Nocturne (Gabriel d'Annunzio)/02

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Gabriel d’Annunzio
Nocturne (Gabriel d'Annunzio)
Revue des Deux Mondes7e période, tome 7 (p. 817-846).
NOCTURNE [1]

DEUXIÈME OFFRANDE [2]

Des visages, des visages, des visages, toutes les passions de tous les visages courent à travers mon œil blessé, innombrables, comme le sable chaud à travers le poing. Aucun ne s’arrête. Mais je les reconnais.

N’est-ce pas la foule romaine de mai, le soir du Capitole ? Enorme, ondoyante, hurlante.

Je sens ma pâleur brûler comme une flamme blanche. Il n’y a plus rien de moi en moi. Je suis comme le démon du tumulte, je suis comme le génie du peuple libre.

Ma constance de trente années, mon amour et ma charité pour « l’Italia Bella, » le courage de ma solitude, mon chant dans le désert, mon mépris de la méconnaissance et de l’injure, la patience de mon attente, l’inquiétude de mon exil se transforment en une seule masse de force ardente. Tout le passé conflue vers tout l’avenir. Je vis enfin mon Credo, en sang et en esprit. Je ne suis plus ivre de moi seul, mais de toute ma race.

Des visages, des visages, des visages formés dans la braise charnelle, imprimés dans du feu sanglant.

Le tumulte a le souffle d’une fournaise, le halètement d’un cratère vorace, la crépitation d’un incendie sauvage.

Ils entraînent et ils sont entraînés. Je monte pour couronner et je monte pour me couronner.

Un printemps épique me soulève et me ravit comme si toute cette antique pierre triomphale était émue par une sève de pourpre.

Les rixes des hirondelles rasent le cheval vert de Marc Aurèle qui, à chaque cri, semble prêt à désarçonner l’Empereur et à se cabrer vers le destin nouveau.

Le délire confus de la multitude devient une voix claire en moi.

Je parle. Chacun de mes mots retentit sous mon crâne comme répercuté par le métal concave. Chaque souffle force le cercle de ma poitrine. J’en souffre et je suis fier que ma joie soit mêlée de souffrance.

C’est comme la douleur d’une création, c’est comme l’angoisse d’une naissance. La foule hurle, en travail. La foule hurle et se tord pour enfanter son destin.

Au delà de la rampe recouverte de plomb, je vois mille et mille et mille visages, un visage seul : un visage de passion et d’attente, de volonté et de dévouement qui me brûle en pleine poitrine comme une plaie généreuse.

Semblable à une chanson de geste improvisée, ma parole se partage en larges laisses que la clameur complète et transporte.

Dominé par un cri plus haut que tous les autres, je m’arrête, je perds la voix. Il semble que le cri impérieux demande plus que la parole.

Une main inconnue pose devant moi, sur la rampe de plomb, une grande épée recourbée comme un cimeterre.

Je la prends et je la dégaine. Ce cri demandait ce geste. Il semble qu’un éclat de foudre passe sur tout le tumulte.

C’est l’épée de Nino Bixio, l’arme du héros tranchant, avec les noms des victoires inscrits sur la lame fourbie.

J’applique mes lèvres contre l’épée dégainée. Je ne sens point qu’elle est froide, parce que mes lèvres n’ont plus de sang. Tout mon sang brûle dans mon cœur.

Le nouveau silence du peuple est comme un tourbillon qui m’attire et qui me roule, comme un gouffre qui aspire et détruit ma vie.

Je jette ma vie, j’abandonne mon âme au délire. Les derniers mots sont comme ces coups que le fondeur donne avec le mandrin à l’ouverture, hardiment, pour faire couler dans la forme le métal liquéfié.

La foule est comme une coulée incandescente. Toutes les bouches de la forme sont ouvertes. Une statue gigantesque se fond.

Je me retourne. Je descends. Je vacille dans un léger vertige. La soif me dévore. Je demande en grâce une gorgée d’eau. Les femmes du peuple, pressées, m’entourent de pitié, tandis que j’attends. Une main rude me tend le verre d’eau lustrale. Je me désaltère et je me purifie. Je bois et je fais la libation qui précède le sacrifice.

Je descends. Je ne sais qui me porte. Tout est ardeur et clameur, création et ivresse, menace et victoire, sous un ciel étouffant de bataille où sifflent les flèches des hirondelles.

Nous souffrons d’être sans armes. Nous souffrons de ne pas combattre, de n’être pas changés en une ruée de légions rapides qui franchissent la frontière injuste.

Des jeunes gens échevelés, au visage fou, ruisselants de sueur comme après la lutte, se jettent contre les roues de ma voiture comme pour se briser. Des ouvriers noircis par les scories du travail, courbés par l’attention, déformés par l’effort, des ouvriers de tous métiers qui me semblent avoir tous manié le marteau, battu sur l’enclume le fer rouge, me tendent leurs mains fortes comme pour m’empoigner et pour me broyer dans leur amour soudain.

Des femmes du peuple, puissamment sculptées comme la mère des deux tribuns, du même geste me lancent une fleur et offrent un fils à la guerre.

Le bord d’un, drapeau me bande les yeux. C’est le drapeau rouge de Trieste. Je l’ai sans cesse sur la tête. Par instants, il ondoie, s’abaisse et me couvre. Avec mon angoisse je gonfle ses plis.

Je perçois, dans l’ombre rouge de ses plis, le premier tintement de la cloche Capitoline. Mon cœur se fend. Je me lève. La voiture s’arrête. La foule se tait. Ce n’est plus qu’une chaîne de vertèbres parcourue par un même frisson.

La cloche sonne à toute volée. Le grondement du bronze pénètre dans toutes les moelles. Un hurlement immense le domine. La guerre ! la guerre !

Sonne-t-elle du fond des siècles morts ? Sonne-t-elle du fond des siècles à venir ? Nous sommes emportés par la vingtième onde des siècles, — dix et dix, — par le second flot latin, le plus grand.

Elle annonce la guerre, la cloche du peuple. Ce n’est plus un éclat de bronze. C’est un éclat de feu rouge au sommet du ciel romain. La Patrie tout entière l’entend et se dresse.

La guerre ! La guerre ! La splendeur du couchant est vaincue par ces myriades d’yeux qui flamboient, par cette agitation de drapeaux et de menaces, par cette sublimation du peuple libre, possédé de nouveau par son vrai dieu.


Des visages, des visages, des visages, toutes les passions de tous les visages courent à travers mon œil blessé, innombrables, comme le sable chaud à travers le poing fermé.


Avoir une trêve, comme cette nuit-là après le tumulte !

J’étais à demi brûlé comme à présent. J’étais comme un de ces forgerons qui tout le jour travaillent à la forge, en colloque avec le feu traitable, et qui en sortent roussis et bronzés pour la taverne.

En me cherchant moi-même, je ne retrouvais que ma mélancolie. En cherchant mon silence, je ne retrouvais que ma musique.

Durant cette nuit de victoire, je m’acheminai, seul, vers l’Aventin, vers la colline de la Liberté, seul comme un amant solitaire. J’étais possédé par un amour sensuel de Rome, par un amour voluptueux de ma Rome, pareil à celui qui consuma les forces de ma jeunesse. J’avais respiré l’odeur de la multitude et j’étais avide de respirer la respiration secrète de ma Rome, après tant d’années d’éloignement, après tant de saisons de désirs et de regrets.

En gravissant la rue de Sainte-Sabine, je m’arrêtais de temps en temps, sous le faix de ma vie accru au delà de mes forces. Les cinq années perdues en terre lointaine pesaient sur mon âme, m’endolorissaient le cœur ; mais mon regret paraissait augmenter, sans limite, ma puissance de possession.

La rue déserte m’appartenait. J’étais seigneur de la colline. Je ne levais point les yeux au ciel pour ne point détruire mon amour d’ici-bas. Je ne voulais connaître de la nuit que ce lambeau qui était la robe sombre de Rome, sa robe sans étoiles.

