Noir et Rose/Le Chant du cygne

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Paul Ollendorff (p. 1-107).


LE
CHANT DU CYGNE



I


À Dieppe, dix heures venaient de sonner à l’horloge de l’Hôtel de Ville, lorsque la grille du jardin d’une des plus luxueuses maisons de la rue Aguado s’ouvrit, livrant passage à une jeune miss, grande, élégante, blonde, le visage rosé éclairé par deux yeux d’un bleu candide, vêtue d’un joli costume marin avec des ancres au col et des galons d’or aux manches. Derrière elle, sortit une respectable lady habillée de soie noire, coiffée d’un chapeau cloche en paille tressée, et portant deux ombrelles et une jumelle marine. La jeune miss aspira l’air vif et salé, frappa le sol de son pied chaussé d’un soulier verni à talon plat, et dit :

— Joli temps ! Harriett !

La respectable lady, qui était visiblement une gouvernante, agita la tête, poussa une espèce de hennissement approbatif, et, de son coude pointu, éperonnant son élève, se dirigea vers le port.

La mer était d’un gris glacé de rose, doux comme une opale, le soleil fondait les petits nuages légers qui moutonnaient dans le ciel clair, une brise fraîche, venant du large, balançait les tiges fines des tamaris et faisait claqueter les drapeaux qui décoraient la grande porte des hôtels.

Sur la pelouse brûlée par l’été, foulée par le passage des baigneurs, et rouge comme un vieux paillasson, les marchands de chiens promenaient en laisse, pêle-mêle, des meutes de lévriers, de bassets et d’épagneuls. Des jeunes personnes en jersey et des gentlemen en veston de flanelle jouaient au lawn-tennis, pendant que des babies blonds, aux jambes nues, enlevaient au bout d’une longue ficelle un cerf-volant en forme de chauve-souris. Le petit tramway, qui fait le voyage du Casino à la jetée, passait au trot d’un cheval somnolent. Et, criant à tue-tête, des gamins du Pollet offraient aux passants le programme des courses.

Marchant d’un pas rapide, les deux promeneuses étaient arrivées à la hauteur de l’hôtel Royal, lorsqu’un grand jeune homme, sortant de la cour, la tête basse et l’air absorbé, faillit les heurter au passage. Il porta la main à son chapeau, s’excusa avec un léger accent étranger, et se rangea contre le mur. Une exclamation de la jeune miss lui fit lever les yeux, son visage pâle se colora d’une ardente rougeur, ses yeux noirs étincelèrent, et, frappant ses mains l’une contre l’autre, avec une stupeur mêlée de joie :

— Daisy ! Vous ! C’est vous ?

— Sténio !… s’écria la jeune miss, bouleversée par une violente agitation. Puis, familière et impérieuse, elle prit le bras de l’étranger, et, brusquement, cédant à une curiosité passionnée :

— Avant tout, parlez-moi de ma sœur… Où l’avez-vous laissée ? Comment va-t-elle ? Mais, folle que je suis, vous êtes à Dieppe… Donc elle y est avec vous !… Sténio, mon ami, je vous en prie, où est Maud ?… Vite conduisez-moi. J’aurai tant de plaisir à l’embrasser !…

— Daisy ! chère enfant ! balbutia Sténio.

Son grand front, couronné de cheveux noirs, courts et frisés, se creusa comme un lac sous le vent d’orage, des larmes roulèrent dans ses yeux, et sa voix devint tremblante.

Au même moment, la respectable dame au chapeau cloche, qui, au premier abord, avait paru pétrifiée d’étonnement, secoua sa torpeur et se décida à intervenir.

— Ma chère, je vous en prie… dit-elle, en se plaçant résolument entre son élève et le jeune homme. Vous savez quels sont les ordres de votre père… S’il se doutait que devant moi… un pareil entretien… Oh ! c’est tout à fait impossible ! Songez donc, chère mignonne !… Si vous n’êtes pas assez raisonnable pour m’écouter, il faut que ce soit monsieur qui comprenne…

Suffoquée, elle fit trêve à son incohérence, et resta devant les deux jeunes gens, cramoisie, les yeux écarquillés, dans un désordre d’esprit à la fois touchant et risible. Alors Daisy, fronçant ses sourcils délicats, et plissant sa petite bouche avec une expression menaçante :

— Harriett, ma bonne, écoutez-moi bien. Vous savez si je suis docile dans les circonstances ordinaires, et si je vous aime !… Mais aujourd’hui, voyez-vous, Harriett, le cas est tellement sérieux… Ma sœur, comprenez-vous, il s’agit de ma sœur, de Maud… Ah ! Harriett, pouvez-vous me forcer à discuter sur un pareil sujet !

Un torrent de larmes lui coupa la parole. Des promeneurs, qui partaient dans un landau pour aller déjeuner à Pourville, regardèrent avec stupéfaction cette vieille dame à qui cette charmante fille parlait en pleurant devant ce grand jeune homme pâle. La gouvernante agitait sa tête grise sous son chapeau cloche, sans mot dire, avec l’entêtement résigné d’une vieille mule. Elle se décida cependant à grommeler :

— Mais les volontés de milord  ?…

— Mais les supplications de miss ! répliqua vivement Daisy. Harriett, il faut choisir entre mon père et moi !… Vous m’avez souvent déclaré que, pour rien au monde, vous ne voudriez me quitter et que, quand je serai mariée, vous espériez bien rester dans ma maison pour soigner les petits babies… Eh bien ! Harriett, si, pour me plaire, vous ne manquez pas aujourd’hui à tous vos devoirs… Oh ! j’en aurai un chagrin affreux… mais, Harriett, tout sera fini entre nous !…

— Daisy ! mugit la gouvernante qui éclata en sanglots… Oh ! Daisy, tout pour l’amour de vous, chère petite, vous le savez bien !… S’il vous fallait ma vie… Mais une chose si défendue !… Que dira le lord, s’il apprend ?…

— C’est moi qui lui parlerai… Allons, c’est fini, Harriett. Je vous aime, vous êtes une bonne vieille chérie !…

Et, de ses lèvres roses, elle caressait le visage enflammé de sa gouvernante.

— Je n’oublierai jamais, non, jamais, ce que vous faites pour moi… M. Sténio Marackzy, mon beau-frère, n’oubliera pas non plus, j’en suis sûre !…

L’étranger abaissa gravement sa tête pensive, et, se tournant vers Daisy :

— Vous voulez voir votre sœur ?… Hélas ! vous ne la trouverez plus telle que vous l’avez connue… Elle est bien changée, la pauvre Maud, elle est bien malade !…

La petite miss leva sur son beau-frère des yeux pleins d’angoisse :

— En danger ? demanda-t-elle.

— Oui, Daisy, en danger.

Elle poussa une exclamation étouffée.

Et, suivis d’Harriett, qui semblait marcher au supplice, les deux jeunes gens entrèrent dans la cour de l’hôtel. Comme ils se dirigeaient vers le pavillon carré qui s’élève sur le côté droit de la façade, ils croisèrent une jeune femme très élégante accompagnée d’une religieuse portant le costume gris et la cornette blanche des sœurs des pauvres. Daisy détourna vivement la tête et hâta le pas, entraînant Sténio, comme si elle craignait d’être reconnue en sa compagnie. Mais ses précautions furent inutiles. Et elle entendit, derrière elle, la jeune femme qui disait, avec une expression de profond étonnement :

— Tiens ! miss Mellivan et Marackzy !…

Une inquiétude soudaine serra le cœur de Daisy. Mais elle était emportée par des sentiments tellement violents qu’elle passa outre. Sténio ouvrit la porte du pavillon, et, suivie de sa gouvernante, la jeune miss entra.

La religieuse s’était arrêtée et avait suivi l’étranger du regard. Elle leva les yeux au ciel et dit :

— Ah ! si M. Marackzy voulait laisser mettre son nom sur l’affiche de notre concert, quelle aubaine pour nos petits Orphelins de la mer !…

— Vous savez donc qui est Marackzy, sœur Élisabeth ?

— Son nom, Madame, n’est-il pas universellement connu, à l’égal de ceux de Liszt et de Rubinstein ?…

— Oui, mais, malheureusement pour nous, depuis que sa femme est si malade, il ne veut plus se montrer en public… Dernièrement, à Vienne, il n’a pas consenti à jouer chez l’Empereur, pour qui cependant il a le plus respectueux attachement, car François-Joseph est son premier protecteur…

— Ce qu’il a refusé à un souverain, ne l’accorderait-il pas à des enfants malheureux ?

— Une seule personne pourrait peut-être obtenir de lui… Oui, tenez, par Daisy Mellivan… Oh ! ce serait prodigieux ! On mettrait les places à quarante francs et on emplirait la salle… Trente mille francs de recette assurés !

La sœur Élisabeth croisa ses mains sur sa poitrine avec extase, et ses lèvres s’agitèrent comme pour une prière.


II


Sténio Marackzy est, sans conteste, le plus admirable virtuose qui ait jamais fait vibrer le bois sonore d’un violon. Fantaisiste comme Paganini, il a fait, dans ses jours d’excentricité, des tours de force avec son archet. Mais ce n’est pas à se démancher sur la quatrième corde que le grand artiste a conquis sa réputation. S’il a des doigts divins pour exécuter, il a une imagination de feu pour créer. C’est un improvisateur d’une puissance merveilleuse, et, en même temps, d’une grâce incomparable. Tour à tour, sous son archet magique, s’envolent les mélodies qui, par un prodigieux contraste, évoquent les mélancolies hivernales des plaines immenses, traversées par le Danube aux roseaux peuplés de hérons silencieux, puis les gaietés riantes des fêtes villageoises, dans lesquelles les blondes filles dansent les amoureuses czardas avec leurs fiancés, et enfin les rudesses belliqueuses des marches, où retentissent les sonneries des trompettes, les roulements des canons et le clair tintement des sabres. L’âme de la Hongrie tout entière, triste, joyeuse ou héroïque, chante dans le violon de Marackzy.

Voilà pourquoi, dans son pays, il est aussi populaire que Kossuth, et comment, en Europe, il a fanatisé tous ceux qui ont eu le bonheur de l’entendre.

