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Éd. Monnier et Cie (p. 1-378).

NONO

CHAPITRE PREMIER



Le général mettait sa longue-vue au point, comme s’il se fût agi de suivre les mouvements d’un corps d’armée en présence de l’ennemi. Et il faisait tout haut des réflexions furibondes.

— Tas d’imbéciles ! tas de paresseux ! ça ne saura jamais remuer un caillou sans s’y prendre de travers. Tas de brutes ! Comme on voit bien qu’il n’y a pas un soldat parmi tous ces paysans ignares !… Mais, sacré mille tonnerres ! pourquoi ne pas consulter les gens qui connaissent la chose ! Clampins ! fainéants ! Il doit y avoir un bon moyen cependant ! Voyons, comment ferais-tu, toi, Bruno ? »

Bruno, penché sur une table couverte de papiers, corrigeait une épure. Il se leva et vint voir.

— Moi, je ne sais pas ! » répondit-il d’une voix boudeuse, après un examen très superficiel.

C’était le mot de Bruno. Il ne savait jamais.

— Ah ! tu ne sais pas ? continua le général en allongeant démesurément sa longue vue, je m’en doutais… Tous les mêmes !

Bruno fit une nouvelle moue qui signifiait : Alors, il ne fallait rien me demander !

— Quel sacripant, cet architecte ! — reprit le général. — Elle a eu la main heureuse, ma chère fille, en choisissant ce gobe-sec. Son épure ne vaut rien, il ne peut pas diriger ses hommes, il ne trouve pas d’eau où il devrait en jaillir à toutes les minutes et quand il faut surmonter une difficulté, il reste court. Quel bon choix ! quel excellent choix ! »

Intérieurement satisfait de songer que l’on avait fait une bévue sans lui, il posa son instrument pour se tortiller la moustache.

— Vois-tu, Bruno, nous, militaires, nous n’y allons pas par quatre chemins !

— Oui, mon général, fit Bruno, convaincu.

— Ainsi pour un régiment d’infanterie, carré, ferme comme le rocher de là bas…, eh bien, je rallie mon monde, je pousse et j’écharpe… il en tombe ce qu’il peut ! Si la tactique me paraît mauvaise, je reviens à la charge par les flancs et je culbute d’un mouvement tournant. Ça se démolit toujours.

— Oui, mon général, mais…

— Mais quoi ? »

Bruno balbutia, regrettant son observation : — Cependant un rocher n’est pas aussi mou qu’un carré d’infanterie.

— Aussi mou ? aussi mou ? C’est toi qui es mou ! On voit bien que tu ne sais pas te battre ! Sache, une fois pour toutes, que la chaleur de l’action est telle sur le champ de bataille, que les hommes deviennent durs comme des pierres. »

Bruno pensa naïvement que si la chaleur de l’action pouvait rendre la chair humaine dure comme pierre, cette même chaleur ferait peut-être bien fondre le rocher contre lequel on se démenait, et il allait regagner son travail quand un nouveau juron le cloua sur place.

— Là ! Là ! faisait le général, gesticulant ; ils emploient des leviers à présent ! Sont-ils assez gâteux, ces méridionaux ! Dussé-je y rester quarante-huit heures, moi, je lèverais le roc par la seule force des bras. Bruno ! Bruno ! il faut y aller ! Si je ne m’en mêle pas ils demeureront tous empêtrés comme des crapauds devant un pain de munition.

Bruno, docile, emboîta le pas derrière le général, qui, en traversant les appartements se mit à pousser sur les portes de la même manière qu’il eût poussé sur les bataillons massés. Ils longèrent rapidement la pelouse, montèrent la pente douce conduisant aux premiers vallonnements de la montagne et s’arrêtèrent enfin sur le théâtre de la guerre.

C’était une espèce de terre-plein servant d’assise à de gros rochers noirâtres posés les uns sur les autres et reliés par d’immenses guirlandes de lierre. Au-dessus des rochers s’élevait la montagne, boisée, toute d’un vert tendre dans les clairs rayons du soleil de mai. Vu du château, cet endroit plus sombre, avait l’aspect d’un fond de décor théâtral. Au centre du terre-plein, se détachant un peu de la colline, l’énorme roche qu’on voulait soulever était couchée sur un lit de gazon. Sournoisement immobile, cette roche portait une tribu de petits lézards d’or qui narguaient les ouvriers en frétillant d’aise d’avoir un printemps si doux et des spectateurs si bénévoles.

