Nono/09

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Éd. Monnier et Cie (p. 311-345).

CHAPITRE IX



Ils étaient trois qui dirigeaient ces recherches compliquées et on les appelait déjà les trois témoins sans qu’ils n’eussent jamais rien vu. C’était le père Sancillot, l’homme à la vache, le dernier homme que Barthelme avait rencontré, un gamin avec un morceau de drap gris, et un architecte possédant une phrase lumineuse.

Tous trois, le matin du jour terrible, accompagnèrent la justice. Cela fit, de Gana-les-Écluses à Tourtoiranne, une sensation immense. Chacun était sûr de découvrir quelque chose, car on ne peut vraisemblablement déranger tant de monde sans qu’il y ait un grand résultat.

En tête marchait le maire très inquiet… Sur le territoire de sa commune on allait pratiquer des fouilles ! Une terre vierge encore de tout assassinat ! Ensuite venait le général, ému malgré son maintien rébarbatif ; le juge et un médecin fermaient la marche. Les trois importants entouraient Félix Jarbet qui ne disait rien, mais aussi il n’avait plus rien à dire, son rôle était terminé. La force armée serrait les rangs, selon l’expression du Sabreur ; difficulté peu sérieuse pour elle puisqu’elle ne se composait que de deux simples gendarmes.

Le père Sancillot promenait son œil matois de droite et de gauche :

— Je l’ai entendu comme je vous entends, messieurs, marmotait-il. Où est la maison de M. Bruno Maldas ? et il ajouta : Mon bon père ! Le malheureux ! Il me demandait sa fin. Alors je lui ai montré la maison de notre général… comme ça… en levant le bras de ce côté !…

Il levait, en effet, le bras au ciel en ôtant son bonnet de laine par respect pour la justice, que les paysans qui ont des vaches sans avoir de prairie respectent toujours beaucoup.

Le gamin, fier de sa récente trouvaille, expliquait comment, en conduisant au marché une truie et ses petits, il avait cherché des mûres sauvages le long des grilles du château. Entre deux fers de lances aiguës à ne pas oser y passer la main, il avait cueilli, au lieu d’un fruit noir, un morceau de drap gris.

— Heureusement que je sais lire, répétait le gamin, dont la tête intelligente contrastait avec les accrocs de sa blouse. J’ai compris tout de suite que le bouci était du paletot annoncé.

Quant à l’architecte, il se tenait à l’écart, trop plein de son sujet pour discuter avec le vulgaire.

La preuve morale qu’il avait apportée faisait vraiment honneur à sa mémoire, surtout à sa perspicacité. Un beau jour il s’était présenté au bureau du juge d’instruction. Jeune, d’assez jolie mine, correctement vêtu, il avait plu tout de suite, mais quand il avait déclaré et presque affirmé que s’il y avait cadavre, ce devait être mathématiquement sous le rocher de Tourtoiranne, en citant, à l’appui de cette assertion, la phrase ténébreuse de Bruno : Une belle tombe pour un homme !… le juge s’était écrié « M. Béniard (architecte de 1re classe) vous êtes un garçon d’avenir. » Du même coup, il devenait l’âme de l’affaire. On ne tarissait plus d’éloges sur son compte. Il dut répéter vingt fois cette phrase mortelle et raide comme ses compas, sa mémoire algébrique ne lui fournit pas un commentaire neuf à la vingtième fois.

C’était donc ces trois hommes qui servaient de gouvernail au lourd vaisseau de la justice prêt à s’échouer contre le roc mystérieux du château Fayor.

Le temps, très sombre et très froid, engagea le général à faire allumer quelques feux de bivouac autour de l’ancienne salle de bain de sa fille.

Les paysans saccagèrent les taillis voisins, puis fabriquèrent des torches avec de la paille pour éclairer la caverne qu’ils pensaient voir s’ouvrir à leurs pieds. On avait apporté tous les instruments nécessaires ; crics, pioches, cordages. De nouveau, le général ne perdit pas l’occasion de commander un assaut et tout le monde fit bravement son devoir. L’aube avançant, les nuées se colorèrent au-dessus de Tourtoiranne. Les tourelles eurent des étincelles roses sur la croix de leurs girouettes et les feuillages fanés du jardin prirent des tons d’or. La coupole du petit temple abandonné luisait comme un bijou mouillé, l’eau de la vasque s’écoulait en chantonnant son éternel refrain. Ces choses, dans leur élégance tranquille, paraissaient témoigner d’une innocence absolue. Rien ne sentait le crime, encore moins le cadavre. Le ruisseau demeurait limpide, le temple chaste et mélancolique. Un épais tapis de mousse semblait souder les anciennes fissures de la roche et à l’endroit où elle était retombée, le long de l’herbe drue, le lierre avait repoussé, inextricable, enserrant la pierre de ses festons, ne voulant plus la laisser reculer.

Comme jadis, on coupa ce lierre, la mousse fut arrachée, un vilain lézard s’enfuit, il n’y avait plus d’abeilles, mais la couleuvre n’attendit pas qu’on la tirât de son lit de sable fin, elle bondit presque entre les doigts de l’architecte qui avait voulu constater une éraflure à travers les lambeaux de mousse.

— Mauvais présage ! murmura le juge d’instruction qui était superstitieux.

— Non, objecta le médecin, elle nous recommande seulement d’agir avec prudence. »

Le mot fut goûté de M. Béniard qui, on le sait maintenant, n’en égarait jamais aucun.

Les paysans tiraient les cordes consciencieusement ; ils évitaient d’employer les jurons habituels et les plaisanteries patoises parce que, après tout, ce pouvait être la tombe d’un brave chrétien aussi bien que celle d’un damné. On mit une heure avant d’obtenir un seul mouvement de cette masse inerte. Le général s’impatientait.

— Mais, mille cornes du diable ! gronda-t-il, la prudence ne vous empêche pas d’être forts, je suppose, allons !… hop ! hop !… »

Il fit siffler sa cravache sur le dos de celui qui maniait le cric et le pauvre bonhomme, entendant invoquer Satan dans un lieu pareil, lâcha sa machine du coup. La roche, ébranlée, retomba de toute sa pesanteur contre le petit temple. Un bris de vitre partit en fusée. Les sculptures de marbre se disjoignirent… tout s’abîma comme une maison de cartes. On aperçut la vasque blanche et gisante, faisant songer tristement aux femmes qui s’évanouissent de peur ; puis, il y eut une pluie de cristal, un éparpillement de métaux, et la coupole s’affaissa complètement pendant que la statue de Diane regardait de ses yeux morts…

— Vous ne faites que des sottises ! dit Fayor furieux, ma fille va me mettre à sac pour reconstruire cette bicoque.