Mais comme je parvenais sur la place étroite qui s’étend devant le prieuré de Malte, soudain une étoile silencieuse vacilla devant moi, scintilla à la hauteur de mes paupières.

Mon cœur bondissait, émerveille.

Mon cœur battait comme dans l’enfance, quand le regard vierge découvre pour la première fois une grâce mystérieuse de la terre.

C’était la première luciole.


Cette nuit le démon prend mon œil enflammé dans la paume de sa main et souffle dessus avec toute la force de ses joues gonflées.

Toutes les images s’embrasent.

Voici que la bataille lointaine de la Meuse entre dans mon incendie. Les bataillons ivres d’éther s’avancent comme ces lignes de pins ardentes appelées « contre-feux » dans ma Lande d’exil, troupeaux de flammes animales, et que je vis pousser en avant par les résiniers, à coups de grands rameaux verts.

Ils s’approchent au pas de course. Ils grandissent. Je les vois à travers les pieux et les ronces des réseaux. Je distingue une à une les faces des Bavarois convulsées par la fureur et par la terreur. Ils prennent feu comme des poignées d’étoupe.

Les charniers deviennent des bûchers. Ils ne se consument pas ; ils ne tombent pas en cendres. Ils brûlent, lentement, sans flamber, comme la tourbe.

Je reste toute la nuit étendu contre les fils barbelés qui barrent la colline. Je compte les cadavres.

Ils s’empêtrent dans les broussailles de fer ; ils s’écrasent dans l’enchevêtrement des fils rompus ; ils demeurent suspendus entre deux piquets, comme les larrons mal cloués aux croix ; ils se tordent comme les bêtes prises au lacs.

Ils n’ont pas de paupières, ils n’ont pas de lèvres. Je vois leurs yeux fixes et nus ; je vois leurs dents fixes et nues.

Je vois le sang couler sur le bois et sur le fer, se grumeler, noircir, visqueux comme la glu qui empâte les gluaux.

Il n’y a plus de rosée, il n’y a plus d’aube sur le monde.


Il pleut à verse, en cette soirée des Cendres. C’est une giboulée de mars. J’en écoute le grondement.

J’ai à présent, il me semble, une oreille plus sensible que celle qui fut la musicienne de « la pluie sur la pinède. »

Dans la grande harpe du météore, je distingue toutes les cordes et je pourrais presque les essayer.

Si je pouvais percer deux trous dans le mur du jardin, et passer dehors mes mains desséchées !

L’ondée n’est-elle pas trop violente pour le duvet des petites feuilles nouvelles ?

Nerissa m’envoie sa jeune servante et me fait porter sous la pluie une gerbe de fleurs qu’elle a trouvées à Padoue, cet après-midi.

L’humidité entre dans ma chambre, la fraîcheur se répand sur mes draps.

Parlant de la servante, l’infirmière dit avec vivacité : « Elle est venue sans parapluie. Elle ruisselle comme une gouttière. Les fleurs sont toutes trempées. Il faut attendre qu’elles sèchent. »

Ma soif incessante flaire l’odeur humide qui tout à coup imprègne mon obscurité. Mon cœur bat. Je prie ma fille de s’approcher ; je la prie de me laisser toucher la gerbe. Je supplie. Je menace d’arracher mon bandeau, de me jeter à bas du lit. On me cède.

Les fleurs sont posées sur la couverture. Je les ai sous mes doigts, voyants comme des yeux. Je les palpe, je les sépare, je les reconnais.


Il y a la jacinthe. Elle est liée avec du fil en petits bouquets. Les tiges sont inégales. Elles forment, ensemble, une grappe touffue. Le parfum, quand on le flaire, augmente, comme la douleur dans une égratignure.


Il y a la zàgara. C’est le nom que donne à la fleur de l’oranger la Sicile sarrasinoise. Le mousse d’une goélette me l’apprit, lorsque j’étais adolescent. Il me plaît tant que, si je prononce le nom, je sens le parfum.

Il y a la zàgara de serre : un groupe de feuilles qui, au toucher, bruit, avec, au milieu, les durs boutons. Un à un, je les sens. Il y en a de fermés, il y en a de fendus, il y en a d’entr’ouverts. Il y en a de délicats et de sensibles comme le tétin qui craint la caresse. L’odeur est blanche, acerbe, puérile. Mais il faut la chercher avec les narines au milieu des feuilles froides et ruisselantes qui me mouillent le menton et m’entrent dans la bouche.

Il y a l’amourette. Elle est la plus trempée de pluie ; elle est toute imprégnée par l’eau des nues. Elle odore davantage à la pointe, comme la dernière phalange des doigts qui manipulent les fards. Il y a, au fond de son odeur, quelque chose de la figue laiteuse, de la petite figue verte. Il y a même, si j’insiste, quelque chose de la reine-claude mûre. Odeur d’herbe plus que de fleur, de fruit plus que de fleur.


Je préfère Ia zàgara, le nom et la chose. Elle est plus fine, plus rare : elle n’est pas nuptiale, elle est virginale. Je la cherche encore, au milieu du feuillage. Elle blanchit le feu de mon œil. Elle est dure et blanche comme la sclérotique.

Je me rappelle les grands bois d’orangers à Villacidro, dans l’île des Sardes. J’étais un souple animal. J’avais deux minces chevilles. Je me déchaussais pour marcher avec mes jeunes pieds sur la fleur neigeuse qui jonchait le sol.


La pluie ne cesse pas. Je l’entends ruisseler sur le jardin, sur la petite place, dans la ruelle. La donatrice n’aura pas la hardiesse de traverser comme sa servante, le déluge que submerge Venise ténébreuse. Mais on eût dit que les fleurs l’annonçaient.

L’ennui de l’immobilité m’accable. Une sourde colère me raidit, de la nuque aux talons. Je vais me lever, me débarrasser de mes bandes et me promener le long des gouttières.

Mon plaisir mélancolique est déjà épuisé. La nuque me bat. Des tiges de la jacinthe coule une humeur odieuse qui m’englue les doigts.

Mais d’où vient cette odeur de violettes ? Il y a donc des violettes dans la pièce ? Qui me les a cachées ?

J’allonge les mains avec précaution pour chercher autour de moi. Je trouve un bouquet qui avait glissé de la couverture vers le rebord. Le cœur me bat. Pour un rien, mon cœur bondit !

C’est un bouquet de violettes. Mouillé, il n’avait plus de parfum. La chaleur du lit le ranime. C’est une surprise exquise. J’en jouis comme si je les avais cueillies moi-même au bord d’une étrange prairie.

Ce ne sont pas les violettes de Padoue ; ce sont pour moi les violettes simples de Pise la dorée.

Je me rappelle une averse de mars à Pise. Nous étions sur la place du Dôme. Tout en secouant les gouttes, nous nous réfugiâmes sous l’architrave du grand portail. Là nous nous attardâmes, attendant qu’il cessât de pleuvoir. Imbres effugio, disait sur la porte l’emblème parlant.

La pluie arrosait l’herbe courte avec une crépitation égale qui nous paraissait profonde comme le murmure de la coquille approchée de l’oreille. Pressés contre le bronze des battants, nous commençâmes à le posséder, à nous mêler à lui.

L’humidité semblait accroître le prix de la matière. Comme des enfants curieux, nous mettions les doigts dans le feuillage de métal, nous caressions les petites têtes enguirlandées qui se montraient entre les olives et les feuilles. Au-dessus de nous parlaient les symboles : Fons signalas, Hortus conclusus.

Etonnés, nous allions, parmi le feuillage, à la découverte des lézards, des escargots, des grenouilles, des oiseaux, des fruits sans nombre. Nous avions dans les doigts le plaisir de l’artiste qui avait modelé les formes, sa science et son caprice. Plus nous examinions le bronze, plus sa patine devenait riche, puissante, profonde. Il s’enrichissait de nos yeux affectueux et nous rendait amour pour amour. Au-dessus de nous parlaient les symboles : Onustior humilior, Tantummodo fulcimentum.

