Nono/06

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Éd. Monnier et Cie (p. 196-235).

CHAPITRE VI



Par un beau matin de septembre, pendant que des tourbillons d’abeilles bourdonnaient sur le chaume d’une vieille grange aux corniches écroulées, des tourbillons d’électeurs pénétraient en se disputant par sa grande porte béante. Il y avait des échantillons de tous les âges et de tous les rangs ; on parlait furieusement comme font les hommes dès que les femmes ne sont pas là pour les surpasser.

Il y avait des paysans venus de loin en sabots, des messieurs en paletot propriétaire, des ouvriers en blouse, beaucoup de vieux soldats retraités qu’on reconnaissait à leurs moustaches, et quelques dignitaires de Gana.

L’assemblée se groupa au milieu de la grange.

On avait mis des chaises en cercle. Puis, au centre, une table couverte d’un tapis rouge.

Sur la table, un verre de vin blanc, des papiers, un livre relié. Tous ceux qui entraient tendaient machinalement le cou pour apercevoir le titre de ce livre et ceux qui l’avaient vu se demandaient quel rapport pouvaient avoir les Choses et les Hommes de 70 avec l’élection du général Fayor.

L’auteur du livre fit son entrée au moment précis où une horloge lointaine envoyait dix coups à travers l’espace. Le général descendait de cheval. Il portait de vastes écuyères vernies, éperonnées, un pantalon presque collant et un veston serré, fleuri d’écarlate à la boutonnière gauche. En bourgeois, il sied mal de mettre ses croix, aussi le général était-il de mauvaise humeur.

Son chapeau crânement incliné et les yeux qu’il roulait firent ranger la réunion au port d’armes. On se tut. Les fronts se découvrirent, le général toussa. L’instant devenait solennel.

Le discours fut plutôt un ordre du jour qu’une profession de foi. M. Fayor parlait vite, d’un ton étranglé d’abord, provocant ensuite. À mesure que ses phrases s’éclaircissaient, le contraire avait lieu dans les rangs de l’auditoire, car on sortait maintenant de la messe de dix heures et les paroissiens montaient à la grange, autant par désœuvrement que par conviction. S’adressant à des méridionaux, méridional lui-même, il ne lui était pas difficile, à l’orateur, de chauffer l’enthousiasme. Le soleil grisant, qui entrait librement, et la bonne odeur de moisson répandue dans la grange, donnait des pétillements aux yeux et aux cervelles. Les doigts claquaient comme des castagnettes, on approuvait sans restriction. Lorsque M. Fayor arriva à ses propriétés labourées par de vieilles lames de sabres (ce qui était une figure de Bruno pour désigner les fermiers de l’orateur anciens enfants de troupe), il n’y eut qu’un hourra, quoiqu’au fond cela ne signifiât pas grand’chose pour l’élection. Et il leur apprit que si les étrangers du parti adverse, royalistes enragés, faisaient retourner le sol de leur nouveau terrain, c’était avec des engins anglais, des machines cruelles supprimant toujours, à l’occasion, un bras ou une jambe et… surtout la main-d’œuvre ! Une interdiction de la force humaine par la brute matière !

Des femmes vinrent ouïr, derrière l’étal des bœufs : la jupe se trouva de l’avis de l’éperon ; elles poussèrent de véritables cris.

D’ailleurs, le général n’avait pas d’opinion politique. Il était patriote : la France et son livre…, voilà !

Les choses trop françaises, il les expliquait en patois et quand il ouvrit ce livre pour saisir la réunion d’un chapitre relatif à la paix, il fit des traductions qu’on couvrit d’applaudissements.

La paix, c’était une paix en éveil, la véritable, l’unique… la vraie paix du Sabreur, enfin, prête à casser sur le dos des gens tous les morceaux de sucre qu’on lui présenterait pour l’adoucir !

Et la vieille grange immobile dans son manteau de folles herbes, habituée aux hue ! dia ! des bouviers, n’avait jamais rien entendu d’aussi magnifique.

En haut, tout en haut, perdu comme un lézard le long des poutres du toit, il y avait un spectateur qui trouvait sans doute nécessaire de planer pour juger l’effet d’une belle voix de commandement, et il s’était placé tellement haut, qu’il n’entendait qu’un son grêle.

Ce spectateur était venu le matin pour arranger la table, les papiers, les chaises ; il avait lui-même distribué les annonces et les invitations.

— Quel est ce jeune homme brun ? avait demandé un assistant arrivé une heure trop tôt,

— Le secrétaire de notre futur député, avait répondu un autre empressé, un chanceux… qui est du pays et qui fera fortune… le petit Bruno Maldas ! »

Bruno Maldas, rouge comme une fille, s’était sauvé, le cœur gros, car il savait au juste ce que valait sa fortune chez le futur député.

Sollicité par la brise tiède qui traversait une grande fente du chaume, il s’était mis à grimper les degrés branlants d’une échelle de meunier. Ses gants d’ordonnance, des gants blancs, étaient restés à toutes les saillies de la muraille et son chapeau, un chapeau noir, était roulé dans un dessous qu’il n’aurait jamais eu le temps de sonder.

Le général prenait la parole quand Bruno s’installa au bord du toit d’où il jouissait d’une vue splendide, pleine de soleil. Il se mit à sourire, lui qui ne souriait plus depuis huit jours.

Dans un enfoncement de foin moisi, une famille de rats se disputait une maigre provende : le corps d’un martinet mort sous une gouttière — et l’oiseau était bien petit. Le plus gros des rats était en avant, défiant les autres, le museau levé. Le martinet représentait le point litigieux de leurs affaires.

Les Choses et les Hommes de 70 ! » se dit Nono comparant cette scène à celle qui se passait dix mètres au-dessous de lui, dans la circonférence de la grange. Puis il rêva, le menton sur la paume de sa main, le coude sur le toit de chaume où poussaient des giroflées jaunes et du lichen.

Montpellier était là-bas, dans le fond. À gauche, le château de Tourtoiranne dominant le village, et à droite, cette vieille baraque immense où s’était logé le damné duc. Mais on ne voyait pas les Combasses, il les devinait seulement.

Jadis, quand Nono regardait Montpellier, soit de haut, soit de bas, il ne songeait qu’à la rue des Trois-Couvents, habitée par Lilie Névasson.

Il y songea, ce matin de dimanche, tout calme comme les jours pendant lesquels il allait chercher des fleurettes pour les offrir à sa fiancée. Nono, maintenant, pensait à M. de Pluncey, pérorant, de son côté, dans cette même rue des Trois-Couvents, où il y avait une salle de concert.

Ah ! la vie avait changé !…

Le père de Lilie était là parmi les électeurs, il venait quelquefois à Gana-les-Écluses pour fournir de la toile à un petit débitant du lieu et la tentation d’écouter un discours politique l’avait pris en passant devant la grange.

Le pharmacien-époux, venu avec son beau-père, y était aussi ; des êtres morts pour Nono. Que lui importait ? Et des contractions douloureuses crispaient le profil du jeune homme, son profil triste que baignait le ciel chaud. N’était-il pas seul dans la vie ? N’avait-il pas goûté au poison de la jalousie avant d’être heureux ?