L’architecte, un jeune homme très mince, vêtu sobrement, comme un notaire, la tournure gourmée, la bouche dédaigneuse, faisait manœuvrer les six hommes, dont les dos, voûtés tous au même plan, mouillaient de sueur les chemises à carreaux multicolores. Autour d’eux des débris de pierre et des outils jonchaient le sol. On avait ébranlé déjà plusieurs rochers, fouillé le gravier, haché les guirlandes ; l’eau n’avait pas encore paru.

Le hum ! sonore annonçant le général interrompit le travail. Les paysans s’essuyèrent le front et échangèrent un regard d’intelligence qui signifiait : maintenant, nous avons le temps !

Bruno, imitant la roche, se coucha dans l’herbe drue, et comme les lézards, il tendit le cou au soleil. Son masque triste, renfrogné, indiquait qu’il espérait bien ne plus se déranger.

— Vous n’êtes pas forts, dit le général d’un ton net aux paysans, dont les yeux malins avaient des clignements ravis.

— Pour ça, non, mon général, répondit-on en chœur, et cette gueuse de pierre est enracinée.

— Comment, monsieur, cria-t-il en se tournant vers l’architecte, vous laissez ces drôles ruser, au lieu de les contraindre au courage, j’entends qu’on repousse l’attaque, moi !

— Mais nous ne pouvons pas traiter de turc à maure avec une pierre, mon général, et encore ne sommes-nous pas sûrs de trouver la moindre source. »

Brusquement, le général fit trois pas.

— Ouvriers,… » commença-t-il, très haut.

On comprit qu’il allait discourir selon son impitoyable coutume ; chacun posa le pic, deux jeunes gens se croisèrent les bras, un vieux bonhomme bronzé se dodelina sur ses jambes ; un grand gaillard s’adossa au rocher, pendant que les deux derniers cherchaient d’instinct la couture de leur pantalon.

Le tableau devenait pittoresque, car le général avait une façon vraiment supérieure de camper sa tête de profil. Son nez droit, ses prunelles gris d’acier, la cicatrice de sa joue, ses moustaches en crocs, donnaient une importance martiale à ses tracasseries.

— Ouvriers ! on ne doit jamais se laisser décourager par la résistance de l’obstacle ! La gymnastique est le meilleur moyen de développer l’adresse. Abandonnez-moi ces barres, et ruez-vous bravement sur la chose ; ensuite il y aura du vin pour se rafraîchir. Allons-y, mes lapins, allons-y ! »

Les pics tombèrent comme par enchantement, et les paysans, flairant de loin la cave du château, se ruèrent, bien sûrs d’avance de l’inutilité de cette bravacherie. L’architecte haussa imperceptiblement les épaules, mais il connaissait le général Fayor qu’on avait surnommé le Sabreur dans tous les environs de Montpellier. Il se contenta de venir se mettre à côté de Bruno.

Mlle Renée pourra attendre longtemps sa salle de bains, murmura-t-il ; monsieur son père est positivement enragé ! »

Bruno hocha le front, mais garda son idée.

— Je ne voudrais pas être son secrétaire, insinua encore le jeune homme.

— Bah ! répondit Bruno, philosophiquement, il faut bien gagner sa vie ! »

Et comme il était le secrétaire, lui, il étendit les bras en croix prenant le ciel à témoin de sa parfaite indifférence.

Le général piaffait sur place.

— Allons, ferme ! Par la gauche, mes amis ! Non… par la droite !… Elle a bougé !… Elle bougera !… Hop ! du courage !… »

Rien ne remuait… c’était toujours ainsi quand il se mêlait de la besogne ; il employait tant de force que les effets disparaissaient dans la cause.

Alors, furieux, le général se mit à hurler.

— Qu’on appelle Jacques le jardinier, Mérence mon brosseur, qu’on fasse venir tous les fermiers, s’il le faut ! Du monde ! vite !… »

Bruno sauta sur pied, et partit pour transmettre les ordres de son maître.