Fils d’un maître de chapelle du palais royal de Pesth, il n’a pas grandi en liberté comme les sauvages Tziganes qui parcourent les plaines danubiennes. Son instruction musicale a été très soignée, et son éducation d’homme est parfaite. Remarqué par l’Empereur et Roi, un jour qu’il exécutait le solo de violon d’un O Salutaris composé par son père, et emmené à Vienne pour jouer dans les concerts de la cour, il produisit tout de suite une sensation profonde. Pendant tout l’hiver il fit fureur, et ne séduisit pas moins les femmes par sa beauté que par son talent. Il avait vingt ans, une tournure de gentilhomme, l’air pensif et des yeux de jais brillants et doux, où brûlaient toutes les flammes de l’Orient.

Les Viennoises aux cheveux couleur de soleil raffolèrent de ce beau garçon brun comme la nuit. Sténio fut l’enfant gâté du grand monde autrichien, et porta le poids de son heureuse fortune avec une aisance incroyable. Il ne se donna pas une seule fois des airs de parvenu. Sans effort apparent, il se montra l’égal des plus grands seigneurs, et alla de pair avec les archiducs. Il dépensait l’argent aussi facilement qu’il le gagnait. Jamais une infortune ne le trouva la main vide. Mais quand un prince de la finance le priait de venir faire de la musique dans ses salons, il avait des exigences folles.

Sacré grand homme dans son pays, ce qui est rare, Sténio entreprit la conquête de l’Europe, et vint en France où, tour à tour, les grands virtuoses essayent leur talent sur cette pierre de touche unique qui s’appelle le public parisien. Fantasque et nerveux, prompt à l’engouement et au dédain, mais vibrant avec une sincérité irrésistible aussitôt qu’on le met en contact avec une véritable nature d’artiste, ce public fit à Marackzy des ovations délirantes.

La première fois qu’au Cirque d’Hiver, accompagné au piano par Planté, il joua sa prodigieuse Marche des Honveds, il y eut, à la fin du morceau, une minute indescriptible, pendant laquelle toute la salle fut debout, criant, frappant des pieds et des mains, comme emportée par un coup de folie. Le succès du virtuose hongrois fut instantané et foudroyant. Certains journaux, refuges d’impuissants, à qui l’envie sert de doctrine, risquèrent quelques venimeuses attaques. Mais Sténio planait trop haut pour que de ces fangeuses embuscades on pût l’atteindre. La bave des méchants ne flétrit pas une fleur de ses couronnes. Il passa triomphant et heureux.

Pendant dix ans, jeune, beau, riche, fêté, il parcourut l’Europe au bruit des applaudissements, semant sur son chemin les mélodies comme des perles, et faisant la fortune des impresarii et des éditeurs. Cependant, chaque année, vers le mois de juillet, il disparaissait, et, jusqu’au mois d’octobre, on n’entendait plus le son divin de son violon. Ainsi qu’une étoile filante, qui trace un sillon brillant et plonge brusquement dans la nuit, le grand artiste, au beau milieu d’une tournée triomphale, s’éloignait sans qu’on pût savoir ce qu’il était devenu.

Et pendant que les reporters s’ingéniaient à forger des histoires et à décrire sa prétendue retraite, Sténio, enfermé auprès de Pesth, dans une petite propriété qu’il avait achetée à son père, se délassait de ses fatigues, et, près du vieux maître de chapelle, redevenait enfant. Plus d’improvisations fougueuses, plus de rêves traduits en coups d’archet colorés : l’étude des maîtres, réconfortante et sereine. Marackzy, retombé docilement sous la férule de son père, passait ses soirées à interpréter Mozart, Beethoven et Weber, rafraîchissant son âme ardente aux sources pures de l’inspiration idéale.

Et c’était touchant de voir ce sublime artiste, traité en écolier par le vieillard, recommencer patiemment le passage dont l’exécution avait paru défectueuse, et faire, pour les vieux meubles de la maison, pour les rosiers grimpants de la fenêtre, pour les oiseaux du jardin, une musique céleste que le public fanatisé eût écoutée à genoux. Puis, l’automne approchant, il reparaissait à Vienne, et reprenait ses tournées artistiques à travers le continent.

Comblé d’honneurs, riche de gloire et d’argent, il était arrivé à la trentaine sans que jamais son front eût été assombri par un déboire ou par une peine. C’est alors que, cédant aux sollicitations du célèbre manager Burnstett, il se décida à traverser l’Océan et aller jouer en Amérique.

Il avait cependant exprimé le désir de faire, avant de partir, un séjour de quelques semaines en Angleterre. Le prince de Galles, qui s’était toujours montré son admirateur passionné, l’avait invité à venir chasser en Écosse. Mais, tout d’abord, le prince désirait offrir à la Reine, qui n’avait jamais entendu Marackzy, l’enchantement de cette virtuosité sans rivale.

La fête eut lieu à Windsor. Des invitations en très petit nombre avaient été lancées, et des folies avaient été faites pour obtenir d’être compté parmi les élus. Lorsque Sténio parut dans le salon, son violon à la main, un murmure doux, caressant, ailé : celui de toutes les femmes groupées autour de la souveraine, passa dans le silence, et fit frissonner le musicien. Il sourit et, sans lever les yeux, frappant un coup léger avec son archet, pour prévenir son accompagnateur qu’il était prêt, il commença.

Il jouait une rêverie aux harmonies mélancoliques, exprimant les plaintes d’une âme souffrante prête à quitter la terre, et qu’il avait intitulée le Chant du Cygne. Sous ses doigts merveilleux, les souvenirs du passé heureux, fêtes joyeuses et brillantes, alternaient avec les réalités déchirantes du présent désolé. Ce n’était plus le violon qui chantait, c’était le cœur blessé lui-même qui exhalait ses regrets suprêmes avec ses derniers soupirs.

Sténio, les paupières baissées, ainsi qu’à son habitude, oublieux de tout ce qui l’entourait, et comme concentré dans l’exécution de son morceau, faisait entendre les dernières notes, pures comme un souffle d’ange remontant vers le ciel, lorsqu’un profond sanglot, rompant le silence religieux de l’auditoire charmé, lui fit lever les yeux.

D’un regard, il parcourut la salle étincelante de lumières, de parures et de fleurs et, à deux pas de lui, au premier rang, le visage bouleversé par l’émotion, les joues ruisselantes de larmes, il aperçut une jeune fille. Les mains croisées, comme en prière, elle restait immobile. Pour elle, la terre avait disparu. Emportée par l’inspiration du sublime musicien, elle planait dans les espaces sacrés de la poésie éternelle. Des voix célestes charmaient ses oreilles, une douceur infinie pénétrait son âme, et elle souhaitait de rester toujours ainsi, à écouter ce divin concert.

Les chants cessèrent brusquement, un grand bruit d’applaudissements éclata et un mouvement se produisit autour de la jeune fille : celui de toute l’assistance, qui, sans le moindre souci de l’étiquette, se levait en tumulte pour complimenter Sténio. Elle sentit qu’on la poussait du coude, et elle entendit une voix douce qui murmurait :

— Maud ! Eh bien ! Maud ?

Ses paupières battirent comme si elle se réveillait, elle poussa un soupir, et, souriant à sa sœur, qui se penchait vers elle avec un commencement d’inquiétude :

— Ah ! Daisy, que j’étais loin !…

Elle put voir alors, dans un cercle de duchesses, le musicien debout, qui écoutait les compliments avec une gravité discrète. Puis, après un court dialogue, elle l’aperçut qui se dirigeait de son côté, conduit par le prince lui-même. Sténio s’inclina devant elle, pendant que son royal protecteur disait :

Miss Mellivan, mon ami M. Marackzy, qui a sollicité l’honneur de vous être présenté…

Maud balbutia quelques paroles confuses. Il lui sembla qu’une chaleur insupportable lui brûlait la poitrine. Quand elle reprit son sang-froid, le prince s’était éloigné, le musicien s’apprêtait à jouer de nouveau. Et, sous l’influence de l’archet enchanté, la jeune fille retrouva son extase, et pour elle la soirée se continua dans un ravissement délicieux.

Le séjour de Marackzy, qui devait durer quelques jours seulement, se prolongea plusieurs semaines. Les journaux d’Amérique annoncèrent que la tournée, tant attendue, était retardée. Mais il fut bientôt évident qu’elle n’aurait pas lieu.

Un charme invincible retenait Sténio en Angleterre. Il refusait de donner des concerts ; il paraissait désirer faire oublier qu’il était artiste de profession. Il allait beaucoup dans le monde, jouait, dansait, chassait, menait la vie d’un grand seigneur. Pour obtenir de l’entendre, même dans la plus grande intimité, il fallait beaucoup insister. Encore n’était-ce jamais qu’à des sollicitations féminines qu’il cédait. Miss Mellivan spécialement avait le privilège de vaincre les résistances de Sténio. Un mot d’elle était un ordre pour lui. Alors il prenait un violon, n’importe lequel, jouait de verve ses airs les plus passionnés, comme s’il eût voulu les répandre, philtre subtil, dans le cœur de la jeune fille. Et toujours, en effet, le charme opérait, et Maud, sur les ailes du rêve, suivait le prodigieux enchanteur où il lui plaisait de l’emporter.

Le marquis de Mellivan-Grey, personnage très grave, premier secrétaire de l’Amirauté, avait fait grand accueil au célèbre Hongrois. Vers la fin du printemps, il lui avait proposé de venir passer quelques jours chez lui, en Irlande. Le noble lord se proposait de produire Marackzy dans la haute société irlandaise, et ce rôle de Mécène flattait son amour-propre.

Resté veuf quand ses filles étaient encore toutes petites, il les avait confiées à la surveillance d’une gouvernante, vieille fille puritaine et timorée. Croyant avoir ainsi paré à tout, il vivait en sécurité. Jamais il n’avait soupçonné l’influence que Sténio avait acquise sur Maud. Pas une fois il n’avait surpris les regards de la jeune fille ardemment fixés sur le grand artiste.

Plein de l’orgueil de sa race, il n’eût pas admis qu’une enfant portant son nom pût s’abaisser jusqu’à ce génial homme de rien. L’écouter, s’en amuser, le complimenter, soit. Attitude de maître satisfait à l’égard d’un serviteur agréable. Mais le traiter d’égal à égal, l’aimer ? C’était une dégradation que ne devait pas concevoir sa vieille tête de gentilhomme.

Installé dans son domaine de Dunloë, aux portes de Dublin, depuis plusieurs jours, il attendait Marackzy. Le musicien demandait délais sur délais. On eût dit qu’il redoutait de paraître devant lord Mellivan. Un matin cependant, précédé par un télégramme annonçant l’heure de son arrivée, il vint.

