voyait passer le père de Didenn, la tête bandée, et lorsque le regard de l’aristocrate rencontrait le gourbi, toute sa face hautaine s’empourprait de colère.
Didenn ne reparaissait plus sur la route du Marabout. Sans
doute, on lui défendait de sortir, d’approcher à nouveau la fille
de l’assassin de son père.
C’était pis. Tous les membres mâles de la famille de Sid Kasbadji, tous leurs amis qui étaient nombreux, s’étaient réunis sous la coupole de Sidi-Bou-Medine. Dans cette galerie rustique qui domine la vallée des sapins, autour du catafalque du Marabout, tous jurèrent de vouer une rancune éternelle à la race du maudit qui avait fait couler le sang du notable. Ils la repoussaient de leur cœur, ils n’adresseraient plus la parole à aucun de ses membres, ils ne boiraient plus à leurs tasses, ils refuseraient de s’asseoir autour de leurs tombes, et si le hasard les faisait rencontrer leurs ennemis sur un chemin quelconque, ils les obligeraient de passer à leur gauche. Un grand imam maigre, tout habillé de blanc, avait prononcé les formules vengeresses, et l’assistance de répéter en chœur : Amen ! Amen ! Dans un coin était déposée une cruche où, disait-on, venait se désaltérer la nuit l’âme du marabout enseveli sous la coupole. Chacun y but une gorgée à même l’embouchure. C’était la façon la plus solennelle de sceller un serment de haine. Et la réunion se dispersa. Seul, le petit Didenn avait ajouté au fond de son cœur : « Ce serment, je ne l’accepte pas ! Ce malheur est au-dessus de ma tête ! »
Aïcha dut taire son désespoir pour aider sa mère à gagner leur vie. Elles se mirent toutes deux à ces travaux de l’aiguille, seul refuge des Mauresques dans le besoin, à ce labeur de la pioche mince, comme on l’appelle, qui, entrepris de l’aube au soir sans repos ni trêve, acheva d’épuiser la pauvre mère, déjà brûlée par la maladie et le chagrin.
Quand Sid Kaddour sortit de prison, sa femme était déjà vieille ; sa fille, qu’il avait laissée une enfant, avait l’âge des épouses, avec son âpre visage façonné par le malheur. Le gourbi était dépouillé des beaux objets de cuivre, des haïks de laine qui avaient servi à acheter du pain. Comme il descendait faire un tour sur le souk, Sid Kaddour vit que ses amis de la veille se détournaient de lui. On se murmurait à l’oreille :
— Voici le condamné !
On passait à sa gauche.
Le malheureux rentra au gourbi et ne voulut plus en sortir. Malade, miné parle remords, par la douleur de voir ses chéries courbées tout le jour sur un ouvrage, il ne tarda pas à sentir sa fin prochaine. Il fit appeler ses ennemis à son chevet pour leur demander pardon. Il voulait essuyer avant de mourir la honte au front des siens. L’orgueilleuse famille de Sid Kasbadji resta sourde à la prière de l’agonisant. Et le pauvre Bédouin s’en alla, emportant sa douleur dans la tombe…
La nuit était venue. Des lumières pointaient en bas sur la ville au milieu des sapins. Le petit bois de cyprès, les collines des alentours dessinaient à la file des dos de dromadaires, caravane fantastique, pétrifiée sous les étoiles.
Les deux amants s’étaient relâchés de leur étreinte. Aïcha la première rompit le silence.
— Sur toi le bonheur, mon ami, dit-elle. Ma mère est seule au gourbi et les djinns voient tout…
Didenn eut un soupir.
— Je le sais… Mais dis-moi, Aïcha… Ces mauvais jours, comment ont-ils passé sur ton cœur ?
Elle s’était enveloppée de son voile. Elle avait soulevé sa cruche, et regardant son bien-aimé une dernière fois dans les yeux :
— Je t’ai revu, et ils ont passé comme un bol de miel !
Elle s’éloigna, transportée, chantant la louange d’Allah pour avoir vécu jusqu’à ce jour, avoir retrouvé cet amour intact, avoir surpris dans le regard de son fiancé la même flamme, le même désir qu’autrefois…
Didenn la suivit quelque temps des yeux. Il la retrouvait femme. Il contempla à son aise la svelte silhouette avec sa cruche à l’épaule qui diminuait sur la route obscure. Plus que jamais, il la voulut pour sienne. À mi-voix, il prononça :
— Je le jure dans cette fin du jour… Je vaincrai tout, et Aïcha sera ma femme !…
Le petit gourbi s’emplissait de gaité. Aïcha s’était mise à chanter :
Brillez, brillez !
Vous tous ne valez que du vent !
Moi, j’ai ma chance belle
Et ma lampe illumine !
Tout ce que le maçon construit
S’élève et tombe.
Tout ce qu’a construit mon rêve,
Tout me réussit !
La vieille Messaouda épiait sa fille du coin de l’œil, étonnée, heureuse du changement qui s’était opéré si brusquement en elle. Levée dans le premier rayon d’Allah, Aïcha vaquait à l’ouvrage, fredonnant de ces berceuses marocaines où la joie de vivre s’exhale en exclamations de défi, en calembours à l’égard de ceux qui jadis vous narguèrent dans la détresse… Les nattes étaient lavées, les outres secouées de leur poussière, les yatagans d’ancêtres s’exhumaient de la rouille, le couscous fumait sur le seuil au-dessus du petit fourneau de terre cuite. La cabane prenait un air d’aisance et de fraîcheur. Et avant la nuit, trois ou quatre de ces dolmans de turcos sortaient achevés des mains de la jeune fille, qui ôtait l’aiguille aux doigts de sa mère, voulait assumer à elle seule toute la tâche…
Tous les soirs, après le coucher du soleil, elle retournait à la fontaine puiser de l’eau pour sa cruche et de l’ivresse pour son cœur. Didenn était toujours là qui l’attendait ; et de l’apercevoir à distance si majestueux sous ses burnous de penser que le bey de son enfance était revenu à elle, elle oubliait tout, les malédictions qui étaient passées sur sa tête, sa misère, et jusqu’au danger de pareilles entrevues…
Didenn avait complètement terminé ses études à la médersah. Il attendait que ses dix-sept ans fussent écoulés pour oser parler de mariage à sa mère. Déclarer à cette mère si austère qu’il voulait épouser Aïcha, la fille du Banni, la Bédouine misérable qui s’en allait sans une coiffe, les cheveux poursuivis par le Satan !… N’importe. Son grand amour lui donnerait du courage. Et il l’avouerait sans rougir. Il attendrait seulement l’instant favorable…
Pour le moment, il passait ses journées à la maison, taciturne, retiré dans sa grande chambre du fond de la cour. Tandis qu’au dehors le soleil enflammait les routes et que toute la famille s’abandonnait à la volupté des siestes sous les figuiers du jardin, allongé sur son matelas de soie, dans une gandourah immaculée, au milieu de l’isolement frais des mosaïques, il contemplait son rêve, ou bien s’essayait à composer sur sa tablette des hymnes à la louange de sa gazelle, dans la manière des vieux maitres marocains. Dès que la chaleur tombait, il s’habillait de ses plus beaux costumes, et sortait, un livre à la main. Un moment, il errait dans le petit bois de cyprès, où achevaient de chanter les cigales. Toutes les femmes du voisinage venaient emplir leur cruche au Puits des Sept Vierges, et n’en finissaient plus de caqueter. C’est avec un trépignement d’impatience qu’il appelait la voix du muezzin libératrice. Aïcha arrivait alors, et près de la fontaine abandonnée recommençait le duo d’amour, plus brûlant que la veille.
— Combien mon âme te désire !… Quand ouvriras-tu ma couche ?… Quand nos poitrines s’uniront-elles avec nos voiles ?…
— Tes paroles me grisent, ô mon bien-aimé ! Mais patience… Nous avons passé les mers, restent les ruisseaux… Tes dix-huit ans sont là, près de ton oreille…
Seulement, ni l’un ni l’autre ne s’apercevait que là-haut, dans la grande maison blanche, un petit rideau de soie se soulevait à une lucarne en ogive. Un foulard d’or s’agitait derrière la vitre bleue. Et lorsque Aïcha s’était éloignée, la foi au cœur, le foulard d’or s’évanouissait, le petit rideau de soie retombait sous une poussée frémissante…
Deux semaines avaient passé entretenant les promesses, rallumant jusqu’à la passion le simple amour d’enfance, exaltant jusqu’à la fièvre l’impatience des voluptés suprêmes.
Un soir qu’Aïcha arrivait à la fontaine, pimpante sous une gandourah neuve, le pas alerte, la poitrine gonflée d’espérance, elle ralentit soudain sa marche, elle s’arrêta toute surprise devant l’endroit désert. Didenn n’était pas encore là… Pour quelle raison ?… Malade ?… Mais elle se rassura vite.
— Un simple retard, pensa-t-elle. Je l’attendrai.
Elle déposa sa cruche sous l’embouchure de roseau ; les mains libres, le voile flottant, elle arpenta le petit bois silencieux. Elle avait le cœur tranquille. Elle était sûre de voir Didenn apparaître d’un instant à l’autre en haut de la route. Elle erra parmi les troncs sombres. Elle arriva près de l’arbre, où la veille, dans un enlacement plus fou, Didenn lui avait promis qu’il parlerait bientôt, qu’il ne pouvait plus attendre, que l’envie le consumait de la posséder pour femme. La poitrine lui battit ; plus allègre elle se prit à chantonner un air d’une complainte amoureuse.