L’averse allait en diminuant. Il nous semblait qu’elle parvint jusqu’à nous et qu’en nous elle s’éteignît comme l’harmonie que rend l’écho intérieur du Baptistère. Le pré désert avait je ne sais quelle douceur abandonnée, à l’écart, le long des murs de la vieille cité. Le Cimetière de l’archevêque Ubalde était fermé et recueilli autour de ses cinquante-trois navées de terre du Calvaire.

Alors nous descendîmes du seuil lisse. Nous délaissâmes le bronze et le marbre, pour l’herbe. Le soir tombait. Nous étions seuls. Et la vie nous conduisait par la main, avec indulgence

On disait que des canaux et des fossés, au delà du Cimetière, se levait, à l’approche du soir, une fièvre silencieuse et qui venait errer sur la pieuse prairie. Mais nous ne sentîmes que le frisson du printemps humide.

Nous cheminions entre le mur du Cimetière et le mur latéral du Dôme, où il y avait un espace mystique pour notre musique. Evoquées par notre fantaisie, les fresques intérieures nous apparaissaient à travers la pierre.

Et notre musique avait le visage de cette femme vêtue qui se penche, la joue sur son psaltérion.

J’étais vigilant et attentif à mon désir.

J’étais ce que je suis quand ma nature et ma culture, ma sensualité et mon intelligence cessent de lutter et se concilient complètement.

J’étais un mystère musical avec, dans la bouche, la saveur du monde.

Quand je m’arrêtais, ma compagne, qui pour moi avait nom Ghisola, me demandait : « Que cherches-tu ? « 

Le soir tombait. L’ombre du marbre était bleue. C’est ce marbre qui, au crépuscule, fait le bleu pareil au lapis lazzuli. Il bleuissait l’herbe comme d’une touche d’outremer.

Le silence s’ouvrait devant nous, se partageait à droite et à gauche, coulait le long de nos flancs, comme le fleuve qui polit le nageur. Notre sentiment était simple et ineffable. Nous étions pauvres et légers, nous étions riches et légers. Nous étions comme deux mendiants sans besace et comme deux souverains sans diadème.

« Que cherches-tu ? « me demandait Ghisolabella, par moments, comme dans une cadence.

Etais-je un chercheur magique de trésors ou de sources ? J’avais en moi toutes mes sources et tous mes trésors.

Je cherchais mon désir. Et voilà que j’avais trouvé !

Je m’arrêtai, fermant à demi les yeux pour retenir sous mes paupières ma félicité. Je n’étais plus qu’un seul sens. Tout mon cerveau palpitait avec mes narines sagaces.

Je me penchai dans l’ombre humide ; je fouillai adroitement, de mes doigts, l’herbe humide. Ma face penchée, elle aussi, se sentait teinte d’outre-mer : mes mains elles aussi se faisaient azurées.

« Mais que cherches-tu ? Que cherches-tu ? « 


J’avais découvert une touffe de violettes.


Tout à coup le visage de l’amour s’obscurcit, s’efface. Un cercle de solitude est entre mon lit de misère et le reste du monde.

Les voix familières semblent devenues arides et étrangères.

De toute mon âme, il ne me reste qu’une sourde rancœur contre moi-même, enfouie dans mon corps desséché.

L’ombre a la pâleur de l’abandon.

Je repense à ce blessé que nous retrouvâmes dans une écurie déserte, abandonné là depuis six jours, au milieu de l’horrible puanteur de ses jambes envahies par la gangrène gazeuse, avec, dans la bouche, quelques brins de paille mâchée.

Ne veillait sur lui qu’un licol usé, suspendu à l’anneau d’une mangeoire vide.


Quelqu’un dans la pièce voisine lit je ne sais quoi à haute voix. J’ai entendu froisser la feuille, mais je ne saisis les mots que par bribes.

J’ai la tête plus basse que les pieds, les pieds joints, les coudes contre les flancs, la bouche ouverte et aride, le cœur angoissé. Je commence à m’engourdir dans ma transpiration pénible.

J’entends le nom de Patrie ; et un grand frisson me traverse.

J’entends de nouveau le nom de Patrie ; et le même frisson me passe par toutes les moelles.

De ma torpeur, de ma sueur, de ma souffrance, de mon accablement, de mon désespoir naît un bien qu’on ne saurait exprimer.

« La prunelle de l’œil droit : « ne dit-on point cela pour désigner ce qu’on a de plus cher ? « Tu as donné la prunelle de ton œil droit à celle que tu aimes ; ta prunelle de voyant, ta lumière de poète. »

La fierté est toujours prompte à se redresser. Hélas ! une main douce et sévère la rappelle à l’humilité.

Viennent autour de mon lit ces soldats aveugles qui se pressèrent autour de mon brancard, dans cette ambulance de campagne où je fis le premier arrêt. Il y a celui qui n’a qu’un œil bandé ; il y a celui qui a un large bandeau autour de la tête, taché de sang. Il y a celui qui me regarde de son œil découvert et qui pleure. Il y a celui qui, ne pouvant me voir, timidement, me touche et tremble. Ils sont mes frères. Personne, jamais, ne fut pour moi plus voisin qu’ils ne le sont.

C’était un matin gris et cru. Le tonnerre des obusiers secouait le jour autour du soleil, comme le vent dispersé la cendre d’un tronc qui se consume. Des las brillants de charbon autour des arbres dépouillés, sur la rive de l’Ausa, noire comme le biez d’une foulerie. Rien de plus.

Sur le seuil de l’ambulance, le blanc des pansements traversés par le sang, la pauvre chair mise hors de combat, la bouche inquiète de celui qui ne voit plus, l’odeur tenace de la tranchée et de la caverne, la stupeur de la bataille obscurcie. Rien de plus.

Les blessés murmurèrent mon nom et se pressèrent dans le couloir, tout émus. Au lieu du casque de fer, ils portaient le turban de ouate et de crêpe. Quelques-uns renversaient la tête pour tenter de m’apercevoir par dessous leur bandeau. Je souriais, le front haut, comme dans le cheminement battu par l’ennemi, en disant : « Courage, mes enfants ! « 

Un de ceux qui avaient les deux yeux bandés m’appela par mon nom de baptême. C’était un soldat de ma terre des Abruzzes. Il balbutiait, il voulait savoir ce que j’avais.

J’étais fatigué et à jeun, à bout de forces. Avant de me conduire dans la chambre noire pour m’examiner, le médecin me fit étendre sur un brancard couvert d’un drap blanc. Je me couchai sur le dos. L’onde violacée palpitait dans mon œil perdu et l’autre s’éblouissait dans le vertige. Je fermai à demi les paupières. Avec un bruit sourd de désespoir dans ma poitrine, j’entendis passer au-dessus de l’ambulance, le frémissement d’une aile de bataille. Le frémissement emporta le restant de mes forces. Il me disait : « Jamais plus ! Jamais plus ! Jamais plus ! « 

Alors le piétinement et la rumeur des voix m’avertirent que les blessés forçaient le seuil. Alors ceux qui n’avaient qu’un œil atteint s’approchèrent et se tinrent près du brancard. Les blessés des deux yeux vinrent, eux aussi, et restèrent autour du brancard. Ils se taisaient. Je les entendais respirer, soupirer. J’entrevoyais ceux qui se trouvaient à ma gauche, l’inclinaison apitoyée de leurs turbans de lin, leurs bouches affligées, leurs mains résignées.

J’avais pitié d’eux comme ils avaient pitié de moi. J’étais leur compagnon ; ils étaient mes égaux. J’étais dépouillé de tout privilège, sans particularité, sans relief, sans autre gloire que mon humble sacrifice. Je ne souffrais pas de mon mal ; je souffrais de ne pouvoir plus combattre, de n’avoir plus mes ailes, mes armes, ma tâche. J’étais mis hors la guerre, éloigné du feu, exclu de la forge où se fondait la substance neuve.