À peine la voiture qui l’amenait avait-elle franchi la grille d’honneur, que Maud quitta le salon, et, très pâle, monta dans sa chambre. Lord Mellivan, debout sur le perron, s’avança vers son hôte et lui tendit la main. Sténio s’inclina respectueusement sans la prendre. Et d’une voix grave :

— Monsieur le marquis, avant de vous laisser me faire accueil, je dois vous demander la faveur d’un entretien de quelques instants. Quand vous m’aurez entendu, je saurai si je dois devenir votre hôte, ou m’éloigner.

Lord Mellivan, étonné, regarda attentivement Marackzy et remarqua alors qu’il n’était pas en veston de voyage, mais cérémonieusement en costume de ville. La voiture qui l’avait amené ne portait pas de bagages, comme s’il s’attendait à ne pas rester. Le marquis, soucieux, invita de la main le musicien à entrer. Et, sans une parole, ils se dirigèrent vers le salon. L’entretien dura un quart d’heure, au bout duquel la porte se rouvrit. Marackzy sortit, reconduit par lord Mellivan. Sur le seuil, Sténio fit un geste de supplication, auquel le grand seigneur ne répondit que par un sourire de dédain. L’artiste fit entendre une exclamation étouffée, et, comme le marquis, sans plus s’inquiéter de sa présence, était rentré dans le château, il jeta un regard ardent autour de lui. Au même moment, le rideau d’une des fenêtres du premier étage se souleva. Une tête blonde apparut, Marackzy lui adressa un adieu désespéré et, le visage décomposé par la douleur, s’élança dans la voiture.

Pendant quelques jours, miss Maud demeura enfermée dans son appartement. On la disait souffrante. Puis, lord Mellivan reparut en Angleterre, accompagné seulement de sa fille cadette. Le bruit se répandit que la fille aînée du marquis était atteinte d’une maladie de langueur et que les médecins ne répondaient pas de la sauver, si elle ne vivait dans la solitude et le repos, sous le ciel de l’Irlande. La tristesse profonde que lord Mellivan traînait partout avec lui parut une preuve certaine de la véracité de ce récit. Cependant des gens bien informés prétendirent avoir rencontré Maud avec Marackzy, en Allemagne. Ces racontars prirent promptement une importance si scandaleuse, que la famille et les amis de lord Mellivan s’émurent et se décidèrent à le prévenir. Il les écouta d’un air glacé ; puis, la voix sourde, et, faisant effort pour parler :

— Je veux bien qu’il soit question entre nous de ma fille Maud, mais ce sera pour la dernière fois. Il est exact qu’elle a déserté ma maison pour suivre Marackzy. Ils se sont mariés à Cowes, avant de quitter l’Angleterre. Elle est régulièrement sa femme. Pendant notre séjour en Irlande, l’artiste avait eu l’audace de venir me demander la main de miss Mellivan… Je répondis en le priant de s’éloigner sur-le-champ… Il me déclara alors que ma fille l’aimait, et que c’était d’accord avec elle qu’il avait fait cette démarche. Il ajouta qu’il était riche, honoré, et me supplia de ne pas prendre une résolution irrévocable. Je persistai dans mon refus. Il partit. J’eus alors à subir les prières et les lamentations de Maud. Elle était au désespoir… Ce misérable l’avait ensorcelée. Durant des jours entiers, elle resta sans parler, presque sans manger, l’œil fixe, l’oreille tendue, comme si elle écoutait au loin une musique mystérieuse. Je fis tout pour la distraire : rien ne réussit… Je comptais sur sa fierté. J’espérais qu’elle parviendrait à se rendre compte de la distance qui la séparait de celui qu’elle aimait… J’avais ordonné à ma fille Daisy et à leur gouvernante, miss Harriett, de ne pas la quitter… Et, cependant, un soir, on trouva sa chambre vide… Elle s’était sauvée, abandonnant son père, sa sœur, le toit sous lequel est morte sa mère, oubliant tout pour un aventurier !…

Lord Mellivan resta un instant silencieux, le visage caché dans ses mains ; puis, faisant un geste de colère :

— À partir de ce jour, j’ai ordonné qu’on ne prononçât jamais le nom de cette malheureuse devant moi… Je ne connais pas la femme de M. Marackzy, je n’ai plus qu’une fille ! Vous avez voulu savoir la vérité : je vous l’ai dite.


III


Le silence se fit peu à peu sur l’aventure. D’ailleurs, entre lord Mellivan et Sténio, la lutte n’était pas égale. Jamais les merveilleuses qualités du musicien ne se manifestèrent avec autant d’éclat qu’après son mariage. On eût dit qu’il voulait, à force de succès, faire oublier à sa jeune femme les chagrins que son amour lui avait coûtés. Il créa autour de Maud une atmosphère de triomphe. Il dissipa toutes les préventions, força toutes les sympathies, entraîna toutes les admirations. Il obtint, par l’ascendant de son art, qu’on donnât tort au père outragé, et qu’on murmurât contre sa sévérité.

Lord Mellivan parut un peu trop féodal en tenant rigueur à ce roturier de génie qui, en somme, marchait de pair avec les plus grands seigneurs. L’empereur, son maître, l’avait fait comte ; mais il dédaignait son titre. Marackzy tout court lui semblait suffisant.

Pendant deux ans, il tint l’Europe sous le charme et donna à sa jeune femme toutes les compensations qu’elle avait pu rêver. Reçue et attirée partout, à la cour et dans le grand monde, elle y fit rayonner le charme doux de sa beauté blonde. Elle compléta Marackzy. Sans elle il eût manqué quelque chose à la fortune extraordinaire de ce grand artiste. À sa couronne elle ajouta un fleuron charmant : celui de l’amour. Sténio, riche, acclamé, aimé, semblait l’image vivante du bonheur sur la terre. Mais la fatalité était là, derrière le char triomphal, prête à prouver qu’aucune joie n’est durable ici-bas.

Au bout d’un an de mariage, un enfant était né, blond comme sa mère. Et dans les ivresses de la maternité, les dernières tristesses de Maud avaient disparu. Elle eut, pendant quelques mois, l’oubli complet du passé. Elle se laissa aller au courant prodigieux qui l’emportait de fêtes en fêtes, dans une clarté et un bruit d’apothéose. L’être presque divin qui la faisait régner sur le monde lui parut plus beau, plus charmant, plus digne d’être adoré. Elle se mêla activement à sa vie artistique. Elle jouit délicieusement de sa gloire.

Arrivé à la maturité de son talent, Marackzy n’avait plus voulu se contenter des compositions délicates ou étranges, qui naissaient chaque jour sous ses doigts agiles. Il visa plus haut et prétendit aborder le théâtre. L’Opéra de Vienne lui était ouvert. Il y fit jouer coup sur coup un ballet fantastique, les Djins, où la richesse de son imagination se donnait librement carrière, et un opéra, Mathias Corvin, où le patriotisme magyar éclatait en fiers accents. Dès lors le fanatisme de ses admirateurs ne connut plus de bornes, et le Chopin hongrois, comme on l’appelait déjà, parut en passe d’égaler les plus illustres maîtres.

C’est alors que Maud, à l’insu de son mari, risqua, auprès de son père, une tentative de rapprochement. Elle lui écrivit une lettre tendre et soumise, dans laquelle elle implorait son pardon. Elle pensait que le succès arrange bien des choses, et que le noble lord serait peut-être moins sévère pour la femme de Marackzy, sacré grand compositeur par l’acclamation universelle, que pour la compagne de Sténio, l’unique et prodigieux virtuose. Au bout de huit jours, elle reçut sa lettre non décachetée. Le grand seigneur avait été trop durement touché dans son orgueil par le départ de sa fille. Il tenait parole : il ne voulait plus la connaître.

Ce fut un cuisant chagrin pour Maud, mais combien léger auprès de celui que la destinée lui préparait ! Le soir du jour où sa lettre avait été renvoyée sans être ouverte, son petit garçon tomba malade. L’esprit impressionnable de la jeune femme fut frappé. Elle vit une mystérieuse coïncidence entre la colère du vieillard et le mal de l’enfant. Un fatal pressentiment l’assaillit, et la jeta dans des angoisses qu’elle n’osa pas montrer à Sténio. Pendant une semaine, elle soigna le petit être avec une ardeur passionnée, le couvant, lui insufflant sa propre vie. Mais tout fut inutile. Le visage rosé pâlit, les yeux clairs s’obscurcirent, les lèvres, qui ne connaissaient que le sourire, se pincèrent avec une gravité soudaine, et, sans secousse, doucement, comme un oiseau qui s’endort, le pauvre mignon mourut.

Alors la tendre et frêle Maud eut un accès de délire furieux qui épouvanta tous ceux qui l’entouraient. Elle poussa des rugissements de lionne blessée, maudit le ciel, menaça la terre, appela à grands cris son père, le rendant responsable du malheur qui l’accablait. Puis, sans transition, elle tomba dans un état de mélancolie accablée.

Elle resta des semaines entières muette, les yeux fixes, sans une larme, sans une prière. Sténio, au désespoir, fit tout pour l’arracher à cette torpeur mortelle. Il lui parlait, sans qu’elle parût l’entendre. Son sublime archet lui-même fut impuissant. Il jouait, sans parvenir à éveiller l’attention de Maud. Ses mélodies les plus tendres la laissaient froide et sombre. Et cet art merveilleux, qui lui avait conquis le cœur de la jeune femme, était maintenant sans force pour lui ramener son esprit.

Elle changea beaucoup : son visage s’amaigrit et ses yeux se creusèrent. Une toux sèche et incessante lui déchirait la poitrine. Sténio, très inquiet, consulta les meilleurs médecins de Vienne. Tous lui conseillèrent d’emmener Maud en Italie. Sous un climat plus doux, elle retrouverait la santé. Loin du pays où elle venait d’être si malheureuse, elle retrouverait le calme.

Marackzy, désolé, promena, pendant six mois, la femme adorée de ville en ville, cherchant le clair soleil, les fleurs épanouies, les brises tièdes et les flots bleus : tout ce qui fait la vie riante. Maud ne se rétablit pas. Le mal dont elle souffrait était à l’âme. Et nul médecin, en ce monde, ne devait la guérir.