— Je suis désolé, croyez-le bien ! déclara le juge, très ennuyé du dégât, car il était rare de trouver, dans les corvées judiciaires, un hôte aussi bourru que l’était le seigneur de Tourtoiranne.

— Je tirerai parti de tous les matériaux », ajouta modestement l’architecte, et on se remit au travail, tandis que le gamin du chiffon gris ramassait sournoisement un morceau d’émail violet dans les décombres.

On avait froid ; de temps en temps la justice daignait s’approcher des feux allumés. Soudain, un grognement douloureux sortit de derrière le rocher.

— Un chien, s’écria Félix Jarbet, l’homme aux idées rapides, laissez-le venir, il nous aidera. »

Presque au même moment miss Bell, d’un élan prodigieux, arriva aux bottes du général.

— Tiens ! c’est toi, miss, dit M. Fayor étonné. Que fais-tu dans les bois ? Annoncerais-tu ta maîtresse… à cette heure !… ce serait un vrai troupier que la duchesse de Pluncey ! »

Et le général se mit à rire bruyamment, attendu que la brise lui piquait la gorge et qu’il prévoyait une formidable attaque de la part de Renée, lorsqu’elle verrait l’anéantissement de son caprice de jeune fille.

Mais Renée ne se montra point.

L’heure était venue. La chienne, l’unique témoin du drame devait, la première, révéler la présence de la victime. Elle rampa lentement vers la place béante d’où la couleuvre avait fui. Elle baissait les oreilles, frissonnait de tous ses membres, fermait ses paupières soyeuses. Un grognement sourd et continu s’échappait de sa gueule qui aspirait une large bouffée d’air à chaque pas.

— Voyez ! » dit Félix avec une énergie d’homme désormais convaincu.

Les gendarmes se rapprochaient. L’architecte était très agité, de cette agitation à la fois curieuse et égoïste de l’être à l’abri qui va voir le tonnerre tomber bien loin de lui. Le père Sancillot levait son bras plus haut.

— La brave bête, répétait-il, elle a la connaissance d’une personne.

— Ma fille sera furieuse ! » se disait derechef le général au paroxysme de l’énervement.

Miss Bell pénétrait dans les ronces sans se soucier des longues soies qu’elle abandonnait aux épines, elle n’aboyait plus. Le rocher se soulevait assez vite pour qu’on pût la suivre, mais Félix, debout, l’index en l’air, interdisait l’accès à tous, craignant d’effaroucher l’impitoyable chercheuse.

Tout à coup, Bell hurla d’un accent si lugubre que le frisson saisit jusqu’aux gendarmes immobiles.

— Arrêtez ! » ordonna Jarbet sûr de son fait. Les cordes s’enroulèrent aux pieux de fer plantés à quelques mètres. Les paysans assujettirent leurs crics et on se regarda un instant avec un sentiment d’indicible angoisse.

— C’est là… » dit le policier avec un calme imposant, puis il céda sa place au docteur, chargé de la constatation médicale. Les torches furent allumées au brasier voisin, le juge s’avança, on forma le cercle… la chienne se taisait.

Un peu à côté de la source, qui avait creusé son lit à travers le sable, en se détournant de cette horreur, on distingua une face aplatie ressemblant à une figure humaine comme une médaille rongée peut ressembler à un buste.

Les chairs, sorte de moisissure verdâtre, étaient restées, en partie, dans les interstices de la pierre qui les avait écrasées, et les os mis à nu avaient l’aspect de bois brûlé. La poitrine, à jour comme une dentelle, fourmillait d’insectes bizarres dont le grouillement seul suffisait pour arrêter le museau de l’épagneule. Les vêtements adhéraient au corps, lui formant une peau hideuse dans laquelle paraissaient et disparaissaient les gros vers sortis de la poitrine. Les jambes s’enfonçaient dans le sol aussi profondément que des troncs d’arbre.

Les cheveux bruns s’étalaient comme une plaque d’encre découlant du crâne ouvert. Au milieu de cet amas immonde, une chose rouge éclatait pareille à un dernier caillot de sang. C’était près de la ceinture le coin d’un portefeuille à peine entamé par les insectes.

Le juge d’instruction se baissa. Il saisit de sa main la mieux gantée le portefeuille et l’ouvrit.

On eût entendu bruire l’affreuse vermine sur le cadavre, tant le silence devint solennel.

— Il y a une lettre décachetée adressée à M. Bruno Maldas, dit le magistrat gravement. Mais avant de la parcourir il dut la décoller, le papier était tout imprégné d’une humidité poisseuse. Le général avait ôté son chapeau, les paysans l’imitèrent.

— Général, ajouta le juge, la lettre vous concerne. »

À ce moment, on eût perçu le mouvement d’un feuillage, si on y avait fait attention, d’un feuillage cliquetant comme de petits os de squelettes. Cependant personne ne bougea. Tous étaient suspendus aux lèvres de M. Fayor qui certainement allait laisser échapper une partie du secret en lisant la lettre.

— Comment, s’exclama le général se secouant de dégoût, ce Victorien Barthelme me demandait ma fille en mariage et il priait mon secrétaire de faire parvenir sa demande ! Étrange ! Étrange !… je n’aime pas ça !… Il envoya une chiquenaude sur le papier pour lui enlever sa moisissure.

— Prenez garde ! fit le juge d’instruction, vous tenez la preuve la plus convaincante du crime.

— Je ne comprends pas. »

Pour toute réponse, le juge désigna le ciel auquel cet homme croyait.

Les paysans, à distance respectueuse, n’osaient échanger une réflexion. Le père Sancillot se signait, l’architecte rêvait, le gamin tâchait d’en voir davantage.

— Il faut faire approcher le tombereau, dit Félix froidement, et je propose de retirer le cadavre avec la terre qui l’environne, opération délicate dont je prends la direction, si vous le permettez. »

Le docteur approuva d’un geste et on procéda immédiatement à la triste opération.