À petits pas, elle revint vers sa cruche, qui déjà débordait sur les cailloux. La nuit tombait. Pas une apparence de burnous ne se montrait sur la route. Elle commença à se tourmenter. Ces quelques instants d’attente lui parurent infinis. Qu’avait-il, ce soir ? Pourquoi ne venait-il pas? Elle demeura un moment pensive, une joue dans la paume de sa main… Puis tout à coup, ses yeux se rembrunirent… Si Didenn avait parlé, comme il en avait l’intention, et si ses parents lui avaient ordonné do s’éloigner comme la première fois ?…
— Allah ! prononça-t-elle.
Sa chair frémit. Une morsure aiguë lui laboura la poitrine. Elle se mit à marcher de nouveau pour secouer son angoisse. Elle voulut s’assurer qu’il ne rôdait point aux alentours. Elle recommença de scruter le petit bois dans tous les sens, sonda le ravin, remonta le long de la route du Marabout. Elle ne découvrit rien. Les cyprès grelottant au vent du soir, les sapins et les collines envahis d’ombre, la grande route sonore, tout parlait de solitude et d’abandon. Malgré l’heure tardive, elle ne se sentait point la force de s’arracher à ce lieu. La tête vide, les joues en feu, le regard vague, elle se laissa envelopper par la nuit noire.
Lorsqu’elle s’en alla enfin, pliée sous le poids de sa cruche, les épaules secouées d’un premier sanglot, le foulard d’or là-haut, témoin impassible de sa douleur, quitta lentement la vitre bleue, le petit rideau de soie retomba dans un geste satisfait…
L’ombre de Didenn ne reparut plus au Puits des Sept-Vierges. Qu’était devenu son ami ? Le mystère hantait la Bédouine au long de ses nuits fiévreuses. L’aurore la trouvait, assise à son travail, blême, d’œil creusé par l’insomnie et l’incertitude. Elle ne tenait plus en place. Sous le moindre prétexte, elle piquait l’aiguille dans son ouvrage, et sortait à petits pas du gourbi, où elle laissait sa mère inquiète, la guettant du coin de l’œil. Une fois dehors, elle s’échappait par un sentier de lauriers-roses qui aboutissait sur le derrière de la maison de Didenn. Là, elle se mettait à tourner, à tourner autour du domaine, rasant ses jardins tranquilles. Elle écoutait à la lourde porte piquée de clous de cuivre. Elle essayait de percer le secret des grands murs blancs, des fenêtres grillagées, des lucarnes ogivales. Des heures entières, elle demeurait sans respiration, le cou tendu, la face inquiète. Mais elle ne surprenait rien. Le calme le plus absolu régnait autour de la splendide demeure… Le jeune sidi était-il malade ?… Mais alors, elle aurait vu passer au moins quelque taleb, quelque vieille Ma settout venant exorciser le seuil de la maison…
Parfois la lourde porte s’entr’ouvrait pour laisser passage au père de Didenn. Sid Kasbadji sortait de son harem, toujours aussi fier, la tête haute, majestueusement drapé dans ses burnous de soie…
Une autre fois, Aïcha vit arriver Dadda la négresse qui revenait du Souk, la tête surmontée d’un large plateau de bonbons aux amandes et de couronnes au sucre, rigide dans sa gaine de soie rouge, et fière des parfums que répandaient sur son passage ses fines pâtisseries.
Lasse de tant souffrir, Aïcha prit la résolution de courir à elle, de lui demander enfin où était son jeune maître, qu’on ne voyait plus sur les routes de Sidi-Bou-Medine. À ce moment, la négresse l’avait aperçue derrière le laurier-rose où elle s’était dissimulée. Un regard terrible des gros yeux ensanglantés foudroya la Bédouine qui osait rôder dans ces parages… Aïcha recula de peur. Elle ravala sa question dans son gosier.
Une semaine encore passa. Didenn restait invisible, et Aïcha ne put rien savoir de lui.
Un matin, elle s’en revenait d’une longue course à la ville, où elle était allée rendre de l’ouvrage et en demander du nouveau. Son paquet de gros drap sous l’aisselle, accablée, elle remontait la route du Marabout, tout inondée de soleil…
Comme elle arrivait à la hauteur de la fontaine, elle entendit au loin un grand brouhaha, des cris, des you-you, tout un tumulte de foule. Le bruit venait d’en bas. Surprise, elle déposa son fardeau, mit une main en visière au-dessus de ses yeux brûlés par les pleurs, et attendit.
Elle vit bientôt émerger des sapins une troupe de petits ânes chargés d’enfants en gandourahs neuves. Ces enfants gesticulaient, joyeux, secouaient au-dessus de leurs têtes de minuscules tambours de basque. Et ils chantaient en chœur, à pleine voix, un refrain qu’elle parvint à distinguer :
Ô ma chance, ma chance blanche !
Ô la chance, la chance qu’elle a !
Des hommes venaient ensuite, à pied, habillés de burnous de laine blanche. Leurs bras soutenaient en l’air de grands lustres ciselés à la turque, aux verreries multicolores. Puis, c’étaient des négresses, des négresses taillées en colosses, sous des gaines de satin rouge, et sur leurs têtes des plateaux de cuivre que garnissaient des monceaux de pâtisseries. Nonchalant, un dromadaire gigantesque terminait ce défilé. Sur sa bosse, drapée de foutas marocaines, un palanquin se balançait, tout de velours cramoisi, avec des franges de soie et d’or. De ce riche dôme flottant, il s’échappait des voix harmonieuses, des you-you, de la musique…
Pour quelle occasion ce magnifique apparat ? Où se dirigeait la noble fête ? Aicha fouilla dans sa mémoire. Aucun voisin, aucune famille de Sidi-Bou-Medine, à sa connaissance, n’avait annoncé de réjouissances pour ce matin…
La caravane avançait sous le soleil. On voyait courir les guides. Quelques adolescents richement vêtus, une main rougie de henné, arrivaient à grands pas se joindre au défilé. Les musiciennes invisibles entonnèrent le chant de l’Arrivée :
Nous arrivons, nous arrivons !
Ô heureuse entre les heureuses,
Que Dieu fasse durer ta joie
Et ton triomphe !…
Des portes de petites maisons blanches s’ouvraient au passage. Une à une, sur des fonds de patios bleus ou roses, apparaissaient des têtes de Tlemceniennes, ornées de foulards d’or et de piquets de jasmin. Des grappes d’enfants sortaient, battaient des mains à l’unisson de ceux qui, juchés sur les ânes, battaient de la derdouka. Le petit bois de cyprès répercutait en échos mystérieux toute cette allégresse…
La caravane montait toujours. Aïcha s’était effacée contre la fontaine, elle avait ramené son voile sur sa gandourah des pauvres, et elle assistait, émerveillée. Soudain, un cri lui échappa, cri de douleur, cri de mort. La caravane commençait à faire halte… là-bas… devant la maison de Sid Kasbadji. Les enfants hurlaient, battaient des mains de plus belle :
— La voilà, la mariée de Sidi Didenn ! La voilà, la mariée de Sidi Didenn !
Elle crut qu’elle n’avait pas bien entendu. Quoi ? C’était la trahison !… Elle resta quelque temps inerte, sous le coup de la douleur. Elle suffoquait. Elle courut jusqu’à la porte de la « grande maison. » Elle voulut voir de ses yeux s’il était vrai qu’on avait décidé de lui griller le cœur.
On accourt de tous côtés, on se bouscule. Le dromadaire s’est arrêté. Sous la flissa du guide, il plie les genoux, pousse un meuglement terrible et s’affaisse, promenant ses yeux ronds sur toute cette foule qui s’empresse autour de lui. Enfin, les doigts ridés d’une vieille musicienne écartent les rideaux du palanquin.
— La voila, la mariée de Sidi Didenn ! La voilà, la mariée de Sidi Didenn !
Le silence se fait brusquement. Un murmure d’admiration court de bouche en bouche. La mariée est éblouissante. Elle apparaît, toute vêtue de tulle pailleté, dans la splendeur de ses quatorze ans d’orientale. De grands yeux verts frangés de cils noirs, la pureté de son teint, son port déjà sévère, la minceur de sa cheville annoncent une lalla de harem, un modèle de la race andalouse.
— Beauté de merveille !
— Elle est toute neuve !
— Son visage est resté comme une pomme protégée de ses feuilles !
— Elle vous couche toutes, celle-là ! lance un petit Arabe, goguenard, du haut de son âne.
La porte s’ouvre. Une nuée de femmes en costumes de soie et d’or sortent à la rencontre de la mariée. Et les enfants de danser, de battre des mains, de rouler du tambour de basque à tour de bras et de répéter en chœur :
— La voilà, la mariée de Sidi Didenn ! La voilà, la mariée de Sidi Didenn !
Ces mots pénètrent le cœur d’Aïcha en coups de lames. La tête lui vacille. Il lui faut chercher appui à la muraille de la grande maison pour assister jusqu’au bout…
Une forte odeur d’essence de Heurs d’orangers se répand dans l’air. L’une des femmes qui viennent de sortir en asperge la mariée au moyen d’une aiguière d’or. Une autre lui dépose sous le pied un gros œuf de poule pour qu’elle, l’écrase, et qu’elle crève en même temps tous les mauvais yeux des envieux. Une troisième lui passe une paire de mules de brocart, dont elle enduit la semelle d’un doigt de miel. Qu’une prospérité aussi douce entre avec cette nouvelle femme dans la maison !…
Le cortège pénètre sous la porte basse. Pèlerins avec leurs lustres, négresses et leurs cargaisons de pâtisseries, jeunes hommes graves et enfants tapageurs, tout disparaît en un instant. La porte se referme. La musique recommence à l’intérieur, au milieu des jardins entrevus.
Devant le seuil, quelques curieuses restent à jacasser, tandis que les guides attachent le dromadaire au tronc d’un saule.