Il revoyait cette créature terrible, Renée, belle, aimée, et souriant à un autre. Pas une larme !… Non, il ne savait plus pleurer depuis que sa première souffrance l’avait tenaillé. Il n’aurait pu pleurer que s’il avait été jeté, brusquement, dans une joie folle :

Mais une fatalité pesait sur lui. Renée jouait avec lui, non pas pour l’aimer, mais pour se distraire !…

Nono avait une mère, une sœur ! Elles vivaient par lui. Les bacheliers connaissent tous les théories des devoirs humains, Nono mettait ces théories en pratique, non parce qu’il était bachelier, mais parce qu’il était bon.

Nono laissa tomber son front sur sa poitrine.

— J’en mourrai, pensa-t-il, mais je ne veux mourir que le jour où elle épousera ce duc. Je veux les avoir vu passer tous les deux dans l’église où l’on m’a baptisé. Que je suis malheureux et qu’ils sont privilégiés ceux qui écrivent des livres à propos des Choses et des Hommes de 70 ! »

Le jeune homme s’étendit au bord du chaume, mit les coudes en croix et se laissa dévorer la nuque par les morsures du soleil, volupté qui lui rappelait bien des ivresses…

Le général tonnait, à ce moment, au milieu des auditeurs ébahis.

— Oui ! tout pour notre patrie ! La France nous récompensera ! Je vous engage ma parole ! Soyez fidèles à votre vieux général !… »

Les échos répercutèrent les mots en les affaiblissant jusqu’à l’oreille inattentive de Bruno.

— …Récompense… ma parole… soyez fidèle… »

Nono haussa les épaules :

— Quand on pense qu’il a une fille !… » murmura-t-il naïvement.

Il y eut des applaudissements plus forts, ensuite un silence très prolongé. La grange fut bientôt déserte. Nono resta au sommet de l’édifice électoral, endormi par la chaleur du soleil.

À la sortie, on organisa une ovation pour le futur député. Le général ruisselait de sueur. Deux paysans tirèrent le cheval, un gamin tint l’étrier, un docteur tendit le poing… ce fut comme le triomphe de Mardochée avec cette différence que le général n’avait pas de toge.

— Mon général, déclara le boutiquier Névasson, fier de se produire, nous saurons nous masser, nous condenser, nous multiplier, nous grouper… nous… L’haleine lui manqua, et, par sa bouche, l’arrondissement ne put s’expliquer davantage.

— Bravo ! monsieur Névasson, cria un notaire qui riait, bravo !

— On a l’habitude de vendre, cela délie la langue ! » répondit modestement le gros commerçant.

Dans la foule, un homme, qui paraissait d’une rare souplesse, essayait de se faire jour à tout prix jusqu’au héros de l’ovation en attendant que les discours se calmassent. Il avait assez la mine d’un cocher de bonne maison. À ses côtés un petit pantin en culottes courtes se démenait contre les rudes coudes des paysans.

— Nous n’arriverons jamais, monsieur Félix. Pourquoi diable vous presser tant, quand il n’y a qu’à aller chercher ailleurs… Quoique ce soit un rustre, je ne l’ai pas rencontré ici ! »

Et le petit masque se levait sur ses pointes.

M. Félix voulait voir de plus en plus, il estimait qu’un coup d’œil, lancé à un personnage lorsque il ne se doute de rien, est gros de découvertes. Nous ajouterons que ce n’était pas M. Fayor qu’il désirait voir, Félix cherchait M. Bruno Maldas.

Les gens de M. de Pluncey étaient allés écouter leur adversaire politique, par distraction et avec l’aplomb de ceux qui servent une riche cause. Félix, surtout, devenu très récemment palefrenier des Combasses, témoignait une grande admiration pour l’auteur des péroraisons du général.

— Ce Bruno ! Peste ! répétait-il… Et vous dites qu’il a insulté notre maître ?

— Si je le dis ! répondit Largess, je l’affirme, monsieur Félix, j’étais, moi, derrière un buisson quand on m’a demandé la bonbonnière. Traité de chien à chat, mon cher ! Et des termes ! Et des gestes !… Monsieur le duc aurait dû le cravacher !

— Il est audacieux ! j’aime les audacieux !… Il ira loin !…

— Voilà vos manies qui vous reprennent, monsieur Félix vous voyez des gens arrivés partout !… »

Ils furent séparés par un groupe de paysans braillards qui voulaient porter l’orateur en triomphe sur les traverses d’une charrue. Le général, de sa selle, continuait, et il était prêt à commander une charge. Félix sonda, inutilement, les groupes les plus voisins de cette statue équestre ; Bruno Maldas ne s’y trouvait pas. Enfin, M. Fayor piqua des deux laissant ses électeurs à leurs réflexions et, de nouveau, Félix put constater que Bruno était invisible.

— Il faut pourtant que je le voie, grommelait le cocher en étudiant des notes soi disant prises à la réunion électorale.

— Il faut que je lui parle… l’heure est bien choisie… Ah ! j’y perdrai mon nom, quel dédale ! »

Quand il n’y eut plus personne, Félix fouilla la grange, l’étal des bœufs, les monceaux de paille, puis il découvrit une échelle de meunier.

Avec l’instinct qu’ont les hommes à idées fixes, il monta les degrés, et trouva la réserve de foin pourri, où les rats achevaient de dévorer les deux pattes du martinet. Sous la fente lumineuse du toit, un bras pendait ; il tira ce bras, le dormeur glissa à ses pieds en poussant un cri rauque.

— Que me veut-on encore ? balbutia Nono rêvant du duc de Pluncey. Il s’éveilla tout à fait, reconnut la livrée du duc et faillit jouer des poings.

— Vous n’avez pas le réveil agréable, dit le cocher dont les yeux s’allumaient singulièrement dans l’obscurité.

» Mais aussi, reprit-il, quelle idée bête d’aller dormir en perchoir ! Votre maître vous cherche partout.

— Mon maître ?… Je n’en ai pas !… répondit doucement Nono.

— Vous êtes bien heureux, car chacun en a un, sur terre comme sur les toits. »

Et Félix se mit à rire.

Ils s’examinèrent tous les deux avec une défiance mal dissimulée.

— Descendons, dit Félix.

— Descendons ! répéta Bruno qui ne déboudait pas. Une fois en bas, les deux adversaires prirent le même chemin, laissant là les chaises et la table.

— C’est l’affaire des domestiques, avait déclaré Nono, quand le cocher voulut l’aider pour mettre de l’ordre.

— Écoutez donc, monsieur Maldas, commença Félix au bout d’une minute de route, je ne suis pas mauvais compagnon. J’ai un gilet jaune, c’est vrai, mais j’aime les beaux diseurs. Sans parti pris, vous avez fièrement fait gloser votre général.

— Moi ? murmura Nono à cent lieues du sujet.

— Oui. On sait dans le pays que vous écrivez les discours et les livres de M. Fayor. Malgré mon service chez le duc, j’ai applaudi.

