Nocturne (Gabriel d'Annunzio)/01

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Gabriel D’Annunzio
Nocturne (Gabriel d'Annunzio)
Revue des Deux Mondes7e période, tome 7 (p. 519-548).
NOCTURNE [1]

PREMIÈRE OFFRANDE


Ægri somnia.


J’ai les yeux bandés.

Je suis étendu sur le dos dans mon lit, le torse immobile, la tête renversée, un peu plus basse que les pieds.

Je soulève légèrement les genoux pour donner une inclinaison à la tablette qui s’y trouve posée.

J’écris sur une étroite bande de papier où il n’y a que la place d’une ligne. J’ai entre les doigts un crayon agile. Le pouce et le médius de ma main droite, appuyés sur les bords de la bande, la font glisser à mesure que le mot est écrit.

Je sens, avec la dernière phalange du petit doigt de ma main droite, le bord inférieur ; et je m’en sers comme d’un guide pour conserver l’alignement.

Mes coudes sont immobiles contre mes flancs. Je cherche à donner au mouvement des mains une extrême légèreté, de manière que leur jeu ne dépasse pas l’articulation du poignet, que nul tremblement ne se transmette à ma tête pansée.

Je sens dans toute mon attitude la rigidité d’un scribe égyptien, sculpté dans le basalte.

La pièce est privée de toute lumière. J’écris dans l’obscurité. Je trace mes signes dans la nuit qui pèse sur mes deux cuisses, comme la planche clouée du cercueil.

J’apprends un art nouveau.

Quand la dure sentence du médecin me renversa dans l’obscurité, m’assigna dans l’obscurité l’étroit espace que mon corps occupera dans le sépulcre, quand le vent de l’action se glaça sur mon visage, l’effaçant presque, et quand les fantômes de la bataille furent d’un seul coup bannis du seuil noir de mon tombeau ; quand le silence se fit en moi et autour de moi ; quand j’eus abandonné ma chair et retrouvé mon esprit, dominant ma première anxiété confuse, se réveilla le besoin d’exprimer, de signifier. Et presque aussitôt je me mis à chercher quelque ingénieux moyen d’éluder les rigueurs de la cure et de tromper le médecin sévère sans toutefois enfreindre ses commandements.

Il m’était défendu de discourir et tout spécialement de parler en sculptant les mots à ma façon ; en outre, il ne m’était pas possible de vaincre ma vieille répugnance pour la dictée, ni cette pudeur secrète de l’art qui ne veut pas d’intermédiaires ou de témoins entre la matière et celui qui la traite. L’expérience me dissuadait d’essayer d’écrire la page, les yeux fermés : la difficulté n’est pas dans la première ligne, mais dans la seconde et dans les suivantes.

Alors il me revint à la mémoire la manière des Sibylles qui écrivaient leur brève sentence sur des feuilles dispersées au vent du destin.

Je souris d’un sourire que personne ne surprit, dans l’ombre, quand je reconnus le froissis du papier que la Sirenetta [2] découpait à mon intention en minces bandelettes, étendue sur le tapis de la chambre voisine, à la lueur d’une lampe basse.


Elle doit avoir le menton éclairé, comme par la réverbération du sable brûlant, quand nous étions allongés l’un à côté de l’autre sur la plage pisane, au temps joyeux.

Le papier fait un bruit régulier qui, dans mon imagination, évoque celui du ressac au pied des tamaris et des genévriers brûlés par le vent d’Afrique.

Sous le bandeau, le fond de mon œil blessé flamboie comme le midi d’été, à Bocca d’Arno.

Je vois le sable ridé par le vent, baigné par la vague.

Je peux compter les grains, y plonger la main, m’en remplir la paume, les laisser couler entre mes doigts.

La flamme grandit, la canicule sévit. Le sable brille dans le champ de ma vision comme le mica et le quartz. Il m’éblouit ; il me donne le vertige et la terreur, comme le désert libyque, un matin que j’allais à cheval, seul, vers les tombes de Sakkarah.

Mes paupières ne me défendent plus ; plus rien ne me protège. La terrible ardeur est sous mon front, inévitable.

Le jaune devient vermeil, la plaine est en travail. Tout se fait épineux et coupant. Puis, de même qu’une main créatrice pétrit les figures dans la glaise docile, un souffle mystérieux soulève l’étendue éblouissante en des reliefs et des formes d’hommes et de bêtes.

A présent, le feu, solide, est traité comme la pierre par le ciseau.

J’ai devant moi une paroi rigide de rocher brûlant, sculptée d’hommes et de monstres. De temps en temps, elle claque comme une voile immense et les apparitions s’agitent. Puis tout s’enfuit, emporté par le tourbillon rouge, comme un pêle-mêle de tentes dans le désert.

Le bord de ma rétine arrachée brûle en se recroquevillant comme le papyrus de Dante ; et le brun efface peu à peu les mots qui là sont écrits. Je lis : « Pourquoi, deux fois, m’as-tu trompé ? « 

Une sueur salée coule jusque dans ma bouche, mêlée aux larmes des cils comprimés.

J’ai soif. Je demande une gorgée d’eau.

L’infirmière me la refuse, car il m’est défendu de boire.

« Tu te désaltèreras dans ta sueur et dans tes pleurs. »

Le drap adhère à mon corps comme celui qui enveloppe le noyé dégouttant de sel, tiré sur le rivage et déposé sur le sable jusqu’au moment où quelqu’un viendra le reconnaître, clore ses paupières écumeuses et hurler sur son silence.


Quand la Sirenetta, de son pas attentif, s’approche de mon chevet et m’apporte la première liasse de bandes égales, je détache doucement mes mains qui depuis si longtemps adhéraient à mes hanches. Je sens qu’elles sont devenues plus sensibles, avec, dans leurs dernières phalanges, quelque chose d’insolite, qui ressemble à un afflux de clarté.

Tout de suite mes mains trouvent les gestes, avec cet infaillible instinct qui est dans les membranes des chauves-souris, quand elles effleurent les aspérités des cavernes ténébreuses.

Je prends une bande, je la palpe, je la mesure. Je reconnais la qualité du papier à son léger bruit.

Ce n’est pas l’habituel papier que me fabriquaient à la main, page par page, les artisans de Fabriano, et où ils imprimaient le filigrane de ma devise qui, aujourd’hui, me fait peur, comme un supplice perpétuel : Per non dormire. Il est lisse, un peu dur, coupant sur les bords et aux angles.

Il y a quelque chose de religieux dans mes mains qui le tiennent. Un sentiment vierge renouvelle en moi le mystère de l’écriture, du signe écrit.

Et je tremble devant cette première ligne que je vais tracer dans les ténèbres.

Art poursuivi avec tant de passion et entrevu avec tant de désir !

Amour désespéré du mot gravé pour des siècles !

Mystique ivresse qui, parfois, de ma propre chair et de mon propre sang faisait le verbe !

Feu de l’inspiration qui, tout à coup, fondait l’ancien et le nouveau en un alliage inconnu !

Ma main soupesait la matière. La matière avait une couleur, un relief, un timbre.

La plume était comme le pinceau, comme le ciseau, comme l’archet du musicien, La tremper était un plaisir glorieux.

L’esprit, humble et superbe, tremblait en considérant la rame compacte et intacte à transformer en un livre vivant.

La qualité de l’huile pour la lampe était choisie comme pour une offrande à quelque dieu sévère.

Et dans les heures de création heureuse, la chaise dure devenait un prie-dieu grinçant sous les genoux qui supportaient la violence de mon corps plié en arc.

A présent mon corps est dans un cercueil, étendu et serré.

Hier mon esprit se débattait comme un grand aigle pris au piège. Aujourd’hui il est recueilli, attentif, sagace.

Mais mon cœur bat sans mesure.