Aïcha, plus morte que vive, avait quitté sa place contre la muraille. Elle se traîna jusqu’au paquet d’ouvrage qu’elle avait abandonné près de la fontaine, et s’éloigna, chancelante comme une aveugle.
Folle, qui avait nourri l’espoir de devenir l’épouse d’un fils de grands sidis ! Elle, la fille du banni, l’orpheline du marchand de légumes, la Bédouine des routes de Sidi-Bou-Medine !… Toute sa rage venait de se fondre en un désespoir sans fin. La supériorité de cette nouvelle femme l’avait écrasée. Elle apportait sur ’elle le prestige de la race et l’éclat d’une incomparable beauté. Une telle épouse était seule digne d’un tel bey. Et dans ses bras, elle en était sûre, Didenn oublierait vite la pauvre petite amie d’enfance, maigre et brûlée, mesquine et misérable, vers laquelle il était retourné un soir dans un élan de pitié… Les you-you, les chants de triomphe, tous les bruits de la noce résonnaient à travers la campagne. Enfin, elle atteignit le seuil de son gourbi. Elle jeta le tas d’ouvrage aux pieds de sa mère, s’affaissa à plat ventre et, laissant éclater son désespoir, elle commença de s’ensanglanter les joues.
La noce bat son plein. La mariée est étendue dans une pièce à l’écart de la maison, sur un grand lit de cuivre, aux rideaux tirés. Une vieille camériste la garde, qui doit lui faire sa toilette à minuit, au moment de l’offrir à son époux. Les portes sont closes. Personne n’approche du sanctuaire. Les parents du jeune homme ne connaissent pas encore la femme de leur fils.
Au milieu de la grande cour, les invitées sont réunies, dans le frou-frou des serouals de satin, l’éclat des diamants et le cliquetis des khelkhal. Un orchestre est installé entre deux colonnes de marbre rose, et se fait entendre sans trêve. Les musiciennes ont un hymne pour chaque heure du jour. Les matins s’éveillent au son des violons, avec des terrasses où s’épanouissent les roses, avec des houris qui s’avancent, messagères de bonheur, à la face du soleil ; sous la torpeur du midi, dorment des villes de rêve, des femmes accoudées autour d’une vasque dissipent leur lassitude à effeuiller des pétales de jasmin, tandis que des jeunes filles, sous la voûte d’un figuier, s’envolent à l’élan d’une escarpolette, en se fredonnant des berceuses ; à la lueur des couchants, des caravanes diminuent à l’horizon, les cœurs s’emplissent de nostalgie brûlante, des amants solitaires se consument d’amour ; et lorsque s’élève la plainte du rabab, unique au milieu des violons et des guitares endormis, c’est la nuit, le rossignol qui s’éveille dans le mystère des palmes, la bien-aimée tirée du sommeil pour entendre la mélodie composée à sa louange…
L’assistance est grisée. Chacune redemande tel ou tel hymne qui a éveillé en elle le plus de souvenirs. Mais elle sait ce que cela lui coûte. À la fin de l’hymne, les cordelières des serouals se dénouent, et les pièces d’or pleuvent sur un plateau de cuivre au bord du tapis de l’orchestre.
Des négresses glissent dans les rangs, avec de lourds plateaux damasquinés, offrant les pâtisseries exquises faites de pâtes d’amandes et de fleurs d’orangers. De grands vases bleus ou roses circulent, qui contiennent une boisson rafraîchissante où surnagent des tranches de citron.
La musique n’est interrompue que par la danse. La danse du harem est lente et noble. La danseuse évolue un instant parmi des voiles, dans un léger tortillement de hanches, tandis qu’une musique très douce évoque tout un luxe de salles féeriques et de platonique amour. Puis, l’une des invitées l’appelle, en tirant une pièce d’or. La danseuse se penche vers la lalla, reçoit la pièce sur le front, baise la main qui la lui a appliquée, et s’éloigne au diapason accéléré des guitares, jusqu’au plateau où elle dépose le sultani…
De temps a autre, une vieille femme apparaît à une porte de la cour.
— Lalla Flana, passe voir ton sidi !
Lalla Flana, interpellée, se lève, fière, secoue son seroual, rajuste ses foulards, change une rose à ses cheveux, et pénètre après la domestique dans une pièce étroite où l’attend son époux. Il n’a pas le droit de l’admirer sous son costume de fête au milieu de ses compagnes. Du moins veut-il la contempler isolément. Il l’embrasse, la complimente sur ses atours et sa beauté.
— Assurément, tu es la reine entre les reines !… Tu es le croissant de lune au milieu des étoiles !…
Il lui renouvelle les louis dépensés, et lui enguirlande les épaules de jasmin. Elle s’éloigne lentement, pour lui laisser le loisir de la contempler encore. Et chacune de passer ainsi, à tour de rôle, se faire aduler du sidi.
Les sidis, eux, sont réunis dans le jardin. Ils se contentent de la musique entendue en sourdine, de narguilehs qu’on leur sert sur des tables basses, et de causeries entre eux, discrètes, parmi la fraîcheur des ombrages…
Didenn est prisonnier là-haut, dans la somptueuse chambre nuptiale située à l’étage supérieur de la maison. Tous les bruits de la fête montent jusqu’à lui, les chants et la musique de la cour, le murmure des hommes sous les figuiers, les ébats des enfants qui, réunis dans une salle à part, s’en donnent à cœur joie de couscous, de pâtisseries au miel et de refrains du bled. Il n’est point seul. Le jeune époux n’est jamais abandonné à la solitude. Les djinns, jaloux de son bonheur, surgiraient le battre. Dadda sa négresse tourne autour de lui, lui présente à se rincer les doigts dans une cuvette d’argent, tapote les rideaux du grand lit nuptial, étale sur les draps blancs la chemise de soie de la mariée, dispose aux pieds des colonnes de cuivre les pantoufles jumelles des époux.
Assis sur un sofa de velours rouge, Didenn a le cœur gros. La vue des préparatifs suprêmes lui bouleverse les traits, porte au comble son émotion. Il songe à l’idylle brûlante auprès du Puits des Sept Vierges, à sa petite amie d’enfance, à qui il avait promis tant de bonheur… Il songe à cette soirée où il s’était attardé avec elle plus que de coutume, où il avait juré avec tant de force que bientôt il la ferait demander à sa mère par la vieille entremetteuse de Sidi-Bou-Medine et qu’il ne vivrait plus jusqu’à ce jour… Ils ne s’étaient séparés que lorsque la nuit trop avancée les effraya. Lui ne parvenait pas à se détacher d’elle : sans doute il obéissait à quelque pressentiment mauvais… Et cet instant où il l’avait vue s’éloigner pour la dernière fois ! Elle était si heureuse, si alerte, malgré la lourde cruche à son épaule ! Elle tournait encore la tête à chaque pas vers son sidi, pour lui montrer à travers l’ombre son visage que la joie inondait et ses grands yeux pleins d’une reconnaissance d’esclave… Pauvre petite ! Quelle détresse devait être la sienne, ce soir, dans le gourbi !… Didenn sent son foie se brûler. Non, il n’était pas un homme, comme il l’avait protesté à son amie avec orgueil, il n’était qu’une chmata, — plus qu’un lâche…
Pourtant, il y avait la parole coranique qui l’avait nourri en même temps que le lait de sa mère, et qui lui remontait aux lèvres : Assini ou ti oualdik ! Résiste-moi et soumets-toi à tes parents !… Et en effet, qu’aurait-il pu répondre à cette mère qui était venue vers lui, ce soir-là, hautaine, toute de brocart habillée : « Didenn, lui avait-elle dit sur un ton dur, et ce retard… où devait-il l’amener ? — Au premier regard, Didenn avait rougi : ils étaient trahis dans leur amour. — Vois : ce soir, on te fiance… » Il n’était pas encore revenu de sa surprise qu’il apercevait la grande cour de mosaïques bleues toute illuminée, pleine de parents et d’amis en costumes de fête. La fumée des torches saisissait à la gorge… De toutes les poitrines partait un concert de you-you qui faisait trembler les vitraux… Dès le seuil, une vieille femme, — l’entremetteuse, — venait prendre Didenn par la main et l’attirait vers la corbeille des fiançailles : Et maintenant, prononçait-elle en le fixant de ses yeux de vieille fouine, prends ce diadème et dépose-le au milieu des autres objets, et dis : Avec mon cœur et la bénédiction d’Allah !… C’en élait fait. Les you-you éclatèrent de plus belle. Dadda souleva la corbeille sacrée sur sa tête, et tout le cortège à sa suite s’en alla, chantant par les rues de Tlemcen les joyeuses chansons du mariage, jusqu’à la colline d’en face où habitaient les parents de la fiancée…
Minuit. La porte de la chambre où se trouve la mariée vient de s’ouvrir La camériste parait sur le seuil, un tambour de basque à la main :
— Venez, ô parents ! Venez, ô amies ! Venez voir notre fille ! Notre fille, nul ne l’a vue ! Notre fille est belle ! Notre fille est digne de l’alliance d’un Roi ! Notre fille est fille des Marabouts ! Venez voir notre fille !…
Les parents, les invités accourent à la chambrette. Les rideaux du grand lit de cuivre sont écartés. La mariée est là, assise en travers du lit, toute vêtue de blanc. Son visage a été fardé d’un rose vif, ses sourcils passés à la teinture d’or, dont quelques paillettes étoilent aussi les joues et le menton. Ses cheveux courent sur les couvertures, partagés en mille tresselettes blondes. Et elle tient les yeux baissés sur ses mains en croix, rougies de hené.