Quel était l’aspect de mon visage ? Je touchais en cet instant le fond de la tristesse et de la douceur. Jamais rien dans la vie ne m’avait fait ni tant de mal ni tant de bien. Quel était mon aspect patient, sur ce drap, sur ce brancard où tant d’autres simples soldats avaient été couchés ? Je me sentais défaillir.

Alors un d’eux fit doucement, en secouant sa tête bandée, avec l’accent naïf de son pays, avec une piété étonnée, un d’eux fit : « Et c’t homme-là c’est lui ! « 

Et je n’oublierai jamais sa voix. Et, si je savais où la retrouver, partout je la chercherais.


Un tressaillement plus profond que l’abime de mes propres maux, plus sombre que toute ma substance et que toute ma douleur.

Un ébranlement atroce qui me déracine de moi-même, et qui me précipite dans une horreur inconnue de sang et d’esprit où je ne sais si de nouveau je nais, si de nouveau je meurs.

C’est ma mère ! C’est ma mère ! C’est ma mère qui s’attache à mes os, qui se retourne dans mon obscurité, qui se refait chair de ma chair, accablement de ma torture.

Elle était en moi, profondément en moi, au temps de la lutte et de la colère. Je la portais tout au fond de moi comme elle me porta, vivant, dans son haleine et dans son pouls.

Elle bondissait avec mon courage ; elle dominait avec moi tout l’espace ; elle se penchait avec moi sur la ruine et l’incendie ; elle se gonflait dans mon cri avec les veines de mon cou.

Elle criait : « C’est moi ! C’est moi ! Me voici ! « Elle était la voix de mon offrande même. Elle s’offrait aux risques, elle s’exposait à la mutilation et à la tuerie.

Elle s’obscurcissait dans mon lourd sommeil, elle s’appesantissait sur la terre dure, elle s’engourdissait dans mon bras replié sous ma tête, elle endurait ma nuit.

Je ne la regardais point ; je ne l’appelais point. Son regard était mon regard, son nom était mon nom. Il n’y avait pas une arme dans toute la violence du monde qui put trancher le lien maternel.

Elle connut avec moi la tranchée ; elle connut avec moi la tanière et la fosse ; elle connut la servitude de la boue et l’ivresse du ciel, l’arôme du bûcher votif et l’heure ineffable où l’âme et l’aile sont un ange ravi par le souffle de l’Eternel.

Elle disait : « C’est moi ! c’est moi ! Me voici ! « Elle avait soif d’immortalité pour son fils vers ses destins tendu.

« Me voici ! « Et à la source de sang qui jaillissait de sa poitrine, tous les soldats ont bu.

C’était un amour si entier qu’il ne me laissait pas reconnaître si d’elle me venait la vie, ou si de moi lui venait la vie.

C’était un feu si aveuglant qu’il ne me laissait pas distinguer si je brûlais, par elle, imparfait, ou si, par moi, elle brûlait, accomplie.

C’était un sacrifice si véhément que je ne savais plus si elle était ma mère ou ma patrie, étant suspendu entre le berceau et la tombe.

Et je ne savais pas si je lui donnais ma jeunesse revenue ou si elle rouvrait, à l’ombre de mes cils, ses fraîches prunelles de colombe.

Ah ! pourquoi tout à coup veux-tu que je te regarde ? pourquoi veux-tu qu’à travers mes bandelettes, je fixe ta prunelle qui tour à tour me ronge et me tisonne ?

Pourquoi te séparer de moi comme je m’arrachai de toi tout sanglant, durant cette orageuse nuit de mars pour pleurer les larmes de l’homme ?


Libérez-moi de cette angoisse ; je ne résiste plus. Délivrez-moi de cette terreur ; je ne peux plus respirer.

Donnez-moi un peu de lumière. Ouvrez les fenêtres. Tirez-moi de cette ombre affreuse, où je n’ai plus de repos.

Interrompez tout au moins pour une heure ce supplice des visions, ce martyre des apparitions épouvantables.

Je ne sais plus résister.

J’ai envie d’arracher mes bandes et de m’arracher les yeux..

Vous me bandez le front, vous m’enveloppez les paupières, vous me laissez dans l’obscurité.

Et je vois, je vois, toujours je vois. Et de jour et de nuit, toujours je vois.


Mon viatique, quand je pris le chemin de la guerre, fut un adieu plus déchirant que celui que donne, avec la dernière lueur de son âme, le moribond sans voix.

Je n’avais plus revu ma mère depuis l’heure de mon départ pour l’exil volontaire.

C’était la semaine de mars qui va du jour de ma naissance au jour de mon nom, chargée d’amour et de souvenirs, et de regrets et de remords.

J’avais commencé à trembler pour elle de loin, comme si le Tronto eût été le bord de sa robe.

J’avais commencé de loin à la sentir dans la terre, comme on sent la saison qui sous terre s’éveille.

Le Tronto pierreux, avec quelques filets d’eau bleue sous un pont de brique blonde, me salua comme elle avait coutume de saluer quand elle était contente.

Les collines basses, les craies jaunes, les tas de pierres étaient à elle. A elle aussi les petits arbres en fleurs. A elle aussi la suavité de la mer sur cette plage mince avec cette longue file de barques brunes tirées à sec deux par deux. Et c’est d’elle que parlaient les femmes en raccommodant les filets, puisqu’elles souriaient.

Je revois tout.

Et mon cœur bondit à cet accent du parler des Abruzzes, là sur ces rails encombrés de voitures brutales, dans cette gare fourmillante de vie avaricieuse, en face de ce coteau, semé d’oliviers maigres.

Je revois tout.

Un char enluminé s’en va le long du rivage, tiré par une paire de bœufs blancs. N’est-il point chargé de mon enfance agreste comme d’un foin aromatique ? Et les bêtes accouplées sous le joug s’enlèvent sur le bleu-vert de la mer, et resplendissent comme là-bas ces voiles gonflées de siroco.

Le sable est cultivé par sillons jusque près des flots. Je reconnais les fèves en longues bandes vertes, et je pense qu’elles sont vraiment de nature animale. Dans un champ, les aubiers décharnés ressemblent à des mains recroquevillées et tordues qui nouent la corde aride de la vigne. La bêche a-t-elle laissé dans la glèbe, en la coupant, la partie fourbie de son fer ? La coupure est si luisante !

Un torrent est blanc et écumeux comme le lait qu’on vient de traire. Une meule noirâtre est toute en or, là où la paille fut entamée au gré des besoins. Un tas désespéré de vignes mortes, brunes et contournées, souffrent sur le sable aveuglant et semblent se tordre comme des tronçons de serpents. Une briqueterie est là près d’un éboulement d’argile, avec son toit rouge, avec sa cheminée qui fume, avec ses hommes aux poings terreux travaillant à genoux.

Pour toi, pour toi, j’aime cette parcimonie, cette diligence, cette ténacité. Pour toi m’est si chère cette terre humble et humiliée.

Mais tout à coup, au port d’Ascoli, dans une échancrure des collines modestes apparaît la grande montagne. Bleuâtre, aérienne, neigeuse, confondue avec les nuées éclatantes, elle me ravit, ô ma mère, vers ta hauteur taciturne.


O dernier retour puéril vers tes bras qui, dans ton rêve immuable, ne cessèrent jamais de me porter !

Je veux tout revoir, je veux tout reconnaître.

Tu es partout comme l’air et l’eau. Tu fais bonne toute chose, tu fais simple toute chose.

Le pays est pour moi comme une initiation à ta bonté.

Voici la maison. Voici le seuil. Voici l’escalier.

Tu es en haut, soutenue par mes sœurs. Les murs tremblent comme mes os. Mes genoux plient. Mon cœur monte, et se déchire à ta félicité.


Pourquoi donc, une fois encore, ai-je voulu emporter au loin mon cœur déchiré ? Pourquoi me laissai-je ravir une fois encore par le désir du folle volo, du vol fou ? Pourquoi abandonnai-je une fois encore le foyer de toutes les fidélités pour la tente exposée à toutes les tempêtes ? Pourquoi mon amour du hasard a-t-il vaincu mon amour filial ?