Je palpe le papier. La main qui tient le crayon est convulsée, presque douloureuse.

Tout à coup, dans le champ ardent de mon œil m’apparaît la figure de Vincent Gemito, le sculpteur, tel que je le vis aux premiers temps de sa folie, montant vers sa prison par une pente pierreuse et éblouissante, où des troupeaux démoniaques de chèvres mordillaient les herbes sèches.

Je le vois, dans une pièce étroite comme une cellule, s’agiter entre la porte et la fenêtre, avec ce mouvement continuel du fauve en cage.

Une grande tête chevelue et barbue de prophète devenu fou au vent du désert, mal soutenue par un corps mince et courbé sur deux jambes brisées de fatigue et tenues debout par une résistance invaincue, telles que devaient être celles de Michel-Ange sur les échafaudages de la Sixtine.

La main droite dans sa poche, il gesticule de l’autre, et il ne sort jamais celle-là comme si elle était paralysée.

La même pitié et la même angoisse aujourd’hui m’étreignent, qui m’assaillirent quand j’appris que, depuis sa démence, il avait, dans sa main cachée, un morceau de cire rouge à modeler et qu’il répétait sans cesse, avec le pouce et l’index, le mouvement que fait le modeleur pour l’amollir et l’amincir.

Heurté au front, dépossédé de toute puissance créatrice, il n’avait conservé que ce geste instinctif, ce mouvement plastique, cette habitude technique d’artisan cellinien, de fondeur à cire perdue.

Il est là dans l’enfer de mon œil bandé, vivant d’une vie terrible.

Il me regarde du fond de sa tristesse désespérée.

La vision prend une intensité si cruelle que je fais un effort pour ne pas crier d’épouvante et de douleur.

Ma fille s’est éloignée. J’entends venir de la chambre voisine le léger froissis du papier qu’elle coupe.

Dominant le frisson, je pose la pointe du crayon sur le bord de la bande.

J’écris ces mots :

« O ma sœur, pourquoi deux fois m’as-tu trompé ? « 

Anxieux, j’appelle la créature vigilante qui accourt.

Je lui dis : « Prends, regarde si tu peux lire. »

Elle emporte la bande qui fait le bruit d’une feuille de palmier.

Silence.

Les instants me semblent éternels, que bat mon cœur éperdu.

J’écoute.

Dans l’autre chambre, la voix mélodieuse lit d’un trait la phrase qui, certes, doit lui sembler sibylline : « O ma sœur, pourquoi deux fois m’as-tu trompé ? « 


La première fois, la mort l’emporta de peu sur la gloire, en tuant mon compagnon qui s’était juré de faire avec moi le voyage sans retour.

La seconde fois, par suite d’un jeu fatal d’heures, c’est à un autre qu’elle donna le beau destin pour lequel lui-même m’avait désigné, m’en reconnaissant digne de par droit divin.

Un ange ou un démon de la nuit souffle sur l’incendie clos de mon œil perdu.

Les étincelles innombrables jaillissent au vent.

J’ai la tête renversée, j’ai la tête à l’abandon, j’ai la tête suspendue dans le vide.

Je ne sens plus l’oreiller, je ne sens plus le lit.

J’entends un bruit confus, j’entends la pulsation du vol, j’entends le crépitement du combat.

Une main pitoyable et rude m’a écarté, m’a poussé. J’ai la tête transpercée ; elle pend sur le vide, par-dessus le bord de la carlingue qui vibre.

L’ombre de l’aile droite est sur moi, l’astre aérien de l’hélice me couronne.

Ce n’est plus du feu, mais du sang qui jaillit. Ce ne sont plus des étincelles, mais des gouttes. Le pilote héroïque rapporte à la patrie le poète sacrifié.

O gloire immense !

Quelle main divine ou humaine a jeté aux sillons de la terre une semence plus auguste ?

Dans la rapidité guerrière, le sang inépuisable se disperse comme la graine au vent.

Chaque flot se divise en myriades de gouttelettes, comme la poudre de la cascade bouillonnante où se forme l’arc-en-ciel. Il ne ruisselle pas, mais il vole ; il ne tombe pas, mais il s’élève.

Auprès de cette aspersion sublime, que devient la tête d’Orphée flottant sur la lyre ?

Le mythe nouveau est le plus beau.

Je vois mon visage transfiguré dans les siècles prochains de la grandeur.

L’âme ne s’enfuit pas, mais elle est toujours attachée à la blessure, comme au flambeau la flamme qui, dans la rafale, se détache et se rattache, cesse et se ranime, se plie et se redresse, seulement retenue par un invisible lien que la volonté de brûler rend plus fort que la tempête.

Longue douleur, changée en allégresse soudaine, longue misère transmuée en une cime de pureté ! — l’âme voit le merveilleux visage qui aujourd’hui est vraiment son visage, celui qu’elle a tant désiré, sans pouvoir l’obtenir.

Elle savait que la mort était une victoire, mais pas aussi grande.

Immortelle, toujours elle est radieuse dans la mort, et le vent du vol funèbre ne la déracine point.

La chair était son fardeau, et voici qu’elle est son ravissement.

Le sang était son trouble, et voici qu’il est son miracle.

La vie était sa limite, et voici qu’elle est sa liberté.

Elle est emportée par le corps, comme par la fougue d’une beauté créatrice.

Pas une tête de confesseur ni de martyr sur le billot ne fut aussi belle que cette tête sur ce bord fragile de l’abîme matinal.

Pas un aigle blessé ne fut aussi fier d’ensanglanter la lumière au battement de ses plumes.

Ce sang étincelle pour l’éternité comme le lait de la déesse blanchit pour l’éternité le ciel nocturne.

Voici la terre, voici le but.

La dernière goutte s’est perdue dans le grondement du vol.

Sur les ailes intactes, le pilote héroïque rapporte à la patrie le corps exsangue du poète sacrifié.

La nouvelle est prompte comme la foudre, lointaine comme la mémoire d’une geste.

Tous les rivages de l’Italie en frémissent comme les bords de ses drapeaux.

La gloire s’agenouille et baise la poussière.


Qui a représenté les aveugles comme des voyants tournés vers le futur, comme des révélateurs de l’avenir ?

De même que Tirésias plongeait sa bouche de devin dans le sang du bélier noir égorgé sur la fosse, ainsi, depuis bien des nuits, je bois mon sacrifice ; et je ne vois pas le futur et je ne vis pas dans le présent.

Seul, au contraire, le passé existe, seul le passé est aussi réel que le bandage qui m’enveloppe, aussi palpable que mon corps crucifié.

Je sens l’haleine et la chaleur de mes visions.

Dans mon œil blessé se reforge toute la matière de ma vie, toute la somme de ma connaissance. Il est habité par un feu évocateur, continuellement en travail.

Celui qui s’approche de mon lit est moins vivant que le trépassé qui me fixe avec son visage de braise, comme s’il se levait d’un sépulcre embrasé de l’Enfer.


Je n’écris pas sur le sable, j’écris sur l’eau.

Chaque mot tracé s’enfuit comme emporté par un torrent obscur.

Entre la pointe de l’index et du médius, je crois voir la forme de la syllabe que je trace.

C’est un instant accompagné d’une lueur, d’une sorte de phosphorescence.

La syllabe s’éteint, s’efface, se perd dans la nuit fluide.


La pensée semble courir sur un pont qui derrière elle s’effondre. L’arche qui s’appuie sur la rive est détruite : soudain s’écroule l’arche médiane. Mon anxiété atteint la rive opposée dans un effarement de fuite, tandis que la troisième arche cède et disparaît.

J’écris comme celui qui jette l’ancre, et le câble file, toujours plus rapide, et la mer semble sans fond, et le bec ne parvient jamais à mordre ni le câble à se tendre.