Cependant, à mesure que ses forces physiques déclinaient, ses forces morales renaissaient. Elle secoua son indifférence, et, comme si elle avait secrètement conscience de la gravité de son état, elle s’efforça de consoler Sténio. On eût dit que, par une coquetterie suprême, elle voulait redevenir charmante pour être plus complètement regrettée. Elle parlait maintenant, s’intéressant à tout ce que faisait son mari, et affectait de former des projets pour l’avenir. L’été était revenu, et elle déplorait de ne pas pouvoir aller dans son pays.

— Il me semble, disait-elle, que là, je reprendrais tout à fait mes forces. Avec quel plaisir je reverrais les grands lacs aux eaux bleues, et les verdures fraîches des forêts. Oh ! l’Irlande !… C’est là qu’est ma sœur… Mais c’est là aussi qu’est mon père…

Son front s’obscurcit, et, d’une voix basse :

— Je ne dois pas y revenir… Il me l’a défendu !…

Puis, avec un accent douloureux :

— Que ce serait bon, pourtant, de respirer l’air natal !… C’est celui-là qui me guérirait ! Oh ! Sténio, guérir et ne pas te quitter !… Rester encore longtemps auprès de toi !

Et entre ses dents, comme un murmure, elle ajouta :

— Mais mon père ne le veut pas !

Elle avait de ces reprises du désir de vivre, passionnées et presque convulsives. C’était sa chair jeune et puissante qui se révoltait contre l’anéantissement. Mais l’âme redevenait dominante, et imposait, pour un temps, sa fermeté stoïque.

Cependant Maud avait voulu revoir la mer qui baignait l’Angleterre. Il lui semblait qu’ainsi elle serait plus près du pays regretté. L’espace fluide, qui la séparerait, pourrait être facilement franchi par ses regards, et quelque chose d’elle, soupir ou sanglot, s’en irait, peut-être, vers la maison paternelle, sur les ailes du vent.

Voilà comment elle était venue à Dieppe.


IV


Dans le grand lit où son corps, frêle maintenant comme celui d’un enfant, semblait perdu, Maud était couchée. Sa belle chevelure blonde avait pâli, ainsi qu’une fleur qui se dessèche ; mais, sous les fins sourcils qui coupaient son front blanc, l’éclat de ses yeux bleus s’était assombri. Il y avait, dans leur regard, la résignation épouvantée d’un pauvre être qui se sent emporté vers la mort sans pouvoir se défendre. Deux plaques rouges marquaient ses pommettes, et ses mains amaigries étaient transparentes.

Par la fenêtre ouverte, l’air pur et le soleil entraient librement. Et cependant la malade haletait, et un frisson, par instants, la secouait. Sa sœur avait posé sa tête sur l’oreiller, et, honteuse de sa faiblesse, sanglotait doucement. Sténio, debout auprès du lit, regardait d’un air sombre les deux femmes, réunies après tant de tristesses, et, faisant un retour vers le passé, comparait Maud à ce qu’elle était quand il l’avait vue pour la première fois.

Daisy fraîche, vigoureuse et charmante, était l’image vivante de sa sœur à vingt ans. Et, avec un horrible serrement de cœur, Marackzy pensait : « C’est moi qui de cette enfant adorable et heureuse ai fait la créature pitoyable et désolée qui se meurt lentement sous mes yeux. Je suis l’artisan de son malheur. Pour moi, elle a tout quitté, qu’ai-je su lui donner en échange ? La vaine gloriole d’applaudissements éphémères, les jouissances d’un luxe qui n’était pas nouveau pour elle. Ah ! si notre enfant avait pu vivre ! Ses caresses auraient séché toutes les larmes, ses yeux auraient fait oublier le ciel de la patrie, son petit corps potelé et rose aurait, à lui seul, remplacé toute la famille… Mais notre amour était maudit : l’ange s’est envolé, et maintenant voilà que sa mère va le rejoindre. »

Le sublime artiste baissa le front, et des pleurs amers coulèrent sur ses joues pâles. Il était là, perdu dans sa douloureuse méditation, dégonflant son cœur oppressé, triste jusqu’à la mort. La voix de Maud le rappela à lui-même :

— Sténio, pourquoi restez-vous à l’écart ?… Venez ici… Mais vous pleurez ! Qu’y a-t-il ?

— Rien, ma chérie… rien que l’émotion de voir votre sœur auprès de vous…

— C’est une grande joie, Sténio, et c’est vous qui me l’avez donnée, dit Maud avec un sourire… Depuis que Daisy est là, il me semble que je vais mieux… Ah ! si je pouvais la garder quelque temps, elle me rendrait la santé et la vie… Mais ce n’est pas elle seulement que je voudrais voir…

Sa voix devint grave, et une ombre passa sur son visage :

— Ah ! si mon père consentait à me pardonner !

— Maud ! s’écrièrent en même temps Daisy et Sténio.

Mais elle s’était soulevée, et, les yeux brillants d’une fièvre soudaine :

— C’est lui… C’est sa rigueur qui me tue ! dit-elle, avec une agitation désespérée. Sa colère est un fardeau trop lourd pour moi… Mon cœur en a été brisé… Ah ! par pitié ! qu’il vienne ! Que je le voie seulement ! Qu’il ne me parle pas, s’il ne trouve en lui rien à me dire… Qu’il n’entre pas ici, si cela lui déplaît… Qu’il passe dans la rue, devant cette fenêtre, comme un étranger. Au moins je l’apercevrai, et ce sera déjà la moitié du salut pour moi !…

À bout de forces, elle retomba en arrière, blêmit comme pour mourir, et, entre les bras de sa sœur et de son mari épouvantés, resta inerte, aspirant l’air avec d’horribles efforts. Quelques minutes s’écoulèrent, pleines d’angoisse. Enfin elle se ranima, et, caressant avec sa joue le visage de Daisy, d’un ton très bas, épuisée :

— Pardon, mignonne, je te fais de la peine… Tu vois, c’est ma destinée d’affliger toujours ceux que j’aime… Et pourtant je ne suis pas méchante !…

À ces mots, prononcés avec une douceur angélique, Marackzy se laissa tomber à genoux près du lit, et, posant sur la main de la malade son front, rendu plus brûlant par le chagrin qu’il ne l’avait jamais été par l’inspiration :

— Chère martyre, s’écria-t-il, toi qui as tant souffert sans te plaindre, tu vas maintenant jusqu’à t’accuser ! S’il est un coupable, hélas ! c’est moi seul ! Moi, qui ai passé dans ta vie pour la désoler…

— Non ! pour la faire belle et éclatante !…

— Éclat ! Beauté ! Qu’en reste-t-il ?… Ah ! pourquoi n’est-ce pas moi que la mort a pris ?… Moi disparu, ton père aurait pardonné… Ce n’est pas toi qu’il frappe et punit… c’est moi !… Il sait bien que chacune de tes souffrances me déchire le cœur, et c’est pour cela qu’il est implacable… Oh ! chère et douce Maud, je donnerais ma vie pour te procurer un instant de joie… Que peux-tu vouloir, désirer ?… Parle, je serais si heureux de te satisfaire !

Maud resta un instant silencieuse, comme si elle pesait la gravité de sa réponse, puis, si bas que son mari devina ses paroles plutôt qu’il ne les entendit :

— Avant de mourir, je voudrais revoir mon père.

Marackzy pâlit. Il avait offert sa vie à Maud. Il lui sembla qu’elle venait de lui demander davantage. Mais il n’hésita pas, et, d’un ton très ferme :

— C’est bien ! Quoi qu’il faille faire pour obtenir qu’il vienne, tu le verras.

— Oh ! Sténio, murmura Maud, que tu es bon et que je t’aime !

Le grand musicien trouva la force de lui sourire, puis, se tournant vers sa belle-sœur :

— Chère Daisy, il se fait tard, il faut que vous alliez retrouver le marquis de Mellivan… Ne lui cachez rien de ce qui s’est passé ce matin, et demandez-lui s’il veut me faire l’honneur de me recevoir. Si pénible pour lui, et si douloureuse pour moi, que doive être cette entrevue, je pense qu’il la jugera nécessaire, et ne s’y refusera pas.

— Il sera fait comme vous le désirez, dit la jeune fille.

Et, serrant une dernière fois sa sœur dans ses bras, reconduite par Sténio, elle sortit.


V


Dans le salon de son yacht, amarré à l’entrée du bassin, près de l’écluse, lord Mellivan marchait lentement depuis une heure, attendant Marackzy. Un épais tapis étouffait le bruit de ses pas. Les lambris d’acajou poli, rehaussés de baguettes de cuivre, réfléchissaient la pure lumière de midi. Par un sabord grand ouvert, entrait le parfum du flot montant. Au loin, le grincement de la chaîne d’une grue, servant à décharger un bateau charbonnier, se faisait entendre. Le vieux marquis ne regardait, ne sentait et n’entendait rien. Il poursuivait, dans un espace de quatre mètres, sa promenade inquiète, et sa pensée l’avait emporté bien loin.

Il voyait le jardin de son vaste hôtel de Grosvenor-Square, et, sur les pelouses, deux petites filles qui jouaient avec des cris joyeux. L’une, chancelante sur ses jambes de bébé, essayait de courir après la plus grande, et criait d’une voix argentine : « Maud ! Maud ! » Alors l’aînée s’arrêtait, venait à sa sœur, et, assise dans l’herbe tiède, la prenait sur ses genoux, jouant déjà à la maman, et embrassant la tête blonde de la mignonne. Et lui, jeune encore, veuf depuis deux ans à peine, regardait, le cœur attendri, ce spectacle charmant. Il se promettait de vivre exclusivement pour ces deux êtres adorés et, malgré des sollicitations nombreuses, de ne se remarier jamais.

Ainsi il avait fait, et, dans une quiétude complète, sans amertume, sans chagrin, les deux enfants avaient grandi. C’étaient maintenant deux jeunes filles, et leur père, qui s’était sacrifié pour elles, allait pouvoir réaliser le rêve de sa vie : les voir mariées, mères à leur tour, et reposer sa vieillesse dans les douceurs d’une nouvelle famille. Avec quelle joie il passerait sa main dans la soie douce des cheveux de ses petits-fils ! Eux aussi, il les regarderait gambader sur les gazons du vieil hôtel héréditaire. Au moins, eux, ils auraient leur mère pour suivre d’un regard inquiet leurs courses échappées. Et, quand ils seraient des hommes, afin que le nom de Mellivan-Grey ne disparût point, le vieux lord demanderait à la Reine de faire passer sa pairie sur la tête de l’aîné. Oh ! les beaux projets, les doux songes ! Comme ils avaient été de courte durée !