Bientôt il arriva à la rescousse plus de monde qu’on n’en voulait. Jacques avait jeté ses arrosoirs dans un massif de verveines et Mérence les habits qu’il brossait, tandis que la cuisinière poussait les hauts cris pour attirer les fermiers occupés au labour. Ce fut un tourbillon.

Le général dominait le tumulte de sa plus belle voix de commandement. L’assaut fut donné avec une vigueur terrible. Le général ne plaisantait pas, et s’il donnait volontiers des verres de vin, il donnait aussi volontiers des coups de canne. Quant à Bruno, il dut pousser comme les autres. Tous ces méridionaux, moqueurs d’abord, se montaient peu à peu et s’acharnaient sur la pierre inébranlable, s’excitant en patois, écrasant les lézards, arrachant le lierre, la mousse, jurant, sacrant, s’écorchant.

— Je vous assure, répétait l’architecte abasourdi, que mes leviers allaient mieux.

— Monsieur, je n’aime pas les démentis… je ferai venir tous mes colons, ça m’est égal. »

La cuisinière, tremblante, se coula parmi les hommes et s’en fut héler de nouveaux tenanciers. On laissa les bœufs par les chemins, les troupeaux sur le pré, la herse dans le champ, et il y eut des femmes qui amenèrent des enfants à la mamelle.

Le général, debout sur un quartier fraîchement fendu, continuait ses harangues, majestueux, la poitrine dilatée sous son veston collant, aux larges brandebourgs.

Tout à coup un éclat de rire aigu sembla tomber du ciel.

Les travailleurs relevèrent la tête.

Il y avait à mi-côte, entre deux rideaux de ronces fleuries, une amazone qui les regardait depuis cinq minutes. Son cheval, dont les pieds de devant étaient posés sur une bande de terre attenant à la roche, regardait également, les naseaux froncés par le dédain ; un grand épagneul roux, planté sur la roche même, gonflait les oreilles et humait le vent.

Mlle Renée Fayor, car c’était elle qui osait rire en une pareille circonstance, fit un petit salut ironique du bout de la cravache ; le cheval exécuta une courbette donnant une ondulation de suprême impertinence à sa crinière, soyeuse comme un écheveau de soie floche ; l’épagneul balança sa queue en panache, puis un second rire encore plus aigu retentit.

— Si tu commençais par te retirer de là, toi, fit le général d’un ton bourru, au lieu de poser pour la statue équestre.

— Dont le piédestal est solide, je vous en réponds, cher père, dit la jeune fille en reprenant son sérieux… Mais pourriez-vous me faire connaître les lois de la gravitation qui permettent à un roc d’être ébranlé par deux poussées en sens inverse ? »

Dans la bagarre, en effet, il y avait des paysans, venus les derniers, qui s’escrimaient par derrière tandis qu’on s’éreintait par devant.

Bruno, ébahi, tourna autour du rocher et put se convaincre de la chose.

— C’est ma foi, vrai, murmura-t-il ; » seulement, il jugea prudent de se taire.

L’amazone vint rejoindre les paysans déconfits.

L’architecte mit son chapeau à la main :

— Mademoiselle, je glissais des leviers, quand monsieur votre père a prétendu…

— Oh ! je devine ! interrompit-elle avec impatience.

— C’est qu’il n’a pas été possible de le faire revenir sur son idée, ajouta-t-il tout bas.

— Eh bien, monsieur, répondit la jeune fille élevant la voix pour être entendue du général, quand on ne peut pas enlever une position, on la tourne.

— Je suis de ton avis, s’écria celui-ci enchanté de se raccrocher à une nouvelle expression militaire, c’est cela, on la tourne, et si ces brutes étaient mieux disciplinées, je leur ferais opérer un mouvement tournant.

— Certainement, continua l’amazone, pendant que son cheval essayait d’envoyer une ruade à Bruno, mais les armes ne peuvent être prohibées contre un ennemi aussi tenace. Rendez les pics à vos hommes : ce sera toujours leurs bras qui pousseront.

— Sans doute ! Sans doute ! mâchonna le général éprouvant le besoin de biaiser.