Mon compagnon est dans l’ile des Trépassés, là-bas derrière le mur de briques salées, derrière le rideau lugubre des cyprès. Il est dans le rectangle de terre où sont ensevelis les marins, soigneusement placé dans le cercueil de plomb que je vis sceller avec la flamme sifflante.

Il est sous le cippe en pierre d’Istrie qui fut planté au chevet du tertre.

Mon compagnon est mort ; il est enseveli, il est dissous.

Je suis vivant, mais immobilisé aussi exactement dans ma nuit que lui dans la sienne. Je respire, mais je sens que mon haleine passe par des lèvres violacées, comme les siennes aux premières heures ; elle entr’ouvre une bouche devenue presque insensible, durcie par la saveur métallique de l’iode qui circule dans mon corps.

Je lui ressemble jusque dans ma blessure : je revois le tampon d’ouate qui recouvrait son orbite droite, brisée par le choc.

De sorte que sa mort et ma vie ne sont qu’une même chose.

De son immobilité de là-bas il m’arrive tout ce qu’en lui je sus aimer ; de mon immobilité d’ici s’en va vers lui tout ce qui, en moi, fut digne de son amour.

Je souffre, et il ne souffre plus ; mais pour l’un et pour l’autre la chair est abolie, tandis que les esprits se rejoignent.

Son dernier mot par moi entendu sur la rive qui s’enfuyait, sa main livide et glacée effleurée de mes lèvres, avant que le couvercle me la dérobât : depuis ce mot jusqu’à ce froid, ai-je vécu avec lui ou suis-je mort avec lui ?


Ce n’est plus une apparition, c’est une présence continuelle.

C’est la veille de l’enterrement.

C’est le soir de saint Etienne. Son feu est allumé. Je suis assis où il avait coutume de s’asseoir. Par moments, il m’anéantit. Je me perds en lui.

Je n’entends plus ce que, près de moi, disent les vivants.

Cinerina est là aussi, avec son étrange visage génial qui me fait penser au jeune Beethoven, les yeux plus grands qu’à l’ordinaire, ces yeux dont le regard s’enrichit de mélancolie et d’ironie mêlées comme en un mystérieux collyre. Manfred Gravina est là lui aussi, pour me consoler, pour me faire croire qu’il y a encore des amis de par le monde, qu’il y a encore des camarades liés par un serment pour la guerre.

— Quel temps fait-il, dehors ?

Cinerina dit qu’à sept heures, quand elle est arrivée, le ciel était magnifique. Manfred dit qu’il y a maintenant un brouillard épais.

Il est dix heures. Il est temps de s’en aller. Renée a sommeil.

Je mets mon grand manteau gris sur mon gros maillot d’aviateur. Tous les gestes, dans l’antichambre, se répètent comme au temps où il était là Mais son petit manteau noir n’est plus accroché à la patère dorée ; on n’entend plus sa voix gracieuse et ironique.

Nous sortons. Nous mâchons le brouillard.

La ville est pleine de fantômes.

Les hommes marchent sans bruit, enveloppés de brume.

Les canaux fument.

Des ponts, on ne voit que la bordure de pierre blanche, sur chaque degré.

Un chant d’ivrogne, un bruit de voix, des caquetages.

Les lanternes bleues dans la fumée.

Le cri des sentinelles aériennes enrouées par le brouillard.

Une ville de songe, une ville d’outre-monde, une ville baignée par le Léthé ou par l’Averne.

Les fantômes passent, vous effleurent, se dissipent.

Renée va devant moi comme alors, et Manfred marche à côté d’elle. Ils parlent, comme Renée et mon compagnon parlaient.

Par moments, le brouillard s’interpose entre eux et moi.

Nous franchissons les ponts. Les lampes luisent, comme des feux follets dans un cimetière.

La Piazza est pleine de brouillard, comme une vasque d’eau opaline.

Les vieilles Procuraties sont presque invisibles. Le sommet du Campanile se perd dans la vapeur.

La Basilique semble un écueil dans une mer brumeuse.

Les deux colonnes de la Piazzetta sont pareilles à deux colonnes de fumée qui montent de deux tas de cendre égaux.

Sur le quai des Esclavons, les lanternes des bateaux accostés.

La musique légère du Café oriental, derrière les portes embuées : un air de danse.

Le chant des ivrognes.

Les fantômes errants.

Les morts se promènent, cette nuit, comme dans la nuit qui va de la Toussaint au 2 novembre.

Nous nous séparons dans le vestibule de l’hôtel Danieli. Je souhaite que Renée dorme cette nuit.

Je regagne la Casa Rossa, tout seul. Mon ami est avec moi, en esprit. Mon cœur distille un regret profond.

Je regarde la rive où abordait son canot, où chaque soir nous nous serrions la main en nous disant : au revoir.

Sur la Piazzetta un homme se retourne au bruit de mes pas.

Il se retourne encore ; il s’éloigne, devient une ombre de fumée ; il se perd.

J’entre sous les Procuraties éclairées par les lampes bleues. Je suis surpris d’entendre une famille nombreuse parler de choses usuelles, avec la stupidité pesante de gens qui viennent de faire bombance. Sont-ils vivants ? Sont-ils morts ? Je les dépasse. Ils deviennent des ombres.

Au delà du pont Saint-Moïse, comme je pense, avec un frisson, qu’il va me falloir passer devant la ruelle de la cour Michel, j’aperçois quelqu’un qui marche à mes côtés sans bruit, comme s’il avait les pieds nus.

C’est quelqu’un qui a la taille de mon compagnon, sa minceur, son allure.

Il porte un vêtement neutre, indéfinissable, de couleur grisâtre, avec une casquette également grisâtre.

Il est silencieux, d’un silence singulier, comme s’il n’y avait en lui ni voix, ni souffle.

Il marche sans talons, sans chaussures ou sandales.

J’ai une sensation instinctive de terreur. Je ralentis le pas. Je le vois devant moi.

L’allure est celle de mon compagnon. Un peu après, il se retrouve à mes côtés, là devant le passage qui conduit à la cour Michel. La rue est déserte.

J’allume ma lampe au tournant et je ralentis le pas. Je réussis à me tenir à deux ou trois mètres de distance. Il ne se retourne jamais. Son pas est si paisible et si étrange que les rares passants le regardent en s’arrêtant un peu.

Nous sommes à Sainte-Marie-du-Lys. Le brouillard pénètre dans la bouche, emplit les poumons. Vers le Grand Canal, il flotte et s’épaissit.

L’inconnu devient plus gris, plus ténu ; il se fait ombre.

Alors je presse le pas pour ne pas le perdre.

Sous la maison où, le soir, on entend toujours un piano, sous la maison où se trouve l’antiquaire, il disparaît soudain.

Il n’est pas tombé dans le canal, il n’a point passé le pont, il n’est pas entré dans une porte. Portes et boutiques sont fermées. Je les explore avec ma lampe. Je reviens sur mes pas pour m’en assurer.

Puis j’escalade le pont et cours dans la calle, pour m’assurer que je ne me suis pas trompé et qu’il n’est plus devant moi.

La calle est déserte. Déserte aussi la place Saint-Maurice.

Je le retrouverai peut-être dans la très étroite calle qui conduit à la Casa Rossa ? Mon cœur tremble. Un flocon de brouillard me frôle la joue. Un troupeau d’ivrognes hurle là-bas au fond du traghetto.

Je revis les jours funèbres, heure par heure, instant par instant. Avec mes yeux bandés, je cherche à voir. Avec mon front qui me fait mal, je cherche à comprendre.

Ce qui est arrivé me semble inique.

Nous connaissions le péril auquel nous nous étions voués avec une liberté qui ne se révélait qu’à nous-mêmes par quelque sourire furtif. Nous savions que notre entreprise était désespérée et nous n’avions aucun désir d’échapper à notre beau destin.