— Je ne fais pas parler mon général, c’est lui qui me fait écrire.

— Ne cachez pas votre talent, il aura peut-être la députation grâce à votre façon d’entendre ce qu’il vous dicte !

— Vous croyez ?

— J’en suis sûr ! »

Il y eut un silence. Nono ramassa une de ces fleurettes bleues qu’on appelle des yeux de chat et se mit à l’effeuiller.

— Seriez-vous amoureux ? insinua le cocher devenu subitement très bonhomme.

— Amoureux !… ai-je donc une tête à ça ? fit Nono désespéré qu’un cocher pût deviner sa souffrance.

— Oh ! la tête n’y fait pas grand’chose, et si vous n’étiez pas si taciturne, je vous expliquerais…

— Je ne suis pas taciturne…, je n’aime pas les curieux, voilà tout ! »

Et Nono jeta la fleur avec dépit.

— Allons, vous avez peur que je vous tâte à propos d’élections. Nous ne sommes pas du même camp, cependant j’ai une vraie sympathie pour vous, monsieur Maldas !… »

Bruno leva le front, il vit dans le regard inquisiteur du cocher une expression qui ne sentait pas du tout le gilet jaune.

— Tiens ! dit-il simplement.

— Est-ce que vous me reconnaissez ?

— Moi ? mais non !

— C’est aussi ce que je pensais. Alors pourquoi avez-vous fait : tiens ?

— Parce que ! » Et Bruno n’osa pas dire qu’une bonne parole, même de la part d’un cocher, lui allait au cœur.

On tourna un sentier.

— Hier, j’ai trouvé là un drôle d’homme, reprit Félix — je montais la jument de monsieur le duc, — un homme tout tordu et une vache très cornue !

— Le père Sancillot, fit Nono pour dire un mot obligeant.

— Oui, le père Sancillot… qui m’a parlé de Tourtoiranne où il a été élevé. Il paraît savoir son histoire en détail. On n’y reçoit guère, chez vous ! Ce n’est pas comme aux Combasses où les pourboires pleuvent. J’y suis depuis une semaine et j’ai déjà amassé presque une dot !

— Vous désirez savoir, n’est-ce pas… combien de réunions politiques ont eu lieu dans les salons du général ? demanda Bruno impatienté.

— Mon Dieu, non ! monsieur Maldas, je n’espionne pas pour le compte du duc de Pluncey. Je cause… car j’aime à causer… Mais, par exemple, si Tourtoiranne est calme le jour, on prétend que la nuit… »

Une rougeur intense colora les joues roses de Nono.

— Eh bien, la nuit ? interrogea-t-il anxieux.

— Ah ! ah ! voilà qui commence à vous intéresser.

— La nuit, monsieur le secrétaire, on voit venir des beaux messieurs avec des pardessus sous le bras et ils demandent au père Sancillot où vous demeurez ? »

Il s’opéra une révolution dans tout le corps du jeune homme. Ce palefrenier savait tout, il savait que son maître aimait Renée et que lui, le pauvre, était jaloux de ce richard. Le duc venait la nuit… il l’avait presque deviné d’avance. Nouvelle honte à boire ! Renée le recevait, elle consentait à se cacher pour le recevoir, et le duc, ne voulant plus s’exposer aux colères du petit secrétaire, demandait où il demeurait, où était sa fenêtre !… C’était donc cela les gentilshommes ? Bruno, pourtant, se raidit contre la douleur qui l’envahissait.

— Il y a longtemps que ces beaux messieurs viennent ? demanda-t-il d’un ton frémissant.

— Six mois ! »

Bruno porta les mains à son front ; elle l’avait toujours trahi, toujours !…

— Sait-on leurs noms ?

— Cela vous semble louche… hein ? fit le cocher flegmatiquement, et il poursuivit avec le geste de gens heureux de déblatérer sur le compte des maîtres absents :

— Après tout, nous nous en moquons un peu. Le père Sancillot prétend que celui-là venait de Paris car il sentait le musc. Il avait bonnes manières, il lui a mis une pièce dans la main. Ensuite, on ne l’a plus revu.

— Le reconnaîtrait-il ?

— Sans doute ! Les paysans voient clair la nuit comme les chats. »

Nono serra ses larges poings.

— Bien entendu, il n’a pas dit son nom. »

Félix hésita un instant.

— Au contraire !

— C’est impossible ! s’écria Nono hors de lui.

— Pourquoi voulez-vous que ce soit impossible ? Vous connaissez donc l’oiseau nocturne ? »

Nono jeta un regard de mépris au valet.

— Aussi bien que vous, peut-être !

Félix, cette fois, leva les paupières très haut pour ne rien perdre des mouvements du jeune homme.

— Il s’appelait, fit-il, négligemment, il s’appelait Victorien Barthelme… »

Nono aurait vu le soleil descendre qu’il ne serait pas devenu plus pâle.

— Victorien Barthelme ! » balbutia-t-il.

Celui-là même qu’un ami cherchait partout et de qui on lui avait défendu de parler. Il venait aussi la nuit ?

— Il paraît que c’est un ancien protégé du général, continua le cocher de M. de Pluncey.

— Je ne sais pas, bégaya Nono, ahuri par cette révélation.

— Et qu’il avait dû, jadis, vous précéder dans votre emploi de secrétaire particulier.

— Je ne sais pas, répéta Nono d’un accent qui allait s’assourdissant de plus en plus.

— L’avez-vous vu souvent à Paris ?

— Je ne sais pas » …

— Comment vous ne savez pas ? dit Félix d’une voix impérieuse, mais vous êtes de la maison, vous, on reçoit devant vous ceux qui entrent !… »

Ce coup de fouet secoua la torpeur de Nono, il releva le front. Obéir plus longtemps aux ordres de Renée lui eût semblé lâche : elle lui avait défendu de parler, il parlerait…

— Je crois, en effet, me rappeler que M. Barthelme est venu un jour à l’hôtel Fayor, il m’a fait demander…

— À quelle époque ? précisez !… interrogea Félix en se redressant violemment.

— C’était…, c’était au mois de janvier.

— Le général savait-il cela ?

— Non, j’étais seul pendant cette visite.

— Et Barthelme voulait ?… »

Félix oublia de dire : Monsieur Barthelme ; il paraissait très agité.

— Il ne voulait rien… Est-ce que je me rappelle ?… Et qu’est-ce que cela peut vous faire ? »

Nono ne voyait plus. Son cœur battait à rompre sa poitrine. Félix tira le petit carnet des notes électorales et y inscrivit rapidement quelque chose.

Ce Victorien qu’elle défendait ! lui aussi !… Tous, bientôt, seraient lui aussi !…

— Oh ! cela ne me fait rien ! dit le cocher répondant à la question dernière et il ajouta :

— Nous sommes trop près de Tourtoiranne. Maintenant, monsieur Bruno, je vais vous souhaiter le bonjour, votre compagnie est fort aimable, seulement je vous ferai remarquer que nous n’avons pas parlé politique. Vous me devez votre estime. »

Nono continua son chemin et ce ne fut qu’en arrivant devant le perron du château qu’il s’aperçut de la disparition de l’homme au gilet jaune. Bruno monta chez lui, s’enferma pour mieux sonder l’abîme creusé sous ses pas.