Pendant qu’on bêchait autour de ce corps décomposé, la chienne prise d’une peur subite se sauva du côté de la colline. Alors le général eut l’idée de la suivre des yeux et il aperçut, descendant le sentier abrupt, un couple qu’il n’attendait pas à ce moment funèbre.

— Monsieur le duc, madame la duchesse ! » murmura un domestique effrayé.

— Empêchez-la d’avancer, s’écria le général, ému par un sentiment facile à comprendre, duc !… m’entendez-vous ?… »

Mais les amoureux n’entendaient rien, ils avançaient en causant très bas. Le duc était vêtu de son costume de petit lever, il paraissait s’être échappé sans avoir voulu passer par les doigts habiles de son valet de chambre. Les brodequins de peau blanche, trempés jusqu’à la cheville, lui donnaient l’air d’un collégien en rupture de maison paternelle, et la duchesse ne s’occupait pas plus de son peignoir clair, déchiré par les vieux églantiers, que lui de sa tenue d’intérieur mise en hâte. Ils s’aimaient bien ces grands seigneurs dont les premiers serments, dédaigneux de la terre entière, s’étaient échangés sur l’informe cadavre gisant devant eux.

— Arrête ! je t’en prie, Renée ! dit encore le général frappant du pied.

— Que se passe-t-il ? » cher beau-père, demanda le duc avec un sourire très calme et, au lieu de s’arrêter, il conduisit la jeune femme juste en face de l’assassiné dont les orbites regardaient avec deux trous béants. Un cri rauque traversa l’espace, Mme de Pluncey, qui, depuis un quart d’heure, était pour ainsi dire suspendue sur cette scène infernale par les poignets nerveux de son mari, s’abattit inanimée à côté des restes du malheureux Barthelme.

On se précipita vers elle, l’architecte puisa de l’eau dans un gobelet d’argent trouvé dans les décombres, le médecin apprêta sa trousse.

— Vous êtes entêté, vous ! grogna le général. Vous ne lisez donc pas les journaux ? Nous déterrons un disloqué et vous amenez votre femme pour jouir du spectacle ! »

Il se moucha bruyamment.

Le duc, aussi pâle que le front de l’assassin, tournait le dos à la roche, il ne voulait rien voir parce qu’il avait déjà trop vu.

— Je suis désolé, répondit-il, mais je ne lis plus les journaux depuis mon mariage, vous le savez bien ! Renée a voulu boire sa tasse de lait dans une de ses fermes nouvelles. Nous sommes partis en étourneaux. Elle me fait toujours oublier que j’avais, avant de la connaître, l’âge d’être député. Puis il se retourna.

— Horrible chose ! » dit-il, se découvrant en présence de la pierre tombale debout et semblant le menacer de tout son poids.

Il interrogea ensuite le juge d’instruction.

— Eh bien, monsieur le duc, fit celui-ci, la preuve est évidente. »

Et le magistrat se pencha à l’oreille de ce gentleman si parfaitement maître de ses impressions.

— Vraiment, vraiment ? murmura le duc… je vais éloigner d’abord la duchesse… vous permettez, n’est-ce pas ? »

Renée ne faisait plus un mouvement. On l’emporta jusqu’au château, et quand elle rouvrit les yeux, elle ne reconnut même pas son ancienne chambre de jeune fille. Elle avait le délire.

Le duc, d’instinct, avait deviné sa fuite, il croyait, lui, à la fatalité qui ramène le criminel sur le lieu de son crime pour le châtiment, et comme ce hasard était juste, il avait simplement aidé le hasard en apparaissant derrière l’épaule de Renée à la minute suprême où la jeune femme épuisée allait peut-être se trahir.

— Je veux tout avouer, avait-elle déclaré, mon silence me pèse plus que ce meurtre, laissez-moi passer. »

Mais M. de Pluncey n’était pas un bourreau, il sauvait les gens malgré eux pour les abandonner plus tard à leur conscience, et deux bras solides avaient enlacé Renée la forçant à suivre tous les détails de l’horrible opération.

Le tombereau s’achemina vers la ville accompagné de Jarbet qui avait plutôt l’air d’accompagner un char de triomphe qu’un cercueil. On lui avait tout confié, du reste, avec assez d’empressement. Le policier songeait à la confrontation et excitait le vieux cheval poussif que le père Sancillot conduisait par le nez. Un soleil d’hiver, aux lueurs louches, éclairait la face réjouie de ces deux hommes. L’un sifflotait à mi-voix, l’autre calculait ce que reçoivent les témoins pour leurs frais de voyage, en se disant que ce voyage-ci devait lui compter double.

Près des faubourgs ils tournèrent dans les petites rues, afin de ne pas traverser le marché, et ils passèrent devant une pharmacie dont les volets venaient de s’ouvrir.

— Halte ! commanda Félix, j’ai besoin de prendre quelques désinfectants, avant déjeuner, en guise d’apéritifs. Père Sancillot, vous êtes-vous lavé les mains ? »

Le paysan haussa le cou d’un mouvement de tortue.

— Pourquoi faire ? »

Jarbet eut un rire de Parisien que jamais rien n’étonne de la part d’un être des champs et entra dans la boutique.

Le pharmacien était un gros homme ventru, ni jeune ni vieux, avec des yeux verts de chat noir. Il regarda ce nouveau client et, comme il connaissait tous les siens, il manifesta une certaine surprise, histoire de commencer une conversation intéressante.

— Entre nous, je peux vous le dire, fit le policier en se lavant les mains, nous avons trouvé la clef du mystère… et elle poisse un peu, cette clef… un peu ! »

Il reflaira ses doigts, puis voyant la mine ébahie du pharmacien.

— Vous connaissez bien l’histoire de Tourtoiranne ? le secrétaire d’un général Fayor…

— Ah ! mon Dieu ! bégaya monsieur Chauvol consterné, il s’agit du crime de Maldas !

— Précisément, le crime sans cadavre ! Nous avons tout découvert aujourd’hui. Combien vous dois-je ?

— Oh ! presque rien : 50 centimes. C’est épouvantable ! Alors, il a tué… pour de bon ? il a tué, ce Maldas ?… »

Et le pharmacien terrifié n’osait approcher de sa devanture, tandis que le vieux cheval poussif toussait en regardant les bocaux multicolores.

Le père Sancillot leva son bonnet.

— Je suis témoin ! dit-il fièrement.

— À charge ! » ajouta Félix désignant le tombereau.

Le pharmacien ne saisit pas la plaisanterie, mais il ferma très vite sa porte sur les sinistres visiteurs.