Nè dolcezza di figlio... Ni douceur de fils...

Elle avait repris avec une divine légèreté, sur ses genoux, ma tête qui est si pesante, et elle m’avait refait enfant somnolent. Je me taisais, elle se taisait ; et autour de nous toutes les choses familières murmuraient. Et elles me faisaient tant de bien et tant de mal ! Et ainsi penché, je regardais sur la pierre du balcon une cavité dans la dalle usée, jadis chère à mon enfance lorsque pendant les averses elle se remplissait d’eau de pluie et que j’attendais, palpitant, que les moineaux vinssent s’y désaltérer comme à un abreuvoir sans danger. Elle était à sec ; et j’en souffrais. Et les doigts de ma mère, de temps en temps, m’effleuraient la joue. Et je pensais qu’elle faisait ainsi, pour sentir si elle était baignée de larmes. Et peut-être ne savait-elle point que son geste les provoquait en moi et les tirait de loin.

Ah ! pourquoi suis-je revenu à moi ?

Que de fois, dans cette douce maison, n’avais-je pas entendu retentir un cri terrible ! Que de fois dans cette vieille maison tranquille, entre la huche et le bahut, entre le coffre et la table, n’avais-je pas entendu résonner sur mon anxiété la voix eschylienne, vivante comme ma voix elle-même : « Je viens. Qui m’appelle ? « 

Le haut de l’escalier vit encore le nouvel adieu.

Si la douleur maternelle pouvait vraiment se changer en pierre, au sommet de ce pauvre escalier resplendirait, pour la dévotion des hommes, la plus belle de toutes les statues sacrées.


« Je viens. Qui m’appelle ? « 

Cinq années d’exil dans l’extrême Occident, sur la croupe sauvage de la dune océanique ; une longue suite de jours et d’œuvres, une longue patience, une longue attente.

De même que l’amour de ma mère ne sut jamais découvrir sur ma face les ravages du temps et de la vie, ainsi mon amour conservait d’elle une image spirituelle et tutélaire dont la lumière atténuait les traits sans les confondre.

Dans la maladie aussi je ne voyais qu’un mode mystique d’affinement, qu’un moyen ascétique de sainteté. Et je ne devinais pas de loin ce qui, par compassion, m’était caché.


Je n’ai jamais eu peur de souffrir. D’une telle résistance ma mère m’enseigna l’exemple, dès mes premières années. Et pourtant, comme je m’apprêtais à lui donner l’adieu de guerre, mon cœur ne cessa point de se tordre et de craindre, oppressé par un pressentiment d’insupportable peine.

Oh ! trop long voyage, course que l’anxiété ne pouvait pas accélérer, à travers le pays dévasté, à travers les ruines du Fucino, à travers le pays des Marses couvert de décombres et de moissons, plein de veuves et d’orphelins, plein de deuil et de pâleur et de fatigue aux bras meurtris !

Ma piété avait déjà fait un pacte avec la mort, le pacte d’un marin, d’un fantassin, d’un aviateur inconnu. A l’aube du 25 mai, j’avais dit à mes camarades réunis : « Personne de vous, certes, ne savait qu’il aimait à ce point cette Grande Mère. Mais qui de nous le premier saura mourir pour elle ? Quelqu’un d’entre nous est-il déjà désigné, déjà élu ? Si j’étais celui-là ! Si le présage ne m’abusait point, si ne m’abusait point mon pressentiment ! « 

J’avais dit : « Nous n’avons désormais d’autre valeur que celle de notre sang à verser ; nous ne pouvons être mesurés qu’au niveau du sol conquis. Voici l’aube, ô mes camarades, voici la diane ; et bientôt ce sera l’aurore. Embrassons-nous et disons-nous adieu. Ce que nous avons fait, est fait. Il faut donc que nous nous séparions et puis que nous nous retrouvions. Notre Dieu nous accorde de nous retrouver, ou vivants ou morts, en un lieu de lumière. »

Mais il fallait s’arracher de la mère mortelle avant de se donner à la mère immortelle.

Je me représentais les adieux des petits soldats, des volontaires de seize ans, des anciens de cinquante, là à travers cette campagne amère ; et j’imaginais les mères debout, sur le seuil ou bien à l’extrémité de la route, droites dans les plis de leur tablier brun.

Et la peur ne cessait de me serrer la gorge. Et la course ne me semblait pas assez rapide ; mais chaque arrêt était pour moi un soulagement presque lâche. Et quand j’entrais dans l’ombre des montagnes, je fermais les yeux comme pour n’en plus sortir.


Mon poignet se brise. Ma main est tombée comme une chose desséchée.


J’ai soif. Je meurs de soif. De mon orteil, là-bas, si lointain, à ma gorge de métal qui ne s’humecte jamais, tout mon corps est altéré. Et c’est en vain que je demande une gorgée d’eau.

Dites-moi s’il est une agonie plus cruelle.


12 mars 1916.

Les murs de Pescara, l’arc de brique, l’église lézardée, la place avec ses arbres malingres, l’angle de ma maison négligée.

C’est la petite patrie. Elle est sensible, çà et là comme ma peau. Elle se glace en moi, elle se réchauffe en moi. Ce qui est vieux me touche, ce qui est nouveau me répugne. Mon angoisse est lourde de l’angoisse de toute une race et de tout le passé.

Ma porte me semble plus petite. Le vestibule est humide et paisible comme une crypte sans reliques. Je chancelle sur la première marche de l’escalier. Je suis effrayé par le silence. J’ai peur de voir là-bas mes sœurs avec leur tête voilée. Une toile d’araignée tremble dans la grille qui donne*sur la cour. J’entends une poule chanter. J’entends grincer la poulie du puits. Le passé se précipite sur moi avec un grondement d’avalanche ; il me courbe, il m’écrase. Je souffre ma maison jusqu’au toit, jusque dans ses combles, comme si j’en avais fait la charpente avec mes os, comme si je l’avais blanchie avec ma pâleur.

Personne en haut de l’escalier. Je comprends. Ce silence est piété et pudeur. Le malheur est sur la seconde porte, et seul il me conduit par la main.

La première pièce est déserte. Le bonheur d’autrefois n’y laissa que des couteaux affilés pour me déchirer.

La seconde pièce est déserte. Il y a là les livres de mon enfance et de mon adolescence. Il y a là le pupitre à musique de mon frère émigré. Il y a là le portrait de mon père enfant avec le chardonneret posé sur l’index tendu.

J’ai vécu tant d’années dans l’oubli de ces choses ; et ces choses peuvent revivre si terriblement en moi !

Dans la troisième pièce, il y a mon lit blanc ; il y a la vieille armoire peinte, avec ses miroirs ternis et tachés ; il y a le prie-Dieu de noyer où je m’asseyais, furieux, et où je demeurais, maussade, avec une obstination sauvage, pour ne pas avouer que je me sentais mal.

Mes genoux se rompent ; et les murs me prennent, m’attachent à eux, me roulent, comme une roue de torture.

Dans la quatrième chambre, il y a le petit Jésus de cire sous son globe de cristal ; il y a la Madone aux sept glaives ; il y a les images des saints et les reliques rassemblées par la sœur de mon père, morte très pieusement ; et il y a mes premières prières, celles du matin si douces, celles du soir encore plus douces qui, pour rentrer dans mon cœur, me défoncent la poitrine comme si elles étaient devenues les armes de mon ange implacable.

Trois degrés montent à la cinquième pièce, comme trois degrés d’autel.

Elle est pleine d’ombre, sous la voûte arquée. Elle résonne. Mon cœur bat les murs avec le heurt aveugle du destin. Le vaste lit l’occupe où je fus conçu et engendré. Je crois entendre en moi les cris de ma mère qui, lorsque je vins au monde, ne pénétrèrent point mes oreilles bouchées. L’odeur indéfinissable de la maladie me suffoque. Une main me touche et me fait tressaillir. Une main froide me saisit et m’entraîne vers la sixième pièce.