— Soldats, à vos pics ! commanda Mlle Renée avec une gravité d’aide de camp. »

On se mit à rire, et chacun reprit l’outil.

Elle se pencha vers l’architecte pour lui parler tout bas.

Le jeune homme eut un sourire :

— Archimède l’emportant sur Alexandre, fit-il, très content de se tirer d’affaire sans se fâcher avec le Sabreur.

— Voyons, Mélibar, gronda Renée, s’adressant à son cheval, reste donc tranquille, tu vois bien que ce pauvre Bruno se meurt d’effroi. »

À la vérité, Bruno examinait Mélibar d’un air défiant, et Mélibar reniflait sur Bruno le plus qu’il pouvait ; puis c’étaient des appels rageurs du sabot, des secouements de crinière. L’amazone caressa doucement l’encolure de son cheval, prenant en pitié railleuse le secrétaire qui essayait de se donner une contenance.

— Ah ! çà, Bruno, pourquoi le regardez-vous à la dérobée ? Il est très doux, cet animal. À moins qu’il ne prenne vos cheveux pour une botte de foin. »

Bruno portait les cheveux longs, des cheveux drus et luisants comme ceux des bohémiens. Cette coiffure peu soignée achevait de lui donner la physionomie d’un enfant battu. Bien qu’il fût robuste garçon il avait des peurs naïves, et, malgré ses vingt-deux ans, il avait horreur du cheval de Renée. C’était une torture pour lui que d’être en contact avec Mélibar, et Mélibar libre l’aurait mis en pièces. Là, devant ces paysans, Bruno ne pouvait cependant pas tourner les talons.

Le général d’un côté, Renée de l’autre échangèrent une grimace de mépris. Le père et la fille s’entendaient toujours dès qu’il s’agissait de se moquer du malheureux secrétaire.

— Papa, dit la jeune fille, emmenez donc vos tirailleurs pour qu’ils se rafraîchissent. Nous garderons ici les plus vaillants qui iront vous rejoindre dès que la roche sera levée. »

Le général, sentant que son infériorité avait été remarquable, se replia en bon ordre avec les paysans un peu confus.

Bruno voulut profiter de l’occasion, mais Renée fit un signe impérieux.

— Monsieur Maldas, dit-elle vivement, tenez-moi la bride ; je vais descendre, et vous garderez mon cheval. »

Bruno, du moment qu’on lui donnait son nom de famille, sentit qu’il était urgent d’obéir et, bon gré mal gré, il s’approcha. Mélibar s’ébroua pendant que l’épagneul exécutait des sauts désordonnés pour l’exciter d’avantage.

L’architecte s’empressa aussitôt d’offrir sa main et l’écuyère bondit sur le terre-plein.

Les six hommes s’étaient remis à peser. Une grosse corde, enroulée autour du sommet, était tirée d’en haut, et on entendait déjà de petits craquements sourds.

— Croyez-vous qu’il y ait de l’eau ? demanda Mlle Fayor.

— Ma foi, non, mais il fallait toujours déblayer la place pour établir la rotonde : il faudra vous résigner au puits artésien, mademoiselle.

— J’aurais voulu de l’eau de source, » murmura la jeune fille ennuyée.

Bruno Maldas, lui, essayait de venir à bout du cheval. Il le secouait, se laissait secouer, mais tout faisait prévoir un dénouement fatal.

Renée alla s’asseoir en face du groupe, déroulant son amazone bleu ciel, et l’épagneul, grand favori après Mélibar, vint se coucher sur le drap fin.

— Tout doux, Bruno ! répétait-elle, de son ton mordant, tout doux ! Ne lui abîmez pas la bouche, il l’a très sensible… Ah ! mon ami chacun a ses peines en ce monde… Vous avez Mélibar… Mais, sacrebleu ! comme dirait mon cher père, pourquoi vous entêtez-vous à ne pas lui parler ? On parle aux chevaux, monsieur Bruno ; cela est même du dernier genre avec eux. Papa vous dira qu’il a possédé un coursier étonnant, auquel il apprenait des choses inouïes, rien qu’en chuchotant à son oreille. Je crois qu’il l’a tué un jour d’un coup de pistolet pour la raison toute simple que le chuchotement était devenu inutile. Discourez donc, mon ami ; discourez, vous devez apprendre à discourir à l’école du général Fayor. Caressez-le… Fi ! monsieur Bruno Maldas, vous êtes bien brutal pour un secrétaire. »

Ce garçon perdait la tête en présence de ces railleries méchantes et de ce diable à crinière qui lui soufflait du feu sur le visage.