Presque en même temps une jeune femme entra par une autre issue.

— Ton chocolat est prêt, dit-elle, avec l’accent criard des femmes de province quand elles s’impatientent et qu’elles n’ont plus besoin de plaire.

— Oh ! petite… petite… si tu savais ?

— Eh bien ! quoi… Chauvol… si je savais ?

— Mais non… je ne peux pas te le dire… tu es trop avancée… ça te donnerait peut-être un coup !

— Quoi donc ? je suis sur les braises ! »

Et la petite femme, ronde comme les pilons de son mari, roula jusqu’à lui en répétant.

— Je veux le savoir… je veux le savoir ! »

Elle était dans un état intéressant fort avancé, en effet, et Chauvol eut peur de lui donner une envie désordonnée.

— Voilà ! c’est du crime de Tourtoiranne dont il est question ; on a découvert l’homme tué.

— Ah !

— Tu comprends ? il est coupable ! Il ne faut plus, sous aucun prétexte, dire que tu l’as connu, nous aurions des démêlés, je ne veux pas, moi. »

La jeune femme hocha la tête.

— Bah ! fit-elle avec un dédain niais, nous étions encore enfants quand il venait chez nous et les enfants peuvent bien ne pas se souvenir. Je ne me le rappellerai plus, c’est bien simple. Allons…, viens prendre ton chocolat.

Cette jeune femme était Lilie Névasson.

Bruno, ce matin-là, avait mieux dormi que de coutume, et le bruit des grosses roues de ce tombereau le tirèrent d’un rêve rose : il voyait… mais qu’importe ce qu’il voyait ? La voiture venait de s’arrêter dans la cour.

Nono se leva, s’habilla et déjeuna sans se préoccuper du cheval qui soufflait en face de sa fenêtre grillée. Vers midi, on frappa à sa porte durement, il entendit une voix lui demander s’il avait besoin de boire parce qu’il n’aurait de l’eau que tout au soir. Ce détail l’étonna beaucoup.

— Et pourquoi n’aurai-je de l’eau que ce soir ? riposta-t-il à travers son guichet.

— Vous n’imaginez pas que je vais me déranger deux fois au lieu d’une. C’est la règle, à présent, répondit le gardien dont l’accent paraissait avoir changé en une nuit.

— Mais !… » voulut protester Nono.

On referma brutalement le guichet.

— Il y a quelque chose, pensa le jeune homme ému malgré lui, et il ajouta : Il y a aussi que j’ai froid. Maman m’a promis hier un gilet chaud, rien ne vient ! »

Il s’assit sur son lit, la tête appuyée contre le mur. Ses yeux s’emplirent de larmes. Pourquoi avait-il quitté ce rêve plein du parfum aimé ?

— Ah ! qu’il était long, ce procès d’un innocent ! Il en deviendrait idiot, bien sûr ! » Machinalement, il porta à sa bouche un petit papier, presque un pétale de fleur sèche. Pour Nono, ce papier représentait l’espoir et, chaque fois qu’il s’endormait en le tenant sur ses lèvres, il avait remarqué qu’un rêve consolant le visitait durant sa nuit de prisonnier.

— Credo ! » murmura-t-il doucement. C’était son unique prière du matin. Il croyait.

Il n’aurait pas fallu lui demander en quel Dieu ; le Dieu de Nono était féminin !…

Tout à coup une exclamation déchirante retentit dans la cour, sous le grand porche. Les muscles de Bruno y répondirent par une vibration qui ébranla son corps entier. Il avait reconnu la voix de sa mère. D’un bond, il fut aux barreaux.

— Maman…, où es-tu ? Qu’est-ce que tu as ? Les exclamations devenaient plus faibles, elle s’éloignait ou on l’éloignait.

— Maman !… maman ! » répéta-t-il.

Personne ne répondit, la cour était déserte.

En face, un voleur, arrêté depuis peu, lui fit un petit signe. Il n’avait jamais parlé à ce voleur, lui ! Mais il se figura qu’on tuait sa mère là bas et il se mit à hurler.

— Je veux sortir !… Qu’on me fasse sortir… tout de suite ! »

Le voleur riait en multipliant ses signes.

— Ça te sera difficile, cria-t-il enfin, tu es au secret, animal ! »

Et, enchanté de jouer ce tour à la justice qui ne tient pas à prévenir son monde avant l’heure fixée, il esquissa un geste très significatif.

Nono retomba lourdement sur son lit. Au secret ! il était au secret ! Il resta inerte, les bras allongés, les yeux hagards, se demandant si son rêve n’était pas changé en un horrible cauchemar. Ce bruit de voiture, l’accent brutal de son gardien, ce cri perçant, ce voleur qui riait…

— Oh ! balbutia Nono, claquant des dents, on ne veut donc plus que je sorte !… »

Enfin, sa porte grinça ; il vit entrer le juge d’instruction, Jarbet, deux gendarmes.

Ahuri, il se releva.

— Que voulez-vous ? est-ce vous qui avez fait crier ma mère ? demanda-t-il avec un frisson d’angoisse.

— Suivez-nous ! » dit sévèrement le juge, et les gendarmes s’approchèrent avec les menottes. La salle où allait avoir lieu la première confrontation était un caveau voûté, glacial d’aspect, ayant d’immenses toiles d’araignées dans ses coins sombres. Quand Bruno entra, il fut obligé de s’appuyer contre le chambranle de la porte. Une atroce odeur de chlore se répandait mêlée aux ferments vagues de la moisissure humaine s’étalant sur les dalles de pierre. Barthelme était revêtu de tous ses lambeaux recousus, désinfectés et lui collant le long des os comme un vêtement de noyé.

Le médecin avait reconstitué la tête ; les cheveux retordus sur le front laissaient suinter de l’acide phénique, pareil à une sueur de vivant. Il tenait dans un gant, rembourré de coton, — car la main droite était absente — un portefeuille rouge.

— Le reconnaissez-vous ? » demanda le juge d’un ton net et tranchant :

Nono mit ses bras en avant pour ne pas le voir.

— Oui, râla-t-il… Je crois que c’est lui ! Mais, je vous en conjure, messieurs, laissez venir ma mère ! »

Un greffier écrivait sur ses genoux, Jarbet secouait son mouchoir.