« Donc, cette femme était monstre ! Elle recevait la nuit, tantôt l’un, tantôt l’autre. Il y avait six mois, Barthelme, puis lui, Nono, puis le duc. »

Par delà les vitres sans rideaux, des teintes déjà sombres avançaient graduellement autour des collines : l’automne, ensuite l’hiver… On retournerait à Paris. De nouveau ce serait Victorien. Le général, une fois député, renverrait le secrétaire… pourquoi conserver un manant inutile ? Et celui qui prendrait sa place, pourvu qu’il fût jeune, qu’il fût sot, serait l’aimé de quelques nuits, il ferait rire ou pleurer quelques heures, après on le jetterait à la porte en avant bien soin d’écraser son cœur contre le chambranle pour qu’il ne se souvienne pas. Oh ! l’horrible !… L’hiver !… Paris avec ses fêtes et ses courses dans la voiture doublée de soie bleue dont elle baisserait les stores comme il lui avait vu faire, une fois, avant le départ. Tout à coup, Nono s’écria : Je ne veux pas ! C’est qu’il avait pensé à s’en aller, à fuir le château maudit. Il n’avait plus de sœur, plus de mère !

Quand Nono descendit dans la salle à manger, le général remuait fougueusement le potage, Renée faisait des coquilles sur une motte de beurre.

— Ça marche… ça marche, grondait le général Fayor, je commence à croire que le libéralisme a toujours été mon fait ! Mille tonnerres ! je suis un soldat libéral… c’est vraiment remarquable. »

Mlle Fayor avait les yeux battus, les joues pâlies et de la haine au fond des prunelles.

Elle offrit du beurre à Bruno ; celui-ci repoussa l’assiette, puis nerveux, se versa un grand coup d’eau claire. Un domestique vint dire :

— Le paralytique, mon général.

— J’y vais, s’exclama Fayor empressé, lâchant le potage, mon officier d’ordonnance ! Diable ! dans mon cabinet tout de suite.

Ce paralytique béquillait pour les élections — un brave homme, quoiqu’un peu pessimiste.

— On ne peut plus manger ici !… » fit Renée avec un geste lassé.

Bruno se redressa résolument. Soit hasard, soit calcul, ils ne s’étaient pas retrouvés en tête à tête depuis que le duc était venu à Tourtoiranne. Ils s’évitaient instinctivement.

— Je ne veux pas de beurre, répondit le jeune homme, merci ! je n’aurai jamais faim, maintenant.

« Victorien Barthelme d’abord, M. de Pluncey ensuite, moi au milieu… je sens que j’en mourrai ! »

Des larmes lui vinrent aux yeux, mais il les refoula, se mordant le poing qui tenait sa fourchette. Renée avait tressailli.

— Barthelme ! pourquoi ce nom ?

— Oh ! pourquoi le duc ? riposta Nono à moitié fou.

— Tu m’accuserais d’être leur maîtresse ? » ajouta-t-elle d’un ton sourd.

« Être leur maîtresse ! » comme elle disait cela !… sans trembler, en le regardant de ses yeux sombres ! Après !… cela s’était vu quelque fois qu’une fille bien née eût des amants et demeurât respectée du public. Cette chose, mal définie pour Nono, avoir un amant, des amants, prenait une proportion effrayante, et il y avait loin, pour son imagination chaste, de cette chose aux baisers délicieux donnés dans la salle de bain.

— Je ne sais pas ! bégaya-t-il, presque honteux de souiller ses lèvres d’un mot de doute, et il continua très bas :

— Je veux m’en aller, on souffre trop auprès de vous. Je suis pauvre et je veux garder les restes de mon cœur… laissez-moi partir. D’ailleurs, on cause, les gens voient la nuit… ils n’auraient qu’à me voir où je ne suis pas. Puis-je empêcher ce qui se passe, moi ?

— Tu te trompes, enfant, dit-elle avec un vague sourire, j’aurai besoin de toi quand je serai arrivée où je veux arriver. Ce ne sera pas long. Si tout peut s’effacer dans ma vie passée et que rien n’ait l’air de nous lier aux regards curieux du monde, nous trouverons du bonheur… Sauras-tu être heureux ?… et, sans lui donner le temps de répliquer, elle reprit :

— Mais, que dis-tu ! qui se permet de voir la nuit ? Explique-toi mieux, Nono »

Elle s’était rapprochée et s’appuyait sur sa chaise. Par l’échancrure de sa robe, il voyait son sein palpiter ; elle avait la même robe que le jour des eaux… Mon Dieu ! était-ce bien la même femme ? et elle lui parlait de le rendre heureux.

Nono, éperdu, dit :

— Je ne voudrais pas te faire une seule peine avant de te quitter… Cependant le père Sancillot a rencontré un homme autour du château et cet homme était Victorien Barthelme…

Rapide comme l’éclair, la main de Renée approcha une carafe et, elle aussi, se versa un grand verre d’eau.

— Ah ! il y a longtemps ?… le père Sancillot ! il se permet… nos gens se permettent ! et Mlle Fayor buvait par petites gorgées, en hochant la tête.

— Oui, murmura Bruno, ils espionnent… quand on leur tombe sur les bras !

— Et qui t’a informé ?

— Un cocher de M. de Pluncey !

— Comment ?…

— Un cocher, quoi ! répéta Bruno frémissant de rage.

— Peuh ! il a pu se tromper, cet homme… Alors, bébé est jaloux ? ajouta-t-elle avec un sourire plus vague encore que le premier.

— Non, ce serait inutile, je vous aime sans réfléchir à rien. Je vous aime, c’est-à-dire que je garde mon mal… et je ne veux plus vous l’avouer. Il faut que je m’en aille, vous le voyez bien ! ou je l’avouerai toujours, malgré les autres !… »

Le général revenait en faisant claquer ses doigts.

— Eh ! eh ! dit-il, le maire de Gana qui demande à me parler pour affaire grave ! Eh ! eh ! voici qui se corse, l’ennemi capitule avant ma victoire !

» Il a peur, il a peur !… ce paralytique flaire juste quand il flaire. Il paraîtrait même qu’un monsieur bien mis est arrivé de Montpellier ce matin, trois heures après mon discours… On se consulte, l’état-major est inquiet. À moins que ce soit ce polichinelle de candidat de la dernière minute qui vient de surgir, M. Crosnier, le républicain chaud… Comme si je n’étais pas chaud, moi… j’étouffe… Bruno ouvre ces fenêtres !… »

Bruno écarta les stores et on acheva le déjeuner dans le plus grand recueillement. Au dessert, Renée fit remarquer que le général coupait la nappe en y traçant ces plans, mais ce ne fut que la maîtresse de maison qui daigna se manifester, Renée paraissait redevenue sérieuse, très sérieuse.

Largess l’attendait dans le jardin avec la missive accoutumée du duc, roulée dans le cornet d’un arum gigantesque, rien qu’une fleur !… cela disait beaucoup. Mlle Fayor gagna la salle de bain en lisant.