Sans desserrer les dents, il finit par lever la cravache.

— Oh ! oh ! s’exclama Renée toujours sardonique, il va vous tondre, mon cher Bruno. Il a décidément le goût des cheveux longs. Un mauvais goût, à mon avis. »

Enfin, exaspéré, Bruno se retourna.

— Mademoiselle, dit-il, les yeux presque humides, je crois que je vais le lâcher. »

Il fallait qu’il eût bien bon caractère, car il dit cela avec une douceur enfantine, n’y tenant plus, prêt à fuir si elle lui ordonnait de rester.

Alors Renée frappa tendrement sur le dos frisé de son chien.

— Miss Bell, vous allez prendre sa place. Montrez à ce grand inepte comment on tient une bride, allez ! allez !

Miss Bell, obéissante, alla prendre la bride dans sa gueule, et, gravement assise devant Mélibar, elle le tint en respect.

Mélibar, débarrassé de l’objet de sa haine, ne bougea plus.

— Vous voyez, fit Renée, riant avec l’architecte de la mine ébouriffée de Bruno, ce n’est pas malin. Ah ! vous êtes un fameux écuyer ! Mais courez donc, je vous prie, me chercher l’épure corrigée par vous sous la direction de papa, et rapportez-moi en même temps mon courrier, si le facteur est venu ce matin.

Sans répliquer Bruno partit, avec une morne résignation.

Mlle Renée Fayor avait vingt-trois ans. Elle était fort belle, mais d’une beauté tout étrange. Blonde, d’un blond clair comme une cendre à travers laquelle on aurait vu le soleil, elle se coiffait très originalement, se faisant une grande torsade ramenée sur le front et mordue par un peigne uni, d’ambre jaune. De taille moyenne, bien faite, ses pieds et ses mains étaient d’une petitesse anormale. Elle avait peu de poitrine, mais beaucoup de hanches, une ceinture souple, d’un modelé idéal. Son regard était sombre, et cependant, vu en pleine lumière, ce regard devenait d’une limpidité de saphir. Sa bouche étroite, mignonne, luisait comme une mince blessure. Ses sourcils, déliés, fort noirs, se terminaient en pointe de flèche. Entre eux, à la naissance du nez un peu busqué, il se creusait un petit pli imperceptible comme une ligne tracée au couteau. Ce petit pli se creusait davantage quand la jeune fille s’animait. Ses cils étaient d’un blond franc, semblables à un effilé de vermeil. La peau d’une pâleur un peu ivoirine, mais striée çà et là de veines d’azur, indiquait un sang riche. Tantôt elle marchait en ondoyant, rêveuse, abandonnée ; tantôt elle allait vite, la tête haute, la parole brève. Il y avait des secondes où se détendant tout à coup, elle devenait presque royale ; c’était comme un ressort caché sous un velours. Son caractère variait, pareil à ses cheveux cendrés, bizarres, fluides. Elle riait souvent d’un rire aigu qui vous faisait une impression profonde, mais elle n’était pas gaie. Une sorte de blasement se mêlait à ses folies et donnait à penser qu’elle riait d’un mauvais cœur.

La mère de Renée était morte en la mettant au monde et le général avait fait élever sa fille auprès de lui. Aussi tenait-elle du garçon, ayant de l’impudence, des propos hardis, et pourtant une certaine allure froide au milieu de ces libertés, qui forçait son entourage à être respectueux.

Sa mère, d’une grande famille du Nord émigrée vers le Midi, l’avait faite aristocrate jusqu’au bout de ses ongles soigneusement polis chaque matin. Mais son père, plébéien, languedocien arrivé par la force du sabre, lui avait mis dans les poignets une puissance toute virile dont elle était fière.

