Nono/04

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Éd. Monnier et Cie (p. 127-155).

CHAPITRE IV



Mélibar, tout sellé, piaffait dans la cour de Tourtoiranne. Sa maîtresse se faisait attendre ce matin-là, et il s’en prenait à Nono, sa haine favorite. Nono riait, se tenant à distance, mais, plus fanfaron que Mélibar, il le regardait en face pendant que celui-ci lançait de sournoises ruades sur le côté.

Renée parut enfin ; il était huit heures. Du haut du perron dominant le village, on voyait s’élever déjà les brouillards de la rivière. Elle contempla un instant ce paisible tableau, et ces deux créatures si bonnes toutes deux qui s’essayaient à devenir furieuses.

Renée était grave. Ses yeux qu’elle n’avait point touchés au crayon se cerclaient largement de noir ; ses cheveux mal rattachés ressemblaient aux vapeurs dans lesquelles brillaient l’eau et le soleil. En cherchant bien, on aurait peut-être trouvé des pleurs dans les mille brins de cette chevelure fluide. Son amazone aux longs plis sombres lui donnait un aspect tout royal que sa bouche serrée accusait encore davantage. Elle descendit d’un pas très lent, comme à regret, les marches du perron. Le valet allait lui amener Mélibar, quand Nono fit un esclandre. Il prit la bride, puis, sans détourner la tête, il tira. Mélibar se laissa faire avec la stupeur d’une bête victime d’un accès de délire.

— Vous avez raison ! » signez la paix aujourd’hui, dit Renée toujours grave, pendant que le domestique s’esquivait prévoyant des suites fâcheuses. Nono secoua le front, Mélibar l’encolure. Alors Mlle Fayor, s’accoudant sur la selle, força par la cravache le cheval à plier les jarrets devant Nono charmé.

— Tu vois, murmura-t-elle d’un accent douloureux, nous ne sommes pas fiers. »

Le jeune homme saisit la crinière à pleines mains pour baiser quelque chose qui la frôlerait durant sa course matinale.

— Que je suis heureux ! bégaya-t-il. »

Mélibar n’osait plus souffler.

— Bah ! mon pauvre Nono, c’est un bonheur bien illusoire.

— Voulez-vous que je vous mette en selle, demanda-t-il tout frémissant ? Je crois bien que je saurai.

Mais Renée se redressa :

— Non ! après, je ne pourrais pas partir. »

Il ne comprit pas trop et fit une moue.

— Tu ne m’aimes plus ! » ajouta-t-il les deux mains tremblantes.

Elle monta sur le socle d’une coupe de bronze où fleurissait un héliotrope et fut si vite assise que Nono eut le visage entortillé de sa jupe. Il sentit en se dépêtrant qu’on l’embrassait dans le cou, chaudement, avec un cri étranglé qui ne parvint pas aux lèvres. Ensuite ce fut un tourbillon. Miss Bell jappa, et l’amazone devint un point noir par-delà les grilles de Tourtoiranne.

Nono rejoignit son cabinet de travail, tout chancelant, comme ivre de ce vin qu’il détestait sans en avoir jamais bu, puis il émit cette réflexion naïve :

— Elle change de lèvres en changeant de robe, aujourd’hui elle m’a fait du mal quand hier elle m’a fait tant de bien. »

Le général le trouva rêvant.

Renée savait ce qui devait arriver, mais Mélibar l’ignorait complètement, lui. Aussi, lorsque la jeune fille, en gravissant la colline, se mit à l’exciter, il se campa, prêt à demander des comptes sérieux à son écuyère. Entre eux c’était d’ordinaire un échange de bons procédés : au petit pas, on se parlait, langage de crinière et langage d’étrier, et les temps de galop le regardaient seul. En somme, Mélibar, pourvu que cela lui plût, aimait fort à obéir. Le gazon du sentier était doux, les branches formaient le dôme, et les perspectives se perdaient dans un bleu voilé qui donnait l’appétit de l’air. Courir ? Soit ! Mais après, on prendrait de nobles poses sur un rocher moussu, où on flairerait quelque haie de clématites odorantes : la clématite parfume délicieusement les naseaux que l’avoine vient de piquer.

Renée ne desserrait pas les dents. Mélibar jugea honorable de filer un train d’enfer ; il la connaissait bien, elle le mettrait au pas dès qu’il aurait envie de galoper. Au milieu d’un carrefour, ils trouvèrent un vieil homme tranquille gaulant des feuilles pour sa vache.

Renée s’arrêta net.

— Sauriez-vous, mon ami, où est situé l’étang des Combasses ?

— C’est loin, Mademoiselle, il faudrait au moins une demi-journée à pied pour le joindre.

— Et à cheval ?

— Avec un cheval comme le vôtre, ma foi ! pas trois heures.

— C’est-à-dire que je peux être revenue pour le déjeuner à Tourtoiranne, dit-elle en a parte, mais assez haut.

Le paysan l’entendit et hocha la tête.

— Le chemin ? reprit-elle.

— Toujours tout droit, en tournant par demi-heures.

Cette explication singulière ne fit pas sourire Renée qui poussa droit du même train.