— Bruno Maldas, continua le magistrat se redressant de toute sa hauteur, le cadavre épouvantable qui est devant vous a été retrouvé sous un rocher, au château de Tourtoiranne. La nuit même du crime vous avez veillé sans pouvoir préciser l’emploi de votre temps, des domestiques l’ont affirmé. Et la veille vous avez trahi votre préméditation en disant à M. Béniard, architecte, pendant qu’on creusait sous cette roche : « Une belle tombe pour un homme ! » De plus, voici le portefeuille de Barthelme, ouvrez-le et lisez la lettre qui s’y trouve.

Bruno prit le portefeuille. Ses pupilles se dilatèrent d’une façon tellement subite qu’on put croire qu’il allait être frappé de folie… Il lut la lettre, puis il la laissa tomber par terre.

— Je ne sais pas ! » murmura-t-il.

Ce fut tout. Nono avait compris qu’il était perdu.

— Répondez donc… Puisque vous êtes innocent ! » dit Jarbet impatienté.

Le jeune homme releva ses grands cils un peu humides.

— Je veillais, je m’en souviens. J’ai entendu un bruit sourd qui fit trembler mes vitres. Du dehors, on a pu voir ma lumière… Ai-je dit ce mot à l’architecte… je ne m’en souviens pas, je n’ai pas sa mémoire. Le rocher est retombé sans que personne fût là pour le pousser ; sans doute, l’homme est passé par hasard il a été tué. Je ne m’explique pas le reste. C’est la première fois que je lis la lettre qu’on voulait m’écrire. Pas plus que moi, vous ne devriez comprendre comment Barthelme entendait épouser Mlle Fayor en me chargeant de faire la demande à son père !… »

Bruno parlait très doucement, du moment que le cadavre avait été se jeter dans le jardin de Tourtoiranne… il fallait se résigner.

— Vous aimiez Mlle Fayor, la jalousie vous a rendu criminel. Avouez-le ! Bien qu’elle ne se doute de rien, elle sera la première à intercéder pour vous. »

Bruno sourit tristement.

— J’aimais si peu Mlle Fayor à cette époque, monsieur, que j’écrivais, à l’heure de la mort de Barthelme, une lettre d’amour à une autre !

— Quelle autre ? interrogea Jarbet avec vivacité, coupant la parole au juge.

— Que vous importe ? répliqua Bruno en regardant le ciel qu’on apercevait comme une étoile bleue par un des soupiraux de la lugubre salle.

— Vous ne voulez pas révéler son nom ? insista le juge.

— Ce serait la compromettre inutilement. Elle est mariée !

— Cependant réfléchissez-y, Maldas ! Votre écrit établirait une sorte d’alibi moral et vous ne devez pas négliger votre défense en présence d’une telle accusation.

— Me défendre ! dit Bruno avec une naïveté douloureuse. À quoi bon, puisque je suis innocent ?

— Des aveux vous sauveraient ! ajouta Félix.

— Vous me condamnez d’avance ? » demanda Bruno, et il se croisa les bras.

Dans l’étoile bleue, il lui sembla distinguer la lueur d’un œil de femme.

— Amen ! » pensa-t-il et ce fut la fin irrévocable de son credo matinal.

— Remmenez-le dans sa cellule », ordonna le juge d’instruction désappointé, il choisira son avocat aujourd’hui.

Vers le soir, un coupé s’arrêta devant la prison. Le duc de Pluncey entra au greffe et se fit donner le compte rendu de la confrontation, parce que le procureur de la République n’avait jamais eu une grâce à lui refuser ; puis le gentilhomme, très énervé par ce qu’il venait d’apprendre, remonta en voiture pour se rendre chez son beau-père

— Eh bien ?… demanda Fayor d’un ton bourru, a-t-il caché la vérité, ce garçon. Mille tonnerres, nous sommes propres avec cette histoire dans nos plantations. Pas un paysan ne va vouloir bêcher mes fleurs !

Au fond, le général n’estimait que les assassins qui procèdent à l’arme blanche. Un assassinat au poignard c’est toujours un combat mais un aplatissement sous un vulgaire caillou…

— Pour un crapaud !… répétait-il.

— Comment va Renée ? répliqua le duc tout frémissant.

— Mieux ; oh ! ce n’est pas une petite maîtresse… elle est debout et je vous jure, mon cher gendre, qu’elle porte très bien son délire. Je crois même que par instant elle est aussi lucide que vous et moi.

— Tant pis ! » murmura le duc fronçant les sourcils.

Edmond de Pluncey traversa le corridor, gagna la chambre à coucher de sa femme et du seuil il congédia le médecin en train de causer avec la malade.

Renée se leva, elle était pâle comme une statue de neige. Ses cheveux défaits enveloppaient sa tête d’un rayon étrange, et à travers une longue mèche fluide, éparse sur le visage, brillaient ses yeux presque noirs.

— Madame, je viens de Montpellier, lui dit le duc la regardant bien en face.

— Et moi j’y vais ! » répondit Renée d’une voix vibrante.

Elle ajouta.

— Je n’ai pas bu la potion qui est ici, et elle désigna le parquet où gisaient les débris d’un verre, je ne dormirai donc pas et je pourrai parler, vous êtes libre de me suivre.

— Renée, dit le duc avec une intonation de pitié, il y a, je crois, une preuve morale à donner pour égarer un peu la justice en attendant la vérité. Il prétend avoir écrit une lettre au moment du crime. Et cette lettre était adressée à…

— Amélie Névasson, mariée aujourd’hui ! Je le sais, il faut que je me la procure… et Renée noua les brides d’un chapeau, mit un châle. Partons, s’écria-t-elle, partons, je suis debout, encore… ; malheur à vous si vous voulez m’empêchez de passer… »

Elle tira de dessous le châle un tout petit revolver armé.

— Malheureuse ! rugit le duc, ose donc… et je ne pourrai plus le sauver…

Elle s’arrêta devant cette poitrine découverte.

— Que dites-vous ?

— Je dis que je le sauverai et que vous pouvez m’aider… »

Elle se rapprocha.

— Vous auriez cette justice !

— Oui ! car, seul, je le puis sans attirer l’attention des juges sur vous.

— Vous m’aideriez… je vous aiderais ?

— À une condition : simulez la folie… J’ai tout préparé, on vous croira. »

Renée réfléchit une seconde.

— Prouvez-moi votre sincérité en m’accompagnant.