Renée passait ses hivers à Paris, où la société un peu mêlée du général, lui témoignait souvent de violents enthousiasmes. Le père aurait voulu marier promptement cette créature encombrante ; sa dot colossale lui assurait de beaux partis, seulement il fallait pour cela le consentement de Mlle Fayor, et ce consentement faisait toujours défaut.

Depuis la guerre de 70, c’est-à-dire depuis cinq ans, le général avait pris sa retraite. Il se partageait entre les surveillances paternelles et les surveillances de Tourtoiranne, un château au moins aussi encombrant qu’une jolie fille.

Il était revenu de Paris avec elle, il y avait un mois à peine, et déjà se manifestaient des caprices fabuleux, dignes d’une impératrice romaine.

Une aurore, Mlle Renée s’était levée pour jouir du premier rayon printanier. En ouvrant sa fenêtre, elle avait promené un regard d’aiglonne sur ce doux panorama de campagne où n’existait qu’un point ombré, là bas, tout au fond. Ces rochers aux mystérieux recoins lui parurent devoir recéler une source. Elle pensa aussitôt que cette source serait charmante dans une vasque. Son imagination travailleuse recouvrit la vasque d’une coupole percée en étoiles, comme celle des thermes orientaux et immédiatement elle y ajouta des colonnettes ornées de stuc, un divan de satin broché, quelques romans du jour sur un guéridon arabe, un coussin pour miss Bell, le tout flanqué de hautes glaces.

En furetant parmi les décombres des caves de Tourtoiranne, caves qui avaient servi d’asile pendant les guerres de religion, elle avait découvert une statue de Diane, aux draperies rongées par les moisissures et un socle de vieux bronze aux armes de Mme Fayor. On mettrait la statue sur le socle, le socle sur une éminence de gazon, et on parviendrait à ce petit temple païen par des marches de granit rose. L’eau tomberait toujours dans la vasque blanche et s’écoulerait dans un ruisselet bordé de mimosas, pour aller se perdre ensuite le long de la petite vallée entourant la colline. Et enfin, le vieux Tourtoiranne, n’ayant pas eu jusqu’ici de salle de bain, l’occasion se présentait de combler une lacune regrettable.

Au déjeuner, ce matin-là, Mlle Renée avait communiqué son projet au général son père. Le général s’était monté la tête contre ce caprice de mauvais aloi. Puis, par un de ces brusques retours qui n’étonnaient plus personne, il avait déclaré que réellement il songeait à cela quand il examinait le paysage. Le général prétendait même que cette source pourrait bien avoir des qualités thermales. Et il interpellait Bruno, qui, épouvanté de toute espèce d’innovations, se bornait à sa réponse ordinaire : — Moi, je ne sais pas, mon général. »

On a vu comment tout le pays avait été mis en réquisition, et comment M. Fayor prenait les choses à cœur dès qu’il s’agissait de vaincre une difficulté.

La roche se soulevait lentement ; les hôtes microscopiques de ce palais géant s’enfuyaient éperdus sous le lierre, cassant de tous côtés. Renée, curieuse, se tenait debout devant l’ouverture. Bruno revint. Il portait un paquet de journaux illustrés et des lettres. Elle prit son courrier sans y faire attention.

— Avez-vous d’autres commissions à me faire faire ? demanda le secrétaire, la physionomie altérée.

— Non, vraiment, mon ami, vous êtes d’une condescendance rare, et si votre politesse avait ajouté un « mademoiselle » quelconque, je vous tiendrais quitte. »

Elle lui faisait cette remarque d’une façon tranquille comme on doit faire les observations aux domestiques encore mal stylés. Bruno sentit peut-être l’injure. Il mordit ses lèvres qu’il avait épaisses mais bien taillées, et malgré sa douceur insouciante, il confondit amazone, cheval, chienne dans la même haine de collégien. À part lui, il promit à toutes ces superbes créatures un tour cuisant s’il en trouvait l’occasion, et pourvu que sa bonté habituelle ne reprît pas le dessus. Puis, voulant sa part de curiosité, il resta là, écartant ses cheveux incultes afin de mieux contempler. Il aurait donné beaucoup pour qu’il n’y eût pas de source.

— Est-il laid ! murmura l’architecte, pas fâché de baisser la voix pour parler à Mlle Fayor.