— Ça se romprait les os, tout de même, marmotta le vieux ; ces parisiens ne savent pas se tenir. Elle qu’est née au pays devrait savoir ce chemin…

C’est comme l’autre oiseau de nuit, ce pimpant qui me demandait la maison de M. Maldas, et il avait le nez dessus. J’ai encore sa pièce ronde. Tout de même, elle se romprait bien les os !… ce serait dommage ! Une jolie fille quoique peu parlotte !

Et afin de mieux atteindre ses feuilles, il essaya de se jucher sur la vache à moitié endormie.

Au bout d’une demi-heure, Mélibar tourna et se mit à redescendre la colline. Où allait-on ? Ce secrétaire devant lequel on l’avait humilié lui portait malheur. Une route défoncée par les charrettes s’ouvrait, remplie d’ornières. Il vola dans les ornières, peu soucieux désormais de ses sabots délicats. D’ailleurs Mélibar possédait des jarrets d’acier et, n’eût été la chatouilleuse cravache de sa maîtresse, il n’aurait pas plié. Dans un passage difficile, une touffe de bruyères mauvaises, à épines, qu’on appelle des bruses, lui cinglèrent le ventre et déchirèrent la jupe de drap. L’amazone penchée sur l’encolure ne regardait rien ; elle paraissait inanimée, la brise dénouant ses cheveux la laissait absolument insensible. Un méandre du Gana se montra, couronné de joncs avec une bande d’oiseaux suspendus à leurs faîtes, et plus loin un coin de maison tapissé de houx. Renée passa, ne voyant ni le méandre ni le coin de maison. Mélibar se disait qu’il y avait vraiment du nouveau, et miss Bell suivant, toujours muette, se permit un hurlement plaintif, une humble demande de répit. Mlle Fayor sortit de sa torpeur. Elle fronça les sourcils. Quelque chose de hagard traversa ses prunelles. Elle tira de son corsage un petit poignard fin et le lança de toutes ses forces à la chienne. Celle-ci n’eut que le temps de faire un saut ; le poignard alla se ficher en terre. Bell, prenant ses précautions, le saisit délicatement par le manche et le rapporta, la queue basse. Peut-être faisait-elle semblant de croire à un jeu. Elle continua à tenir ce poignard pendant longtemps, galopant aux côtés de la cruelle fille, n’osant pas lui rappeler qu’elle était là.

Les lointains de Tourtoiranne s’effacèrent, puis le village se perdit à son tour. On se rapprocha de Montpellier, on s’en éloigna, et enfin Renée modéra Mélibar pour tâcher de s’orienter. Elle était sur une espèce de plateau inculte parsemé de rocs se dressant çà et là comme des revenants. Pas un pâtre n’égayait la solitude.

— J’ai peur ! » fit Renée tout bas.

Bell gémit ; la jeune fille se pencha et lui reprit l’arme mouillée d’écume.

— Pauvre bête ! » ajouta-t-elle, caressant tristement la tête soyeuse de la chienne.

— Allons, ce doit être par ici, murmura de nouveau Renée ; je me souviens d’une sombre habitation en ruines, d’une habitation abandonnée parce qu’il fallait trop de main-d’œuvre pour entretenir son parc et ses dépendances. Les Combasses ! Les Combasses ! J’y suis venue étant petite fille avec mon père, je crois… L’étang des Combasses… J’avais sept ans… Je me vois vêtue de batiste blanche sur les coussins bruns de la calèche. Un grand propriétaire, un député, résidait là !… Les Combasses !…

Elle amena sa monture sur le versant du plateau en frissonnant de tous ses membres. En effet, un parc abandonné emplissait de broussailles et de futaies inextricables la vallée creusée en entonnoir et ne semblant pas avoir d’issue. On voyait dans une percée, ménagée exprès jadis mais obstruée de plantes grimpantes maintenant, un vieux pan de muraille noire. Était-ce une ruine ou la maison même ? Renée l’ignorait tout en se rappelant le site.

Les barrières effondrées du parc laissaient admirer des troncs d’arbres dont la grosseur merveilleuse témoignait des soins dont on avait dû entourer leur enfance et de la liberté qu’on leur donnait à présent. Il y avait toutes les essences : sapins, marronniers de l’Inde, cèdres, saules, acacias.

Le parc, par sa singulière disposition, s’enfonçait dans les replis du terrain comme un labyrinthe renversé et de tous côtés n’avait que des bruyères pour horizon.

Un silence mortel planait. Les oiseaux devaient supposer que le crépuscule était éternel sous ces arbres.

Renée commença à descendre lentement, cherchant des yeux le chemin de l’étang. À l’entrée du parc, elle poussa une exclamation sourde : le hasard l’avait servie à souhait. Elle se retourna et fit siffler sa cravache sur miss Bell. La chienne comprit. Enchantée du repos accordé, elle alla s’étendre, haletante, dans la nuit d’un sapin centenaire.

Renée mesura la distance. Le chemin très rapide courait droit à l’étang, une mare ténébreuse qu’on apercevait sous les dernières frondaisons. La surface de cette eau paraissait comme une huile. Au-delà, plus rien : le ciel s’éteignait partout. C’était, de ce côté de Montpellier, la seule eau profonde que l’on connût, et on avait aidé la nature en adoucissant les bords pour la grossir des pluies d’hiver. Les paysans attachaient à cet étang beaucoup d’histoires fantastiques, car les miasmes des eaux tranquilles et dormantes donnent la fièvre, la fièvre inspiratrice des crimes, de sorte que ces légendes pouvaient être vraies.