Dans les derniers jours, les figures de notre existence se dessinaient, grandies, sur le sombre horizon marin. La mélancolie énergique de l’adieu augmentait le prix de chaque heure écoulée.


Le couple viril, le couple de bataille, ressuscité par la création de l’aile humaine, pilote et combattant, arme de hauteur, arme céleste, maniée par une seule volonté, comme la double lance du jeune Grec.

Le compagnon, c’est le compagnon.

Il n’est pas aujourd’hui de plus noble lien que ce pacte tacite qui fait de deux vies et de deux ailes une seule rapidité, une seule prouesse, une seule mort.

Le plus secret frisson de l’amour inexprimé ne vaut pas certains regards qui, aux heures légères, raffermissent entre les deux compagnons la fidélité à l’idée, la gravité de la résolution, le sacrifice muet du lendemain.

Or la mort qui devait prendre les deux n’en prit qu’un, un seul, contre le pacte, contre l’offrande, contre la justice, contre la gloire.

A la cime de la gloire, pour le couple ailé, il y a l’holocauste : le sacrifice dans lequel se consume toute la victime.

Le destin du feu est leur vrai destin.

Leur aile grondante devient leur bûcher flamboyant.

Comme dans la huitième bouge dantesque, ils sont deux « au milieu d’un seul feu, » mais le feu n’est pas divisé. Ils ne parlèrent point là-haut ; ils n’eurent pas besoin de l’oraison brève pour être hardis ; et ils ne parlèrent point dans les croulements de la flamme.

De même que le vol était un silence bleu mesuré par le chant rythmique de la combustion, ainsi l’holocauste se résout en un noir silence.

La nécessité héroïque pour le couple ailé, quand il est vaincu, c’est la destruction totale par le feu.

De celui qui se rend prisonnier et livre son aile, on peut dire en vérité qu’il pèche contre la patrie, contre l’âme et contre le ciel. Infortuné ou honni, il perd tous ses droits à la gloire.

Heureux le couple héroïque dont les restes méconnaissables se mêlent sur la civière comme des tisons fumants !


Les grands jets de lumière se succèdent avec une rapidité spasmodique comme en cette nuit d’août, quand nous allions ensemble, pareils à deux aveugles, serrés l’un contre l’autre, le long de la Riva qu’inondait l’averse, blessés par le tranchant des éclairs ininterrompus chaque fois que nous entr’ouvrions les paupières.

Je demande une trêve, afin de fixer son visage tel que je le vis pour la dernière fois.

Comment m’éveillai-je ce matin-là ? Quel fut le songe qui accompagna mon âme au seuil de la lumière ?

Comme les arbres exposés aux rayons du couchant, les actions projettent derrière elles une ombre que personne ne mesure.

Me voici levé, habillé ; j’ai mon manteau, j’ai mon courage de chaque matin. Rien ne m’attache à la maison. Cette maison est moins qu’une tente passagère. Je suis libre avec mon dessein, et mon dessein est tout pour moi.

Je sors. Cette petite maison a une porte de fer qui se referme d’un seul coup.

Bora[3]. Pluie. Le canal n’est qu’un ululement.


20 décembre.

Le canot de Saint-André ronfle contre la rive. J’emporte avec moi les valises et le sac des messages.

La lagune agitée.

L’eau qui gicle.

Le mécanicien de Sicile avec qui je cause.

Arrivée à Saint-André. Beppino m’attend. Il a son uniforme neuf, sa vareuse bleue à boutons d’or et des culottes dans des guêtres. Etrange sensation. Mon regard de myope ne le reconnaît pas tout de suite. Quelque chose d’indéfinissable flotte à cet instant entre lui et moi.

Je descends à terre en traversant les barques pontées. Il m’accompagne, avec cette gentillesse presque déférente qu’il a toujours conservée même dans notre familiarité, le long de la rive boueuse où le vent souffle plus violemment.

Nous entrons dans la maison de bois.

Le corridor très chaud.

Le poêle qui brûle, rouge.

Il me conduit dans son bureau, il me montre le gui qu’on lui a envoyé et qu’il veut emporter sur notre appareil pour nous porter chance. Il fait mettre de côté les valises et le sac.

C’est l’heure du déjeuner.

Les trois officiers français viennent à notre table.

Des fleurs, des plats spéciaux, de la recherche, tout en mon honneur.

Je m’asseois à côté de mon compagnon.

Conversation générale. On parle du mystère, du monde occulte, et puis de la chance, des talismans, des fétiches, des maléfices. Beppino écoute ; il dit de temps en temps une parole fraîche, originale, profonde.

Nous nous levons pour prendre le café. Il me montre quelques gravures amusantes qui doivent décorer le corridor.

Sont avec nous Manfred Gravina, Louis Bresciani, Albert Blanc.

On parle de l’appareil inventé par Louis Bresciani.

Le type de ce jeune Véronais : blond, fluet, pâle, avec de courts favoris, une bouche délicate, des yeux clairs, un air de petit officier anglais du temps d’Horace Nelson.

Beppino s’amuse à taquiner Albert Blanc, fabricant de bombes incendiaires et de télémètres.

Il est deux heures. Il faut partir. Le canot est prêt.

Le chat noir se cache sous le divan. Pendant le déjeuner, il a mangé dans son écuelle avec un tel plaisir que sa queue s’agitait comme au temps où les chats sont en amour.


Nous nous levons pour sortir. Beppino m’accompagne. C’est lui qui est de garde ce soir. Nous parlons de la solitude, du repos qu’il y a dans la solitude.

Il se couchera de bonne heure, il dormira longtemps. Nous aussi, Renée et moi, nous serons seuls ; nous n’acceptons pas l’invitation d’Albert au cabaret, puisque notre ami ne peut venir.

A travers les barques, toujours accompagné par lui, je descends dans un canot avec Manfred, avec Albert, avec Louis Bresciani, qui paraît soucieux.

Beppino est content de venir dîner demain avec moi, dernier repas avant le vol sans retour...

« Ça, mon frère, soupons et trinquons ! Nous ne serons demain qu’un festin pour les poissons... » Ses yeux rient avec une allégresse enfantine.

Nous nous disons adieu. Il est sur le bord de la barque et me regarde.

Je me retourne deux ou trois fois pour le saluer de la main. Il disparaît.


Il fait froid ; il bruine ; le vent souffle. Je suis enveloppé dans mon grand manteau gris.

La lagune est jaunâtre, agitée. Passe une barque noire à voile rousse.

Je garde le silence, tandis que mes amis parlent. Ils parlent de lui.

Une flambée de gaîté presque tendre, tant nous l’aimons, tant nous goûtons sa grâce bizarre ! L’humidité cendrée éteint le rire et la plaisanterie.

De grands murs. D’énormes engins.

Nous entrons dans l’Arsenal. Louis Bresciani va travailler à son hydravion de bataille. Manfred Gravina retourne à l’Amirauté. La volonté brille à travers la mélancolie de l’instant qui n’est plus.


Tristesse morne. La vie se rompt à l’improviste, comme une corde tendue. Difficulté de la renouer.

Renée aussi est triste. Je décide d’aller diner avec Albert pour la distraire. Elle aussi regrette l’absence de notre ami. Il semble que pour nous il n’y a plus, à présent, de plaisir sans lui.

J’écris à Cinerina pour lui dire de venir.

Renée va s’habiller.

Nous sortons vers huit heures, dans l’obscurité, en nous tenant par la main.

Très mauvais diner, conversation languissante.

Nous refusons le café, pour l’aller prendre au cabaret des Baretteri. Nous nous acheminons dans le noir, mélancoliquement.

Après quelques instants, nous commençons à apercevoir le clair de lune. Par le portique, nous débouchons sur la Place, nous entrons dans l’enchantement.

La lune est presque pleine. L’air est froid.