— Peuh ! à quoi lui servirait d’être autrement », fit-elle dédaigneuse.

La roche se dressa tout à fait. Un des ouvriers poussa une pierre plate, y posa tout droit un pic de deux mètres et une manœuvre habile de la corde laissa retomber le rebord inférieur du rocher sur la pointe du pic. C’était fini.

Mademoiselle Renée se précipita.

— Prenez garde, dit le jeune architecte, toujours très empressé, le rocher n’est soutenu maintenant que par une aiguille, il ne faudrait qu’un coup sec contre le pic pour mettre à néant la plus jolie personne du monde. »

Renée fronça les sourcils. Cependant, elle eut un sourire.

Sous la roche, pas de source. Rien qu’une couleuvre qui décrivit un zigzag dans son nid de sable. Le centre de ce nid, plus concave, paraissait être humide.

— Nous creuserons », déclara l’architecte.

Mlle Fayor eut un geste déçu.

Elle resta pensive. Les ouvriers avaient rejoint leurs camarades. Bruno regardait, pensif, lui aussi.

— Une fameuse tombe pour un homme », dit-il avec une mélancolie rageuse.

Dans une de ces désespérances soudaines qui arrivent quelquefois aux enfants incompris, il rêvait d’être là-dessous, sans secrétariat possible, ayant pour lit éternel la fraîcheur de ce sable fin et vierge.

L’architecte fut étonné. Il ne le croyait pas capable d’une réflexion poétique.

Renée tapait du pied :

— Oui, il faudra creuser ; demain, ou plutôt de suite.

— Mademoiselle, c’est difficile, je n’ai pas les outils nécessaires, demain on s’y mettra, sans faute.

— Très bien ! À présent, allons déjeuner et vérifions ce plan. »

Bruno tendit l’épure qu’il avait été chercher. Elle était semée de drapeaux, comme un plan de bataille.

Renée se mit à rire. Elle prit le bras de l’architecte qui maugréait, pendant que Bruno s’emparait du collier de miss Bell. L’épagneule ne lâcha point sa bride, et le secrétaire, plus les deux bêtes, se gourmant réciproquement rentrèrent à Tourtoiranne.

Arrivée au château, Renée monta chez elle pour changer de costume et décacheter son courrier.

Mlle Fayor avait une chambre fort intéressante pour les observateurs qui jugent l’oiseau par sa cage, quand cet oiseau est une femme. La fenêtre donnait sur un massif de verveines toujours entretenues avec soin, au-dessus duquel s’avançait l’appui sculpté où la jeune fille venait souvent s’accouder pour inspecter l’horizon. Du temps dépendait son humeur, et bien des nuages en passant obscurcissaient son front, lorsqu’on s’imaginait que tout, jusqu’au soir, serait pour elle un sujet de joie. Alors elle fermait sa croisée rapidement, les rideaux de velours tombaient, une obscurité douce régnait dans la pièce ; plus un bruit, plus un mot. Mademoiselle songeait.

Ces rideaux de velours étaient ornés de deux médaillons de soie peinte à l’aquarelle représentant deux sujets transparents : le triomphe de Vénus et de Diane entourée de ses nymphes. Cela faisait des ogives lumineuses recréant la vue sans la blesser. Le plafond, à caisson de palissandre, avait un lustre en cuivre rouge et émail bleu. Les bougies azurées portaient le chiffre de la châtelaine en turquoises. Le lit, dans le fond, était très large, couvert de satin noir capitonné, ayant au milieu un énorme écusson de couleurs très vives, entourées d’une guirlande de verveines brodées en relief et scintillant comme une pluie de petits bijoux. Des draperies de velours doublé de bleu pâle s’échappaient d’un dais de palissandre fleuronné. Une peau de lion, agrandie de rosaces de satin bleu, servait de tapis de pied ; c’était la dépouille d’un lion d’Afrique tué par le général.

À droite, une crédence supportait des livres, des coupes, un attirail d’aquarelliste, des albums.