Mélibar frémit des quatre pieds. Il secoua ses rênes et eut comme un regret poignant de l’air libre, des clématites embaumées, de la plaine large où brillait le soleil. Était-ce bien la peine de quitter les belles routes découvertes pour aller contempler une eau de mare croupissante ?

Subitement, Mélibar devint comme fou. Un taon lui rongeait l’oreille et c’était une si cruelle piqûre qu’il se cabra éperdu ; il s’aveugla de sa crinière en se débattant, une taie sanglante glissa entre ses longs cils. Il hennit, s’enleva, fouilla le sol… Ce ne pouvait être un taon, c’était trop horrible ! Jamais Mélibar n’avait eu pareille rage. Alors, comme Renée continuait d’appuyer son poignard fin, dont le bout ensanglantait l’oreille du cheval, celui-ci oublia le gracieux fardeau qu’il soutenait. Il se précipita dans l’allée sinistre, prenant son mors à pleines dents, les naseaux ouverts, tout le corps en feu… Cette fois, Mélibar était emporté…

Miss Bell, sous l’ombre du sapin, crut entendre un bruit satanique de jupe claquant dans un vent d’orage. Seulement comme pas un cri ne lui parvint, comme aucun appel ne résonna, elle demeura étendue humant l’herbe fraîche.

Tout à coup Mlle Fayor reçut un choc violent à la tempe… puis il lui sembla tomber dans un hamac… Elle perdit connaissance…

— C’est vulgaire, la mort ! » pensa Renée en fermant les paupières.

Au bord de l’étang se dressait un saule tordu, si incliné sur l’eau qu’on eût dit une chevelure rabattue sur un visage. On ne voyait pas ses branches dont quelques-unes avançaient dissimulées par le feuillage vert, des branches toutes nouées comme des poings calleux.

Le poitrail de Mélibar fendit le rideau, mais le front de sa maîtresse heurta le bois ; elle fut renversée en arrière et couchée sur la pente glissante. La petite toque de velours roula seule jusqu’à la vase de l’étang.

Il se produisit un bruit profond, un sourd et gigantesque bouillonnement, puis un silence lugubre.

Renée n’avait pas encore donné signe de vie, quand une exclamation terrifiée réveilla les échos du parc.

Quelqu’un écarta les lianes qui voilaient l’ogive d’un sentier et s’élança vers la jeune fille.

— Une femme morte ! »

Et ce quelqu’un s’arrêta pénétré d’un sentiment tout artistique.

— Ah ! quelle splendide apparition ! »

L’homme, aussi émerveillé que saisi de pitié, vint se mettre à genoux pour soulever le corps brisé de l’amazone.

— Comment peut-il se faire, continua-t-il, que son cheval emporté ne l’ait pas jetée à l’eau… Et où est son cheval ? Étrange aventure… l’aurait-on assassinée ?

Il transporta Renée sous un grand érable, en face de la mare sombre. Il put s’assurer bientôt que ce n’était qu’un évanouissement. Comme il n’apercevait pas de blessures apparentes et pas de traces de coups, il se rassura tout de suite ; un sourire vint même éclairer sa physionomie contractée nerveusement.

— Allons, murmura-t-il, voilà qui va bien ! »

L’amazone reprend un moment ses sens et s’écrie : « Où suis-je ». Le monsieur balbutie : « Ne craignez rien, c’est moi ! »

Elle s’aperçut que son corsage était défait, et retomba évanouie.

« Ma parole ! je m’ennuie moins depuis cinq minutes. C’est qu’elle est fort jolie… distinguée, taille souple… Je crois qu’il sera pourtant nécessaire… oui… remplissons le programme… »

Et après avoir, en vain, posé sous les narines de Renée un flacon de sels tiré d’un élégant étui, il commença à dégrafer le corsage. Il accomplit ce travail d’une main fort expérimentée, et, pour aller plus vite, il retira ses gants dont le parfum très discret annonçait un homme de bonne compagnie. Un éclair de chair blanche l’éblouit. Il y avait un corset de satin d’une nuance adorablement pâle bordé d’un flocon de dentelle, le haut d’une chemise d’un tissu qu’on eût fait aisément passer dans une bague de fiançailles, de ces bagues étroites, qu’on donne à la fillette le jour de ses quinze ans. L’épaule était ronde mais petite, et les mèches ruisselant du peigne la baignaient d’un ton d’ambre.

Renée n’ouvrit pourtant pas les yeux.

Il alla tremper son mouchoir dans l’eau et mouilla la bouche de la jolie malade.

— Mais elle est donc morte ? » se demanda-t-il, effrayé de nouveau.

Il employa les derniers moyens, fit sauter les agrafes du corset, et mit tout le buste à découvert. Il eut un geste de surprise : au-dessus du sein droit se trouvait une tache bizarre en forme de cœur, et ce cœur pygmée avait la noirceur du jais…, un signe, mais un signe qui faisait peur.

L’homme se sentit mal à l’aise devant ce buste nu d’où semblait le regarder fixement la tache noire.

Renée respira un peu ; elle toucha avec effort sa tempe de son index. Abîmé dans une contemplation rêveuse, l’homme ne s’en aperçut pas.