Soudain le tableau changeait, et le marquis revoyait le parc de Dunloë. C’était par un soir d’été : Maud n’avait pas paru de la journée, et quand Harriett était montée pour la prier de descendre dîner, elle avait trouvé sa chambre vide. Dans les grandes allées sombres, les valets, sous la conduite du vieux marquis, s’étaient répandus, appelant dans les bois, cherchant le long des berges de l’étang endormi sous les rayons de la lune, avec la crainte affreuse d’un malheur.

Hélas ! le malheur était plus grand qu’on n’eût osé le soupçonner. La fille du maître ne pouvait pas être retrouvée. Elle était partie avec celui qu’elle aimait. Et, devant les yeux du marquis, apparaissait la brune figure de Sténio, avec ses regards de feu et son front illuminé par l’inspiration.

Combien de fois, depuis trois ans, cette tête admirable avait hanté l’esprit du vieillard ! Ricanante et diabolique, il la voyait comme celle du mauvais ange. Oh ! que de mal ce Marackzy lui avait fait ! Et comment l’expierait-il jamais ? Souffrances de l’orgueil, déchirement du cœur : le gentilhomme et le père avaient été atteints avec une égale cruauté. Bien souvent le vieillard s’était dit : s’il tombait un jour sous ma main, s’il était en ma dépendance, si je pouvais à mon gré l’insulter, le frapper !… Quelle revanche ! Qu’inventerais-je d’assez atroce pour qu’il payât tout ce que j’ai souffert ?

Mais ce jour tant souhaité n’avait pas semblé près de venir. Sténio était brillant, puissant, heureux. Tout lui réussissait. Il s’élevait vraiment au niveau de celui qui l’avait dédaigné, et ce musicien acclamé commençait à paraître digne d’être le gendre du descendant d’un des héros de la Conquête. Le marquis ne l’en haïssait que davantage, et, à sa rancune, s’ajoutait le regret de l’avoir mal jugé. Pour lui avoir pris sa fille, il l’eût tué ; pour s’être rendu digne d’elle, il l’eût torturé.

Et voilà que, tout à coup, on était venu lui dire : Il est près de vous, et il veut vous voir. D’un mot, vous pouvez en faire le plus misérable des hommes, ou lui donner une consolation suprême. Vous êtes l’arbitre de son espérance unique. Le jour qui ne devait point venir s’était levé : dans un instant, Sténio allait paraître.

Le marquis s’arrêta devant la fenêtre, et, le visage sombre, regarda au loin. Dans le prolongement du bassin, au-dessus des mâts des navires, à travers les agrès et les vergues, se dressait la falaise crayeuse en haut de laquelle s’élève la chapelle de Bon-Secours. Un soleil éclatant chauffait à blanc les flancs arides de la colline, et, comme des éclairs d’argent, les mouettes passaient rapides dans le ciel bleu. La cloche de l’église du Pollet se mit à tinter faiblement, et ce son lointain était si triste que le vieillard se sentit défaillir. Il lui sembla que c’était pour un mort qu’on appelait les fidèles à l’office, et il pensa que demain ce serait peut-être pour sa fille. Il étouffa un sanglot, ferma la fenêtre pour ne plus rien entendre, et, le front lourd de haine, il resta immobile, le cœur tremblant et les mains inertes.

Au même moment, un pas pesant ébranla l’escalier de l’entrepont, et la porte fut ouverte par le maître d’équipage. Dans la pénombre, la haute taille de Marackzy se profilait vaguement.

Le marquis fit un geste, le marin s’inclina, laissant le passage libre, et le mari de Maud entra.

Les deux hommes restèrent, un instant, face à face, s’examinant, et mesurant leur douleur au changement de leur visage. Le père de Maud, maintenant, était tout blanc, et ses lèvres pâles avaient un pli amer. Marackzy était maigre, voûté, et le tour de ses yeux était meurtri par des larmes secrètement versées. Sans dire un mot, lord Mellivan fit signe à Sténio d’approcher, et, debout, pour ne pas être obligé de lui offrir un siège, il s’apprêta à l’entendre. Le grand artiste baissa la tête, et, lentement, comme si les paroles avaient de la peine à sortir de sa gorge contractée :

— Je vous remercie, Milord, d’avoir consenti à me recevoir. Vous savez déjà quel est le douloureux motif qui m’amène… Je viens ici en suppliant, je viens les mains jointes… vous demander grâce pour votre fille.

— Votre femme, interrompit le vieillard, d’une voix dure.

Tremblant d’émotion, Sténio poursuivit :

— Pour celle qu’enfant vous appeliez Maud et que vous aimiez !… Oubliez qu’elle porte mon nom, et souvenez-vous qu’elle a porté le vôtre… Ne raisonnez pas avec moi, ne discutez pas avec vous-même ! Que le cœur seul décide !… Si elle était vigoureuse et vaillante, vous pourriez l’accabler ; mais elle est faible, elle souffre, un mot cruel la briserait… Soyez généreux, ne songez pas à vos griefs… Ce n’est plus l’heure, hélas ! de punir : c’est l’heure d’absoudre… On ne tient pas rigueur aux mourants !

— Est-il donc vrai qu’elle soit en danger ? demanda le vieillard, avec une angoisse qu’il s’efforçait encore de dissimuler.

— Sans cela, dit simplement Sténio, serais-je ici ?

— Voilà donc ce que vous en avez fait ! s’écria lord Mellivan, après un instant de silence. Vous m’avez volé cette enfant, pour la conduire à une fin misérable ! Elle était belle, riante et forte, quand vous l’avez emmenée courir le monde… Et aujourd’hui, vous dites qu’elle va mourir… Ah ! je me trouvais bien assez malheureux de ne plus l’avoir près de moi ! J’avais eu assez de peine à me l’arracher du cœur ! Pourquoi me parlez-vous d’elle ?… Laissez-moi !… Je ne la connais pas… Je n’ai qu’une fille !… L’autre, celle que j’adorais, n’est pas à l’agonie… Elle est morte !… Et je porte son deuil depuis trois ans !

Le marquis étouffa un gémissement et, prenant sa tête blanche entre ses mains, il parut oublier la présence de Sténio.

— Serez-vous donc impitoyable ? reprit le mari de Maud… Que faut-il que je dise pour vous émouvoir ? Que dois-je faire pour vous fléchir ? Vous voyez bien que je suis prêt à tout !…

— À tout ? répéta lord Mellivan, en montrant son visage devenu plus sombre encore. Même à me rendre mon enfant ?…

Sténio se redressa :

— Prétendez-vous donc m’éloigner d’elle ?

— Et vous, pensez-vous que je consentirai à la voir en votre présence ? Il n’y a pas de place pour vous et pour moi à son chevet. L’offensé ou l’offenseur. Son père ou son mari… Mais à quoi bon ce débat ?… Entre nous n’a-t-elle pas déjà choisi une fois ?

Une flamme passa dans les yeux de Marackzy.

Milord, ce que vous faites là est atroce !

— Où prenez-vous le droit de me juger ?…

— Dans mon abnégation ! J’aime assez votre fille pour tout lui sacrifier. Puisque vous êtes implacable, imposez vos conditions. Quelles qu’elles soient, je ne les trouverai pas trop dures, si elles donnent un dernier bonheur à celle qui emportera ma vie avec elle.

Le marquis se tourna vers Sténio, et, avec un accent de haine indicible :

— Vous me l’avez enlevée vivante, dit-il, j’exige que vous me la rendiez morte. Je veux l’arracher à votre douleur, comme vous l’avez arrachée à ma joie. Vous m’avez pris ses baisers, je la reprendrai à vos larmes. Rien d’elle ne vous restera. Elle redeviendra mienne. Elle dormira dans le caveau de famille, auprès de sa mère, et vous vous engagerez à ne jamais mettre le pied sur le sol anglais pour venir rôder autour de sa tombe.

Marackzy regarda fixement lord Mellivan :

— Et, à ce prix, vous lui pardonnerez ?

Le vieillard, sans parler, inclina la tête.

Le mari de Maud n’eut pas un tressaillement, son visage blême demeura immobile, ses yeux restèrent sans larmes.

— Ainsi, de cet ange tant aimé vous me séparerez à jamais ? Le culte pieux, dont j’aurais entouré la chère morte, me sera interdit. Je n’aurai pas le droit de prier, de pleurer près d’elle, ni de lui porter des fleurs. Au désespoir de sa perte, vous ajoutez l’horreur de l’éloignement éternel. Ce qui aurait pu adoucir le déchirement de mon cœur, vous me le défendez. C’est me demander ma vie. Soit ! je vous la donne. Mais, au moins, que mon sacrifice soit largement compensé. Soyez aussi indulgent pour votre fille que vous êtes cruel pour moi ! Que chacune de mes tortures lui vaille un apaisement, chacune de mes amertumes une joie, et puisque pour tous ses sourires je dois donner des larmes, vengez-vous bien et faites-la très heureuse !

Lord Mellivan ne parut pas avoir entendu les paroles de Sténio. Inflexible, il marchait vers le but qu’il s’était fixé. Pour que Marackzy fût frappé, il fallait que Maud mourût. Qui sait ce qu’il aurait répondu si on lui avait donné le choix entre le salut de sa fille et l’accomplissement de sa vengeance ? Quel débat effroyable se fût engagé entre sa rancune et sa tendresse ?

Mais Maud était perdue : il ne restait qu’à punir. La rancune et la tendresse du vieux lord pouvaient se liguer contre celui qui était responsable du malheur, et l’écraser sans pitié.

Le marquis, se tournant brusquement vers Sténio, parut lui demander s’il avait encore quelque chose à dire. Il vit le musicien immobile, accablé. Alors, marchant vers la porte, il l’ouvrit.

— Je pense que maintenant vous pouvez vous retirer, dit-il. Dans une heure, je serai auprès de ma fille. Mais, comme il ne me convient pas d’habiter la même ville que vous, je vous préviens que ce soir je partirai pour l’Angleterre.

Marackzy s’inclina sans une parole et sortit.