La Merceria se fait sombre, étroite et encombrée. Avant de parvenir au pont des Baretteri, nous sentons le parfum excitant du café, comme on le sent aux abords de certains petits cafés arabes.

Nous montons les degrés ; nous entrons. La fille rousse semble chercher des yeux Beppino, le compagnon habituel, qui n’est point là

Nous prenons le café debout. Albert boit le verre de cédrat qui paraît le dérider.

Quand nous sortons, Manfred et Renée vont devant.

Le quai des Esclavons est blanc de lune. Du café Oriental, à travers les portes closes, nous parvient un son d’instruments à cordes.

Nous accompagnons Manfred Gravina jusqu’à l’Arsenal. Nous allons regarder les lions envoyés en offrande à la Patrie par François Morosini, le conquérant de la Morée. Nous nous attardons à chercher lequel est le plus beau.

Nous nous séparons. Nous repassons le pont.

Nous accompagnons Renée à l’hôtel. Nous sommes tristes comme après une soirée perdue.

Je rentre seul.

Je m’arrête, comme toujours, devant Sainte-Marie-du-Lys et je touche le bas-relief de Zara.

Je pense à mon ami qui est seul, là-bas, de garde, à Saint-André.


21 décembre.

Nuit agitée. Réveillé à trois heures sans pouvoir me rendormir. Je lis jusqu’à cinq heures. Puis je m’endors d’un sommeil sans profondeur.

Par les fenêtres, je vois le soleil qui frappe mon oreiller.

Une journée claire et sans vent : admirable pour entreprendre le grand vol.

Une angoisse obscure est dans mon cœur. J’enrage de perdre cette journée inespérée. Ma pensée se tourne sans cesse vers Saint-André.

Survient Renée.

Je suis si anxieux et taciturne qu’elle me demande : « Qu’as-tu ? « Je ne sais que répondre.

Il est midi moins quelques minutes. Le ciel est bleu. Je regarde les plantes du jardin : le vent est faible. J’entends le ronflement d’un avion qui passe au-dessus du Grand Canal.

Pourquoi tant d’ombre s’épaissit-elle dans mon cœur ? Suis-je malade ?

Nous descendons pour déjeuner. Je ne parle pas. Je suis sous l’empire de l’idée fixe. Je mange machinalement.

Renée a disposé les fleurs dans les vases : des roses rouges, des jonquilles, des violettes, des œillets.

Beppino a promis de venir diner ce soir. Elle sourit. Nous ne serons que nous trois, suivant la douce habitude.

Je n’ai aucune envie d’aller poser pour mon portrait dans l’atelier des Zattere : mais Cinerina m’attend. C’est peut-être ma dernière image. Renée veut m’accompagner. Nous sortons.

Tiédeur printanière sur la rive claire.

Les torpilleurs gris à l’ancre.

Les trois numéros écrits à la craie sur la porte rouge de la maison où se trouve l’atelier : 41, 5, 9.

Renée me laisse là et revient sur ses pas. Je monte.

Je ne sais pas dissimuler mon humeur noire. Cinerina est là ; elle n’a que des yeux et un menton , ce n’est plus une femme, mais une volonté d’art, avec sa tunique de toile blanche, avec ses sobres pinceaux en mains. Je prends la pose, rêveur. Je n’écoute pas les choses qu’elle dit pour le plaisir de bavarder. Un temps passe indéfini, certainement bref.

Quelqu’un monte les escaliers de bois ; nous l’entendons frapper à la porte, m’appeler.

C’est la voix de Renée. J’ouvre.

Renée est pâle et bouleversée.

— Viens, il est arrivé un malheur.

— Quel malheur ?... Miraglia ?

Tout de suite j’ai pensé à lui.

— Descends, Genua est en bas. Il te dira...

Je descends, le cœur palpitant. Je trouve Genua sur le seuil, tout ému. Il me raconte qu’il vient d’apprendre par les téléphones des belvédères de défense que l’avion monté par Joseph Miraglia s’est abîmé dans la mer et que le pilote est grièvement blessé. Le mécanicien Georges Fracassini, notre cher Fracassini, n’est pas retrouvé ! Peut-être est-il allé au fond.

Je remonte en courant, je prends congé de Cinerina qui s’agite. Je redescends.

Genua, Renée et moi, nous nous mettons à courir sur les Zattere à la recherche d’une gondole, d’une embarcation quelconque.

Miraglia a été transporté à l’hôpital de la Marine. J’interroge sans cesse Genua pour savoir la vérité vraie.

Les jambes me manquent. Ma langue s’embarrasse. Je laisse Renée sur la place Saint-Maurice. Je poursuis par la rue du 22-Mars. Je passe devant la maison de Beppino, à l’entrée de la cour Michel. Les gens me regardent. Je ne sais plus dominer mon horrible anxiété.

Nous rencontrons un matelot qui presse le pas. Genua l’arrête. Je n’entends pas ce qu’il lui dit. Je comprends que le corps a été transporté à l’hôpital Sainte-Anne.

Le corps !... Il est mort.

Genua me soutient.

Je me mets à courir, à la recherche d’un moyen quelconque de me rendre là-bas et d’échapper à la curiosité des passants. Le matelot nous rejoint et nous offre un canot qui attend à Sainte-Marie-du-Lys. Nous y allons.

Le bassin de Saint-Marc, bleu.

Le ciel, partout.

Stupeur, désespoir.

Le voile immobile des larmes.

Silence.

Le battement du moteur.

Voici les jardins.

On tourne dans le canal.

A droite, la berge avec les arbres nus, quelque chose de funèbre et de lointain.

Devant nous, dans le ciel bas, à proximité de son hangar, la forme stupide d’un ballon, couleur d’argent.

Il est trois heures de l’après-midi, à peu près.

Nous arrivons. Je saute sur l’embarcadère. J’entre.

Je demande Joseph Miraglia à l’officier de garde. On m’indique une porte. J’entre.

Sur un lit à roulettes est étendu le cadavre

La tête bandée.

La bouche serrée.

L’œil droit blessé, livide.

La mâchoire droite fracassée ; l’enflure commence.

Le visage olivâtre ; une expression de sérénité insolite.

La lèvre supérieure un peu saillante, un peu enflée.

Des tampons d’ouate dans les narines.

L’aspect d’un prince indien au turban blanc.

Les mains jointes sur la poitrine, jaunâtres.

Ses deux pieds enveloppés de gaze blanche.

Le pied droit est cassé. Le pouce d’une main est cassé. Une jambe est cassée. Plusieurs côtes sont cassées.

Il a sa vareuse bleue à boutons d’or, celle d’hier.

On veut m’entrainer dehors. Je refuse. Je reste à genoux. Je prie qu’on me laisse seul.

Quand je suis seul, je me penche sur le mort, je l’appelle plusieurs fois. Mes larmes pleuvent sur son visage. Il ne répond pas ; il ne bouge pas.

Je retombe à genoux.

Les rumeurs du jour.

Halètement des canots à pétrole sur le rio.

Le bruit sourd des pas sur le ponton.

Un matelot entre avec un faisceau de cierges : il met les quatre cierges aux angles du lit.

Entre Louis Bologna, entre Charles della Rocca. Je ne peux me remuer, je ne peux me lever.

Quelqu’un dépose aux pieds du cadavre un bouquet de fleurs. Je crois reconnaître Silvio Montanarella, notre plus jeune aviateur.

Entrent deux matelots, baïonnette au canon ; ils se placent à la tête du lit ; ils se tiennent immobiles.

Un autre marin suspend au mur du fond, contre la fenêtre, le grand pavillon d’un navire de guerre.

Un drapeau est déployé au chevet.

Après un temps que j’ignore, un autre matelot survient, portant un autre faisceau de cierges et ouvre la porte qui s’encadre dans le mur, en face de moi.