— Voilà un grain de beauté qui va peser terriblement sur le plateau de mon existence ! dit-il, car il était philosophe et prévoyait ses bonnes fortunes. Si cette créature a le vrai cœur aussi noir que sa miniature le ferait supposer, je ne félicite pas son amant. Du reste, c’est une jeune fille, et il faut croire toujours le contraire de ce que l’on voit.

Renée se releva à demi, regarda autour d’elle, sous la frange de ses cils épais.

— Mélibar ? » demanda-t-elle avec une douleur tout impérative.

— Pardon, Mademoiselle, s’agit-il d’un nègre ? En ce cas je ne vous quitte pas. S’il s’agit d’un cheval je n’en ai vu trace nulle part.

Il avait rajusté le corsage, espérant qu’elle s’inquiéterait d’abord de son état. Mais la fille du général se pencha, crispant ses doigts glacés au bras de son sauveur, qui fut obligé, lui aussi, de se tourner du côté de l’étang. Quelque chose de hideux apparaissait lentement au-dessus de l’eau redevenue agitée, quelque chose qui ressemblait plus à un monstre des légendes paysannes qu’à un animal vivant. Une tête, quelle tête ! avec une crinière raidie de limon saumâtre. Aux naseaux pendaient des joncs pourris aspirés dans des fonds inconnus. Des orbites vitreuses suintait une boue infecte et l’étoile scintillant à son front orgueilleux avait fait place à un plâtras d’argile. Le cheval hennit. Sa voix tremblotait comme celle des vieux coursiers fourbus qu’on va abattre… il se haussa, essayant de pointer ses oreilles alourdies par la vase… Il voulait répondre au cri de sa maîtresse, puis son pied, sous l’eau, battit un dernier appel, et il se coucha comme un vaisseau submergé ! Il y eut des ondulations molles desquelles émergèrent des grenouilles émeraudes, étonnées de ce trouble, et Mélibar plongea et s’engloutit pour l’éternité.

À ce moment, Miss Bell, anxieuse, vint se blottir dans la jupe traînante de Renée, ayant l’air d’implorer sa grâce. Mlle Fayor était parvenue à se lever. Elle balbutia, désespérée :

— Ah ! que ne suis-je morte avec mon malheureux cheval ! »

L’homme se demandait s’il avait affaire à une folle.

— Mais, Mademoiselle, c’est lui qui vous a emportée, et il trouve la juste récompense de son exploit. Calmez-vous, je vous en conjure. Êtes-vous blessée ? Laissez-moi vous soutenir ! »

Il l’entoura de ses bras, car elle chancelait ; il sentait qu’elle avait le désir de rejoindre la bête noyée. Alors Renée, pour s’arracher à cette contemplation maudite de l’eau, examina son protecteur. C’était un homme de quarante ans au plus, le visage exsangue, mais le regard jeune d’un bleu clair très vague que la fixité des prunelles ne détruisait jamais complètement. Une barbe soignée, anglaise par la nuance, française par la coquetterie de la coupe, encadrait sa bouche un peu railleuse, en cachant les coins, ce qui permettait à son possesseur mille expressions insaisissables, fondues qu’elles étaient dans un grand aspect froid. Ses cheveux, rares, blonds et blanc, mêlés, laissaient ses tempes dégarnies. Les sourcils, en estompe, étaient très mobiles, accentuant le regard un peu doux. Le nez, aristocratique, avait les ailes transparentes. On n’aurait pu dire s’il était bien fait, mais son irréprochable élégance, le bout étroit de ses pieds, l’épiderme de ses mains indiquaient une grande pureté de race. Il plaisait, surtout parce qu’on avait dû l’aimer, et que les passions passées donnent un certain vernis à un homme. De plus, il avait l’abord souffrant, nerveux, dégoûté, et il souffrait, s’énervait, se dégoûtait d’une façon si distinguée qu’il en devenait sympathique.

— Qui êtes-vous ? demanda froidement Renée, n’oubliant jamais sa fierté devant les étrangers.

— Un promeneur quelconque, Mademoiselle, et ce promeneur quelconque va être obligé de vous présenter M. le duc Edmond de Pluncey. »

Mlle Fayor, malgré son habitude du monde, ne put s’empêcher de rougir.

— Croyez, Monsieur…

— Mademoiselle, je n’ai pas besoin de croire, je vois. »

Il voyait, en effet qu’elle achevait de rattacher son amazone et qu’elle était émue, beaucoup de la mort affreuse de son cheval, moins de la rencontre d’un duc dans un bois sauvage.

— Je vous ai trouvée évanouie sur cette berge, reprit-il pour lui éviter des questions ; je ne me suis pas inquiété du cheval, j’ai eu tort. Vous voilà remise ; où dois-je vous reconduire ? »

Cela était dit avec une exquise politesse, d’un accent ironique sans cependant être dur.

— Je suis seule, je demeure très loin », répondit Renée la tête baissée, cherchant son poignard dans le gazon.

Le duc l’aperçut et le lui rendit.

— Une chose espagnole vraiment utile, murmura M. de Pluncey, mais remarquez combien cela préserve mal ceux qui se noient. »

Renée remit l’arme à son corsage et sourit tristement.