C’était fort court, attendu que c’était le vingtième envoi sans réponse.

« Je suis à l’agonie. Je veux vous revoir, sinon j’intime à Largess l’ordre de mettre le feu à Tourtoiranne. C’est indigne. Vous vous jouez d’un honnête homme ! Vous êtes odieuse et adorable. J’attends !… »

Alors, Renée s’assit devant son petit guéridon et écrivit très vite pendant que Largess s’ébrouait au dehors :

« Je me porte bien. Je ne tiens pas à vous rencontrer. Il y a de l’eau, on éteindra. Vous êtes infâme et charmant. N’attendez plus. »

Et quand Largess fut parti, elle pensa tout haut.

— Si je n’ai pas oublié mon code des viveurs, il sera là, malgré les orages amoncelés… et coûte que coûte il les dissipera ! »

Soudain, elle bondit jusqu’au seuil ; Bruno la cherchait autour des massifs ayant l’aspect repentant d’un terre neuve qui traîne une chaîne cassée.

— Nono ! » cria-t-elle.

Il s’avança, les yeux baissés.

— Je suis bien heureux de vous retrouver un instant là… toute seule comme un matin… vous savez, ce matin qui sentait si bon ? »

Et il aspirait, en parlant d’une voix étranglée, l’odeur pénétrante de l’arum.

Elle prit les mains du jeune homme et, pesant un peu sur ses poignets, elle le fit s’effondrer à genoux dans sa longue robe.

— Mon pauvre Nono, mon enfant ! fit-elle avec désespoir.

— Ne pleure pas, Renée, nous ne pourrons jamais nous comprendre… je suis trop petit, vois-tu !…

Et il s’efforçait de rire malgré les spasmes de sa poitrine, démentant sa gaîté.

— J’ai peur ! balbutia Renée en frissonnant d’une épouvante surnaturelle. On dirait que je vois du sang de tous côtés… cependant je n’étais pas peureuse…

— Mais nerveuse, ma reine aimée ! et il lui baisa doucement les paupières pour l’empêcher de regarder cet arum dont le parfum le troublait.

— Écoute, supplia-t-elle, quoiqu’il arrive, promets-moi encore de ne rien révéler sur Barthelme. Tu ne dois jamais avoir connu les détails de son arrivée ici !

— Il est donc venu ?

— Ai-je dit qu’il était venu ?… Nono, il faut, tu m’entends, ne pas répondre aux questions ! Surtout, tu ne l’as point vu quand il t’a fait une visite, à Paris ; tu ne dois pas te mêler de cette triste… chose. Soit ! ce sont mes nerfs qui l’ordonnent… Oublie-moi, mais n’oublie pas mes volontés. »

Elle le serrait follement contre elle. Nono fut effrayé.

— Puisque je t’ai donné ma parole… sois calme ! Oh ! tu as donc de bien grands ennemis… dans ceux qui t’aiment ?

— Oui… je ne les aime pas, comprends-tu ?

— Et moi, serai-je encore ton ami ?

— À cette seule condition, Bruno : quelque accusation qu’on puisse porter contre moi, tu ne me défendras point.

— Singulière amitié ! fit Nono abasourdi.

— Ne sais-tu pas, Bruno, dit-elle avec fièvre que si je pouvais t’arracher le cœur, je le ferais en ce moment.

— Ma jalousie t’évitera cette peine ! » répondit le pauvre enfant qui n’osait plus l’embrasser, tant il sentait l’abîme se recreuser entre eux.

Ils demeurèrent une seconde silencieux, puis elle reprit très vite et très bas :

— Nono, j’épouse le duc de Pluncey… ne crie pas, ne pleure pas… surtout ne me quitte pas, je veux, il le faut pour moi comme pour toi ! Je serai duchesse, tu comprends, ce n’est pas tout le monde… une duchesse !… et personne ne la soupçonne ; j’ai hâte de mettre à mon cou un lourd blason comme ces carcans grossiers d’autrefois qui retenaient les condamnés au mur de leur prison.

« Nono, si mon passé n’était ce qu’il est, déjà nous aurions fui tous les deux, et déjà nous nous aimerions… Oh ! ivresse !… t’apprendre le bonheur à toi une innocence faite homme !… »

Elle caressait les cheveux noirs de Bruno avec une fièvre tout inassouvie, puis, brusquement, sans aucune transition :

— Ah ! c’est impossible !… impossible !… mes baisers sont des souillures… éloigne-toi.

Je m’y attendais ! fit simplement Bruno et, navré, il pressa encore les doigts fins qu’elle n’avait pu dégager de son étreinte.

— Toujours des secrets ! murmura-t-il, moi, je ne veux plus que tu me trompes.

— Je t’aime aussi sincèrement que si je t’appartenais, Bruno !

— Mais tu ne m’appartiens pas, Renée… puisque tu me caches tes douleurs ! »

La virilité de Nono n’allait pas au delà.

— Oh ! mon vierge ! » dit-elle avec un sourire qui illumina son beau visage pâle.

Nono s’éloigna lentement.

Cette fois, il avait l’âme trop déchirée… Voilà qu’elle l’accusait d’être vierge ! Sans doute, il ne connaissait point la femme, mais il savait si bien aimer !

Pourquoi donc riait-elle quand il se sentait, lui, d’une pureté saine, bonne, invulnérable, le faisant le meilleur des deux ?

Il revoyait l’amour de marbre gisant sur le lit de satin par une belle nuit… et des rougeurs lui venaient jusqu’aux tempes.

— Allons-nous-en ! pensa-t-il, partons sans le lui dire… allons bien loin, bien loin… c’était ma destinée ! Je suis laid, je suis pauvre, je suis sot, je suis fou, je n’ai que ce que je mérite ! »

Il avait presque envie de se prendre lui-même à la gorge pour lancer sa vilaine peau n’importe où… sa vilaine peau sur laquelle le doux soleil mettait des tons de pétales de roses vus à travers l’ombre !

Miss Bell, la chienne, le salua discrètement.

« La fidélité ne nous sert à rien », semblait dire la bête qu’une crainte mystique avait rendue muette, et elle vint se frotter contre ses jambes, comme si elle avait eu envie de fuir en même temps que lui.

Le général Fayor recevait M. le maire de Gana pendant que son secrétaire, un chenapan, comme il l’affirmait au respectable fonctionnaire, tiraillait en dehors du poste.

Dès le déjeuner terminé, le maire s’était fait annoncer après le paralytique aux béquilles.

— Ma fille n’est pas là, je vais rincer l’ennemi, songea le général enchanté de blaguer sans un témoin plus persifleur que lui. »

Il s’installa, le dos tourné, devant son bureau plein de papiers éparpillés, des papiers farouches, marqués de petits drapeaux. Il avait son veston bien collant, son maintien raide, digne et correctement général…

Il lui importait peu de connaître le motif de cette visite.