Le marquis écouta le bruit de ses pas dans l’escalier, puis sur le pont du navire. Quand il n’entendit plus rien, il poussa un profond soupir. Et, voyant Daisy qui accourait anxieuse du résultat de cette terrible entrevue, il lui tendit les bras, la serra sur sa poitrine, et éclata en sanglots.


VI


La vue de son père sembla avoir ressuscité Maud. Elle retrouva des forces, surmonta l’horrible tristesse qui la minait, et redevint souriante. Elle put se lever et faire quelques pas jusqu’à la fenêtre. Là, elle passa des heures délicieuses, réchauffée par la tiède lumière du soleil, caressée par la brise vivifiante de la mer, distraite par le mouvement joyeux de la plage.

Un autre que Sténio aurait pu croire que les médecins s’étaient trompés, et que Maud avait encore assez de vigueur pour vaincre la maladie. Mais le grand artiste, avec une pénétration singulière, se rendait un compte très exact de l’état de sa femme.

Il la voyait momentanément exaltée par une joie inespérée, luttant contre l’abattement de son corps. Mais il savait bien que le combat ne serait pas longtemps victorieux, et que, cette énergie factice cessant, la pauvre Maud retomberait, comme un oiseau blessé qui a essayé de fuir dans le ciel.

Il assistait, le cœur serré, à la révolte de cette jeunesse qui s’attachait à la vie. Et, jugeant bien léger le fil qui l’y retenait encore, il maudissait le temps qui marchait si vite, les jours qui s’écoulaient si rapides, plein de l’angoisse d’un lendemain qui pouvait amener un malheur.

Ainsi qu’il l’avait dit, lord Mellivan était parti, mais il avait laissé Daisy et Harriett. Et la présence constante des deux femmes contribuait à maintenir Maud dans ce bien-être moral, si nouveau pour elle, qu’il paraissait lui rendre la santé.

Chaque matin, la jeune fille arrivait avec sa gouvernante, et le logis s’éclairait d’un rayon de gaieté. Elle allait, venait, tournait, chantait, s’interrompant pour embrasser sa sœur, et répandant autour d’elle le charme ineffable de sa jeunesse et de sa grâce.

Maud, silencieuse, la regardait, et il lui semblait que tout ce qu’elle avait souffert était un mauvais songe. Rien de ce qui avait été le tourment de sa vie n’était vrai. Elle avait épousé Sténio avec le consentement de son père, elle n’avait jamais quitté son pays, elle n’avait point été séparée de sa sœur. Et l’ange blond tant pleuré n’était pas mort : il allait naître.

Quand la réalité lui apparaissait soudain, elle fermait les yeux, pour ne pas perdre sa douce illusion, et se disait : c’est ainsi que cela aurait dû être, c’est ainsi que cela est, et c’est le bonheur.

Elle éprouvait une joie mélancolique à parler du passé avec Harriett et Daisy. Peu à peu, comme un sympathique cortège, tous les amis perdus depuis trois ans passaient devant ses yeux. Et, pendant des heures entières, elle se perdait dans ce lointain de ses souvenirs. Elle oubliait ainsi bien mieux les amertumes et les craintes du présent, et elle se reprenait à être heureuse.

Quand Sténio voyait sa chère malade ainsi distraite, il s’éloignait sans bruit, et, cessant de se contraindre, détendant les lignes de son visage contractées par un sourire de commande, il s’en allait, errant dans les endroits déserts. Il gagnait le sommet des falaises, et, là, sur l’herbe rare et jaunie, il s’asseyait, ayant autour de lui l’immense solitude du ciel et de la mer. Et il se perdait dans ses tristes rêveries.

Il écoutait l’orage de sa douleur qui grondait au fond de lui-même. Peu à peu, ses gémissements prenaient une forme musicale, et, dans son cerveau inspiré, des chants bourdonnaient exprimant le désespoir. À entendre ces harmonies, nées de sa souffrance, et qui la rendaient avec une intensité sublime, il éprouvait une torture sans nom. Il eût voulu faire taire son imagination. Mais son génie, vainement comprimé, déployait ses ailes et, ainsi qu’un aigle qui tient une proie pantelante dans ses serres, l’emportait lui-même, impuissant à résister.

Et c’étaient des marches funèbres qui retentissaient dans sa pensée, terrifiantes comme le glas des morts, lugubrement rythmées comme le pas des porteurs d’un cercueil, pleines de soupirs et de sanglots. Au pied de la falaise, les vagues se brisaient contre les rochers, faisant une basse incessante. Et, en proie à ces hallucinations, Sténio demeurait immobile, semblable à un être hanté. Il maudissait ce démon de la musique qui, irrésistiblement, s’emparait de lui, et donnait à son chagrin la forme artistique à laquelle il avait voué sa vie.

Dans les instants de trêve, il regardait la nappe immense des flots qui s’étendait à perte de vue, bleue, profonde, attirante. Et il pensait que dans ces ondes froides il trouverait, en un instant, l’oubli, le calme et le silence. Mais la pâle figure de Maud, évoquée ainsi qu’un blanc fantôme, le rappelait à son devoir, et lentement, il redescendait vers la ville, la tête penchée, las et triste. Il passait dans les rues sans regarder, ne répondant pas aux saluts, fuyant les importuns, et rentrait dans la chambre de la malade, le front calme et l’air riant.

La nouvelle de la présence de Marackzy à Dieppe n’avait pas tardé à se répandre. Et, dès les premiers jours, des visiteurs nombreux s’étaient présentés. Tous avaient trouvé la porte close. Le grand artiste ne voulait voir personne. Mais l’eau qui court, le vent qui passe, seraient plus faciles à contenir et à arrêter que la curiosité des femmes.

Dans cette ville d’eaux, pendant les longues journées passées au Casino, sur la terrasse, au bruit des lames qui déferlent, berçant l’oisiveté, que de paroles échangées, que de médisances et de calomnies ! La semaine des courses avait attiré, sur la petite plage normande, la fine fleur des gens dont l’occupation unique est de s’amuser. Et, à la vérité, cette aristocratie du plaisir était un peu en déroute, car elle ne s’amusait pas.

Le dernier scandale, causé par la fugue d’une jolie marquise espagnole avec un jeune banquier juif, était épuisé. Pas le plus petit brin de nouveauté pour s’affiler la langue. C’était décidément à périr d’ennui, ces bains de mer !

Aussi avec quel enthousiasme la sœur Élisabeth fut-elle accueillie, lorsque, devant son comité de dames patronnesses, elle manifesta le regret que Marackzy parût décidé à ne plus se montrer en public. Dans son imagination, uniquement préoccupée de la prospérité de son œuvre, les paroles de la jeune femme en compagnie de laquelle elle venait de quêter à l’hôtel Royal, le jour de leur rencontre avec Sténio, avaient fait un énorme trajet. Depuis ce moment elle roulait dans sa tête ce problème : obtenir du grand musicien qu’il jouât au bénéfice des Orphelins.

Et, pendant qu’absorbée, elle pesait une fois de plus les chances de réussite qu’elle se figurait avoir, les dames patronnesses, lancées dans un caquetage intarissable, rappelaient l’aventure de Maud, parlaient de lord Mellivan, du château d’Irlande, dont elles ne connaissaient point le nom, dramatisant la fuite de la jeune fille, la montrant poursuivie à cheval par son père, et obligée de se réfugier dans les bois avec Sténio. Et toute l’histoire de la pauvre femme mourante passait et repassait, défigurée, grossie, par la bouche de ces charmantes désœuvrées, capables de dire du mal d’elles-mêmes, plutôt que de se taire.

— Il y a des entraînements que l’amour n’excuse pas, dit avec un geste dédaigneux une de ces dames. Comment peut-on en venir à se faire enlever par un artiste ?…

Une jeune duchesse blonde, qui portait un nom illustre, fit entendre une exclamation enthousiaste :

— Ma chère, vous n’avez donc jamais entendu le merveilleux Sténio ? Alors ne parlez pas légèrement de l’amour qu’il est capable d’inspirer. J’ai connu des femmes dont il aurait pu faire ce qu’il aurait voulu…

— Des folles !

— Des femmes qui nous valaient bien… Que voulez-vous ? L’influence de la virtuosité sur les pauvres êtres qui sont, comme nous, à la merci de leurs nerfs, est indéniable… Les passions les plus extraordinaires de ce temps-ci ont été excitées par des musiciens… Il y a, là, une fascination particulière… J’ai vu, lorsque notre admirable Vignot, avec sa barbe de Père Éternel, était au piano, chantant des airs de son Méphistophélès, des femmes attirées, palpitantes, fascinées, comme les oiseaux par le serpent… Et Marackzy, c’est bien autre chose encore : jeune, beau, l’air fatal, l’œil étincelant comme un diamant… Il a, pour complices, vos regards, vos oreilles, tout votre être !… Marackzy ? Tenez, n’en parlons pas ! Tâchons seulement de l’avoir pour notre concert, et vous m’en direz des nouvelles.

— Mais comment faire ?

— Il n’y a que sa femme qui obtiendra de lui qu’il consente… Mais comment pénétrer jusqu’à elle ? La porte est sévèrement condamnée… Peut-être s’ouvrirait-elle pour moi ?…

— Oh ! duchesse, il faut vous dévouer !… s’écria, avec ardeur, la sœur Élisabeth ; nous vous serions si reconnaissants, mes pauvres petits et moi !

La jolie blonde prit un air réfléchi.

— Je n’ai pas vu Marackzy depuis notre ambassade à Vienne… Se souvient-il encore de moi ?… Et sa femme ?… Bah ! je tenterai l’aventure… C’est pour les pauvres !

Elles se remirent à parler des affaires de l’œuvre, entremêlant leur comptabilité de petits cancans, qui soulevaient des rires et des exclamations. Pendant ce temps-là, dans la cour, les Orphelins, habillés de gris, avec un brassard noir à la manche, jouaient au soleil. Il y en avait des petits et des grands, tous victimes de la vaste mer et tous, par un sort fatal, destinés à affronter un jour les flots qui avaient mis leur enfance en deuil. Ils couraient, insouciants, joyeux. Et, par-dessus les murailles, les hautes mâtures des navires se dressaient, les entourant de tous côtés, ainsi qu’une barrière, comme pour les empêcher d’échapper à leur destin.