J’entends un bruit de pas. Deux marins portent sur une civière le cadavre de Georges Fracassini, retrouvé deux heures plus tard, au milieu des toiles déchirées et des fils entortillés, tandis que l’on transportait à Saint-André les débris de l’appareil.

Ils franchissent le seuil ; ils le déposent dans l’autre chambre.

Je me relève pour l’aller voir. Je me penche sur lui.

Il a l’air de dormir. Son visage est paisible, sévère. Il porte son vêtement de cuir brun.

On dirait un moine qui s’est béatifié dans le trépas. Ce visage mâle, presque toujours luisant et ruisselant de sueur, aux yeux clairs et hardis, au front dénudé, au nez crochu, s’est apaisé et ennobli. Véritablement il repose.

Je rentre dans la chambre voisine, et je trouve le corps de mon compagnon recouvert du drap noir portant la croix d’or.

Son visage aussi est couvert de gaze.

Un marin va pour enlever le drapeau du chevet et le remplacer par un fanion de la Croix-Rouge. Je l’en empêche.

Entre Humbert Cagni, accompagné d’autres officiers. Je l’entrevois à travers mes yeux brûlés. Il s’approche, découvre le visage du mort, murmure je ne sais quoi. Il va regarder aussi le mécanicien. Puis il s’approche de moi qui suis adossé au mur et m’efforce de dominer mon horreur. Il me prend la main, il me la serre, en disant d’une voix rude, soldatesque, presque violente : « Bonjour ! « Il s’en va.

Les explosions du moteur. Le canot qui s’éloigne.

Voici Manfred Gravina ; voici Albert Blanc. Je ne bouge pas. Un marin glisse sous mes genoux un coussin noir, le coussin du prie-dieu.

La nuit est venue. J’entends le premier cri des belvédères : « Bonne garde, là-haut ! « Je pense à Renée, je pense aux fleurs qu’elle a mises dans nos vases pour lui.

Je me lève. Je sors sur le ponton.

La lune d’or resplendit dans le ciel, basse, en face de moi.

Je descends dans le canot ; je repasse par le canal.

Le mur des jardins ; la berge aux arbres dépouillés ; le hangar du ballon.

Genua m’accompagne, pour prendre les paquets que j’avais préparés et pour les remettre à Albert Blanc qui devait les porter à Rome.

J’ai avec moi la mort, l’odeur de la mort. Renée m’attend : elle sait tout. Nous nous embrassons en pleurant. Elle veut l’aller voir.

J’entre dans la salle à manger pour prendre les fleurs. Il y a trois couverts. Je recueille toutes les fleurs de tous les vases.

Je les emporte avec moi en une seule gerbe.

Je rentre dans la chambre mortuaire.

Les cierges brûlent. Leurs flammes vacillent, reflétées par les lames des baïonnettes. Les deux matelots montent la garde, immobiles.

Je dispose les fleurs aux côtés du cadavre : je sens la forme de ses flancs, de ses jambes.

Je pose les jonquilles blanches sur le rouge et sur le vert du drapeau.

Je découvre le pauvre visage. La joue droite s’enfle et noircit. La bouche semble fermée.

La réalité par instants m’échappe. Je réfléchis. Je ferme les yeux. Je l’imagine vivant comme hier ; puis je regarde et je le vois inerte, exsangue. Est-ce vrai ?

La veillée commence.

En face de moi est la porte de l’autre chambre mortuaire où est étendu Georges Fracassini, illuminée, avec un vacillement d’ombres.

Les deux marins immobiles ; le luisant rigide des baïonnettes nues.

Le clapotement du canal, sous la fenêtre.

Le cri des belvédères.

On entend ronfler le moteur du canot. Puis tout retombe dans le silence.


Vers minuit, arrive le commandant Jules Valli. Il s’asseoit à côté de moi. Il me parle du mort.

Regrets, remords affectueux.

Il avoue que l’on a demandé aux forces de Joseph Miraglia tout ce qu’elles pouvaient donner, et au delà

Aux premiers jours de la guerre, seul, avec un misérable appareil, et un vieux pistolet Mauser, il volait contre l’ennemi, il défendait Venise, il explorait Pola !

Il me parle de la confiance que l’aviateur avait en moi et de celle qu’il m’inspirait. Joseph Miraglia, deux jours plus tôt, lui avait dit : « Si je proposais à Gabriele d’Annunzio de voler au-dessus de Vienne, il répondrait simplement : «  Allons ! «  il s’asseoirait sur ce siège et il ne se retournerait plus. »

Le commandant exprime son regret devant ce couple détruit, qui avait de si grands desseins et qui était capable de les exécuter. Puis il parle de la bonté de l’homme.

Ma douleur reçoit, roule, engloutit comme un tourbillon ses paroles mesurées.

Jules Valli est un homme fin, un philosophe tempéré d’ironie, indulgent, énergique et souple, fait pour comprendre et pour apprécier une nature comme celle de Joseph Miraglia.

Vers deux heures du matin, il s’en va. J’envoie Louis Bologna et Charles Della Rocca se reposer. Silvio Montanarella doit venir à quatre heures.

Je suis à bout de forces. Charles descend, dans son sarrau noir, et me prie d’aller prendre un peu de repos. Je m’y refuse.

Les marins de garde sont remplacés, toutes les deux heures. Ils sont presque tous beaux, grands, sévères, avec une expression très noble de douleur. Ils portent la ceinture de cuir, la cartouchière. Ils sont vêtus de bleu sombre, avec le grand col d’azur clair et le béret de drap.

Cinq heures sonnent. Le belvédère voisin a crié, d’autres répondent dans le lointain.

Le clapotement continue.

J’ai les pieds gelés sur le carrelage nu. J’ai de la glace dans tous les os.


Je rentre chez moi, à bout de forces. Je me déshabille. Mon uniforme, me semble-t-il, a une odeur de mort. La même odeur est dans mon linge. J’enlève tout. J’entre dans le bain chaud. Quelque chose du cadavre est-il en moi ? Je me demande soudain si l’on a lavé le corps blessé avant de le revêtir.

Sentiment de désert, de désolation dans la maison.

Souvenirs de la vie légère.

Son plaisir délicat devant mon petit Watteau. Son sourire de mandarin quand je lui disais une image concise d’un poète de l’Extrême-Orient.

Renée survient. Elle est pâle. Elle n’a pas dormi. Elle m’interroge. Je lui raconte...

Il faut que je retourne à Sainte-Anne pour midi. Je commande une couronne, quelques gerbes de roses.

Renée veut venir avec moi.

Nous ne mangeons presque rien. Le canot est à quai. Nous partons.

Venise en cendres. La mort partout.

Les mouettes par bandes sur le bassin. Leur rire bas à la fleur de l’eau morne.

Renée porte une gerbe de roses rouges, liée avec un ruban bleu.

Silence.

Je lui recommande de se contenir. Elle me regarde avec deux yeux courageux.

Nous sommes au débarcadère. Nous descendons. Aucun officier de garde n’est là

Renée dépose aux pieds du cadavre les roses, s’agenouille, prie, le visage entre ses mains jointes. Elle ne pleure pas.

Après quelques minutes angoissées, je la secoue, je la reconduis. Elle repart seule. Je reste.

Vingt-quatre heures sont passées depuis l’heure de la mort.

Deux marins apportent ma couronne de roses blanches et rouges. Je la place près de sa tête. Je place aussi, près de sa joue droite, la gerbe de Renée.



23 décembre.

C’est le matin désigné pour le grand vol : un matin glorieux. Pas un souffle de vent. La lagune n’a pas une ride. Le ciel est immaculé.