— Monsieur, avait-il commencé, je sais que Crosnier, le député ultra, est présent dans vos murs, cela ne me tourmente guère… je suis plus républicain que lui. Oui, Monsieur, deux fois rouge !… De par mes convictions et de par le sang que j’ai versé pour la France. »

Le maire était en frac, et obligé de rester debout comme une recrue. Sa figure exprimait une pensée pénible. Très inquiet, il regarde distraitement le bureau, les papiers…

— Croyez, mon général, que je suis tout dévoué à votre cause.

— Parbleu ! j’y compte… il ferait beau voir ça ! Ce n’est pas pour une écluse… je suis vif, je…

— L’écluse est oubliée, mon général, je vous assure. Il s’agit d’une démarche tout officieuse que je désire faire auprès de vous, il est de mon devoir de…

— T’y voilà, vieux renard, fit à part le général, tu veux une maison d’école et un puits… que le diable t’envoie au fond… je te repince, cracheur de mauvaise mitraille !… »

Il formula plus haut :

— Qu’est-ce donc, cher monsieur, les pompes de Gana sont-elles à réparer ? Je m’intéresse à la commune ! parlez à votre aise… parlez ! »

Le maire eut un sourire équivoque.

— Mille fois bon, général, j’ai lu vos professions de foi, qui, soit dit en passant, ont une verdeur étonnante et toute flatteuse pour leur auteur. Nous ne doutons pas qu’un aussi excellent écrivain ne veille, un jour, du haut de la tribune aux puits de la localité, mais… »

Le général croisa crânement la botte au-dessus du genou.

— Bah ! on fera son devoir… quand je serai nommé, je démasquerai mes positions, et alors !… »

Il guettait le malheureux maire comme un vieux chat guette une souris sans expérience. Ah ! la tactique militaire couvait une solide rancune tout de même ! et lui, le général Fayor, son ad-mi-nis-tré lui montrerait de quel bois on se chauffe en campagne ! Il avait de l’eau, également, mais pas pour mettre dans son vin ! Le maire finit par s’asseoir sur le bord extrême d’un siège et parut encore plus contrit.

— Il y a des circonstances vraiment singulières, général, murmura-t-il, qui forcent tout homme d’honneur à prémunir son semblable, à l’engager…

— Le puits… le puits… nous y roulons ! scandait Fayor à mi-voix.

— Au fait, monsieur ! Et le général se donna une intonation que n’eût pas désavouée un empereur,

— Le fait ?… Dieu merci, il n’est pas encore précisable, mon cher général. On sait seulement que la chose a pu se passer dans la commune… ce qui est bien regrettable pour elle.

— Tu as peur que j’évente l’affaire de l’eau à la Chambre, toi ! continua le général dans son for intérieur et, de mieux en mieux, il augurait de son succès.

— Soyez tranquille, déclara-t-il au pauvre maire sur les épines, on ne saura rien… ces démêlés sont maintenant au-dessous de moi !…

— Je crois, reprit l’honorable fonctionnaire, qu’une nouvelle enquête est nécessaire et que la justice…

— Je la ferai tout à fait équitable, comme il sied à un bon soldat », interrompit Fayor fièrement.

Le maire s’épongeait le front.

— Ouvrirais-je cette croisée ? demanda son administré courtois jusqu’au bout des ongles, puisqu’il se sentait le plus fort.

— Non, merci !… en un mot et bien que vous paraissez au courant, je crois, monsieur Fayor, qu’il va falloir recreuser…

— Touché !… c’est le puits…, nous y sommes ! éclate le Sabreur.

— Le puits ?… la situation, mon général, car on ne va pas jusqu’à supposer qu’on l’ait jeté dans un puits quelconque ! balbutia le maire épouvanté.

— Ah ! ça… mais nous pataugeons, monsieur, que signifie ?… vous avez une idée fixe et vous ne la lâchez pas depuis une heure ! Au fait, vous dis-je, au fait !… »

Le général devenait pourpre :

— Qu’a-t-on jeté dans le puits que je vais demander au gouvernement ? Il se leva pour se planter droit en face du maire de Gana.

— Mon général, déclara celui-ci tout d’un trait, je vois que vous ne soupçonnez rien. Il paraît qu’un de vos protégés, commensal de votre hôtel de l’avenue d’Eylau est venu à Tourtoiranne, il y a six mois, et qu’il aurait été assassiné dans les environs. »

Le maire pâlissait en disant cela, car ce crime impuni dans sa commune était une assez vilaine note pour son genre d’ad-mi-nis-tra-tion.

Avant que Fayor fût revenu de sa stupeur, un domestique entra présentant une carte.

— Le juge d’instruction ! dit le général pétrifié.

— Voilà justement ce que je venais vous annoncer, murmura le bon maire terrorisé ; je craignais vos emportements et je tenais à vous prévenir. »

Le juge d’instruction, de grande taille, les traits austères, la barbe à l’anglaise, apportait un grand froid autour de lui.

Il s’avança comme un personnage toujours sûr de son effet et salua gravement. C’était un enragé royaliste, partisan du duc de Pluncey, qui n’avait accepté sa situation que pour entendre un huissier crier de temps en temps devant lui : « La Cour, messieurs ! »

Les meilleurs ont de ces marottes.

Le général suffoqué offrit un siège et resta debout. Tous ses plans étaient bouleversés.

— M’expliquerez-vous ?… bégaya-t-il.

— C’est fort simple, monsieur, dit le juge d’une voix métallique, depuis cinq ou six mois, la police parisienne recherche un certain Victorien Barthelme disparu, et que des membres de sa famille désirent retrouver.

— Et en quoi cela peut-il intéresser ma candidature ?… fit l’irascible général.

— Ne m’interrogez pas, monsieur, je vous prie : cet individu a quitté la gare de Lyon un lundi matin à sept heures précises, il est arrivé à la gare de Montpellier dans la nuit vers dix heures, il portait un paletot gris…

— Un paletot gris ?… s’exclama le général enrageant de ne plus comprendre du tout.

— Oui. Connaîtriez-vous ce paletot ? interrogea le juge oubliant qu’il n’était pas dans son cabinet.

— Vous vous moquez de moi ! cria Fayor furieux,

— La justice ne rit jamais, monsieur, murmura le maire pour glisser une phrase sérieuse.

— Après ? reprit le général instrumentant à son tour.

— Après, monsieur, il n’y eut qu’un paysan domicilié sur vos terres qui l’entendit parler et peut se souvenir de ses dernières paroles.

— Vraiment ! des paroles solennelles, hein ? objecta le général confondu, quoiqu’il flairât une manœuvre de la dernière heure.

— Des paroles bien simples : Barthelme demandait le chemin de votre demeure… ou mieux, de la demeure d’un sieur Bruno Maldas, votre secrétaire.

— Mon secrétaire ?

— Parfaitement… et depuis… pesez bien ces mots, il n’a pas reparu !

— Le paysan ?

— Non… Barthelme !

— Ah ! c’est trop comique !… Mais, mille baïonnettes, vous m’exaspérez avec ce Victorien… un fichu drôle, un parasite ! Certainement, j’ai eu la bêtise de le recevoir jadis, puis je l’ai mis à la porte. Est-ce une raison pour qu’on m’envoie tous ses amis me le réclamer ?…

— Je ne suis pas de ses amis, général ! fit remarquer sévèrement le juge d’instruction, je représente la justice.