— Songez, Renée, répliqua lentement le duc, qu’une lettre écrite par l’accusé ne sert à rien… »

Elle eut un sourire sinistre et ils restèrent l’un en face de l’autre, s’examinant jusqu’au plus profond de l’âme.

Renée savait, par les réponses de Lilie, que cette lettre racontait ses courses nocturnes à travers le jardin, et il n’en fallait pas davantage pour apprendre à l’avocat chargé de la défense que l’accusé était victime d’un dévouement sublime.

— Venez, dit la jeune femme qui doutait toujours, on ne peut avoir ces lettres que par persuasion… si elles ne sont pas déjà brûlées… je refuse de vous fournir les moyens d’agir seul… »

Le duc vit qu’on ne pouvait plus rien sur cette ferme volonté.

— Nous aurons la complicité qu’il vous plaira d’avoir, madame. »

Et froidement, il lui offrit son bras.

Ils sortirent. Le père accourut tout effrayé.

— Où allez-vous, mes enfants ? Renée, tu dois dormir, je le veux !… Il fait trop froid !… et tu n’as qu’une jupe de dentelle. Mais, mille bombes !… je finirai par croire que ce Victorien te tenait au cœur !… Écoute-moi… »

Renée éclata d’un rire sonore qui fit tressaillir tous les vieux murs du château.

Le médecin se précipita.

— Eh ! Madame… le cas est grave… Madame !… Retenez-la, Messieurs !…

— Je veux revoir Victorien ! » s’écria-t-elle en riant plus fort et elle fut, en trois bonds, au bas de l’escalier.

Le duc, lui-même, se demanda si les calmants qu’il lui avait fait prendre de force, le matin, n’avaient pas obtenu le résultat qu’il cherchait.

Il fit un geste résigné et la rejoignit.

— Vous êtes content ? » demanda Renée d’un accent railleur à son mari quand ils roulèrent sur la route de Montpellier.

— Vous me voyez ravi ! répondit le duc en se mordant les poings de rage.

— Où allons-nous ? ajouta-t-il.

— Rue des Trois-Couvents… M. Névasson ! » jeta-t-elle au cocher stupéfait.

À neuf heures du soir, aller chez des plébéiens… la duchesse folle, un assassinat dans le château !

Largess fouetta le pur sang comme s’il se fût agi d’un simple cheval de trait, car décidément le blason de ses maîtres se ternissait !

Le duc fermait les paupières, Renée rattachait ses cheveux. Peut-être ne voulait-elle plus avoir l’air d’une folle. Bientôt, le coupé se ralentit sur le pavé.

— Nous sommes arrivés, je pense, dit-elle en touchant légèrement le bras de son mari.

— Soit », répondit celui-ci, et il s’enveloppa étroitement dans son pardessus de fourrures.

Renée n’avait qu’un châle de l’Inde, bien fin, bien souple, mais elle avait trop chaud.

— Largess, dit-elle d’un accent fort calme au groom qui ouvrait la portière, demandez à M. ou à Mme Névasson, l’adresse de leur fille. Ajoutez que nous avons besoin de médicaments spéciaux. »

Largess obéit. Le duc ne comprenait pas.

— Elle a épousé un pharmacien, autant que je m’en souvienne !… » expliqua Renée.

— Votre cerveau est d’une lucidité effrayante ! » murmura Edmond qui commençait à sentir que la partie était gagnée pour elle si elle trouvait la lettre intacte ; — si on pouvait appeler cela gagner une partie !

De nouveau, on s’arrêta devant la pharmacie Chauvol.

— Allez, je vous attends ! » dit le duc, et il la laissa descendre sans se montrer.

Renée se dirigea d’un pas ferme vers l’homme gros qui était assis pensif à son pupitre d’acajou.

— Où est votre femme ? demanda-t-elle avec sa hauteur habituelle et sans le saluer.

— Ma… ma… fem… me… bégaya le pharmacien interloqué. Que lui voulez-vous ? madame… Elle doit être couchée.

— Je suis la duchesse de Pluncey, monsieur, je désire lui parler… à elle seule !… cela se peut-il ?

— Tout de suite, madame ; elle est souffrante, mais… dois-je l’appeler… ou dois-je vous précéder ? » Le pharmacien absolument confus prit au hasard un flambeau et s’empressa de désigner l’escalier tournant qui occupait le centre de sa boutique.

— Là… en haut… dans sa chambre, madame la duchesse.

— Ne me suivez pas, c’est inutile, monsieur, je désire la voir seule… je trouverai. »

M. Chauvol plié en deux, car il pressentait une chose grave, se contenta d’éclairer le plus haut qu’il put. Il entendit se refermer hermétiquement la porte de sa chambre.

— Mon Dieu ! pensa-t-il, que va-t-il se passer ? »

Dehors, le duc observait derrière le store de son coupé, pendant que Largess soufflait dans ses doigts.

Ce soir-là, Lilie fatiguée faisait de bonne heure sa toilette de nuit. La petite chambre provinciale était bien close. Une bûche se consumait au fond de l’âtre et éclairait par intervalles, d’une lueur sanglante, le bouquet de mariée dormant sous son globe de verre. Le lit avait des rideaux bien repassés, ornés de petits grelots de coton blanc.

Au bas de ce lit, le tapis représentait un gros chien, emblème, sans doute, de la fidélité de M. Chauvol.

Un guéridon de noyer supportait quelques coffrets où se serraient les travaux du jour. Une brassière en piqué se tenait droite au milieu, et, par-ci par-là, des rosaces de crochet inachevées.

Lilie devant sa cheminée se haussait pour arranger ses nattes au-dessus de la pendule qui masquait la glace. Elle mettait une résille blanche, comme le coton des rideaux. Elle était devenue jolie femme, Lilie Névasson, elle avait des fossettes, des couleurs vives et de gros bras de bouchère.

Elle ne pensait pas à se retourner ; elle pensait à la brassière raide et son sourire disait le reste.

Soudain, elle laissa choir la résille, une nuance verdâtre se répandit sur ses joues… une tête venait d’apparaître sur son épaule dans la glace.

— Vous ne m’attendiez donc pas ? dit la duchesse de Pluncey avec ironie…

Qui êtes-vous ?… demanda Mme Chauvol se cramponnant à un fauteuil, prête à s’évanouir.

— Je suis Renée Fayor, madame. »

Il y eut un long silence.

Les joues de Lilie devinrent aussi blanches que ses rideaux blancs.