C’est la sixième station : le suaire de Véronique.

Une voix basse me dit : « Elle est là. « Cette voix me glace. Je la reconnais. C’est la voix de la servante admirable, de la créature fidèle, née de nos glèbes, élevée dans notre maison, appelée Marie.

« Elle est là « 

Est-ce ma mère ?

Une pauvre, pauvre chose courbée, une chose informe, une chose de misère et de peine, abaissée, humiliée, perdue.

Est-ce ma mère ?

Je me traîne à ses pieds, je rampe sur le plancher. Je suis vide de tout, si ce n’est de terreur. Je lève la tête, haletant, comme si je me cassais une vertèbre du cou. Je lève la tête et je regarde.

Je regarde ce visage.

C’est avant que le destin aurait dû me rendre aveugle.

N’était-il pas ainsi le visage du Sauveur, quand il eut pris sur lui tous les péchés du monde ?

Horrible et sublime, en vérité, avec un regard qui ne me voit pas, qui ne me reconnaît pas, obscurci et fixe, où l’amour n’est qu’une tristesse sans nom, tristesse qui va jusqu’à la mort et plus loin que la mort.

Ma mère !

Une pauvre créature avilie, percluse, défigurée ; et je ne sais quelle effrayante grandeur dans laquelle je pénètre comme en un lieu saint et redoutable, comme dans mon sacrifice même.

Je suis comme son prisonnier atterré. Emprisonnée en elle, mon âme me fixe des profondeurs de ces prunelles inconnues.

Et l’humble femme de la terre dit mon nom, répète mon nom à cette oreille toujours plus inclinée.

Et alors les deux mains se lèvent de dessus les genoux. Toute la vie s’arrête, perd sa couleur, n’est plus rien.

Est-il donc quelque chose qui peut me faire plus mal que le regard sans lumière ?

Il y a la bouche, qui n’a plus de beauté, qui n’a plus de douceur, qui n’a plus forme humaine, qui n’a plus voix humaine.

Les deux paumes s’abattent sur ma tête, pesantes comme si elles étaient exsangues et inanimées. Et la bouche veut dire mon nom, mais elle n’a qu’un faible gémissement.

Et je suis vide même de ma terreur. Je n’ai plus mes sens. Je connais une mort que jamais peut-être aucun autre fils de femme ne pourra connaître.

Et comment peux-tu donc, comment peux-tu me faire ainsi mourir encore ?

C’est aujourd’hui l’anniversaire de ma naissance.


Je dis au docteur qui m’interroge : « Imaginez que j’ai un papillon vivant prisonnier dans la joue et que ses ailes brunes occupent la place de ma paupière inférieure et palpitent sans cesse sur le bord de mon œil. »

Il ne sourit pas ; il fronce les sourcils.

Je souris et j’ajoute : « Il ne faut pas le tuer, il faut lui rendre la liberté. »


Je dis au docteur : « Imaginez à présent que j’ai dans l’œil une petite feuille de fougère, d’une de ces fougères arides qui semblent taillées dans une lame de cuivre. »

Il répond : « Savez-vous que si l’on taille en biseau la tige d’une fougère, on y voit la figure de l’Aigle à deux têtes ? « 


La Sirenetta me dit : « La glycine est déjà fleurie à toutes les fenêtres. »

J’ai dans mon œil triste quelque chose comme une cristallisation d’améthyste claire qui, parfois, de minérale devient végétale et ressemble aux fleurs fermées de la glycine, pareilles à de légères écailles oscillantes.

La Sirenetta a une voix qui apaise, qui assoupit.

Quand elle parle, mon cœur se calme, mon pouls se ralentit.

Elle me rappelle la voix juvénile de ma mère, qui, chaque soir, dans mon petit lit d’enfant, m’endormait avec un conte.

Elle lit les poètes, et le fleuve des songes me transporte à l’ombre des lauriers.

Elle cesse de lire, et tout de suite ma douleur me reprend.

Elle a une prononciation toscane, une pureté siennoise. Ainsi parlait sainte Catherine jeune fille, quand elle cultivait son jardin.

Une abeille a déposé sur ses lèvres le miel votif.

En passant par sa bouche les sonnets de la Vita nuova me touchent aussi profondément qu’ils me touchaient à seize ans, lorsque je les lisais en longeant la berge de l’Affrico herbeux, vers le temps de Pâques.

Ma fille a deux yeux bruns d’Orient, de ces yeux sarrasins qui fleurissaient en Sicile au temps du calife de Souabe.

Parfois, quand elle se penche à l’improviste vers moi, ils me semblent disposés dans ses tempes comme ceux des palefrois aux aguets sur les miniatures asiatiques.

Une tête pâle ou plutôt pareille à la fleur du pêcher, avec une chevelure crépue et brune, difficile à diviser en tresses.

Parfois, quand elle est assise sur un coussin bas et taille pour moi les bandes de papier aussi crépitantes que les feuilles sèches du palmier, elle me fait penser à « la fleur de Syrie. »

Elle avait cueilli les rameaux d’olivier dans le verger de Gethsémani ; et elle les tressait avec cet art que l’on apprend dans notre province pour décorer le dimanche des Palmes.

Elle en faisait une natte, aussi longue que mon corps, afin que je puisse m’y étendre sur le dos.


« Les hirondelles sont arrivées, » dit la Sirenetta en pénétrant dans l’ombre, avec un accent contenu qui semble un écho de leur cri.

Je pense, je ne sais pourquoi, au son de ma voix de jadis lorsque, tout enfant, je soulevais le couvercle ferré du puits et que, me penchant sur la margelle de pierre creusée par la corde, je lançais un cri vers le fond où j’entrevoyais mon visage dans l’eau qui reluisait.

J’ai dans les yeux ce bruit d’argent assourdi, dans lequel tremblait la légèreté des capillaires.

Je rabattais le couvercle avec précaution, pour que le choc de la ferrure ne couvrit pas mon cri secret.

Et il me semblait que j’avais emprisonné, dans le puits frais et sombre, quelque chose de vivant, comme un oiseau qui continuerait à voltiger et à chanter en battant des ailes contre la brique humide.


La Sirenetta me dit, — se rappelant qu’un soir je la menai voir l’escalier du Bovolo et que, pour la préparer à l’enchantement, j’avais couvert ses beaux yeux avec mes mains, dans l’étroite calle, avant de déboucher dans la cour Contarine, — la Sirenetta me dit : « Ne crois-tu pas que, dans l’escalier du Bovolo, il y ait quelque nid suspendu ? Je veux le revoir pour savoir si les hirondelles y vont habiter, comme je ferais si j’étais l’une des leurs ! « 

O petite, décloue-moi d’ici et emporte-moi avec toi !

Je suis fixé par deux clous dans les aisselles et deux clous dans les pieds.

Je reste silencieux. Mais un instinct bondissant de ma chair fatiguée imite l’hirondelle rapide.

Ses petits yeux sauvages s’ouvrent sous mon bandeau.

Elle entre dans la cour Contarine. Un cri, deux cris.

Elle vient du quai des Esclavons.

Elle a passé sur Chioggia.

Elle a volé à Saint-François-du-Désert.

Elle a tourné autour du campanile oriental dans l’île des Arméniens.

Elle s’est posée un instant dans la bouche du Lion, sur la colonne de la Piazzetta, avec la tentation d’y faire son nouveau nid.

Elle entre dans la cour Contarine. Un cri aigu, un éclair blanc.

Elle s’abaisse vers les puits arides rassemblés derrière les grilles.

Puis elle effleure les loges en colimaçon, superposées, avec la rapidité musicale d’une main qui fait un arpège sur les cordes d’une harpe sculptée.

Elle brille et voltige autour des derniers balustres.

Puis je la vois disparaître, je l’entends crier sous la voûte.

Puis je la vois se lancer comme une flèche, franchir les toits, s’enfoncer dans l’azur.

Je l’entends crier de douleur, crier au soleil ma douleur.