Les invités affluent, et voici que se montrent les cadeaux. Le premier cadeau est celui de l’époux : une main d’or sertie de diamants. La camériste le soulève au-dessus de la tête de la mariée.
— Le cadeau de l’arous ! Dieu fasse longue ta vie ! Fasse long ton bonheur !
— Amen ! Amen ! répond l’assistance.
La main d’or tombe dans un foulard de soie étalé sur les genoux de l’épouse, et l’opération se répète jusqu’au dernier cadeau, l’objet montré à la foule, le nom du donateur clamé avec des souhaits de bonheur…
Dadda s’empresse autour de son Sidi. Les you-you s’élèvent. La musique retentit dans l’escalier. C’est la mariée qui arrive.
Dadda passe à Didenn ses burnous de soie. Didenn soudain s’est mis à trembler d’émotion.
À ce moment, la portière de la chambre se soulève et Lalla Gousseume apparaît. Elle est vêtue de satin jaune à riches broderies d’argent. Sa figure austère vient de s’éclairer d’un sourire satisfait, en voyant son fils prêta recevoir sa femme.
— Bien, mon fils, lui dit-elle. Tu es prêt. Ces burnous sont beaux et te vont bien. Je viens de voir ta femme. Elle est plus belle que mon cœur ne la désirait pour toi.
Didenn, profondément troublé, approche sa tête du sein maternel. Lalla Gousseume lui dépose sur le front un baiser qui se prolonge, baiser de tendresse et de pardon…
Les you-you font résonner les grands dômes de la maison. Le cortège s’ébranle au pied de l’escalier. Didenn se tient debout près de la porte. Il est très pâle. Sa mère a disparu. Dadda est toujours à son côté. De temps à autre, elle lui asperge le visage d’eau de fleurs d’oranger.
— N’aie pas peur, mon fils… Que Dieu n’exclue aucun Musulman du bonheur de ce jour !…
La portière s’écarte. Au-devant de la foule des invitées, encadrée de deux musiciennes, la mariée fait son apparition. Elle avance, superbe, dans la blancheur de son costume, les yeux baissés sur son visage éblouissant. La précocité de son âge prête un charme étrange à cette allure majestueuse. Sur ce visage de quatorze ans, il y a la pureté de l’innocence, il y a les promesses d’une beauté de houri, il y a la dignité de la race.
Didenn a un geste de recul en présence de la femme qu’on lui a choisie.
— Prends ce que Dieu t’envoie ! s’écrie la foule à l’accompagnement des violons. Prends ce que Dieu t’envoie, ô fils des heureux ! Notre fille, nul ne l’a vue ! Notre fille est belle ! Notre fille est digne de l’alliance d’un Roi ! Notre fille est fille des Marabouts ! Prends ce que Dieu t’envoie !…
Didenn regarde s’avancer à lui cette épousée comme peu de familles pourraient en fournir… Ce mouvement, ce bruit, cette foule qui lui chante à tue-tête la louange de sa femme… Une sorte de voile s’étend devant ses yeux…Quelque chose de puissant s’agite en lui. Il sent tout à coup le passé fondre sous ses pieds. L’orgueil de la race monte au cœur de l’aristocrate. Le désir de cette femme supérieure déjà l’enveloppe et lui brûle le sang…
— Prends ce que Dieu t’envoie, ô fils des heureux ! Prends ce que Dieu t’envoie !
Didenn a écarté une aile de ses burnous pour la recevoir. La voici qui vient se blottir sous son aisselle et lui demander protection. Elle s’abandonne… Il l’entoure avec une infinie tendresse mêlée de respect.
— Prends ce que Dieu t’envoie !
Brusquement, les souhaits cessent. Les violons se taisent. La foule se retire. La portière va retomber, lorsqu’une femme pénètre, une seule. D’une voix qui tremble, elle demande à l’époux la permission d’embrasser une dernière fois sa fille. Le baiser est court et déchirant. Elle murmure à sa fille, en lui désignant son mari :
— Que Dieu te laisse longtemps son orgueil et sa couronne ! Soyez sur le bonheur, ô mes enfants !
Elle s’éloigne, en essuyant une larme.
Lentement, avec des gestes ouatés, dans l’obscurité de la
chambre somptueuse, Didenn entraine sa femme vers la couche
nuptiale, la fille des Marabouts pure et splendide venue dans
ses bras pour former la famille…
Aïcha ne lève plus la tête du petit matelas de feuilles de maïs où elle s’est couchée depuis le jour de la trahison. Sa vieille mère, la voyant pleurer en balançant le front, refuser toute nourriture, se déchirer les joues en s’aidant de berceuses funèbres, ne sait où donner de sa vie. Elle a cru d’abord que sa fille était frappée par les génies de la fontaine. Les femmes de la tribu l’auront irritée encore avec leur mépris, la pauvre petite aura échauffé son sang et les djinns des eaux supportent si mal ceux dont le sang s’échauffe autour de leur domaine !… Alors, elle s’est mise à brûler de l’encens au chevet d’Aïcha entre les heures bine elougate, c’est-à-dire vers le midi, au moment où ces démons fantasques sont le plus disposés à la clémence… Elle a enfoui un œuf sous de la braise, et prononcé le nom de sa fille jusqu’à ce que l’œuf ait éclaté comme de la poudre…. Elle a fait fondre du plomb, qu’elle a versé ensuite dans un mortier de cuivre rempli d’eau…
— Mère, a dit Aïcha de sa voix éteinte, toute ta fatigue est inutile. Moi je vais sombrer et moi je vais mourir…
— Que Dieu te garde, ma fille !
En même temps, Messaouda passe et repasse sa langue sept fois d’une tempe à l’autre sur toute la longueur du front brûlant de la malade.
— Allah, mon enfant, ne frappe pas avec deux bâtons… Il aura pitié de la jeunesse et de ta solitude… Tu grandiras, tu deviendras une femme… Un fils de gens t’épousera… Nous te ferons une belle noce et tu crèveras les yeux à tous ceux qui ne nous aiment pas…
À ce mot de noce, Aïcha porte ses deux index à ses oreilles, et se met à pousser les ululements de la mort :
— Bou ! Bou ! Bou ! Sur ma tête !
Messaouda l’écoute, le cœur plein d’épouvante. Là-haut, la grande noce résonne de ses mille bruits argentins…
Et Messaouda ne sait que croire…
Elle tombe à genoux. Sa voix se fait suppliante :
— Ma fille… veux-tu que je te prépare un petit œuf sous la
cendre ?… Une semouillette au beurre ?… Ma fille, tu n’as pas
délayé ta salive depuis trois jours…
Mais Aïcha s’est renversée sur sa couche. Elle a enfoncé sa tête dans les feuilles de maïs et ne l’entend plus…
Les « Sept Jours » des réjouissances ont passé comme une féerie. Une à une, les familles s’en vont, emportées à dos d’ânes, de chevaux ou de dromadaires, dans la blancheur des haïks, l’encombrement des corbeilles bourrées des costumes de fête et de pâtisseries. Au loin s’entendent les dernières notes de la Chanson du Départ :
Restez, restez sur le bonheur !
Nous, nous nous en allons !
La datte des régimes
Est douce à la bouche
El brûlante au gosier !…
Peut-on dire adieu sans un regret à sept jours et sept nuits passés dans les festins et les orchestres ?… La grande maison reprend son air de mystère, avec ses jets d’eau qui susurrent au milieu des arcades sonores, et le scintillement de ses mosaïques dans une demi-ombre…
Didenn est le plus heureux des époux. Durant ces sept
jours, il a eu le loisir de savourer comme un philtre la beauté
parfaite et les pures qualités de sa femme. Sa femme ! Il a fallu
l’affection d’une mère, et d’une mère comme Lalla Gousseume,
pour choisir à ce fils une vraie aroussa, au corps de
volupté, à l’âme profonde, capable de satisfaire son cœur
d’adolescent et son esprit de taleb cultivé. L’amour qui naît du
mariage est le seul puissant ; l’autre ne laisse après lui
qu’amertume. Et là-haut, dans la chambre somptueuse, Didenn
s’abandonne à l’ivresse toute neuve des étreintes permises.
Allongé sur un divan de Damas, la tête sur les genoux de sa
jeune épouse, il goûte un bonheur intime, au milieu de la
fièvre des sens qui empourpre ses joues, à lui conter mille
choses très sérieuses, certaines légendes découvertes sous la
poussière des manuscrits andalous, la vie de hautes figures
musulmanes, où la passion sans tache inspira l’héroïsme au
combat, le dévouement à la science ou les grands actes de
charité. Et il se laisse aller à la caresse des mains longues qui
passent et repassent dans ses cheveux bouclés…
— Sidi, toi tu es un ârif, et moi je…
Le mot meurt sur les lèvres de Zoulikha.
Ah ! si ce n’était le terrible témoin de cette Dadda ! La vieille négresse se tient là, en un coin de la chambre, braquant sur les époux un œil sévère, de crainte que, dans un élan fou, Didenn n’oublie le rite sacré qui lui interdit de posséder à nouveau sa femme, avant que les « sept jours » soient écoulés…
Les sept jours ont passé. Le jour du Bain de la Mariée, tant attendu, est enfin là. Zoulikha se dispose à se rendre au hammam, avec ses belles-sœurs et des amies de son âge. C’est aussi jour de sortie pour Didenn. Afin de calmer son impatience, il va descendre à Tlemcen faire un tour dans les rues fraîches, sous les platanes, prendre des nouvelles de la chère petite cité, comme c’est le devoir d’un bon Musulman. Il entrera faire une visite à ses amis les talebs de la médersah, recevra la bénédiction de son vieux maître, écoutera chanter quelques sourates du livre de Dieu. Et il remontera dès le coucher du soleil, après avoir acheté pour sa femme le cadeau traditionnel du soir du Bain. Le gourmand Didenn se promet une heure délicieuse de flânerie par la ville avec la pensée d’une seconde nuit d’amour enfin permise dans les bras de son épouse parfumée…
Midi. La vallée dort sous un ciel d’airain. Pas une âme sur la longue route du Marabout, dont les sapins sont immobiles et les pierres brûlantes.