Un soir, en rentrant de sa promenade accoutumée, Marackzy, dans le vestibule de son appartement, trouva une dame qui l’attendait. La pièce était obscure : le musicien salua et s’apprêtait à s’éloigner, quand la visiteuse, se levant vivement, vint à lui, la main tendue, avec de petits cris étouffés :

— Oh ! cher monsieur Marackzy !… Eh quoi !… Vous ne me reconnaissez pas ?… Suis-je donc si changée ?…

Comme il hésitait, se demandant s’il allait se sauver brutalement, plutôt que de subir ce flux de paroles, la dame le prit par le bras et, l’amenant près de la fenêtre :

— Et maintenant, vais-je être obligée de me nommer ? demanda-t-elle avec assurance.

Sténio sourit d’un air contraint, et, inclinant sa haute taille :

— Excusez-moi, duchesse… Je perds un peu la tête depuis quelque temps…

Il fit une nouvelle tentative pour fuir, mais la dame patronnesse avait engagé la bataille, et entendait ne pas laisser l’ennemi se dérober. Elle prit place sur une banquette, et, contraignant Marackzy à s’y asseoir à ses côtés :

— Que de chagrins vous avez eus, depuis que nous ne nous sommes rencontrés ! dit-elle, avec un ton pénétré… Croyez que je vous ai plaint de tout mon cœur… Aucune de vos tristesses ne pouvait laisser vos admirateurs indifférents… Quel vide votre retraite a fait dans le monde musical !… Que de regrets !… Mais heureusement la santé de votre charmante femme est meilleure, m’a-t-on dit… Ah ! qu’elle était jolie, il y a deux ans, à Vienne !… Et quelle amabilité !… Ne pourrai-je avoir le bonheur de la voir ?…

Lassé par ce verbiage, Sténio répondit à voix basse que c’était impossible : le médecin l’avait défendu. Il resta sans parler, attendant que la visiteuse s’en allât. Mais elle, sans bouger, répétait sur différents tons :

— Comme c’est fâcheux ! comme c’est fâcheux !

Et elle regardait autour d’elle, semblant guetter une porte entr’ouverte pour se glisser dans l’appartement de la malade.

— Quel était le but de votre visite ? dit alors Sténio, avec impatience.

La jolie blonde joignit les mains, et, s’efforçant de donner à son visage une expression navrée :

— Ah ! cher grand artiste !… Il y a tant de misères et vous êtes si puissant !… Un mot, prononcé par vous, suffira à sauver bien des infortunés… Nous adresserons-nous inutilement à votre cœur généreux ?… Dites oui, sans savoir de quoi il s’agit ; vous n’aurez pas de regrets, et nous vous aurons bien de la reconnaissance !…

Marackzy n’entendit pas un mot de plus : il interrompit la dame patronnesse :

— Vous venez me demander de jouer dans un concert ? dit-il. C’est inutile ! je n’y consentirai pas…

— C’est pour les Orphelins.

— Si vous avez besoin d’argent pour vos pauvres, je vous en donnerai, dit-il avec animation ; mais jouer, me montrer en public, quand j’ai la mort dans le cœur, n’y comptez pas !…

Il avait élevé la voix, et une rougeur de colère était montée à son visage.

— N’insistez pas, Madame, ajouta-t-il presque rudement, en voyant que la duchesse allait faire un nouvel effort… Et, tirant de sa poche un carnet, il y prit des billets de banque qu’il mit dans la main de la solliciteuse. Puis, la saluant, avec une grâce où le charmant Sténio des anciens jours reparut pour un instant :

— C’est moi qui suis votre obligé, dit-il doucement.

Et conduisant la dame patronnesse jusqu’à la porte du vestibule, il s’inclina une dernière fois et rentra dans l’appartement.

Maud venait de se recoucher, et Daisy, assise près du lit, lui faisait la lecture. À la vue de son mari, la malade se souleva sur son coude et, laissant aller en arrière sa tête, pour laquelle maintenant le poids de ses blonds cheveux était trop lourd, elle murmura d’une voix usée par la maladie :

— Avec qui parliez-vous, Sténio ?… Et qu’y avait-il ?

— Rien, mon enfant chérie.

— Mais il m’a semblé reconnaître une voix de femme ?

— Êtes-vous jalouse, Maud ? dit le grand artiste avec une feinte gaieté.

— Non, mais je suis curieuse…

— Eh bien ! le bruit s’est répandu que nous étions de passage ici, et on est venu m’adresser la même et irritante demande de jouer dans un concert…

— Pour les malheureux, sans doute ? interrompit Maud.

— Eh ! toujours ! C’est la grande excuse des importuns ! reprit Sténio avec amertume… Des malheureux ! N’y a-t-il que les pauvres qui le soient ?

À cette allusion, une ombre passa sur le front de la malade. Marackzy s’arrêta aussitôt, et, calmé :

— Je suis plein de pitié pour leur misère, Maud… J’ai donné pour ces enfants, en votre nom et au mien…

— Ah ! C’était pour des enfants ?… dit la jeune femme avec un accent profond.

Elle resta silencieuse, les yeux fixes et mouillés, puis, tout bas, comme si elle parlait pour elle seule :

— Des enfants !… Comme c’est triste de les voir souffrir !… On donnerait sa vie pour leur éviter une peine… Les larmes des enfants percent le cœur des mères… Bienheureuses, pourtant, celles qui gardent les leurs, et peuvent encore les voir pleurer !… Oh ! ces petits êtres, doux, caressants, faibles… si vite abattus… si tôt enlevés !…

Une sourde plainte monta jusqu’à ses lèvres, et elle tourna la tête, pour que son mari et sa sœur ne vissent pas qu’elle pleurait. Comme ils s’interrogeaient anxieusement du regard, elle se souleva, et, le visage altéré, parlant avec effort, presque étouffée :

— Sténio, dit-elle, il faut faire quelque chose pour ces enfants… Plus que vous n’avez fait, mon ami… Si cela vous est pénible, je vous le demande au nom du cher mignon que nous avons perdu… En voyant que nous sommes bons pour les enfants qui souffrent, il me semble qu’il se réjouira dans le ciel…

Elle retomba sur son oreiller et éclata en sanglots.

— Maud !

Sténio et Daisy l’avaient prise dans leurs bras, terrifiés, craignant de la voir mourir.

— Je vous obéirai, s’écria Marackzy… Tout ! oui, tout pour vous contenter… Au nom du ciel, calmez-vous !… Est-il une chose dont je ne sois capable, si vous m’en priez ?… Et ce sera si facile ! Mes répugnances, ma lassitude, je les surmonterai… Qu’est-ce que cela ?

Maud fut secouée par une toux déchirante, qui lui fit monter du feu aux pommettes. Calmée, au bout d’un instant :

— Merci, dit-elle, en serrant la main de Sténio.

Elle demeura immobile, rêvant, puis, avec une ardeur fébrile :

— Vois-tu, ce n’est pas seulement pour ces enfants que je veux que tu joues, c’est aussi pour moi… Il y a bien longtemps que je ne t’ai entendu… Oh ! je sais bien ce que tu vas dire : je jouerai pour toi seule, je te donnerai la fête que tant de princes ont désirée, depuis un an, sans pouvoir l’obtenir…

Elle s’arrêta pour reprendre haleine, et, avec une animation plus grande :

— Mais ce n’est pas ainsi que je veux t’entendre, reprit-elle. C’est au milieu des acclamations et des bravos d’un public enthousiaste, comme le soir où je t’ai vu pour la première fois… Cela me rappellera le beau temps de ma vie : celui où j’étais pleine de force et d’espérance, où tout me souriait…

Une crise nouvelle arrêta ses paroles et contracta son visage.

Sténio s’était approché, et, caressant les doigts amaigris de la jeune femme :

— Ne parle plus, mon ange, je t’en prie, tu te fatigues… Je ferai ce que tu désires. Trop heureux si, au prix d’un effort, je puis te donner un moment de plaisir.

Elle agita sa tête, un angélique sourire glissa sur ses lèvres et rayonna dans ses yeux. Et, gardant la main de Sténio dans la sienne, elle parut s’assoupir.


VII


Dans la salle de concert des Bains chauds, tout ce que Dieppe comptait de dilettantes et de curieux était rassemblé. Il faisait une chaleur terrible, et les femmes, en robes claires, des fleurs dans les cheveux comme pour un bal, agitaient leurs éventails qui, avec leurs couleurs vives sous la lumière des lustres, semblaient de larges papillons battant des ailes.

Au premier rang, dans un groupe, la petite duchesse, à qui chacun faisait honneur de l’acceptation de Marackzy, prenait des airs de présidente, donnait des ordres aux commissaires et se répandait en bruyantes explications.

Depuis deux jours, Maud avait été transportée dans l’appartement habité par sa sœur à l’hôtel des Bains chauds. Et c’était vraiment un miracle : dans l’attente du succès qu’allait remporter Sténio, elle renaissait. Les médecins osaient presque parler de guérison possible. Elle avait, le jour même, essayé quelques pas dans sa chambre. Maintenant, derrière l’estrade, dans le salon d’attente, elle était étendue sur un lit de repos, et, soutenant son mari par son invisible présence, elle réalisait le rêve, qu’elle avait fait, d’assister à son triomphe.

Car c’était un triomphe sans pareil que remportait le grand artiste. Depuis le moment où, ténébreux et pâle, il avait paru devant le public, et avait fait vibrer les cordes de son violon merveilleux, le ravissement de ses auditeurs n’avait fait que croître. Les murmures d’admiration de l’assemblée passaient comme des frissons voluptueux, et chaque morceau se terminait par des cris de délire.

Jamais Sténio ne s’était livré avec une telle passion, avec une ardeur si fiévreuse. Une force surhumaine l’entraînait : il semblait possédé. Et, oubliant les choses et les êtres, il suivait le démon musical qui l’emportait dans un tourbillon vertigineux. Son visage était à la fois superbe et terrible. Un air d’égarement sublime obscurcissait ses yeux. Il ne voyait plus, il n’entendait plus, il jouait, riant avec exaltation quand il exprimait dans son chant l’allégresse et le plaisir, ou pleurant de vraies larmes quand il traduisait la douleur et le désespoir.

Ses auditeurs, le regard rivé sur lui par une sorte d’attraction surnaturelle, suivaient, pleins d’une admiration mêlée d’angoisse, le crescendo terrifiant de son inspiration. Dans son âme, exposée à nu, ils voyaient ses tristesses, devinaient ses amertumes, et comprenaient que les sons suaves ou déchirants qui frappaient leurs oreilles étaient faits du souvenir de ses joies passées et de la crainte de son malheur à venir. Mis en contact direct avec cette puissante nature d’artiste, ils palpitaient de toutes ses impressions, et jamais pareille émotion n’avait été éprouvée par eux.