— Madame ?

— Vous avez entendu parler de moi et vous auriez dû prévoir ma visite… »

La femme du pharmacien se sentait prise de vertige.

— Pourquoi vous aurais-je attendue ?… fit-elle le gosier serré.

— Causons, je vous le dirai, reprit la duchesse, et comme elle était partout chez elle, selon son expression, elle laissa glisser son châle, s’assit près de la cheminée, et mettant son menton sur son index :

« Vous avez aimé Bruno Maldas, madame, commença Renée très doucement, un amour d’enfance, peu durable, dont le cœur ne garde aucune trace, dont la mémoire ne conserve aucun souvenir.

» Pourtant il vous aimait bien, lui ! Il vous aimait à en pleurer, j’ai surpris ses larmes ; à en être fou, car il n’osait plus vous oublier. Il vous écrivait tous les jours et ses longues lettres vous révélaient, minute par minute, tous les secrets de sa vie d’homme, à vous encore une enfant. Il y a un an de cela !… Il vous disait ce qui lui arrivait le jour, la nuit, il vous apprenait ce qu’on faisait dans le château maudit qui le gardait loin de vous. Il vous parlait d’une fille noble dont les escapades nocturnes l’inquiétaient.

» Il vous contait que cette fille, pareille aux princesses des féeries arabes, avait bâti une salle de bain splendide. Vous souvenez-vous ? et vous répondiez : « Prends garde, cette insensée me semble dangereuse. » Vous aviez raison, madame !…

» J’ai besoin des lettres de Bruno pour prouver son innocence… c’est la femme qui vient prier la femme ! Vous avez dû garder cette correspondance malgré votre mariage. Rendez-la-moi, il y va de la vie de Bruno… ayez pitié de celui qui ne commit jamais d’autre crime que le crime d’aimer sincèrement. »

Lilie écoutait les paroles mélodieuses de la duchesse sans chercher à comprendre. Elle la regarda joindre les mains, puis se mettre à ses genoux ; une sueur froide mouilla ses tempes et elle répondit machinalement ;

— Je suis enceinte, Madame, la moindre émotion me fait mal. Vous le croyez innocent ? Je l’ai si peu connu ! »

Ce fut tout ce que la petite bourgeoise put répondre, son esprit n’allait pas si loin en si peu de temps, et elle attira un fauteuil de son côté afin de conserver un rempart contre cette énergumène qui pénétrait comme une voleuse chez les femmes honnêtes pour leur apprendre, à dix heures du soir, qu’il existe des sentiments respectables !

Sûrement Bruno l’avait aimée, plus sûrement il le lui avait écrit, et qu’est-ce que cela signifiait ?

Il avait assassiné, ce garçon, il ne pouvait plus être compté au nombre de ses souvenirs.

N’était-elle pas déjà assez malheureuse de l’avoir laissé traverser sa tranquille vie de pensionnaire ?

Et son enfant tressaillait, elle voyait danser la brassière devant ses yeux épouvantés. Le bouquet de noce, lui aussi, tournait vertigineusement. Que se préparait-il ? Un malheur, des démêlés ? comme l’exprimait si nettement M. Chauvol.

— Ne tremblez pas, madame, continua Renée d’un accent qui aurait enchanté les anges, je ne vous veux aucun mal. Je suis venue à vous parce que toutes les femmes sont sœurs. Vous avez aimé Bruno, moi je l’aime !… Il est innocent comme l’enfant que vous portez dans votre sein.

» Il a souffert un peu par vous… C’est pour vous qu’il est entré sous mon toit, soyez bonne pour sa pauvre cause. Il souffre maintenant pour moi, permettez-moi de le sauver.

» Une lettre pareille à celles qu’il vous écrivait est quelquefois toute-puissante sur le cœur d’un juge.

» Votre réputation n’en recevra aucune atteinte, puisque rien n’était plus pur que vos réponses, je les ai lues ? Prêtez-moi ces lettres ! Vous ne pouvez pas les avoir brûlées, car un mari comme le vôtre ne craint pas ces choses-là !… » et elle acheva sa phrase en souriant.

Mme Chauvol regarda avec angoisse une grande armoire de noyer dont elle avait la clef dans sa poche, puis elle répondit d’un ton faible :

— Je n’ai plus les lettres de M. Maldas… je les ai jetées au feu le jour même de mon mariage. »

L’espoir de Renée était bien fou, mais elle avait espéré, jusque-là…, elle laissa tomber sa figure dans ses mains fiévreuses.

— Alors elles sont brûlées ?

— Oui », répondit la femme du pharmacien avec un frisson.

Elle mentait. Le matin encore, après la recommandation de son mari, elle avait relu ces pages naïves et longtemps elle s’était demandé pourquoi Nono lui écrivait, une nuit, cette phrase bizarre : « Le temps est superbe, je suis seul et je pleure, ma Lilie. Ce château que j’habite est plein de mystères qui augmentent mon ennui. Sous ma fenêtre, je viens de voir passer, courant comme en délire, Mlle Renée Fayor… je ne puis voir une femme dans un jardin lorsque brillent les étoiles, sans songer que ce n’est pas toi…, et je pleure. » La lettre était datée de la date même assignée par les journaux à la nuit du crime.

— Prenons garde aux démêlés ! avait décidé le sage M. Chauvol. Lilie enceinte y prenait garde plus que personne.

— Oui, toutes brûlées, appuya-t-elle une seconde fois, et, malgré son émotion, elle examinait, de ces regards curieux qu’ont seules les provinciales, les malines merveilleuses garnissant la robe de chambre de la duchesse.

— Il ne me reste plus qu’à vous supplier de parler ! murmura Renée debout, le front baissé devant la petite bourgeoise.

— Parler ! pourquoi ? je ne me souviens guère de ce qu’il m’écrivait et je n’ai qu’à louer Dieu qui ne m’a pas livrée à lui !… »

Et Lilie croisa ses mains sur son sein oppressé.

Un éclair de mépris jaillit des prunelles de la duchesse.

— Vous êtes l’unique personne qui puissiez intervenir en sa faveur après sa mère.