Le visage contre la lucarne de son gourbi, ses doigts maigres agrippés aux barreaux, Aïcha se tenait suspendue, le corps las, l’œil alourdi par la chaleur et la fièvre. Elle dressait le cou, anxieuse. Elle attendait. Elle savait qu’aujourd’hui était son jour de sortie et que tout à l’heure, il allait passer sur la route. Après qu’elle avait maudit le traître jusqu’à la mort, après qu’elle l’avait repoussé comme le sang de ses dents, elle était revenue à des sentiments de douceur et d’indulgence. Elle pensait bien que son ami d’enfance ne pouvait pas l’avoir trahie de son propre gré, qu’il avait dû obéir à la volonté de ses parents dans ce mariage, qu’un fils de sidis après tout est l’esclave des convenances du harem… Et elle lui pardonnait, et elle ne désirait qu’une chose : le revoir, et qu’il lui dise : « Aïcha, tu es toujours dans mon cœur… Auprès d’une autre femme, fût-elle la houri des jardins, je serai toujours pantelant… » Et elle se consolerait, elle guérirait. Elle n’avait pu tenir sur son grabat jusqu’au midi. Aussitôt qu’elle avait vu le soleil dépasser le seuil du gourbi, elle s’était traînée sur ses genoux ; le cœur haletant, la gorge sèche, elle était parvenue à se hisser au grillage de la lucarne.
Il y avait plus d’une heure qu’elle attendait ainsi, lorsque Didenn sortit de sa maison. Oh ! l’instant béni pour la pauvre malade ! Des larmes de joie vinrent à ses yeux. Enfin, elle avait assez vécu pour revoir le bey à la face de bonheur ! Didenn, magnifique dans ses habits de noce, rasé de frais, la chéchia légèrement inclinée sur l’oreille gauche, descendit le petit sentier qui dévalait de leur demeure sur sa route. Sa démarche était celle d’un homme heureux. Toute sa personne respirait la félicité. Il fredonnait assez haut quelque chose comme le refrain de noces :
- Prends ce que Dieu t’envoie, ô fils des heureux !
Il traversa le petit bois ombreux, passa près de la fontaine sans paraître avoir vu l’un et l’autre. Il allait droit devant lui, occupé visiblement d’une pensée unique : son bonheur légitime, le seul véritable, sa femme qu’il retrouverait ce soir, étincelante du bain de l’amour… Comme il arrivait en face du gourbi, il leva les yeux. Le cœur d’Aïcha cessa de battre. Elle crut qu’il allait appeler. Dans un dernier effort, elle se crispa toute, elle avança le cou en dehors de la lucarne.
— Didenn… Mon frère…
Mais lui avait déjà rabaissé les yeux et hâtait le pas vers la ville…
Elle le regarda s’éloigner sur la route. Sa poitrine cuisait sous la douleur. Les jambes lui fléchirent, elle s’affaissa sur le petit grabat de maïs comme un morceau de pâte.
Au même instant, des you-you éclatèrent. L’air s’emplit de chansons et de joyeux appels. C’était la mariée qui se rendait au bain avec ses compagnes. Les lallate sortaient à leur tour, se répandaient sur le chemin. Au loin, elles riaient, bavardaient gaiement, avançaient en entourant la mariée des mille taquineries flatteuses que ce jour exige. Elles passèrent tout près du gourbi… On entendit à travers le mur de toub le froufrou de leurs costumes et le cliquetis de leurs bijoux… Messaouda, qui rentrait à ce moment courbée sous un énorme paquet d’ouvrage, eut un soupir.
— Hé ! murmura-t-elle, les uns ont le cœur sur une datte, les autres ont le cœur sur une braise !
— Mamma, dit Aïcha, donne-moi un bol de tisane…
— Pourquoi, ma fille ?… Tu veux dormir en plein jour ?
— Mamma, donne-moi un bol de tisane !
Mamma lui prépara un fendjal [1] plein de têtes de pavots et de chevilles noires, comme chaque soir, lorsqu’elle voulait briser les nerfs de sa fille et la forcer au sommeil. Sous le prompt effet du narcotique, au milieu de la chaleur dont rayonnaient les minces parois de la cabane, Aïrha et tout son désespoir sombrèrent dans un abime… Elle s’endormit.
Au hammam cependant, la mariée est assise demi-nue dans une fouta d’or sur un geb [2] de cuivre renversé. Dadda lui jette de l’eau de roses tiédie avec une tasse d’argent. Ses cheveux dénoués tombent en un lourd burnous autour de ses épaules. Et ses compagnes de l’aduler, de la chanter toujours plus belle.
Je te lave la tête et je te lance des you-you,
Je te montre aux amis avec orgueil
Ce que Dieu t’a faite !…
Et toujours des négresses qui apportent sur des plateaux damasquinés les pâtisseries au miel, les galettes au sucre et les tranches de gâteaux mousseline, et les boissons rafraîchissantes dans des bocaux de verre coloré… Et les souhaits de bonheur pleuvent sur la mariée et sur son sidi magnifique… La vapeur chaude monte sous le dôme de verre. Des suintements percent au pied des murs et le long dos colonnades. Les tasses des négresses se heurtent avec un bruit sourd. Un orchestre s’entend invisible, comme du haut de quelque nuage enchanté… Bientôt, les grandes fou tas de Tunis pailletées d’or apparaissent, drapant les beaux corps qui ruissellent… Les you you s’accentuent… On suit la mariée à la chambre du repos où des guirlandes de jasmin sont distribuées, tandis que l’on vase parer pour le retour…
Cinq heures. Dans le gourbi où Aïcha vient de s’éveiller passe un peu de fraîcheur. Aïcha lève la tête, soulagée par ce long sommeil. Elle cherche à se redresser, elle veut gagner de nouveau la petite lucarne. C’est l’heure où la mariée sort du bain.
— Je veux la voir passer, dit-elle à sa mère.
Et de nouveau, la voilà suspendue aux barreaux de fer, les cheveux en désordre, les traits convulsés. Elle attend le retour du Bain.
Mais, ô fatalité, au lieu de la mariée, ce fut Didenn encore qu’elle aperçut soudain, la-bas, remontant la route du Marabout. Il marchait vite. Ses burnous flottaient à la brise. Il avait hâte de regagner la maison de l’amour, où, croyait-il sans doute, sa femme l’attendait déjà… Ses bras étaient chargés de nombreux paquets noués par des faveurs… Un paquet entre autres se reconnaissait (et Aïcha le reconnut aussitôt) de loin, à son papier jaune et rigide, — le papier du droguiste marocain de la Place du Mechouar… Il contenait les précieuses bougies multicolores qui, selon l’usage, devaient brûler cette nuit autour de la veilleuse, dans la chambre des époux…
À cette vue, Aïcha retint un cri de détresse. Elle sentit sa douleur plus cuisante que jamais. Qu’allait-elle faire ? La rage grondait en elle. Une jalousie féroce secouait ses entrailles. Son sang de bédouine cria vengeance. Son œil s’alluma. Ce feu qui brûlait son corps, il fallait à la fin qu’elle l’éteignit…
Didenn avait rejoint sa maison. Il disparut derrière la lourde porte, dont les clous de cuivre brillèrent ce soir d’un miroitement narquois.
Mais déjà Aïcha était sur le seuil de son gourbi. Elle atteignait péniblement la lisière du petit bois… Enveloppée de son voile, elle venait s’appuyer contre le dôme de la fontaine… Elle cachait ses mains derrière le dos. Sa poitrine se soulevait à intervalles comme dans des sanglots étouffés. Elle attendit. L’air frais du soir se faisait humide. Le soleil déclinait par delà les cyprès. Le bruit des sources relâchées commençait à s’entendre du haut des moulins, parmi les rocs de la colline… Il n’y avait personne autour de la fontaine. Toute la tribu était allée saluer la mariée à la sortie du Hammam…
Elle n’attendit pas longtemps. Au bas de la route, elle vit serpenter le grand ruban blanc des femmes qui revenaient du bain. Bientôt passèrent devant elle les négresses qui portaient sur leurs têtes les costumes de rechange de ces bienheureuses… Elles poussaient les you-you du retour en battant de leurs grosses mains… Elles marchaient à grands pas pour aller préparer à leurs maîtresses les matelas du repos… tandis que celles-ci arrivaient sans hâte, de cette démarche majestueuse qui, chez les Orientales, indique toute une série de convenances… Dès qu’Aïcha les vit s’approcher, elle retourna l’arme qu’elle tenait entre les mains. La lame du yatagan fit une entaille à son voile. C’était ce yatagan dont son père s’était servi il y avait cinq ans pour défendre son petit bien.
La mariée apparut au milieu de ses compagnes. Son costume n’était pas différent du leur : le costume de ville entièrement blanc. Dans l’air du soir s’exhalait cette odeur de hammam si particulière, — odeur de vapeur, de haïks neufs et de teintures de toute espèce. La jalousie de nouveau rongea la Bédouine. Son âme pleura de haine. Enfin, elle allait frapper à ce bonheur insolent. Elle allait crever le cœur de Didenn comme il avait crevé son cœur à elle, — pauvre esseulée. C’est qu’elle l’imaginait bien là-haut, dans sa chambre luxueuse, étendu sur son sofa de velours et rêvant de sa femme, tandis qu’au chevet du lit nuptial brillaient déjà les bougies sacrées…
— Tu l’auras morte ! jura la Bédouine.
