Noiré. — La pensée monistique

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Ludwig Noiré. — La Pensée monistique. (Der monistiche Gedanke. Eine Concordanz der Philosophie Schopenhauer’s, Darwin’s, Robert Mayer’s, und L. Geiger’s.) (Leipsig, 1875.)

Depuis quelques années, un nouveau nom, à défaut d’une doctrine nouvelle, est apparu en Allemagne : le « monisme. » Présenté par Hæckel et Hartmann, accepté par Strauss, il rallie, à l’heure qu’il est, un certain nombre d’esprits qui tiennent à se distinguer nettement de tous les partis philosophiques dont la désignation est différente. Aujourd’hui enfin l’un des fidèles et des dévots de l’école prend la peine d’expliquer avec exactitude et précision en quoi consiste l’originalité du mot et du système. Louis Noiré, connu comme un fervent disciple de Hæckel, présente, sous la double forme de l’histoire et de la théorie, une sorte de manifeste de la « pensée monistique. »

Quand une philosophie naît en Allemagne, lors même qu’elle a le plus de prétentions à la nouveauté, elle cherche toujours à se donner des ancêtres, à se créer une tradition. C’est-à-dire qu’avec le monisme une réforme s’introduit dans l’histoire de la philosophie, telle que l’avaient faite les derniers critiques et érudits dont la plupart relevaient de Kant ou de Hegel. À l’ancienne généalogie selon laquelle Fichte, Schelling, Hegel, étaient les vrais, les seuls héritiers de Kant, voici que succède un autre ordre. Kant, sans doute, reste le maître vénéré de la pensée allemande : avant lui, pourtant, une place est faite à Descartes, à Spinoza, à Leibniz ; après lui, les monistes ne reconnaissent plus que Schopenhauer, Darwin, Mayer[1] et Geiger[2]. Ceux que Schopenhauer appelait les « Calibans de la philosophie, » Fichte, Schelling, Hegel, seraient-ils éliminés de la tradition allemande, et le pessimiste méconnu de Francfort hériterait-il de leur influence ? L’histoire a de ces caprices. Le mieux, d’ailleurs, est de citer la page où Louis Noire établit la filiation de la doctrine.

« Descartes découvrit que le Moi est la seule certitude immédiate, le point de départ de toute connaissance. Il vit l’universalité du mouvement dans le monde. Pour lui, tout, en dehors de l’homme, était mécanisme. L’origine du mécanisme était le Dieu chrétien. Quant à l’âme, il en faisait une essence à part, immatérielle.

« Spinoza est le père du monisme. Le monde, le tout, est Dieu : avec deux propriétés, l’étendue et la pensée. Il est plus que vraisemblable que le grand penseur garda le concept de la divinité, uniquement pour moins choquer ses contemporains. Singulier Dieu que le vôtre, pourtant, eût-on pu dire aux spinozistes, qui, en même temps, recommande la vertu par la bouche de Socrate ou de Marc-Aurèle et scandalise la création par le délire de Néron, Héliogabale et Caligula !

« Leibniz est le théoricien de l’individualisme et le créateur de la Monadologie. Mais l’analyse de sa pensée la plus profonde se heurte au dualisme, dans lequel il est prisonnier. Ses monades sont en effet tantôt des centres de force, tantôt des centres psychiques.

« Pour Kant, le monde est représentation. Le moi l’unit aux deux formes sensibles de l’intuition, le temps et l’espace, qui sont purement idéales. En dehors de nous, il n’y a que des forces qui agissent sur le Moi, et composent le contenu expérimental de la connaissance.

« La pensée de Schopenhauer proclame hautement : toute force est volonté. La force est l’essence de la nature, du monde, de tout, la vraie métaphysique transcendantale, la chose en soi[3]. »

Tels sont les précurseurs : non cependant que leur pensée soit tout entière acceptée ; elle passe par le contrôle du monisme. Descartes, de la sorte, n’est admis que pour deux des vérités qu’il a découvertes, le « je pense, » et la loi du mécanisme. Une plus belle part revient à Spinoza qui a trouvé la loi fondamentale : l’unité, et les deux attributs de l’être. À Leibniz, le monisme doit les monades ; à Kant, les lois de la pensée ; à Schopenhauer, la notion de la volonté. Une substance unique, douée de mouvement et de volonté : telle est, en effet, la conception première du monisme.

Il absorbe ainsi les deux systèmes qui, depuis l’origine de la haute spéculation, se font la guerre t ni spiritualiste, puisqu’il admet la matière et le mouvement, ni matérialiste, puisqu’il reconnaît l’esprit et la volonté, il s’élève à l’idée supérieure du monde, qui contient en lui tout ensemble les deux réalités, réputées inconciliables, entre lesquelles trop longtemps s’est partagée la philosophie. Non qu’il en fasse simplement, comme Spinoza, les modes d’une substance : puisqu’avec Leibniz il ne reconnaît que des individus et des monades. Non, de plus, qu’il réduise le mouvement et le vouloir à de pures représentations : il croit à l’identité de la pensée et de l’être. Tout cet univers enfin est soumis à une double loi : la persistance de la force, l’évolution ; Darwin et Mayer achèvent de le faire connaître.

Vingt-deux articles (comme s’il s’agissait d’une confession) résument pour Louis Noiré la foi monistique, qui, à la rigueur, et sans tenir compte des dépendances accessoires, peut se ramener à un petit nombre de propositions très-simples. Le monde se compose d’atomes individuels ou monades, toutes semblables, douées de deux propriétés, l’une interne, la volonté ou le sentiment, l’autre externe, le mouvement. La forme du mouvement est l’espace, la forme du sentiment est le temps. Le mouvement est un principe de changement, le sentiment est un principe de durée. Ils sont, l’un et l’autre, les agents de l’évolution et de la persistance. Ces prémisses posées, l’univers tout entier se déduit depuis la simplicité des corps élémentaires jusqu’aux transformations les plus complexes de l’homme et des sociétés. Agrégat de forces semblables qui toutes se meuvent et sentent, le monde, sur le théâtre de l’espace et de la durée, obéit à son éternel et infini progrès.

Tel est le monisme : il se présente comme l’accord de plusieurs systèmes, et par ce trait, il ressemble à plus d’une philosophie dont ce siècle a vu l’avènement. Peut-être même n’exclut-il pas, autant qu’il semble le croire, la métaphysique de Schelling et de Hegel. Mais il cherche des alliances qui aient plus de faveur : et dans le rang intermédiaire qu’il occupe entre la philosophie proprement dite et la science, il ne se recommande guère que des génies mixtes eux-mêmes, tels que Spinoza, Leibniz et Kant. Lui aussi, en dernière analyse, il repose sur la notion de la force, qu’il rapproche le plus possible du vouloir et de l’esprit. C’est le problème où se rencontrent aujourd’hui la science et la philosophie : il est douteux que le monisme se figure l’avoir déjà résolu.

A. Gérard.
  1. Mayer est, avec Joule et Grove, l’un de ceux qui ont établi la loi de la conservation de la force.
  2. L. Geiger est l’auteur, presque populaire en Allemagne, d’un livre sur les Origines du langage et de la raison. Le livre, naturellement, est conçu d’après la théorie du monisme.
  3. Der monistiche Gedanke, p. 306-7.