— Eh bien, imaginez-vous par hasard que ce soit moi qui ai assassiné votre pantin ? »

Et le général tout à fait à son diapason vint mettre ses moustaches hérissées sous le nez du magistrat.

Celui-ci, en dépit du sérieux de rigueur pour la justice, eut un rire sonore.

— Par exemple !… général ! par exemple ! Il s’agit d’une simple disparition… on cherche… on s’instruit, c’est dans le pays que cet homme s’est égaré… voilà tout. Et vous trouverez bon, n’est-ce pas, qu’on interroge un peu… oh ! pour la forme, les domestiques… les voisins… Vous avez une fille ? »

Le général, malgré son scepticisme habituel, crut à la fin du monde… On osait lui demander s’il avait une fille !

— Oui, monsieur… j’ai une fille ! »

Et pris de vertige, il allait se précipiter pour appeler Bruno et charger cette canaille qui posait des questions à un soldat décoré, quand il fut cloué au sol par une apparition encore plus fantastique que celle du juge d’instruction.

La portière du cabinet s’écarta et Mlle Fayor fit son entrée. Elle était très pâle, quoique merveilleusement jolie dans sa robe de dentelle ; Elle s’appuyait, souriante, sur le bras… du duc de Pluncey !… Le général le voyait, le toisait, l’allait toucher… Son adversaire politique !… Son ennemi !… le duc enfin !… le candidat royaliste !… et opposé !… C’était lui, en chair et en os. Il y eut une vive émotion dans la salle.

Chacun savait bien, à Gana-les-Écluses, que le général n’avait jamais reçu chez lui le duc, qu’il appelait un duc de pacotille.

Renée paraissait calme et gaie. M. de Pluncey les lèvres pincées, les yeux brillants, devait avoir cédé après une lutte folle. Cependant, il faisait contre sa bonne fortune un aussi mauvais cœur que possible, et, sous la pression impérieuse de ce bras rond, il essayait de reculer encore.

Le juge instructeur s’inclina, pris d’admiration pour ce beau couple.

Le maire haussa les sourcils comme un être qui apercevrait la vraie tête de Méduse sur le vrai bouclier d’Achille. Il se fit un silence anxieux.

— Cher père, dit Mlle Fayor d’un accent vibrant et très enjoué, je suis fâchée de te surprendre en de si graves conférences électorales, car je vais t’annoncer une joyeuse nouvelle !… Tous tes vœux vont être exaucés…, ta fille, ton méchant garçon, comme tu l’appelles, se marie !… Avec ton assentiment, que tu ne peux me refuser — puisque depuis l’époque de ma majorité tu m’as permis de choisir — avec ton assentiment… j’épouserai M. le duc de Pluncey… que je te présente !… M. le maire, M. le juge (et elle se tournait successivement de leur côté), félicitez mon candidat, sans distinction d’opinions !… »

Le général Fayor fit un pas, leva la main… puis cette main levée, saisie au vol, s’abattit dans celle du duc, avancée de force, et, un instant, l’intrépide créature tint en respect ces deux ennemis irréconciliables sous les regards stupéfaits des témoins, malgré eux, de ces fiançailles malgré le fiancé.

— Renée ! ma fille !… mille millions de tonnerres !… Sacré mille milliards… de… Monsieur, c’en est trop !… c’en est trop !… »

Et le général s’effondra sur son fauteuil de cuir en proie à une véritable explosion de rage. Le duc était plus livide qu’un assassiné. Mlle Fayor lui avait dit en montant l’escalier de Tourtoiranne :

— Je vais vous présenter à mon père. »

Simplement, il avait répondu :

— Soit ! tout au monde pourvu que je puisse vous revoir encore ! et il comptait sur son éducation pour sauver son honneur politique…

— C’est épouvantable ! balbutiait le général ne trouvant que ce mot, épouvantable !… »

Renée avec une grâce féline toucha de son doigt blanc l’épaule du général.

— Allons, dit-elle, dois-je employer les grands moyens ? »

Elle se mit à ses genoux, adorablement câline.

— Voyons, petit papa Sabreur, n’était-ce pas ton rêve ? »

Le juge d’instruction riait discrètement, avec le clin d’œil du connaisseur.

— Hein ! quelle fille ?… quelle drôle de fille… superbe ! superbe ! duchesse !… oh ! »

Et il paraissait ravi.

— Tous mes compliments, monsieur le duc ! fit tout haut le juge.

— Mes sincères félicitations ! » s’exclama en riant plus fort le maire de Gana.

Vraiment, c’était une chance ; venir pour une enquête funèbre sentant déjà son cadavre et découvrir un mariage réel !

— Je vous jure, messieurs !… » tâcha de déclarer le malheureux fiancé qui s’appuyait aux tentures pour ne pas tomber sous le poids de son bonheur.

Renée lui coupa la parole.

— Mais regarde donc, père !… regarde… il est horriblement changé. Ton accueil le glace et c’est pourtant le plus fier des audacieux. Duc, approchez, je réponds de vous comme de moi… »

Elle lui tendit de nouveau la main.

— Mademoiselle…

— Approchez, vous dis-je !

— Tu veux épouser le duc de Pluncey, toi ? bégaya le général sortant de son étranglement.

— Sans doute, je l’aime !… »

Ces hommes immobiles trouvèrent que le fier audacieux se laissait un peu bien mener comme un collégien, parce qu’il faisait faire ses aveux par cette courageuse petite femme. Fayor, lui, se dressa gourmé, tâchant de reprendre sa raideur militaire et son allure supérieure. Il toisa le soupirant.

— Alors, si la folie va jusqu’aux aveux publics, je dois accorder ma fille les yeux fermés, elle ne transige point avec l’honneur, que je sache, et ce qu’elle a décidé doit être honorable pour un père tel que le général Fayor. Monsieur de Pluncey, soyez le bien venu !… »

Le duc approcha. Il avait son Lefaucheux en bandoulière. L’idée lui vint, atroce, de tirer dans le brandebourg gauche de ce beau-père improvisé. En une seconde, il passa par toutes les angoisses d’une situation ridicule, il pensa crier : « Votre fille est à moi, inutile de me la donner ! » — ou bien : « J’ai plus envie de me brûler la cervelle que d’épouser ce monstre ! »

Un instant, même, il faillit jurer comme le général, mais les jurons lui firent défaut. Alors il regarda, éperdu, les deux témoins impassibles qui ne le pouvaient secourir et lui souriaient bêtement. « Étranglez-le ou étranglez moi ! » voulut-il supplier.