Dans le salon réservé, seule avec sa sœur, Maud écoutait. Les premières notes lui avaient causé une sorte de suffocation. Ses nerfs s’étaient tendus, sa respiration avait sifflé, plus pénible, et Daisy avait eu peur. Mais, peu à peu, cette sensation douloureuse s’était apaisée, et un calme exquis avait enveloppé la jeune femme, comme si, baignée par ces ondes mélodieuses, elle s’y fût reposée et rafraîchie. Elle avait pu jouir alors de ce prodigieux talent qui, dépensé devant mille spectateurs, n’était déployé, en réalité, que pour elle.

Comme dans un mirage, les trois années, qui venaient de s’écouler, reparurent devant ses yeux, évoquées par Sténio. Chacun des airs qu’il jouait marquait, pour elle, un instant de sa vie.

Elle se retrouva dans le salon de la Reine, quand elle l’avait vu pour la première fois.

Puis, dans le jardin du vieil hôtel de Grosvenor Square, où, pendant les douces soirées de printemps, Sténio se promenait auprès d’elle. C’était là que, pour la première fois, il avait osé lui avouer son amour. Elle croyait sentir encore l’odeur d’un lilas en fleurs qui penchait vers eux ses branches. Daisy était arrivée en courant, et, cette fois-là, l’aveu était resté sans réponse.

Oh ! les délicieux moments d’intimité quand Sténio jouait, pour lord Mellivan, seul, dans le petit salon, et qu’elle l’accompagnait au piano ! Comme elle était entraînée par le rythme de sa musique ! Elle s’imaginait être emportée en croupe, par lui, sur un cheval fougueux courant à perdre haleine.

Ensuite c’était le vieux manoir irlandais avec ses bois séculaires. Sténio paraissait, et elle ne pouvait se défendre de le suivre. Quelles douloureuses et exquises années : pleines d’amour, de remords, d’humilité et d’orgueil ! Comme elle eût volontiers sacrifié ses joies de jeune femme adorée, enviée, fêtée, pour un seul mot de pardon prononcé par son père ! Et, pourtant, que d’enivrement pendant ces derniers temps ! Les princes, les souverains, l’accueillaient avec des paroles flatteuses. Et, dans la lumière, dans les fleurs, au bruit des applaudissements, le violon magique chantait, courbant les foules dans une admiration prosternée.

Enfin, hélas ! le décor changeait encore une fois, et tout devenait noir. Dans un berceau, un pauvre enfant pâle se mourait, malgré les soins, malgré les prières, malgré les larmes. Elle se penchait vers lui, elle essayait de le ranimer de son souffle. Vain effort !… Entre les mains caressantes qui le réchauffaient, le pauvre petit devenait plus pâle et plus glacé. Et tout était fini !…

Soudain, il lui sembla qu’une grande clarté se faisait, et, dans un ciel parsemé d’étoiles, au son de voix célestes, elle vit le chérubin, souriant et ranimé, qui lui tendait les bras. Il planait devant elle et l’appelait. Elle n’avait plus qu’un effort à tenter pour s’arracher à la terre, et le suivre. Et cependant elle se sentait retenue par une force invincible. Dans le lointain, doux et plaintif, le violon de Sténio se faisait entendre. Il parlait, lui aussi, et disait : Veux-tu donc m’abandonner ? Attends que je parte avec toi pour le séjour bienheureux où l’on ne souffre pas, où l’on ne pleure plus, où l’on aime dans l’éternité !

Et, prise entre ces deux tendresses, celle de son enfant et celle de son époux, Maud se débattait, en proie à une mortelle torture. La sensation éprouvée fut si vive qu’elle poussa un cri. Elle sortit de son rêve, vit sa sœur près d’elle, et, à bout de souffle, comme un naufragé, lui saisit le bras.

— Maud ! mon Dieu ! dit la jeune fille, comme tu es pâle ! Tu souffres ?

— Non ! mais je sens que je vais vous quitter… À l’instant j’ai vu, là, mon cher petit qui me faisait signe de venir… C’est l’heure ! Sténio lui-même le devine : écoute ce qu’il joue !…

C’était le Chant du cygne, avec ses harmonies désolées, ses glas funèbres et le roulement des pas de la marche funèbre sur les dalles sonores. Et, au milieu de son angoisse suprême, Maud, soulevée encore par le génie de celui qu’elle aimait, prêtait ardemment l’oreille à ces accents terribles qui lui annonçaient ses funérailles. Elle ne vivait plus que pour écouter. Et, pour elle, l’admiration suspendait la mort.

— Veux-tu que je l’appelle ? dit Daisy épouvantée.

Mais Maud, rassemblant ses dernières forces afin de ne pas perdre une note de ce chant merveilleux :

— Non ! laisse, que je l’entende encore !…

Une extase passa dans ses yeux, et, tout bas, comme un murmure :

— Oh ! si je pouvais mourir en l’écoutant !

— Maud ! ma chérie !…

La mourante se retint à l’épaule de sa sœur, et, livide, le regard fixe, la voix changée :

— Oh ! quel désespoir de le laisser ! Comme je l’aime, et combien il va souffrir !…

Daisy fit un pas vers la porte, mais, d’une main défaillante, Maud l’arrêta. Une immense acclamation venait de s’élever dans la salle. Les cris, les bravos, les trépignements roulaient comme un tonnerre, et, dominant le tumulte, un nom mille fois répété, souverain et éclatant, se détachait : Marackzy !

Les yeux de Maud étincelèrent. Un sourire d’orgueil illumina son visage. Elle se souleva, avec une énergie surhumaine, et tendit les bras à Sténio, qui rentrait, chargé de couronnes et de bouquets. Il laissa tomber les fleurs sur le lit de la jeune femme, qui se trouva couverte de l’odorante jonchée, et, pliant le genou, il sembla lui offrir, comme un tribut, toute sa gloire.

Elle eut la force de poser sa main sur le front encore rayonnant qui se courbait devant elle. Elle se pencha pour y mettre un baiser. Sténio entendit qu’elle murmurait ce mot : Heureuse ! Il sentit un souffle léger passer sur son visage. Il poussa un cri, qui se confondit avec les applaudissements ininterrompus de ses admirateurs.

Dans l’enivrement du triomphe, dans l’adoration du grand artiste, Maud venait de rendre son dernier soupir.


VIII


Deux jours plus tard, vers quatre heures, à la mer pleine, le yacht de lord Mellivan sortit du port : ses vergues en pantenne, son pavillon en berne, et l’arrière drapé d’un voile noir. Dans le salon, où Sténio avait pris l’engagement de rendre Maud morte au père à qui il l’avait prise vivante, Daisy et Harriett pleuraient auprès d’un cercueil entouré de lumières et couvert de fleurs.

Le navire marchait lentement, comme s’il eût emporté à regret son funèbre fardeau. Sur le pont, l’équipage était immobile et silencieux. Au bout de la jetée, tous les curieux rassemblés se découvrirent au passage. La mer était unie ainsi qu’un lac. On eût dit qu’elle se faisait douce pour bercer plus mollement le dernier sommeil de Maud.

Au moment où le yacht franchissait la barre, une barque parut derrière lui et, à sa suite, dans son sillage même, se dirigea vers le large. Deux hommes seulement la montaient : un pêcheur qui ramait vigoureusement, car il n’y avait pas un souffle de vent pour enfler sa voile, et un passager tout en noir, assis à l’avant, la tête appuyée sur sa main. Un sourd murmure aussitôt courut dans la foule massée au pied du phare, un nom passa de bouche en bouche : « Marackzy ! » Et, de nouveau, comme devant un second mort, tous les fronts se découvrirent.

Sténio ne sembla pas avoir vu ni entendu. Ce qui l’entourait n’existait plus pour lui. Ses regards étaient tournés vers le yacht, qui emportait tout ce qu’il avait aimé sur la terre. Et fidèle, irrésistiblement, il suivait, sans savoir où sa course le conduirait, comme si un lien invisible l’eût attaché à ce sombre bateau, dont chaque tour d’hélice lui brisait le cœur.

Peu à peu, la distance grandit entre le yacht et la barque. Ainsi qu’un grand oiseau de mer, qui a déployé ses ailes et effleure légèrement les vagues, le navire commença à s’éloigner. Alors Marackzy se dressa pour le mieux voir, et, debout, se détachant sur le fond clair de l’horizon, il apparut, son violon à la main.

Nu-tête, sous le soleil, ayant l’immensité autour de lui, comme s’il eût pensé que la morte pouvait encore l’entendre, il se mit à jouer. L’atmosphère était si calme que, du rivage, on l’entendait distinctement. Et, pur comme une prière, le Chant du cygne courut sur les flots et monta vers le ciel.

Jamais les adieux à la terre n’avaient résonné avec une expression aussi poignante. Ce n’était plus le violon qui pleurait, c’était le cœur même de Sténio. Sa douleur, son désespoir, les sanglots qui se brisaient en lui, retentissaient en notes déchirantes. Et les alcyons tournaient en cercles éperdus autour de ce désolé, qui chantait plaintif sur la mer bleue, comme eux au milieu de la tempête.

Le yacht forçait sa marche, maintenant, et déjà, au lointain, sa fumée seule restait distincte. Le matelot ramait de toutes ses forces, écoutant d’une oreille distraite. De la terre, on voyait la barque semblable à une petite tache noire. Les yeux fixés sur le point où le navire allait se perdre dans l’espace, Sténio jouait toujours. Soudain, la fumée, ombre légère, se fondit, et tout s’effaça.

Le son du violon se brisa, lugubre comme un sanglot, et, dans le silence lourd, le bruit des avirons frappant l’eau en cadence, se fit seul entendre.

Étonné, le pêcheur tourna la tête. L’avant de la barque était vide, et, sur les flots, rien ne paraissait plus. L’homme épouvanté poussa un long cri d’appel. Aucune voix ne lui répondit. Alors, lentement, il retourna vers le port.

On ne retrouva jamais le corps de Sténio. Sans doute, quelque courant favorable avait emporté le sublime musicien vers les grottes bleues, au seuil desquelles l’agitation des flots expire, et où, dans le silence des mers profondes, les divines sirènes chantent le bonheur éternel.