Tandis que mon corps est lavé et parfumé soigneusement par des mains pieuses, comme celui des morts, je suis pris d’un léger assoupissement.

Toutes les apparitions de la nuit d’insomnie se sont évanouies dans la lumière du matin.

Il est accordé à mon œil gauche de voir un peu de lumière.

Les volets sont entreclos, afin que n’entre pas le soleil, mais là-bas la vieille soie rosée du mur se dore.

Je reçois, sur ma paupière nue, une tiédeur qui accompagne la lueur et n’est autre que sa suavité.

Je sens que l’on frictionne mes genoux amaigris. Je les sens polis comme ceux des statues sépulcrales.

Le sommeil que l’équinoxe de printemps m’apporte, est comme le sommeil d’Hario sur le tombeau de Lucques. Cette lumière ressemble à celle du vitrail qui, là-bas, dans la cathédrale toscane, éclaire la statue gisante.

Je cède très lentement au sommeil, et je sais que je pourrais ne plus me réveiller.

Les mains pieuses me recouvrent d’un drap frais qui donne la vision du blanc à mon œil aveugle.

Je me suis dérobé à la nuit.

L’âme affligée semble purifiée, comme dirait le Mystique.

Mon sommeil n’est plus un flamboiement de fantômes formidables : c’est une clarté paisible et unie.

L’infirmière a dit : « La façade de la maison est déjà toute habillée de vert comme Ornella. »

Le mur s’évanouit ; les petites feuilles nouvelles tremblent presque sur mon visage ; c’est mon haleine qui les agite.

Combien de temps ai-je dormi ? Je sens tout de suite le larmoiement de mon œil malade sous le bandeau. Une larme est arrivée à la commissure des lèvres.

Les larmes que l’âme exprime et celles que verse la paupière irritée, sont-elles amères du même sel ?

Je devine l’après-midi. Il m’est resté dans mon corps chétif quelque chose comme une dorure du sommeil diurne dormi dans la lumière.

J’appelle. Il est trois heures de l’après-midi. J’ai dormi longuement.

L’infirmière sourit et me dit que sont arrivés les musiciens.

J’entends venir de la petite pièce contiguë les accords du violoncelle et du violon.


La Sirenetta paraît sur le seuil. Elle porte une robe rayée, et sa belle tête brune émerge d’une grande collerette blanche, se déplaçant sur le col nu avec cette grâce particulière aux oiseaux et qui semble pour cela obéir à l’instinct du chant.

C’est un ange en tunique qui se détache d’une tribune florentine.

Elle précède la musique et l’annonce.

Les premières notes du cinquième trio du flamand Beethoven me touchent le cœur véritablement, corporellement, comme les baguettes battent le tympanon dans le marbre vivant de Luca della Robbia.

C’est le trio dit des Esprits.

Je l’écoute comme après la mort.

Les musiciens sont cachés ; ils sont de l’autre côté. La petite chambre close est comme une caisse harmonique.

Le piano, le violon, le violoncelle sont trois voix qui parlent comme dans un drame religieux, comme dans un mystère sacré.

J’ai également abaissé le bandeau sur mon œil vivant.

Quand, après la pause, les instruments commencent le largo, je vois une tache jaune se fondre dans une zone violette.

Puis je vois une draperie violette ourlée de jaune recouvrir un relief qui est celui du crucifix.

Les saillies des genoux déchirés soulèvent la draperie au milieu ; et quand le violon reprend le thème la draperie au milieu devient pourpre.

Et alors, je sens chaque fois comme un déchirement profond.

J’entrevois l’ombre de ma fille qui se penche sur mon visage.

Ses doigts légers touchent ma joue, sous les bandes, et se mouillent.

Par-dessus les larmes refroidies et visqueuses, s’échappent de mon œil perdu des pleurs chauds et fluides.

La vie de l’âme emplit mes bandelettes.

Je ne me trompe pas. Je suis certain que l’onde a jailli du cil aveugle avant que de l’autre.

A présent mes deux yeux vivent d’une même vie sublime. Ce sont deux sources vivantes.

Je ne sais plus où est mon mal. Mon mal est un bien qui ne se connaît pas.

Mes pleurs débordent. Ma fille y a plongé les doigts, mais n’ose me les essuyer.

Je sens sa tête près de mon oreiller.

Et ma fille, la fille de ma chair, à moi qui suis au seuil de la vieillesse, ma fille dit une parole maternelle, la parole tendre que les mères disent à leurs petits enfants !

Je sens qu’avec cette parole elle me prend sur ses genoux, comme l’antique Pietà et supporte mes plaies.

Enivrez-moi de musique.

Faites-moi pleurer encore des larmes d’âme !

Touchez avec la mélodie le fond de ma plaie, pour y susciter les couleurs indicibles qui n’apparaissent que dans le spectre lumineux des étoiles !


Les jours passent, les heures se précipitent ; et chaque jour sans aube et chaque heure sans changement me retrouve cloué là.

Je ne veux pas guérir. Il me suffit de me cicatriser et de me ressouder. Je veux me remettre debout, je veux renaître.

Mes compagnons m’appellent, mes émules m’attendent. Là-bas, sur la ligne de feu, là-bas, dans le ciel de la bataille, il semble que chaque jour le sommet de l’héroïsme soit atteint ; et, le jour suivant, il y a un héros inconnu qui le dépasse.

Je ne me lèverai qu’avec la volonté de le surpasser.

Je sens, quand je me remettrai debout, je sens que je saurai mieux combattre.

De quelle adresse, de quelle ruse, de quelle astuce animales n’userai-je point pour suppléer à la diminution de ma vue ? J’aurai l’ennemi toujours à gauche ou de front, si Dieu m’aide. Comme mon sauvage Malatesta, je dirai : « Je vois encore avec l’autre. »

L’ardeur sera la même ; mais la hardiesse sera instruite par l’expérience, aiguisée par la patience.

Rien aujourd’hui n’a de mesure. Le courage de l’homme n’a pas de mesure. L’héroïsme est sans limites.

A la cime de la puissance lyrique, il y a le poète héros.

Pindare a coupé ses cordes, a mutilé sa cithare, parce qu’il sait combien il est plus beau de combattre et d’oser.


Le danger opère lyriquement sur moi.

Je ne me suis jamais senti aussi plein de musique que dans les pauses de la bataille.

Je repense au retour de l’incursion aérienne sur Canale, avec Hermann Beltramo ; à notre passage dans le ciel de Gorizia, sous les coupoles d’éclats bicolores ; à la descente involontaire de trois mille mètres à douze cents, enivrante comme la montée ; à notre mutuel signe de dérision vers l’ennemi qui ne corrigeait pas son tir ; à mon insouciance de la douleur dans ma main droite presque gelée ; à mon emportement musical opposé au ton affaibli du moteur ; à ma frénésie de chant.

« Ascension lyrique, radiateurs froids, » fis-je en bondissant du fuselage sur l’herbe de Campoformido.

Et j’avais faim.


Le 27 décembre, après la mort de Joseph Miraglia, je reçus la visite de Giacomo Boni.

Ayant appris la nouvelle en voyage, il était accouru, sans s’arrêter à Grado où précisément il devait se retrouver avec Miraglia (si nous étions revenus de l’entreprise de Zara) pour prendre à vol d’oiseau quelques vues de ce pays battu par les antiques invasions des barbares.

Je le revois à côté de la cheminée flamboyante, assis dans le fauteuil où avait coutume de s’asseoir notre compagnon disparu. Je le revois avec son visage doux, malgré les sourcils froncés, avec ce coloris éclatant, au milieu de son poil gris, pareil à certains procurateurs du Tintoret. Je revois sa touffe sauvage de cheveux sur un front lourd de sagesse et de divination.

Il revenait de l’Alpe où il était monté pour distribuer ses vêtements blancs, ses chaussons faits à la façon de ceux que portaient les chasseurs de sangliers, au temps d’Horace, contraints à passer la nuit sur la neige, munis de jambières, ocreati.