— C’est offensif ! dit-elle pour faire une réponse ; elle ajouta, en arrangeant sa coiffe et sa toque :

— Je m’appelle Renée Fayor, Monsieur, et je vous remercie.

— La fille du général Fayor ! s’écria le duc. Ah ! par exemple ! La fille de mon fougueux adversaire politique qui vient de faire un discours si étonnant au Conseil de Montpellier. Je suis ravi d’avoir pu rendre un service à l’enfant d’un homme qui voulait m’étrangler hier. »

Renée ne comprenait plus.

— Mon père se porte donc pour la députation ? interrogea-t-elle, effrayée.

— Bon ! je découvre les secrets de famille, à présent ; oui, Mademoiselle, il se porte ! Il fait éditer un volume sur la guerre. Il remue le pays. Nous avons chacun nos agents intimes ; nos journaux clament, et nous devrons nous battre. Il paraît que je suis un épouvantable royaliste et qu’il est un atroce républicain. Et sur le tout, brochez le maire de Gana-les-Écluses, un maire qui assoiffe ses administrés.

Renée, s’appuyant sur le duc, faisait des pas mieux assurés. Bell rampait, la queue frétillante. On s’éloignait du drame et en proie à une lassitude lâche, la jeune fille écoutait.

— Il a voulu vous étrangler ? fit-elle machinalement.

— Mon Dieu ! c’est sa manière de parler. Le Conseil était d’ailleurs à huis clos, je l’ai su — n’allez pas me trahir — par le président ; monsieur votre père doit l’ignorer.

— Je connais mon père… il sera heureux de se réconcilier et de vous remercier lui-même.

— Non, mademoiselle, la politique me défend de rendre visite à mes adversaires… Ce serait toute une histoire dans le pays… Ensuite, vous êtes hors de danger, et c’est la question importante. Songez que j’allais lui envoyer des témoins hier.

— Et aujourd’hui ?

— Aujourd’hui, Mademoiselle, je vous dois trop pour que la personne de monsieur votre père ne me soit pas aussi sacrée que la vôtre. »

Et il s’inclina gracieusement.

— Alors, je viens de faire une bonne action ? murmura Renée.

— Je ne sais, Mademoiselle. Étant excellent tireur, à ce qu’on dit, je me serais laissé tuer.

— Comment ?

— Sans doute. J’aurais su avant le duel que le général Fayor, le Sabreur, avait une fille, et comme je n’en ai pas, je me serais contenté de parer tout le temps. »

Renée sourit franchement, cette fois, et en levant les paupières elle crut surprendre de la tendresse dans le regard de M. de Pluncey.

— Ah ! vous n’avez pas de fille ? dit-elle d’un ton vague.

— Malgré mon âge… non…, Mademoiselle…, je suis célibataire. »

Il dit cela avec une aisance qui prouvait que sa fatuité n’était jamais atteinte.

Elle devint confuse.

— Vous êtes royaliste ? fit-elle pour détourner la conversation.

— J’ai encore ce défaut.

— Vous n’avez pas l’air convaincu.

— Pas avec les femmes, cela ne sert à rien.

— Voilà qui frise l’impertinence. Monsieur…

— Moins que vous n’avez frisé l’eau de l’étang, mademoiselle. »

Renée fronça le sourcil.

— Nous sommes sur un terrain neutre, objecta-t-elle. »

Le duc resta impassible.

On arrivait près des murs démolis du parc.

— Puis-je savoir quel est le propriétaire actuel des Combasses pour le supplier de faire retirer de l’étang mon pauvre Mélibar ? interrogea Renée, hautaine, car le silence du duc l’irritait à présent.

— C’est moi, Mademoiselle, et vous me voyez désolé du mauvais entretien de mes routes. Soyez tranquille, votre cheval sera repêché et enterré avec tous les honneurs dus à son rang.

Renée promena un regard d’angoisse autour d’elle.

— Vous devez avoir le spleen, ici, Monsieur.

— C’est ce que je craignais, Mademoiselle, avant notre fâcheuse rencontre.

Le duc de Pluncey avait la conversation, sinon l’esprit, diplomatique au suprême degré. Il réalisait à merveille ce rêve de tous les hommes de cabinet de faire dire trois choses au même mot et d’y ajouter une intention absolument contraire aux trois choses sous-entendues. Or, à Montpellier, ville naïve, en dépit de l’époque électorale, il perdait les effets multiples de cette diplomatie, et comme c’était un esprit fin qu’Edmond de Pluncey, il gardait les pointes les plus acérées de sa parole pour les femmes aimables qu’il rencontrerait le long de ses tournées politiques, sachant, par expérience, que, chez elle, les cuirasses sont le mieux trempées.

— Cependant, Mademoiselle, reprit-il, les Combasses possèdent un salon propre avec des sièges sur lesquels on peut s’asseoir. Les cloisons commencent à se restaurer, et quelques flacons de doux malaga agonisent au fond des caves. Vous n’ignorez pas, Mademoiselle, que le malaga est le seul vin généreux permis aux jeunes filles, peut-être parce qu’il leur rappelle l’encre des encriers de leur couvent. Oserai-je vous assurer qu’il vous est impossible de regagner Tourtoiranne immédiatement ? Sans trop chercher, une calèche sera mise à votre disposition, ajouta le duc.