Et elle se préparait à porter à sa rivale un coup terrible, là… entre les épaules… et elle la laisserait gisant dans son sang comme elle-même gisait dans sa souffrance…
Mais alors, que vit-elle ? Sa rivale qui se détachait du groupe de ses compagnes et qui, franchement, s’avançait vers elle… Sa rivale… la mariée, la femme de Didenn… Elle, venait à elle, elle se portait avec assurance au-devant du danger…
— Que me veut-elle ? pensa Aïcha. A-t-elle su que j’allais lui faire du mal ? Est-elle une vraie sainte, comme on le disait, qu’elle ait pu lire dans mon cœur ?
Aïcha eut peur. Elle eut peur de cette femme qui arrivait d’un pas si confiant, sans la moindre inquiétude sur le visage.
— Elle sait, pensa la Bédouine superstitieuse, elle sait tout !
Elle lâcha son yatagan, s’écroula à terre pour le dissimuler dans son voile. Elle claquait des dents. Elle levait déjà les bras pour demander pardon…
La belle mariée s’était arrêtée devant elle. À distance, elle avait pris Aïcha pour quelque meskina des routes de Sidi-Bou-Medine. Et la fille des Marabouts n’oubliait pas l’aumône du soir du Bain. Elle tirait de son corsage une piécette d’or toute parfumée… Lorsqu’elle s’aperçut que la mendiante était une belle jeune fille, aux traits pleins de grâce, et qu’elle venait de s’affaisser au pied de la fontaine, pâlie, toute grelottante, Lalla Zoulikha réintégra son aumône… Elle lui tendit seulement la main. Aïcha fit un mouvement pour fuir. Puis son regard rencontra celui de Lalla Zoulikha… Les beaux yeux verts frangés de cils noirs la retinrent. Il y avait en eux tant de bonté sincère, tant de douceur apitoyée, qu’elle n’eut plus peur soudain…
— Qu’as-tu ? lui disait cependant la mariée, tu es malade ?… Et pourquoi restes-tu là si tard, dans le soir humide ?…
En même temps, elle passa une de ses mains sur le front glacé de la Bédouine.
— Pourquoi, pourquoi, une gazelle comme toi, t’ont-ils oubliée sur les chemins ? Dis-moi, fille de nos pères… Tes parents, où sont-ils ? Dorment-ils ?…Ou, s’ils sont morts, qu’Allah leur accorde le pardon…
Aïcha avait baissé la tête. Elle n’osait prononcer une parole. Elle avait honte de sa gandourah des pauvres, honte de son voile usé, honte de ses cheveux en désordre. Elle se sentait toute mesquine devant la fille des Marabouts, au maintien et au langage si nobles, à la voix ensorceleuse… Elle comprenait à ce seul contact combien elle avait été loin de mériter, elle, ce nom de lalla du harem… Elle inclinait le front de plus en plus, elle ne saurait rien répondre à cette femme…
Lalla Zoulikha, toujours plus douce, tentait de nouvelles questions. Et comme Aïcha restait toujours sans répondre, timide et souffreteuse, elle n’hésita pas. Elle souleva son lourd seroual immaculé et s’assit auprès d’elle.
Les femmes de sa suite, qui s’étaient arrêtées sur la route pour l’attendre, s’écrièrent :
— Hé ! la mariée… Le soleil se couche et l’homme doit être à la maison…
— Oui, oui, leur répondit Zoulikha, je ne vais point tarder… Avec le pardon de Dieu, mes sœurs, devancez-moi…
Elles n’osèrent pas contrarier la fille des Marabouts. La laissant à sa charité, les lallate s’éloignèrent vers la maison…
Et voici que la fille des Marabouts, sans le savoir, par cette seule réponse venait de verser un baume sur la jalousie de la Bédouine. Ainsi elle n’était point pressée d’aller vers l’amour qui l’appelait ! Elle s’attardait avec tant de sollicitude auprès d’une miséreuse! Elle était si calme lorsque l’impatience du bonheur eût dû la rendre fébrile ! Aïcha sentait bien qu’à sa place, elle aurait oublié sa mère.
Lorsqu’elles furent seules, Lalla Zoulikha lui passa un bras autour du cou, et la regardant dans les yeux, plus pressante :
— Dis-moi, répéta-t-elle ; que faisais-tu là toute seule, au coucher du soleil ?… Une jeune fille de ton âge !…
Aïcha se sentait gagnée malgré elle par la chaleur de cette étreinte, par la douceur de cette voix. Elle balbutia :
— J’attendais, moi aussi !… Je voulais voir passer la mariée…
Un sourire satisfait éclaira le visage de la fille des Marabouts.
— Que Dieu te grandisse et qu’il approche ton tour !… souhaita-t-elle à la Bédouine. Et maintenant que tu m’as vue, tu vas rentrer… L’air fraîchit. Tu t’appuieras à mon bras, si tu ne peux aller seule, et je t’accompagnerai jusqu’au seuil de ta maison…
— Non… non ! Que Dieu te remercie, ya lalla ! Tu peux t’en aller tranquille… Je vais rentrer tout de suite… seule comme je suis venue… Va, ne t’attarde plus… C’est ton soir de bain…
— Je ne suis pas pressée, insista Zoulikha. Allons, viens, petite mère, que je t’accompagne…
Oh ! cette parole : je ne suis pas pressée ! Et ce mot d’affection extrême : petite mère ! Et Aïcha avait voulu tuer cette femme !… Elle recula soudain comme à l’approche d’une vipère : sa jambe venait de frôler la lame du yatagan…
— Non, s’écria-t-elle, non, laisse-moi, laisse-moi dans mon malheur !
— Que Dieu préserve, que Dieu éloigne !…
Et Lalla Zoulikha attira contre son cœur la tête de l’infortunée. Et c’était touchant, cette mariée de quatorze ans, dans sa compassion inépuisable pour une rivale plus âgée qu’elle.
Aïcha ferma les yeux. Une rougeur couvrit son front. Elle était une maudite. Cette rivale était une sœur. Dans son sein parfumé, elle enfouit son visage et, à corps perdu, elle sanglota.
— Pleure, pleure, ma fille… Que ton cœur se rafraîchisse…?
Mais la jeunesse est en toi… Et Dieu arrangera ta chance…
Elle lui écarta les cheveux qui s’embroussaillaient autour de ses tempes. Le premier baiser du bain de noce qu’elles devaient à l’époux, les lèvres pures de Zoulikha le déposèrent sur le front d’une désolée…
Quand l’ombre vint, toute la colère, toute la haine de la Bédouine contre l’épouse de son ami d’enfance étaient tombées… Elle n’était plus qu’une petite chose brisée au bras de cette femme, qui l’entraînait sous les cyprès de la route, la protégeait avec son haïk de soie contre l’humidité traîtresse des soirs africains…
C’était vendredi. Dans la matinée d’octobre infiniment pure, qu’il était gai, ce petit marabout, sous sa blancheur de chaux toute fraîche, au milieu des cactus et des vieux figuiers de la montagne !… Des groupes de femmes arrivaient de différents sentiers, méditatives, repentantes, leurs pieds nus recouverts de poussière. Elles pénétraient une à une par la porte étroite, jetaient aussitôt une pincée de poudre d’encens qui flambait dans un fourneau de terre cuite, allumaient de petites bougies multicolores en haut d’un monticule de sable, ajoutaient de l’huile à la veilleuse verte qui brûlait sans trêve pour la guérison des malades. Elles se courbaient enfin pour baiser le catafalque avec ferveur, et, dans le recueillement le plus profond, on les entendait murmurer leurs prières…
Et puis, silencieuses comme elles étaient venues, elles ne tardaient pas à se retirer, sans oublier de jeter leur aumône dans le grand foulard blanc qui s’étalait au seuil de la maison de la gardienne, — une toute petite maisonnette bleue, non loin de là, parmi des tombes…
Seule, sous le dôme du sanctuaire, une femme priait encore, qui était arrivée depuis l’aube. Bien des pèlerines étaient venues et reparties… Mais la prière de cette dernière semblait plus longue… Plus fiévreuse aussi, agitée d’une angoisse qui tordait les flancs, contractait la face amaigrie de la pénitente sous son voile de mérinos…
Lorsqu’il n’y eut plus personne autour du catafalque, elle
promena un regard autour d’elle, comme soulagée d’un grand
poids. Et elle se livra sans contrainte à sa supplication
ardente…
À voix haute maintenant, la gorge serrée, Aïcha invoquait le Grand… le Clément… le Miséricordieux… Elle pria longtemps… Et c’était sans doute pour que lui fût pardonné son geste que, seule, une jalousie folle avait dicté, pour qu’elle fût exorcisée de ce djinn qui l’avait poussée à vouloir la mort de cette amie si généreuse, qui avait su lui faire la charité sans blessure, comme ses ancêtres les vieux marabouts savaient la faire, de cette lalla de race pure qui, un soir de noces, avait négligé les ivresses qui l’attendaient pour se pencher sur sa douleur.
Elle pria jusqu’au dessèchement de sa poitrine. Elle se sentit quelque peu fortifiée. Elle se leva pour sortir.
Au dehors, ses yeux clignèrent à l’aveuglante clarté du soleil. Un silence profond régnait autour du petit marabout abandonné. C’était déjà la torpeur de midi sur les pierres tombales, les figuiers et les cactus.