S’il était vivant, à cette heure-ci on se préparerait ; nous revêtirions nos pelisses, nous vérifierions nos armes, nous passerions nos camails de laine, nos chaussons de fourrure. Nous serions joyeux, actifs, confiants. Georges serait là et préparerait tout sur nos sièges. Le sac des messages serait déjà placé sous le coffre du moteur, comme celui de Trieste.

J’entre dans la chambre mortuaire.

Ange Belloni est là Une tête triangulaire, un vaste front, de grands yeux, perçants comme ceux des faucons, sans battements.

Nous nous serrons les mains.

La pièce est déjà remplie de couronnes, posées sur des tréteaux.

Des formes sans beauté.

La forme pure de la couronne est altérée.

Stupidité des couronnes funéraires composées par des fleuristes prétentieux. Il y en a une qui est fausse, en porcelaine et en zinc.

Les ombres des couronnes tremblent sur le mur. Les petites flammes des cierges vacillent en se reflétant sur les baïonnettes.

Ange Belloni s’asseoit à côté de moi.

C’est un grand et sincère ami du mort. Il me parle de lui. Comme il le connaît !

Tendresse des amitiés juvéniles.

Il imite certaines de ses façons, il raconte certaines de ses petites manies.

Il loue spécialement sa bonté profonde, secrète, pudique. Il cite exemple sur exemple.

Il me dit, lui aussi, combien il m’aimait.

Nous suffoquons dans l’odeur asphyxiante des fleurs, des cierges, de la mort. La saveur atroce est sur la langue. Nous sortons, nous voyons par la porte vitrée qu’il fait grand jour ! Combien d’heures sont passées ?

C’est le jour, le jour du grand vol. Il est bientôt huit heures. A cette heure-ci, nous serions déjà en train de voler vers Ancône. Nous aurions déjà dépassé le grand Cap ; nous serions au delà de toute misère, au delà de cette vie, au delà de nous-mêmes.

Je sors sur l’embarcadère.

Le soleil rouge à fleur d’eau. Le ciel pur. Le soleil jeune et fort, le soleil qui s’élance, qui aspire au zénith.

La lagune est d’une soie changeante comme l’opale. Le campanile incliné de saint Pierre semble de nacre.

Anxiété, regret, fin de tout.

Je rentre dans la chambre.

Je suis offensé par les formes stupides des couronnes sur leurs supports de roseaux, par les larges rubans inertes, pendant avec des lettres dorées. Seules les roses de Renée semblent vivantes et sensibles. Seuls les gros bouquets de violettes sombres semblent dignes de la mort.

Je n’y tiens plus. Je m’en vais à pied, par le quai. Dans le canal se reflète la maison rouge aux dix cheminées. La vie déjà reprend, misérable et bavarde. Les gens regardent mon visage pâle de survivant.

Je vais à l’Arsenal. L’Amiral me reçoit tout de suite. Mon cœur a sursauté. Le style de guerre commandait de remplacer l’homme tombé, et de tenter l’entreprise, ce matin, au jour dit. C’était la meilleure manière d’honorer le héros mort.

En face de cette haute et sévère conscience, j’expose brièvement la nécessité de ne pas renoncer au grand vol. Il comprend ; il consent. Il me déclare qu’il appuiera l’expédition, comme il l’a promis. Il me conseille de m’entendre avec le pilote qui me semblera digne de remplacer le disparu. Il est simple, rude, franc. Déjà je l’admirais. Désormais je l’aime.

On parle de la mise en bière, des funérailles. Bientôt quarante-huit heures seront écoulées. On décide que le cadavre sera scellé aujourd’hui à quatre heures de l’après-midi.

Je prends congé. Je rentre chez moi.

Le jour est si beau qu’il me semble n’en avoir jamais vu un plus beau. Le 23 décembre, notre jour !

Le Destin non seulement a tué d’un coup mon compagnon, mais encore, par dérision, a tiré du fond de la mer un matin de gloire. Le soleil monte avec je ne sais quelle insolite vigueur qui peut-être semble extraordinaire à mon extrême fatigue.


Je rencontre un de nos bons camarades, un jeune pilote qui a déjà donné de belles preuves d’audace. Je l’emmène à l’écart, je le conduis sur le ponton de l’embarcadère et je lui parle. Je lui demande s’il veut prendre la place du disparu, dans l’expédition dalmate.

Il hésite. Il finit par dire qu’il croit fermement qu’il n’y a aucune chance de succès ; mais, en bon soldat, il obéira s’il reçoit un ordre net.

Il ajoute : « Un seul moteur. Un appareil traître. Environ neuf heures de vol. On est sûr de tomber et de rester en mer. Il n’y a pas à compter sur le secours des torpilleurs. Moi, du reste, je suis habitué à passer des heures et des heures dans l’eau. — Et moi, je m’habitue vite à tout, » lui répliqué-je, retrouvant pour un instant mon sourire.

L’ardeur dissimulée de mon compagnon perdu m’enveloppe. Je revois ses mains au volant, ses yeux verdâtres derrière les verres du masque. Et je sens que je ne retrouverai peut-être jamais plus mon égal dans l’amour du hasard.

Nous décidons d’en parler au commandant Valli. Devant mon visage résolu, le jeune homme se reprend et m’assure qu’il sera heureux de tenter avec moi le vol si l’on juge nécessaire de le tenter. Mais un de ses compagnons, survenu, ravive le débat, estimant que la réalisation de ce vol serait une offense à la mémoire du mort.


Le soir est d’opale, d’or et d’ambre. L’horizon est gemmé comme une longue rangée de trônes.

Puis cette richesse se voile et se refroidit. Le ciel et la lagune sont deux suavités glacées.

S’il y a une douceur qui blesse, c’est bien celle-ci...

Je rentre. Je vois emporter les couronnes. Les matelots sont en train de vider la chambre funèbre.

Par terre, auprès du lit, j’aperçois le cercueil ouvert. Le couvercle est appuyé au mur, verticalement.

Le cœur me tremble si fort que je m’appuie à l’épaule de Louis Bresciani ; mais il me semble que lui aussi aurait besoin d’être soutenu.

Je ressaisis mon courage, j’éloigne de moi quelqu’un qui fait le geste de m’entrainer dehors. Je suis résolu à ne pas abandonner mon ami, jusqu’au dernier instant. Je reste debout, silencieux.

La chambre, à présent, est vide. Les marins l’ont débarrassée de toutes les couronnes. Les cierges sont déplacés. De mes fleurs, qui étaient sur le drap noir, je laisse emporter les premières et les dernières, à part le bouquet de roses blanches au ruban blanc.

Le cercueil ouvert est sur le carrelage, parallèlement au lit. Il est doublé de plomb ; il repose sur des pieds dorés.

Je me tiens le menton pour empêcher mes dents de claquer.

Les quatre matelots soulèvent le suaire.

Seul je m’avance, je m’agenouille, je regarde le cadavre, je dépose le bouquet de roses sur ses pauvres pieds brisés et enveloppés.

J’ai le courage d’effleurer les mains avec mes lèvres.

Je me relève suffoquant ; je me retourne, je reviens vers Louis qui n’a plus de couleur, qui a une bouche convulsée de petit enfant. J’incline le visage sur son épaule en sanglotant.

Le couvercle de bois est appliqué à sa place, pressé, ajusté Un des hommes enfonce et tourne les vis.

Sur le couvercle il y a une croix dorée et une plaque de cuivre gravée.

Je me penche pour lire la plaque gravée : le nom et deux dates. Il naquit le jour du solstice d’été, 21 juin 1883 : il mourut le jour du solstice d’hiver, 21 décembre 1915, à trente-deux ans et six mois.



24 décembre.

Sur le quai de Sainte-Anne, une foule de femmes du peuple qui se presse contre les grilles de l’hôpital.

Des visages douloureux de Maries, des visages travaillés par la fatigue et par le malheur, des visages de pitié.