— J’accepte », répliqua Renée, dont la vue s’obscurcissait.

Il vit qu’elle était à bout de forces et l’emporta dans ses bras à travers le parc.

Elle ne résista pas, et se borna à détourner son front de la barbe du duc. Ce frôlement soyeux lui donnait des sensations cuisantes.

M. de Pluncey reprit le chemin par lequel il était venu et fut devant les Combasses en un quart d’heure.

— Je vous fatigue, Monsieur ? balbutia la jeune fille.

— Je ne vous répondrai pas ce qu’on répond généralement, mademoiselle, en vous comparant à une fleur ou à une plume, car il me semble peu flatteur d’être tenu pour aussi maigre qu’une tige de scabieuse ou aussi vaporeuse qu’un duvet d’autruche, mais je puis cependant vous assurer que votre poids ne dépasse pas celui d’une jolie personne.

— Encore un amateur ! » pensa Renée fatiguée déjà de ce langage passionné dans cette bouche calme.

Elle aperçut indistinctement des gens qui accouraient en poussant des cris. Il y avait beaucoup de monde dans ce désert.

Un immense lit de repos fut installé, des coussins s’empilèrent autour d’elle, et le duc, un peu médecin, finit par découvrir la meurtrissure de la tempe qui bleuissait sous les cheveux légers. Il s’étonna de l’énergie de l’amazone qui n’avait pas même daigné lui montrer une blessure pourtant si bien placée.

Renée s’appuya sur les édredons.

— Est-ce grave ? fit-elle, tandis que le duc trempait soigneusement des compresses d’arnica, et qu’une grosse cuisinière, venue là pour la forme, étant l’unique femme de la maison, poussait des cris désespérés :

— Ah ! la pauvre dame ! quelle écorniflure ! Est-elle pourtant jolie !

— Mademoiselle, répondit le duc, les coups à la tête sont comme les grandes passions. Cela peut aller jusqu’au cœur, ou se dissiper dans les fumées du cerveau. Si je vous avoue mon diagnostic, c’est que je vous crois un front d’airain. »

Il posa sa compresse, tandis que, pour se donner une contenance, Mlle Fayor examinait l’appartement.

On l’avait transportée dans un salon remarquablement meublé : lampas indien, consoles dorées, haut bahut de bois des îles, tapis de Smyrne, lustre rocaille, et, pendus aux murs tapissés de cuir repoussé, des portraits de femmes d’une grande beauté. Une fumeuse surtout attira l’attention de la jeune fille. Elle était capitonnée en peau de Suède, avec boutons de vermeil ciselé. Devant la fumeuse, un attirail assorti. À droite, des piles de livres presque tous ouverts et ayant en travers des couteaux à papiers à manche d’ivoire, de malachite, de peluche, de corail, de nacre ou de perles. À gauche, un palmier émergeant d’une caisse d’ébène ornée d’émaux de Sèvres. Certes, pour une ruine, le domaine des Combasses était singulièrement meublé !

— Quel désordre, n’est-ce pas, dit le duc en s’asseyant dans un vaste fauteuil, au chevet du lit. Ces domestiques languedociens sont amusants. Ils se regardent dans le vernis de mes pauvres meubles et ne les frottent jamais. Ah ! que voulez-vous, mademoiselle, j’ai abandonné à Paris tous mes bons serviteurs et j’ai pris ici les plus mauvais. J’ai même un voleur… Je le soigne beaucoup… Car s’il me quittait, j’aurais une réputation détestable.

Le duc s’interrompit pour désigner à la cuisinière un siège à l’autre bout du salon. Elle s’empressa d’exécuter l’ordre muet en y répondant un Oui, Monseigneur du plus drôlatique effet.

— Imaginez-vous, continua le duc en haussant les épaules, qu’ils me prennent pour un évêque depuis le commencement de la lutte électorale. »

Il reprit de son ton enjoué :

— Elle me proposait tout à l’heure du vinaigre, du poivre et quelques ciboules… il paraît que c’est souverain… Mon Dieu ! quel monde de la lune !

— Monsieur de Pluncey, dit Renée vivement, il ne faut pas que je m’endorme, ce serait dangereux ; promettez-moi de me faire réveiller.

— Je sais, je sais, Mademoiselle… l’épanchement interne… J’ai mes diplômes, et je n’ai pas attendu votre avis pour bavarder comme une vieille grand-mère. Je ne comprends même plus ce que je vous dis. »

Renée lui tendit la main.

— Vous êtes un spirituel et excellent docteur, quoique évêque… je suis confuse, monsieur. »

Le regard du duc fut plus chaud que son poignet en serrant cette main alanguie. Il assura le bandeau de batiste, et la jeune fille, rêvant et veillant tour à tour, essaya de ne pas perdre un mot de ce qu’il dirait.

Les fenêtres ouvertes laissaient voir une légion d’ouvriers qui plantaient une pépinière, réparaient les murs, faisaient des labours avec un entrain témoignant d’un gros salaire. Elle put tenir ses yeux occupés tout en prêtant l’oreille.