— On ne défend pas un assassin aussi misérable. Si vous l’aimez, je vous plains, Madame la duchesse. »

Et, tout à coup, la femme de Chauvol se souvenant qu’elle avait désormais l’avantage de l’honneur intact sur une duchesse de Pluncey dont les toilettes étaient citées partout et les extravagances connues de tous les environs, la femme de Chauvol se redressa, ses yeux doux lancèrent un éclair. Enfin, que voulait cette noble intruse ? C’était peu digne de torturer une créature souffrante par les évocations d’un amour malheureux et absurde ! Quels vices cachait-elle sous son cachemire de trois mille francs ?

— Je ne vous demande qu’une chose, madame, s’écria Renée, reprenant sa voix hautaine, c’est de vous rappeler le mal qu’il pouvait penser de moi à cette époque fatale et d’aller le dévoiler aux assises… J’y serai… vous comprendrez, en m’y voyant, ce que je ne peux vous avouer ici. »

Mme Chauvol eut un brusque mouvement de recul, le soupçon lui était enfin permis.

— Je me tairai, bégaya-t-elle les paupières closes ; je vous le jure, ces lettres sont brûlées. »

Renée fut prise alors d’un véritable accès de fureur.

— Mais, rugit-elle, lui saisissant les poignets au risque de la tuer de peur ; mais vous ne devinez donc pas que vous avez, en votre présence, le meurtrier de Barthelme, qu’on me fait passer pour folle et que si, demain, une preuve vivante m’accompagne à la prison de Montpellier, on me croira… l’innocent sera sauvé pendant que le coupable se fera sauter la cervelle ! Entendez-vous, maintenant ? »

Lilie poussa une clameur aiguë. L’heure des fameux démêlés était arrivée ! Elle se sentait étouffée, comme Barthelme, sous un poids énorme.

— Au secours ! cria Lilie se débattant sous l’étreinte brutale de Mme de Pluncey.

— Tu parleras !… Il le faut, je veux que tu parles ! répétait Renée soulevant la masse idiote de la jeune femme, comme elle avait jadis l’habitude d’enlever Mélibar.

— À moi ! cria plus fort Lilie en s’affaissant sur le fauteuil. La duchesse lâcha ces gros bras inertes, et, prise cette fois d’une réelle crise de folie, elle se pressa les tempes à deux mains.

— Infamie ! infamie !… balbutia-t-elle, je l’ai perdu et je ne peux le sauver ! Tout s’acharne contre lui ! tout l’accable ; et moi, je demeure debout au milieu des ruines que j’ai créées sans pouvoir faire un seul pas utile ! Non… je ne suis pas folle… mais je puis le devenir ! J’ai peur… je doute !… Y aurait-il donc des complicités forcées ? Jusqu’à cette femme qui m’offre de se taire !… Se taire ?… que n’ai-je crié plus tôt ! Soit !… qu’elle se taise, je hurlerai, moi, comme ma chienne dans les nuits noires. Allons ! ouvrez cette porte !… Appelez la justice ! Voici le criminel… je suis la liberté de Bruno Maldas !  !… »

Et elle ouvrit la porte toute grande, tandis que Mme Chauvol éclatait en sanglots convulsifs. Ce ne fut pas la justice qui vint, ce fut le duc de Pluncey accompagné du pharmacien terrifié.

— Que vous disais-je ? murmura le duc ; le délire reprend, c’est fini, pauvre créature adorée !… »

Il remit le châle dérangé sur les épaules de la duchesse ; Chauvol courut à sa femme.

— Mais enfin que se passe-t-il ? Lilie, réponds-moi ? Savais-tu que la duchesse était folle ? Elle est venue te demander des lettres qu’on lui a volées ! Elle les demande à tout le monde. »

Lilie employa la dernière ressource des femmes qui ne veulent pas répondre : elle s’évanouit.

Renée regardait fixement le duc.

— Je n’ai pas, en effet, ce que nous venions chercher, les lettres n’existent plus, dit-elle avec désespoir.

— Venez, venez, ma pauvre enfant, répondit Edmond, désormais rassuré. Venez, j’obéis à tous vos caprices, cependant je ne puis tolérer une pareille scène plus longtemps. Un verre de vulnéraire vous attend en bas, et nous remontrons en voiture pour le bout du monde, si vous voulez ! »

Le duc était, comme toujours, parfait dans sa commisération. Renée comprit qu’il était le plus fort. Lentement elle descendit. Sur le comptoir, elle aperçut les médicaments spéciaux que Largess allait emporter. On n’oubliait rien dans cette comédie navrante. Le duc posa, à côté du paquet, un billet de banque et il tendit sa main gantée au pauvre Chauvol abruti.

— Nous nous reverrons, monsieur ; devant un pareil trouble il y a mieux que des excuses à vous offrir…

Renée fixa son regard sombre sur ce marchand qui saluait très bas.

— Je n’ai fait aucun mal à votre femme, dit-elle, mais c’est moi qui ai tué Victorien Barthelme. »

Le duc haussa tranquillement les épaules, Chauvol salua plus bas. Et la duchesse remonta dans le coupé avec la poignante sensation de ceux auxquels on met la camisole de force…

Depuis longtemps la voiture avait fui, pourtant Lilie hésitait encore ! Son mari dormait. Elle s’était levée malgré ses souffrances. Lilie désirait se rendre compte de la folie étrange de la duchesse et, entre-bâillant la grande armoire de noyer, elle sortit de dessous une pile de linge quelques lettres nouées d’un ruban. Il était là, le petit roman du passé !… Elle le trouvait si gentil dans ses couleurs vertes et roses qu’elle n’avait jamais eu le courage de le détruire. Chauvol, malgré ses idées craintives, n’était pas jaloux. Personne ne se souvenait de la frêle histoire du premier âge ! Lilie vaniteuse aimait ce parfum de triomphe amoureux qu’exhalait cette chose morte.

Elle porta les lettres près de la veilleuse, sur la cheminée.

Un moment, elle relut les lignes singulières de la missive nocturne. Un moment, elle attendit, tâchant de comprendre peut-être ce qu’elle allait faire. Puis elle lança les papiers verts et roses sur les braises de la bûche. Une langue de flamme s’allongea… Il était dit que Nono ne serait point défendu par l’amour, et Lilie répéta tout froidement la phrase de son mari :

— Il ne faut pas avoir de démêlés… s’il est innocent, si elle l’aime, cela ne nous regarde pas ! »

Le duc pouvait être content. Le résultat qu’il avait voulu obtenir en sacrifiant sa dignité devant un pharmacien était obtenu… et désormais la duchesse, sa femme serait vraiment folle !…