Il éprouva surtout le violent désir d’écraser sur place cette belle fille dont les prunelles lançaient du feu… Ensuite…

— Monsieur Fayor, répondit-il, très bas, croyez que l’amour seul a été capable d’une pareille infraction aux lois des convenances, j’aurais dû… je le sais… On ne réfléchit pas en présence de mademoiselle votre fille ! je me suis laissé emporter… c’est l’exacte vérité… je suis venu…

— Vous l’avez vue… et vous êtes vaincu… acheva Fayor, commençant à subir une impression toute nouvelle. Déjà sa moustache se distendait, l’assaut, en somme, était drôle… Il se tourna vers sa fille :

— Tu me feras mourir de chagrin, s’écria-t-il, et il ajouta, en levant les poings, pour l’acquit de sa conscience : — Messieurs !… a-t-on l’idée d’une semblable algarade au milieu d’une élection !

— J’espère, général, que cela doublera vos chances ! dit le maire qui ne put faire surgir qu’un mot malheureux d’une situation absolument inextricable pour son pauvre entendement.

— Oui, riposta le duc, frissonnant de rage, car, dès aujourd’hui, j’abandonne ma candidature et me désiste en faveur de tous les royalistes du royaume… du pays, veux-je dire ! »

Pour le coup, le général examina sa fille.

— Manœuvre de la dernière heure ! dit celle-ci, en partant d’un frais éclat de rire.

— Comment ? murmura le juge d’instruction.

— Le poste est vacant, monsieur, je vous l’affirme. je me désiste en votre faveur, si vous y tenez. »

Il aurait jeté sa candidature, son nom, sa fortune, voire toutes ses convictions les plus intimes par la croisée ouverte, si on lui avait donné en échange une seule minute de liberté, une seconde de soleil et de route comme l’avait, au même moment, cet humble garçon, Bruno Maldas, rencontré dans un chemin creux près du château.

— Ah ! monsieur le duc !… cria le juge transporté, en caressant sa barbe… je n’aurai jamais votre autorité, fit-il, persuadé, au contraire, qu’il pouvait en avoir davantage.

— Mon gendre !… je ne vous permets pas ce sacrifice ! » déclara carrément le général Fayor.

Renée intervint.

— Désormais, cher père, mon fiancé n’est plus qu’un renégat ; je comprends sa nouvelle politique !

— Ce sera, Mademoiselle, de ne plus servir que vos caprices, vous voyez, j’obéis… murmura le duc avec une courtoisie parfaite.

— Messieurs, déclara d’une manière dégagée le général, nous laisserons, pour l’instant, votre petit assassinat de côté. Je marie ma fille !… »

Cela fut le comble.

— Ils s’entendent, je crois, se dit le duc atterré.

— Bravo ! papa marie sa fille. Voilà, messieurs ! Seulement, expliquez-moi comment mon fiancé vient à tomber sur un assassinat dans ce cabinet de travail ? » demanda Renée en riant.

Le duc se tenait les tempes.

— Pourquoi l’assassinat n’est-il pas plutôt tombé sur le fiancé ? » formula-t-il mentalement.

Elle, heureuse, remplie d’orgueil, plongeait ses yeux dans ceux du juge d’instruction.

— Oh ! Mademoiselle, fit celui-ci tout aimable et gracieux, votre père exagère. On cherche un disparu, simplement ; un certain Barthelme… des indications…, enfin, toute une procédure naturelle, rien de grave !

— Rien de grave ! répéta comme un écho le maire de Gana qui voulait être galant.

— Une vétille ! appuya le général et nous nous tenons tous à la disposition de la justice. Et, maintenant, en avant la noce ! »

Les témoins de cette scène se sentirent entraînés. Quelle singulière maison ! Comme ces grands seigneurs faisaient les choses ! Leurs actes les plus solennels se passaient entre deux plaisanteries !

— Je propose un lunch de réconciliation ! dit Renée avec de malicieux hochements de tête à l’adresse du fiancé.

— C’est vrai, bougonna le général, nous avons failli nous battre ! Ah çà ! où étiez-vous fourré le jour où j’allai tempêter chez vous, aux Combasses ?

— Je chassais, répondit froidement le duc, sans rire, lui.

— Sur tes terres, papa », ajouta Mlle Fayor qui semblait braver, à la fois, toutes les opinions.

Personne ne releva l’allusion. On passa dans la salle à manger ou le lunch fut dressé comme par magie et Renée fit les honneurs avec une bonne grâce parfaite.

Livide, le duc mangeait du bout des dents, mais toujours exquis de politesse. Le général, transplanté sur un terrain neuf, examinait maintenant l’ennemi, émerveillé de le voir si penaud.

On servait le champagne glacé dans des coupes de verre vénitien, lorsque le juge d’instruction se frappa le front, ressaisi d’une idée que, depuis une heure, les vins généreux de Tourtoiranne épaississaient au fond de sa cervelle.

— Tiens ! j’y pense, mon cher général, vous avez un secrétaire ici… Bruno Maldas ! Il faudra me l’envoyer demain matin, chez moi. Encore des formalités, mais j’ai des ordres précis le concernant. Vous savez ? l’interrogatoire !…

» Pour aujourd’hui, je ne troublerai pas cette délicieuse fête de famille, ce serait un crime ; donc, demain envoyez-le-moi avec votre déposition collective !…

— Parbleu ! je vais faire venir Bruno tout de suite, ce sera plus simple, mon excellent juge ! »

Fayor frappa sur un timbre. Un domestique parut.

— Allez me chercher Bruno », ordonna-t-il.

Le domestique eut l’air de ne pas comprendre ; puis, très ennuyé de la commission, il tendit une lettre au général.

« Mon général, disait Nono, je vais rejoindre ma mère qui a besoin de moi. J’ai eu peur que vous me refusiez cette permission et je l’ai prise…

» Adieu, mon général, pardonnez-moi, vous ne me reverrez plus. »

M. Fayor devint pourpre, il passa le papier au maire de Gana en s’écriant, par habitude :

— Quinze jours d’arrêt à ce drôle ! »

Mademoiselle, qui découpait une magnifique pêche veloutée, laissa choir son couteau sur son assiette et cela rendit un son mat. L’assiette de fine pâte de Sèvres se fendit, mais Renée ne pouvait s’émouvoir au sujet d’une assiette, elle n’eut qu’un petit rictus de dépit.

— François, dit-elle d’un ton très net, donnez-moi la bergère pompadour qui servait de pendant et mettez à part celle-ci pour le grain de ma volière. »

Le juge d’instruction se leva tout d’une pièce.

— Il est en fuite ! articula-t-il oubliant sa retenue habituelle.

— En fuite ! répéta le maire effaré.

— Que signifie ? » grommela le général, ému malgré sa rudesse.

Le duc sortit de son mutisme.

— Je l’ai rencontré, en effet, pendant ma chasse, il portait un paquet de livres sur le dos !

— Ceci est grave ! déclara le magistrat, très inquiet.

— Mille canons ! » interjeta Fayor.

Soudain, Renée se dirigea rapidement vers la porte.

— Où vas-tu ? demanda le Sabreur ; puis il comprit tout de suite.

— Les femmes sont toutes les mêmes ! fit-il en haussant les épaules, je suis sûr qu’elle va vérifier ses écrins !

— Mademoiselle pourrait avoir raison ! » répliqua sérieusement le juge d’instruction, et chacun se regarda, sous le coup d’une pensée sinistre quoique encore mal définie.