— Oui, Mademoiselle, la propagande ! me faire élire où mourir. Et j’en profite pour nettoyer ma propriété. Je suis censé le maître des Combasses depuis un siècle ; faites l’honneur à mon bon goût de ne pas le croire. De père en fils, je ne me connais qu’un hôtel à Paris, et une plaisance à Londres. J’ai acheté les Combasses pour la circonstance il y a un mois. Pour me familiariser, je retourne le domaine. Pas de lièvres, des paresseux, une eau bourbeuse, plus de poissons, et tous les cercles de la ville en révolution au sujet de mes parchemins. C’est la première fois que j’ai ressenti le plaisir de les savoir authentiques, ces parchemins. Le Montpelliérain, dont le rédacteur en chef est M. Filosseau, a prétendu que les royalistes sortaient tous du bagne. Nous nous sommes battus dans un champ de naissantes pommes de terre et je me rappelle que les témoins examinaient si c’étaient des Hollande ou des Saint-Jean. La femme de Filosseau est arrivée dans une carriole attelée d’un mulet ; il y avait des enfants sous les banquettes. Ensuite j’ai fait l’achat d’un garde assermenté qui doit griser tous les récalcitrants, et d’un jardinier qui importera la culture des choux rouges, inconnus dans le pays. Au surplus, cette culture ne peut pas réussir, mais je dévaliserai les grainetiers. Cela fera bien. J’avais songé à envoyer une vierge de Lourdes à l’église ; elle est même ici dans une caisse à piano qui tient toute une chambre. Mais je n’aime guère les plaisanteries sur les sujets religieux. J’ai peur qu’il y ait déjà une vierge de cette sorte à la cathédrale. Deux autels privilégiés, deux chapelets d’argent, quatre roses d’or, peut-être une statue plus petite que l’autre. Ce serait grotesque ! J’attends. Pensez que je suis seul contre tous. Le parti est décimé… et il y a des éducations bizarres parmi les blancs de ce pays. J’ai invité soixante de mes amis nouveaux à ma nouvelle table, et l’un d’eux m’a apporté, généreusement, trois bouteilles de champagne pour boire à nos santés respectives. Ne pouvant le désobliger, j’ai fait comprendre que cela ferait cent-trois avec celles de ma cave, et aux risques de tout compromettre, les cent trois ont été vidées, soit par nos gentilshommes, soit par leurs dignes serviteurs. »

Renée Fayor partit d’un éclat de rire.

— En vérité, monsieur le duc, vous avez trop d’esprit pour être député, fit-elle tout à fait tirée de sa somnolence.

— Vous êtes bien indulgente, Mademoiselle ; au fond, c’est une profession de foi que je vous fais… et je m’étonne de ne pas vous voir dormir d’un profond sommeil. »

Soudain, Renée eut presque un geste d’effroi en apercevant un groom en culotte courte et frac rouge : blond et pâle, ce groom avait à peine dix ans ou n’en paraissait pas plus, sanglé dans de petites bottes, la chevelure raide, l’œil atone, et portant avec une gravité comique sur un plateau d’argent massif un flacon poudreux, une coupe de Bohême, une tranche de pâté à croûte appétissante.

— Mon Dieu ! quelle créature fantastique, murmura Renée allant de surprise en surprise.

— C’est Largess, mon seul ami, soupira le duc. Je l’ai pris en Angleterre dans une fabrique spéciale. Il est très intelligent et ne me quitte jamais.

Le groom, aussi insensible que si on eût parlé du sultan de Constantinople, se contenta d’avancer le plateau.

— Il ne comprend pas le français ?

— Il ne comprend que le langage qui s’adresse à lui, mademoiselle ?

— Vous êtes anglais ? demanda curieusement la jeune fille au petit homme.

— Je suis de la maison de M. le duc, mademoiselle, répondit d’une voix glaciale l’étrange pantin.

— C’est-à-dire, ajouta le duc, que son maître étant français (bien que ma mère fût anglaise) Largess se considère… mi-partie. »

Renée goûta le pâté en souriant, et but quelques gouttes de malaga.

— Je me sens mieux malgré la lourdeur de ma tête…, je ne vous dirai pas, monsieur, que je ne veux pas abuser de votre charmante hospitalité, et que vous dépensez, en ce moment, une éloquence précieuse à vos électeurs. Mais, je m’adresse au docteur. Puis-je me lever ?

— Non, mademoiselle ; Largess va faire atteler la calèche, et, en attendant, je vous engage à vous reposer encore un peu. »

Renée se laissa retomber doucement sur les coussins moelleux. Cette brusque transition d’une mort horrible à une vie luxueuse la ranimait, et elle ne se pressait plus de penser, elle dont la pensée veillait toujours.

— Étant rassemblés mille auditeurs, poursuivit le duc d’un ton gourmé, je monte à la tribune, qui se compose d’une ancienne chaire protestante et d’un escabeau d’école catholique :

« Messieurs, leur dis-je, les royalistes sont nommés légitimistes, parce que leur parti est le seul légitime ! Légitime… un mot vaste… »

Sur mille électeurs, six cents dorment, quatre cents vont dormir, et puisque vous seule veillez, je continue.