Aïcha s’assura qu’elle était bien seule. Elle se dirigea vers l’endroit le plus écarté de l’enclos. Une langue de terre entre deux rocs. Tout autour, des cactus. En bas, dans une flambée de lumière, Sidi-Bou-Medine et la grande maison blanche… Elle s’assit en carré, saisit au hasard un gros caillou de silex, et se mit à creuser vite, vite, avec autant de hâte que le lui permirent ses forces déjà défaillantes. Elle tira de sa ceinture une lame qui brilla comme de l’argent. Et dans le trou, elle jeta le yatagan avec une sorte de fureur.
Quand ce trou fut comblé, elle s’agenouilla comme pour prier sur une tombe. Dans un suprême effort, elle rassembla tout son courage, car la tache la plus pénible pour elle ne s’arrêtait pas là. Au moment de l’entreprendre, la jeune fille blêmit encore et deux larmes brûlantes coulèrent sur ses joues. Elle leva ses yeux pleins de fièvre vers le ciel immense, elle se tordit les bras comme sous une douleur physique. Bientôt, sa bouche s’entr’ouvrit pour jurer son renoncement à l’amour de Didenn. Elle jura sur le nom du marabout qu’avec le yatagan souillé du crime de son père, elle venait d’enterrer son unique espoir… Et puis sa tête vacilla, elle secoua l’air de ses deux mains crispées… Le front en avant, face à Sidi-Bou-Medine, elle s’abattit sans connaissance…
Ce fut la gardienne du marabout qui la ramena chez elle à dos d’âne, bientôt rejointe en chemin par Messaouda qui s’était inquiétée du retard de sa fille. Lorsqu’elle revint de son évanouissement, elle était couchée sur son matelas, dans le gourbi. À son chevet, deux femmes chuchotaient entre elles, à voix basse, comme de vieilles connaissances. C’étaient sa mère et la femme de Didenn. Lalla Zoulikha était venue en effet demander des nouvelles de la gazelle, qu’elle n’avait plus revue depuis le soir du bain ; elle avait apporté de belles oranges et des pâtisseries au miel, — pour que la petite délayât sa salive, avait-elle dit à la vieille Messaouda, qui pleurait de reconnaissance…
— Et maintenant, ma mère… assez pleuré… Nous allons tâcher de la guérir…
— Oh ! si tu faisais cela, va lalla !… Ton esclave je deviendrais… Matin et soir, je mêlerais ton nom aux prières d’une mère… Vois : je n’ai que ce petit œil…
— Alors, dis-moi ce qui lui fait mal, mamma Messaouda, à ta gazelle…
Mais mamma Messaouda ne savait rien. Sa fille ne lui avait jamais dit… Elle l’avait vue un matin revenir de la ville, et se jeter sur ce matelas… Et elle pleurait, elle se déchirait les joues avec des berceuses… Et elle avait coupé la nourriture de son gosier… Et elle ne voulait plus sortir, elle qui aimait tant aller tous les soirs à la fontaine, d’où elle revenait pleine de gaité comme une grenade…
— Je ne sais pas, ya lalla… Ce mauvais œil qui est entré en elle n’a plus voulu la quitter…
Et mamma Messaouda balance la tête. C’est sa manière d’exprimer la désolation…
— Va, laisse-moi seule avec ta gazelle…
…La fille des marabouts, assise sur un coin du matelas, caresse avec amour le front de la Bédouine.
— Dis-moi, petite amie… Dis à ta sœur… Qu’est-ce qui te fait mal ?… Qu’est-ce qui t’a frappée ?… Et nous te guérirons…
— Guérir ! soupire la malade, oh ! guérir… Ce n’est pas un mal… C’est une brûlure… tenace comme la brûlure des moissons… Elle cuit, elle aveugle, elle perd une musulmane…
— Que Dieu éloigne ! prononce la pieuse Zoulikha.
Aïcha ferme les yeux. La voix douce à nouveau l’enchante. L’étreinte affectueuse a peu à peu raison de son humeur farouche. D’ailleurs, elle est bien abattue cette fois, et elle n’aura pas la force de résister longtemps. C’est dans une sorte de fascination qu’elle murmure :
— Ya Lalla… Il y a huit jours, j’ai voulu t’assassiner…
« M’asssassiner ? songeait Zoulikha, et pourquoi ?… »
Elle avait eu un mouvement de recul instinctif, qu’elle réprima aussitôt. Elle revint vite à cette tranquille assurance de ceux qui possèdent la foi et qui se sentent protégés par toute une lignée de croyants.
Mais Aïcha ne respirait plus d’angoisse. La voix douce s’était tue. Elle croyait que son amie se préparait à la repousser, ou qu’elle méditait quelque phrase pour la maudire. Aussi la regardait-elle avec des yeux embués où passait toute son âme suppliante.
— Ma sœur, dit-elle tout bas, tu me pardonnes ?
— Oh ! oui, je te pardonne, pauvre petite ! dit tout à coup Zoulikha en l’entourant de ses deux bras et en approchant encore son visage où se peignit une compassion immense. Seulement, tu vas me le dire : pourquoi voulais-tu me tuer ?
Aïcha hésita un moment. Puis la voix douce recommençait son bercement magique…
— Parce que… dit Aïcha. Parce que…
Et enfin, dans un élan décidé :
— Parce que j’aimais ton mari…
Cette fois, Zoulikha blêmit. Il lui fallut un effort stoïque pour contenir sa stupeur, pour étouffer le sentiment qui éclatait en elle.
— Mon mari ?… répéta-t-elle.
— Oui, continua la Bédouine, résolue à tout avouer, j’étais enfant quand je jouais avec Didenn, tout le jour. Devenue grande, je me suis attachée à lui comme la branche d’un jasmin autour d’une vigne. Il m’avait promis mariage, et je l’ai cru. Cette parole fut la nourriture de ma jeunesse, elle fut mon seul bonheur dans ma vie amère, elle fut l’étoile dans le noir de mon gourbi… J’avais péniblement retiré le seau du puits. Au moment où je croyais le saisir, la corde tout à coup s’est rompue entre mes mains, je suis tombée à la renverse, et depuis ce jour, je ne me suis plus relevée…
Voyant que Zoulikha se retirait d’elle, qu’elle semblait vouloir
relâcher son étreinte, Aïcha s’interrompit soudain. Elle tendit
ses mains suppliantes et, dans un hoquet qui l’étranglait à demi
— Ma sœur, reviens à moi, dit-elle… N’aie aucune crainte… Je l’ai enterré ce matin… là-bas… au Marabout… cet amour… avec le yatagan maudit…
Et puis, la Bédouine redevint livide. Il sembla qu’elle allait de nouveau s’évanouir.
— Pauvre, pauvre petite amie ! dit lalla Zoulikha, et dans son regard se lisait la plus horrible souffrance, avoir crainte de toi !… Oh ! non… seulement, je ne savais pas… Didenn était ton bien avant qu’il ne devienne le mien… Et c’est moi qui te l’ai pris… Non, non, la fille des Marabouts saura racheter sa faute, dût-elle lui coûter les larmes de sa vie…
Il faisait nuit lorsque Zoulikha quitta le gourbi pour rentrer chez elle. Dès qu’elle eut franchi le seuil de la splendide demeure, une négresse la débarrassa de son voile et de son haïk de soie. Puis, soulevant une portière de velours rouge :
— Sidi attend Lalla dans la chambre du Levant !
La jeune femme pénétra dans une salle éblouissante, toute carrelée de mosaïques bleues, et dont le toit formait dôme. Elle était éclairée de bougies blanches innombrables, montées sur des candélabres d’argent. Les fenêtres en ogive étaient encore grandes ouvertes, on apercevait au loin les lumières de Tlemçen sur le fond sombre des oliviers.
Didenn en effet attendait sa femme, assis sur un matelas de satin cuivre, auprès d’une minuscule table de nacre, où un livre restait ouvert. Il se leva aussitôt pour aller au-devant de Zoulikha.
— Femme, lui dit-il en la dévorant de baisers, où étais-tu pour tant tarder ? J’étais sur le point d’aller te chercher et la rigueur des convenances me retenait là cloué comme un infirme…
Et plus bas :
— Je languissais de ton ombre, de ton parfum…
Mais devant l’attitude froide, l’air préoccupé de sa femme qui ne lui rendait point ses caresses, Didenn s’arrêta. Ses yeux bleus prirent la couleur de la mer inquiète.
— Qu’as-tu, femme ?… Que ce soit du bonheur au moins…
Zoulikha hautaine le repoussa doucement.
— Viens, lui dit-elle en le conduisant vers le sofa qu’il
venait de quitter.
Ils prirent place tous les deux. Didenn, de plus en plus étonné de ce ton grave que prenait ce soir Zoulikha pour s’adresser à lui, répéta :
— Mais qu’as-tu, femme ? Quelle nouvelle veux-tu m’apprendre ?
Et comme Zoulikha réfléchissait avant de l’entretenir de cette chose à la fois si simple et si pénible, l’adolescent vint blottir son visage parmi les franges du foulard qui enveloppait les beaux cheveux dorés de sa femme.
L’heure était exquise. Une brise fraîche circulait au milieu des mosaïques, qu’on sentait venir de Là-bas, de la mer proche, derrière l’horizon des collines. Dans le jardin invisible, on entendait un clapotis s’agiter parmi les branchages des cocotiers et des strelitzias. L’arôme des jasmins, des mimosas, des roses du Bengale montait en une symphonie de rêve, rendue plus subtile par le beau soir d’automne.
— Mon mari, dit enfin Zoulikha, tu sais que de coutume il ne faut ni jurer, ni faire jurer… Si l’on a eu ce malheur, tôt ou tard, le serment que l’on n’a point tenu se représente à vos yeux, qu’ils soient prêts à s’éteindre sur un lit de mort ou prêts à s’ouvrir sur un lit de noces…
Didenn, à ces paroles, avait secoué la tête. Il regardait sa femme, épiant sur ses lèvres à quoi elle voulait bien en venir.