Des enfants malingres qui ne sont que des yeux, sordides, tristes.

L’eau du canal, malade.

La maison rougeâtre avec ses dix cheminées à entonnoir.

Un ciel gris, humide, froid.

Quand je passe le seuil de la chapelle, je ne vois plus rien, à part les deux catafalques entre des murailles de couronnes.

Les cierges de l’autel sont allumés.

Quelqu’un me dit : « Voici son frère. » Je vois son frère, petit comme lui, avec un visage osseux et énergique, avec une courte barbe noire.

Il a un mouvement continu et convulsif dans la mâchoire, comme s’il mâchait quelque chose d’atrocement amer.

Il vient de Valona, du commandement d’une escadrille de torpilleurs. Il a quitté sa croisière nocturne et diurne, pour accourir. Il trouve le cercueil fermé, le catafalque drapé. Il apporte avec lui le souffle de la guerre, l’odeur verte de la basse Adriatique, quelque chose du pont d’un torpilleur de chasse, quelque chose du sillage d’une torpille bien dirigée. C’est un homme.

Je n’ai pas envie de dire un mot. J’ai les dents serrées. Je passe devant un groupe d’officiers. Je vais m’agenouiller seul, à côté du cercueil, près de l’endroit où repose sa tête.

Nous sommes encore une fois seuls, seuls comme dans la carlingue en plein vol. Tous les autres me semblent étrangers, même son frère. Nous sommes seuls.

Le prêtre dit la messe funèbre. Du fond de la chapelle monte une prière murmurée par des marins, un chœur de chuchotements rauques.

Toutefois, mon ami est là. Quand la cérémonie se termine, je sens qu’il y a encore plusieurs degrés à franchir dans la séparation.

Maintenant il est là encore à moi. Je vois les roses blanches sur ses pieds enveloppés.

Mais quatre marins s’avancent pour soulever le cercueil, à l’aide de larges courroies. Ils l’emportent.

Mon cœur se serre, convulsé. Le mort s’éloigne, un peu plus.

D’un mouvement instinctif, je m’approche et je passe les mains sous le cercueil : je le sens peser. Le drap noir me couvre les bras jusqu’au coude.

Je vais, sans rien voir d’autre que le noir et l’or et les fleurs. Les fleurs de Renée sont là avec leur ruban bleu clair, mêlées aux miennes.

On va. On va. On sent la présence de l’eau. Nous passons sur un pont de planches. Derrière moi vient l’autre cercueil, qui nous suit.

Le canot paré de noir et d’argent, avec son gouvernail recouvert d’un drap, est contre l’embarcadère. Je suis sur le bord. Le cercueil vacille, m’échappe. Je ne le touche plus. Je ferme les yeux.

Les marins le descendent dans le canot, le posent là les pieds tournés vers l’avant. L’autre cercueil est placé à côté.

Puis des couronnes, des couronnes, des couronnes, l’une sur l’autre. C’est comme un songe, c’est comme un spectacle, c’est comme une figure de ballet.

Sous le ciel gris, le jaune crie, le rouge hurle. Passent, passent, toujours portées par des marins, des couronnes sans nombre.

Elles passent, elles s’embarquent, elles remplissent le canot funèbre, elles remplissent deux autres barques.

On dirait la fête de Juin, quand les péottes s’en viennent des îles avec leur charge de fleurs et de fruits.

Encore, encore des couronnes !

C’est quelque chose d’antique et de païen. L’émerveillement arrête la douleur.

Les barques sont pleines. Les moteurs ronflent. Le cortège marin s’ébranle, passe sous le pont de bois couvert de gens qui regardent et s’apitoient.

Le peuple fait sa couronne compatissante sur l’arc du pont, en silence.

On navigue lentement, à travers les lagunes décolorées que fend le sillage pâle, le sillage de la mort, le long du chenal indiqué par des pieux.

Les eaux sont basses, les grèves apparaissent.

Voici les murs rougeâtres qui entourent l’île des morts.

Je me retourne pour regarder, là-bas, le Pavillon des Esprits, les jardins de Thomas Contarini, ces lieux de nos délices. (Soirs d’été, soirs de lune : gondoles pleines de femmes qui n’étaient pas à nous ; mélancolie et dédain.)

Nous atteignons la rive ; nous sommes sous un mur de briques rongées, que dépassent les cyprès.

On accoste.

C’est comme un songe d’outre-mer, d’outre-monde.

Je me retrouve sur les dalles de pierre.

Je marche de nouveau derrière le cercueil, de nouveau je le touche, je le reprends.

Au sortir de la chapelle, l’organisateur de la cérémonie, le commandant Valli, arrête les deux cercueils au milieu de la cour.

Je vois un carré d’hommes. Les suivants font le cercle. Je vois les amiraux, les généraux, les officiers, tête nue. Son frère est près de moi. Il se fait un grand silence. Qu’est-ce qu’on attend ?

Je regarde autour de moi, je vois des yeux tournés vers moi. Que va-t-on faire ?

Le commandant Valli s’approche de moi, et me demande si je veux parler.

Je crois que je suis encore plus pâle, car avec empressement on me dit : « Non ! Non ! si vous ne pouvez pas, si vous ne vous sentez pas la force de parler... »

Et il y a, autour de moi, un silence effrayant.

Le ciel gris s’abaisse sur ma tête, comme une chape de fer.

Et le silence semble éternel.

Je dois arracher les mots de mon cœur serré. Son frère me regarde. L’attention de tous est sur moi. C’est une attente angoissée qui s’accroit d’instant en instant.

Je fais un pas en avant ; puis je me tourne vers le cercueil.

Je ne vois pas l’autre cercueil ; j’oublie l’autre mort.

Je parle avec une voix qui me fait trembler dans toutes mes fibres et que je reconnais à peine.

Je vois, sur un visage, couler des larmes. Et ma parole se brise...

Quand la salle du dépôt est pleine de fleurs entassées, les gardiens la ferment. Je l’entends fermer derrière moi.

Le cortège retourne vers le quai, où les barques nous attendent.

Quelqu’un m’aborde et me montre un billet qu’un rameur, sur un sandal, vient de lui apporter du Pavillon des Esprits.

Rosalinde est là : elle est arrivée ce matin, à l’improviste. Elle est allée au Pavillon pour assister au passage de la barque mortuaire, au débarquement. Elle désire me voir, me parler. Elle me prie de venir la rejoindre.

Je ne peux. Je n’ai plus de forces. Je l’attendrai à la Casa Rossa, si elle peut venir avant son départ. Elle doit repartir à deux heures. Il est déjà midi.

Ma barque, au retour, côtoie les murs de Saint-Michel, rouges de brique avec leur base en pierre claire.

Je me rappelle une nuit d’été, une nuit d’août. Nous étions allés à Murano en gondole. Rosalinde était avec nous. La lagune était si phosphorescente que chaque coup de rame soulevait de longues flammes blanches. Et nous nous penchions pour regarder. Le menton des femmes nous apparaissait éclairé.

Le long des murs du cimetière, nous cessâmes de rire et de plaisanter.

On entendait la plongée mesurée des rames. Et sous ces murs funèbres la phosphorescence créait des anneaux et des guirlandes de lumière.

Une mélodie lumineuse entourait l’ile des morts.


Tandis que j’écris dans l’obscurité, ma pensée se brise et ma main s’arrête.

Alors la bande de papier que j’ai tournée, se relève et retombe sur mes doigts, sans bruit.

J’ai un frisson d’épouvante. Et je reste immobile, avec tout le corps roidi, n’osant plus tracer un seul signe dans les ténèbres.


GABRIELE D’ANNUNZIO.

Traduit par ANDRÉ DODERET.

  1. Copyright by G. D’Annunzio, 1922.
  2. La petite sirène, Renée, la fille du poète.
  3. Vent d’est-nord-est.