(Ici le duc changea d’inflexion et avec un timbre merveilleux, il continua :)

Regrettez-vous le temps où le ciel sur la terre
Marchait et respirait dans un peuple de dieux,

Où Vénus Astarté, fille de l’onde amère,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À la fin de la tirade, Renée se souleva pour applaudir, tant il y avait de séductions dans l’art de cet homme du monde

Sans s’émouvoir, le duc reprit sur un autre ton :

— On se réveille lentement. Les uns crient : À bas le duc ! Les enragés me lancent des peaux d’orange. On me somme de descendre ; je ne descends pas ! Des amis font irruption et me portent en triomphe. Dans les coins brillent des couteaux à viroles. On jappe, on miaule. Je m’essuie le front, et le soir un dîner réunit le Comité chez moi. Je reçois des dépêches. Le lendemain, le journal avancé m’injurie ; le journal rétrograde me déifie. Quant à madame Filosseau….. Ah ! c’est trop raide pour être conté à une jeune fille, interrompit le duc, à dessein.

— Je ne dors pas ! continuez ! c’est fort drôle, votre politique… Madame Filosseau…

— Très bien ! je glisse sur les détails… vient me trouver aux Combasses et s’offre… à sauver son mari moyennant rançon.

— Et vous acceptez ? riposta Renée gagnée par l’originalité de son médecin.

— Elle est jolie ! » objecta-t-il, sans savoir comment l’observation serait reçue.

Renée n’attendit pas.

— Alors, vous remplacez le diplomate par un homme ?

— Oh ! oh ! fit le duc interdit, et il renouvela la compresse.

En réalité, ils avaient tous deux changé de visage. Ils demeurèrent quelque temps silencieux.

Deux heures sonnèrent.

Renée s’aperçut que le clair regard du duc ne la quittait plus. Tout à coup, elle se sentit inquiète d’être là.

— Veuillez faire approcher cette brave femme, monsieur le duc, demanda-t-elle, je désire mettre un peu d’ordre dans ma toilette ; mon père doit être très inquiet. »

M. de Pluncey s’empressa de sortir, après un salut d’une correction parfaite. Bientôt Renée fut prête et put regarder dans le parc. Elle vit que les Combasses étaient au centre de ces arbres gigantesques comme dans un nid d’oiseau de proie. Une trouée pareille à celle qu’on avait ménagée sur la mare, donnait sur un côté de Montpellier qu’elle n’avait point étudié encore, et elle en conclut que la nouvelle propriété du duc se trouvait, par rapport à la ville, juste à l’opposé de Tourtoiranne.

Elle vit bientôt arriver la calèche : on avait entouré ses roues de serviettes blanches habilement dissimulées sous une torsade de tresse rouge et verte, les couleurs du duc. La voiture étant veinée des mêmes nuances, les serviettes ne pouvaient guère attirer l’attention des passants. Sur les panneaux, une carte était clouée à l’envers, cachant le blason.

— Ce duc est fou, songea Renée, ou c’est un bien galant homme. »

Elle descendit un escalier monumental, soutenue par la grosse femme, et trouva le duc sur le perron. Tous les ouvriers avaient disparu comme disparaissent, au théâtre, les acteurs devenus inutiles. Le microscopique Largess tenait en main les rênes de deux trotteurs superbes.

— Pour qui la carte blanche ? interrogea gaîment Mlle Fayor.

— Eh ! mademoiselle, je suis forcé d’agir d’une façon ténébreuse, toujours à cause du parti. Je vous répète que la fatalité veut que j’aie failli me battre avec monsieur votre père. Je ne peux pas lui rendre ouvertement sa fille. Ce serait devenir la cible du Comité. Comprenez-vous ? Hélas ! je dois vous paraître d’un ridicule ! Les méridionaux à imagination fertile m’accuseraient d’avoir attiré par sortilège ce pauvre Mélibar… un philtre mêlé à sa provende ! Et j’aurais sauvé la fille du général pour le convertir… Que sais-je, moi. »

Le duc, dans une situation en effet assez difficile, finit par se troubler comme un écolier sous les yeux de Mlle Fayor. Alors, elle lui prit les mains affectueusement :

— C’est-à-dire, monsieur le duc, que vous ne voulez pas faire des avances à un ennemi… Je comprends, car toutes les délicatesses de l’orgueil me sont familières !

— Il fut flatté de cette communauté de hauteur mondaine, et la mit en voiture avec un regret profond d’être condamné au royalisme le plus pur.

— Un mot encore, mademoiselle, ajouta-t-il, Mélibar doit s’être égaré… il reviendra… vous ne savez pas s’il est mort, mon étang ne l’a pas englouti… Vous retrouverez-vous dans ce dédale de mensonges effrontés ?…

— Mais, monsieur, sa fin n’est que trop réelle.

— Mais, mademoiselle, rien n’est complètement vrai en ce siècle de misères. »

Et le duc la salua avec un geste rêveur.

Miss Bell sauta dans la calèche, à côté de Renée. Les chevaux partirent à fond de train pendant que M. de Pluncey rentrait chez lui. Il s’installa de nouveau sur sa fumeuse de prédilection, alluma un cigare d’un blond d’or, ferma un livre, en ouvrit un autre, mit en croix deux couteaux à papier, prit un louis au hasard, le lança dans le nuage odorant de son cigare, vérifia s’il y avait pile ou face, et puis, comme rien ne pouvait lui apprendre le dénoûment de cette aventure, attendu qu’elle ne faisait que débuter, il bâilla, songeant au grain de beauté aperçu dans le corset tout ouvert :

— Décidément, fit-il, c’est un superbe animal que la femme ! »