Alors, Zoulikha le contempla dans les yeux, jusqu’à l’âme :
— Eh bien ! tu ne te souviens pas, toi, sur la longueur de ta vie, d’avoir fait un serment que tu n’as pas tenu ?
Cette fois, Didenn se troubla, devint pourpre et baissa les yeux. À quoi Zoulikha faisait-elle allusion ? De quel serment voulait-elle parler ?… Il y avait bien le serment qu’il avait fait naguère… à la petite Aïcha… Mais tout s’était effacé dans la bénédiction du mariage…
Zoulikha reprit d’une voix tendre :
— Mon mari… mon bey… Allah sait combien tu m’es cher…
— Oui, se hâta de murmurer Didenn, et de cela, mon âme est dans la joie parfaite…
— Eh bien ! sur notre colline, près de chez nous, il y a une jeune vie qui souffre, précisément de notre bonheur, de notre union… Et moi-même, tant que notre bonheur coûtera des larmes, je ne pourrai plus le goûter à loisir…
Didenn avait blêmi. Il répéta machinalement :
— Notre bonheur coûte des larmes ?… À qui ?… Je ne comprends pas bien…
Pouvait-il se douter que sa femme avait rencontré Aïcha, lui avait parlé et, mieux encore, avait reçu ses confidences et l’avait serrée dans ses bras ?
— Tu as aimé une jeune fille avant de me connaître, Didenn. Il ne faut pas l’oublier… Et puis, elle pâlit à son tour. Défaillante, elle s’appuya légèrement sur la poitrine de son époux. Didenn referma sur elle ses bras de Sid : il lui jura qu’avant de la connaître, il ne savait pas ce que c’était que le véritable amour.
— Dis-le-moi cependant, Zoulikha, dis-le moi à cœur franc : de qui veux-tu parler ?
Zoulikha rappela son courage, fît taire sa douleur, et fermement :
— Je veux parler d’Aïcha, votre voisine !
— Aïcha ! s’écria Didenn, tu l’as vue, elle a osé te parler ? À quel endroit ? Aujourd’hui ?
En toute réponse, lalla Zoulikha inclina sa tête. Et elle demeura pensive.
Didenn crut avoir perdu à jamais l’estime et l’affection de la fille des Marabouts. Il voulut s’excuser.
— Femme, dit-il, pardonne un égarement de jeunesse… le conseil de ma jeune raison… Je ne te connaissais pas… Je ne savais pas qu’il pouvait y avoir, caché pour moi seul, une âdra comme toi…
— Mais, interrompit-elle en lui caressant soudain ses cheveux bouclés, je ne te fais aucun reproche… Aimer n’est pas une faute… L’amour, l’économie et la mort, l’homme ne peut leur échapper… Je veux seulement que tu répares, comme un Sid doit réparer !
— Réparer ? interrogea-t-il. Réparer ? Comment réparer ?
Et comme Zoulikha se taisait, cherchait les mots pour lui déclarer enfin cette chose si grave, il s’inquiéta. Il lui prit vivement les mains :
— Allons, parle, pressa-t-il. Commande. Je ferai ce que tu voudras. Pourvu que tu me pardonnes, toi, et que tu me restes.
Zoulikha se redressa. Elle fixa sur son mari ses beaux yeux
purs.
— Je veux que tu répares, Didenn, en prenant Aïcha pour femme ! — Quoi ! Tu veux que je l’épouse ?
— Je veux et il le faut. L’un et l’autre, nous appartenons à des lignées de marabouts. Ils ne nous pardonneraient jamais qu’un homme comme toi ait bu la liqueur pour laisser le fond du vase à cette malheureuse…
Didenn s’écarta, laissa aller sa tête entre ses deux mains, et demeura sans répondre, en proie à une douloureuse réflexion. Elle ne l’interrompit point, ne fit aucun mouvement. Dans une attitude digne, elle attendit patiemment sa réponse. Enfin, Didenn releva la tête. Il découvrit un visage consterné, mais d’une voix ferme :
— Femme, dit-il, ce que tu me demandes est impossible… Même si je le voulais… Mes parents ne me l’accorderaient pas… Car écoute…
Mais Zoulikha s’était levée.
— Didenn, je sais tout. Si tu consens à faire ton devoir, le reste me regarde…
Par un gai matin de novembre, une nuée de Tlemceniennes traversait le petit bois de cyprès à la lisière de la fontaine, riant et causant tout à la fois. La brise gonflait leurs gandourahs blanches. Leurs sarmates rouges, verts, jaunes, bleus, étincelaient au soleil levant…
De loin, elles aperçurent Dadda, la négresse des Kasbadji, qui remontait la grande route, le pas alerte, toujours raide dans sa gaine de soie rutilante, un coussinet de satin rouge qui tressautait sur ses cheveux crépus. Au souhait de passage des belles promeneuses, elle répondit :
— Eh ! les filles… Allah a béni Sidi-Bou-Medine dans cette nouvelle lune… Vous allez de noce en noce, sans dire : Nous sommes fatiguées !
— Grâce à Allah ! Grâce à Allah ! Dis qu’il nous préserve du mauvais œil, lança la plus superstitieuse des femmes.
— Alors, c’est fait, mamma Dadda ?
— C’est fait. Allez, allez vous réjouir. Dieu vous a donné…
Je viens de faire la demande…
Et elle accompagna ces derniers mots d’un grand sourire de ses dents blanches…
Les belles Tlemceniennes hâtèrent le pas. Mais, comme bien on pense, les caquetages allèrent leur train.
— Voilà une vraie fille des Marabouts ! dit l’une en parlant de Zoulikha. Comme elle sera blanche, le jour de sa mort !
— Une fille de grande race, ma sœur ! Elle a accompli à elle seule ce que les savants et les puissants réunis n’auraient pu faire !
— Qui l’aurait dit que Sid Kisbadji et Lalla Gousseume, ces orgueilleux qui croyaient que le monde descendait de leurs escarpins, partageraient un jour sur la tombe de leur ennemi le petit pain du pardon ?…
— Alors qu’il y aura bientôt cinq ans, ils avaient tous juré et bu la gorgée d’eau à la cruche de la séparation !
— Eh oui! tout vient à son heure… Il faut croire que Sid Kaddour avait été brûlé innocent pour que Dieu lui donne, couché dans sa tombe, une pareille récompense !
— Sa fille demandée en mariage par le fils de la grande maison !
Les Tlemceniennes s’enfoncèrent dans le petit bois, pour aller saluer la nouvelle épouse… Dans le mouvement que faisaient les têtes pour échanger les bavardages, les sarmates au loin se rapprochaient comme pour se frôler, s’amalgamer en une féerie d’arc en-ciel, qui s’évanouit bientôt sous le clair-obscur des frondaisons…
Assise sur le seuil du petit gourbi, dont la porte a été garnie pour la circonstance de branches d’oliviers et de touffes de lauriers-roses, Aïcha, le visage épanoui, admire la corbeille des fiançailles que Dadda vient de déposer à ses pieds. Les parures de soie voisinent avec les ceintures d’or, avec les fremlas de velours brodé et les escarpins sertis de pierres précieuses… Au cœur d’un biscuit mousseline, un gros saphir de famille brille comme une étoile, en symbole de l’amour…
Aïcha a revêtu un costume tout de satin vert-pomme, passé
des mules de brocart rose, et ses cheveux sont serrés dans un
foulard d’or à longues franges d’argent. Au fond du gourbi, sa
mère la contemple du coin de l’œil, une ivresse fait grelotter
ses vieux bras qui pétrissent le henné des accordailles…
Aïcha écoute là-haut le bruit des orchestres qui viennent de s’installer à nouveau, et pour elle cette fois, dans la maison de Didenn. Soudain, sur la route, elle aperçoit la nuée des Tlemceniennes qui s’approchent dans la direction du gourbi. On vient lui apporter des souhaits de bonheur.
Alors, sa joie éclate. Elle se rappelle tout le mépris dont elle a souffert de ces femmes, et de tout le monde. Elle n’y tient plus. À pleine voix, elle se met à chanter :
Brillez ! Brillez !
Vous tous ne valez que du vent !
Moi, j’ai ma chance belle
Et ma lampe illumine !
Tout ce que le maçon construit
S’élève et tombe,
Tout ce qu’a construit mon rêve,
Tout me réussit !…
Minuit. Aïcha, pâle d’émotion, fort jolie sous un léger costume de faille blanc, avance d’un pas qui tremble vers la chambre nuptiale. Deux maallmate la soutiennent. La foule des invitées, curieuse et compacte, se resserre autour d’elles. Les you-you se mêlent au son des guitares et des violons. Les parfums pleuvent des aiguières d’or.
— Prends ce que Dieu t’envoie, ô fils des heureux !
La portière s’écarte. Didenn apparaît, toujours beau et fier dans ses burnous de soie. Son visage, à la vue de la petite amie d’enfance, reflète une joie tranquille. Aïcha pense défaillir, lorsqu’elle sent le burnous de Didenn se replier sur elle avec tendresse, le bras du bey entourer sa taille nerveuse…
Tout le monde s’est écoulé… La musique a cessé… Alors pénètre Lalla Zoulikha, toute de brocart habillée… Elle avance, plus belle, plus imposante que jamais, encore grandie par le sacrifice… Elle vient elle-même tendre à Aïcha le petit bol de porcelaine plein d’un bouillon réconfortant.
— Bois, dit-elle à sa sœur.
Et elle insiste.
— Bois, car une nuit de noces procure tant d’émotion !
- Elissa Rhaïs.