Il me racontait que les Alpins, malgré leurs jambes gelées, tentaient de se lever à son passage et souriaient. O gentillesse d’Italie !

En un seul jour, le chirurgien avait coupé les pieds à deux cent cinquante hommes.

Il me racontait que, sur le Carso, c’était encore pis. Les tranchées s’emplissaient d’eau, et les soldats restaient les jambes dans l’eau boueuse jusqu’aux genoux, pendant des jours et des jours. Leurs chaussures étaient de la plus mauvaise qualité, des chaussures de carton, fournies par des marchands frauduleux qui jouissaient de toutes les indulgences quand ils auraient dû être fusillés en masse ou contraints de rester trois jours dans l’eau croupie de la tranchée avec leurs propres chaussures aux pieds. « Trois jours, disait-il, suffisent pour achever un homme, même voleur. »

Et, brusquement, pour interrompre l’horreur et l’abomination, il me raconta qu’en septembre dernier, tout en causant avec Joseph Miraglia, il lui advint de citer une invocation orientale à l’alouette : « O alouette, pour tes trilles il ne te suffit point du jour entier ! »

Alors le bon pilote lui confia, non sans timidité, qu’un matin, étant parti pour Pola, avant le lever du soleil, et parvenu au milieu de la mer, il vit le disque rouge monter dans les brumes lointaines et toutes les eaux se réjouir à ce premier coup de tympanon. Il lâcha les commandes et croisa les bras. Et tandis que l’Albatros, abandonné à lui-même, ondoyait dans l’air tranquille, il se mit à chanter, inventant les paroles et la musique de son chant. Et seulement alors il comprit l’ivresse de saint François dans le Cantique des Créatures. Et plus jamais il ne se rappela ces paroles et cette musique.

« O alouette, pour tes trilles il ne te suffit point du jour entier ! « 

Le mot du poète oriental me revient au cœur comme une mélodie déchirante. Et je pense à l’hymne inconnu de mon compagnon enseveli.

Je ne sais pas si j’ai plus soif d’eau ou de musique ou de liberté.

Je sens le soleil derrière les volets. Je sens qu’il y a une tiédeur de mars claire et languissante sur le canal. Je sens que c’est la marée basse.

Le printemps pénètre en moi comme un nouveau poison. J’ai les reins douloureux, dans une somnolence entrecoupée de sursauts et de frissons.

J’écoute.

Le clapotis contre la rive, laissé par le bateau qui passe.

Les coups sourds de l’onde contre la pierre verdie.

Les cris rauques des mouettes, leur rire morne, leurs rixes stridentes.

Le ronflement d’un moteur marin.

Le sifflet stupide du merle.

Le bourdonnement lugubre d’une mouche qui s’envole et se pose.

Le tic-tac de la pendule qui relie tous les intervalles.

La goutte qui tombe dans la vasque du bain.

Le grincement de la rame dans le tolet.

Les voix humaines au traghetto.

Le râteau sur le gravier du jardin.

Les pleurs d’un enfant que l’on ne console point.

Une voix de femme qui parle et que l’on ne comprend pas.

Une autre voix de femme qui dit : « A quelle heure ? A quelle heure ? »

Une hirondelle crie désespérément sur une harmonie sombre de canon et de cloche.

Le soir tombe.

Mon bourreau nocturne est derrière la porte.

Comment la pluie de mars peut-elle faire ce bruit argentin, avoir ce son qui brille ?

Déliez-moi les pieds.

Comment la pluie de mars peut-elle avoir ravi les esprits de la danse à la bacchante qui dort ?

Déliez-moi les pieds.

Par ses cheveux, par ses longs, longs cheveux, je vais saisir la pluie de mars, joueuse de crotale.

Voici que la grâce de ma jeunesse entre, sans toucher le seuil, en soulevant le bord de l’arc-en-ciel.

Cette magie est-elle mienne ?

Il est donc vrai que la maladie est d’essence magique ?

Tout est présent. Le passé est présent. Le futur est présent.

Voilà ma vraie magie. Dans la douleur et dans les ténèbres, au lieu de devenir plus vieux, je deviens toujours plus jeune.

Echo des temps anciens et futurs.

L’œil est le point magique où se mêlent l’âme et le corps, les temps et l’éternité.

Que dois-je terminer ?

Que dois-je commencer ?

Je découvre dans les choses une qualité physique nouvelle. Je sens dans tout ce que je touche, dans tout ce que j’entends une nouveauté admirable.

Quel nom donnerai-je aux constellations qui tremblent dans les lointains de ma douleur ?

Le mot que j’écris dans l’obscurité perd sa forme et son sens. Il est musique.

« O alouette, pour tes trilles il ne te suffit point du jour entier ! « 

Je songe encore à l’hymne matinal de mon compagnon perdu. Mon cœur rapide est assailli par je ne sais quel besoin de chant.

Le jardin est rempli d’abeilles sonores. Si je tends l’oreille, je crois entendre son bourdonnement.

Il me revient à l’esprit, comme un dessin de mélodie, un souvenir délicieux de la « Diane du Caucase. »

Elle avait de grands domaines... Près de l’étang, muet sous l’émeraude des canards sauvages, s’étendait un grand verger, un beau verger, où il n’y avait que des cerisiers.

Il était gardé par un vieillard barbu comme Charlemagne à la barbe fleurie. Et ce vieillard seul avait soin du rucher. Et les abeilles dociles s’assemblaient dans sa barbe blanche. Et sa barbe parfois devenait un long essaim d’or. Et lui, adossé au tronc d’un cerisier favori, ne bronchait pas. Il respirait doucement. Les yeux mi-clos, il chantait doucement une cantilène du berceau.


J’ai un désir si désespéré de revoir le ciel que par pitié on me porte près de la fenêtre.

Le soleil est couché. La lumière du crépuscule elle-même s’est atténuée. Plus rien ne peut me blesser.

Je suis presque étendu. Je fixe le ciel avec mon œil intact, et le ciel me pénètre comme si j’étais transparent.

Je suis comme une eau qui tremble, comme un de ces petits étangs salés qui restaient sur la plage sablonneuse devant ma maison d’exil, là-bas, dans la Lande.

La Sirenetta est accroupie à mes pieds. J’entrevois un bouquet d’iris foncé, derrière sa tête.

Il semble que son cœur gonflé de vierge entre en moi.

Certes, le mien bat pour deux en ce moment. J’en suis plein de la nuque à l’orteil.

L’agitation trouble l’eau, et le ciel s’éloigne. Je soulève ma bande et je regarde aussi avec mon œil malade.

Dans mon œil malade scintille un reflet d’étoiles qui se brise comme dans un prisme.

— Vois-tu la première étoile dans le ciel ? — demandé-je à la Sirenetta.

— Pas encore, répond-elle.

C’est dans mon œil malade qu’est le spectre de l’étoile.

Je demande : « Peut-on voir d’ici la lune nouvelle ? »

Elle se lève. Sa figure se découpe sur la vitre. Elle me semble grandie par un soupir réprimé.

— Je ne l’aperçois pas, répond-elle. Veux-tu que j’aille dans le jardin pour tâcher de la découvrir ?

Je lui donne mon anxiété. Mon anxiété lui donne une aile qui remplit l’ombre de la chambre.

Elle descend. L’ombre s’épaissit. Le ciel est cendré. Il devient opaque et inerte.

La Sirenetta reparait. J’entends sa légèreté dans l’escalier comme une mélodie montante.

A-t-elle sous les pieds la faucille de la lune ?

Porte-t-elle le diadème de la lune sur son front ?

Elle dit : « La nouvelle lune est derrière la maison. Tu ne peux la voir. »

Je suis déçu, comme un enfant à qui l’on n’a point tenu une promesse.

On me remet sur le lit odieux.

Du ciel, il ne reste en moi que le désert de cendre.


GABRIELE D’ANNUNZIO.

Traduit par ANDRÉ DODERET.

  1. Copyright by G. d’Annunzio, 1922.
  2. Voir la Revue du 1er février.