À gauche, un bureau encombré de lettres toutes ouvertes et au-dessus du bureau, le portrait grandeur nature d’une femme blonde, un peu rousse, l’air souffrant avec un sourire amer. Le buste de cette femme était à demi-couvert d’un fichu de dentelles et semblait sortir d’une nuée ; c’était Mme Fayor. Les tentures des murailles, en taffetas bleu pâle, s’encadraient de baguettes de velours avec des torsades de soies, nuancées. Puis, erraient sur le parquet lamé, des fauteuils bas capitonnés, un pouff, une fumeuse tout en velours avec des médaillons peints de sujets mythologiques. Une grande glace mobile allait et venait selon le caprice de qui la poussait.

Un cabinet de toilette tout tendu de bleu pâle, attenait à la chambre.

À Paris, où le général avait un hôtel avenue d’Eylau, la chambre de Renée était d’un rouge vif, meublée de chinoiseries les plus futiles. Cette différence notoire avait toujours prouvé au père qu’il y avait aberration dans les goûts de sa fille.

La chambre de Tourtoiranne possédait aussi une petite panoplie sur laquelle se croisaient des armes ravissantes ; mais le christ d’ivoire, le christ traditionnel des femmes du monde qu’elles posent dans un ovale de peluche soyeuse, comme pour amortir la pointe aiguë des clous enfoncés, ce christ n’était appendu nulle part. Au fond de la ruelle du grand lit veillait seulement un amour de marbre noir tenant d’une main une lampe-veilleuse pour la lecture, et de l’autre un arc roulé, amour-Diogène semblant guetter un homme afin de le frapper irrévocablement.

Renée s’oublia si bien chez elle que Louise, sa femme de chambre fut obligée d’aller heurter à sa porte. La jeune fille descendit dans la grande salle à manger où le général querellait Bruno en attendant. L’apparition de Renée ne changea guère les esprits. Elle était devenue très pâle ; ses yeux, d’un sombre intense, avaient comme une rage couvante. On mit cela sur le compte de la source qu’on ne trouvait pas. Le général commença à humer son potage en imitant le bruit et le mouvement d’un étalon à l’abreuvoir. L’architecte essayait de prendre l’air dégagé. Bruno méditait péniblement un mauvais coup. Renée avait passé une jupe de lainage blanc et endossé une cuirasse merveilleuse de forme, en velours noir, assorti à sa chambre. Cette cuirasse, ouverte à la Médicis, laissait voir l’attache d’un cou d’une grâce ravissante. Bruno, qui était au bout de la table, ainsi qu’il convient à un humble secrétaire, n’osait plus lever les yeux. À l’horreur de Mélibar se joignait pour lui l’horreur des femmes décolletées, et il pensait que, vraiment, dans cette damnée maison, aucun chagrin ne lui serait épargné.

— Mais sacrebleu ! tonna le général dans le silence du dessert, on aura de l’eau ou je ferai percer la roche elle-même !

— Certainement, ajouta l’architecte ; je parie de trouver bientôt un verre d’eau assez pure pour l’offrir à Mademoiselle.

— Oui, mon général, répondit Bruno, tressaillant à l’idée qu’on allait lui poser une question embarrassante. »

Renée parut sortir d’un rêve douloureux.

— Ah ! oui, de l’eau… et que voulez-vous que cela me fasse ? »

Elle eut un accent si détaché de la chose que personne n’osa plus rien prévoir pour le lendemain.

La journée s’écoula mauvaise, alternativement pleine de torpeurs et de disputes. Aux cuisines, Mérence faillit battre la cuisinière. Enfin, le général fit atteler et alla trouver M. le maire de Gana-les-Écluses, auquel il demanda à brûle-pourpoint la permission de détourner un bras de la petite rivière du village pour arroser sa vallée de Tourtoiranne. L’honnête fonctionnaire terrifié lui répondit que cela demanderait au moins six mois de travail et que les besoins du village interdisaient cette prise d’eau faite au bénéfice d’un seul propriétaire, si important qu’il fût.

Le général Fayor se couvrit d’un geste raide !

— Monsieur, vous y mettez de l’entêtement. »

(Il n’y avait qu’un quart d’heure que le maire discutait avec lui.)

— Mais, mon général, on ne peut satisfaire un administré aux dépens de tous les administrés ! »

Cela était logique. Le général s’emporta.

— Un administré ? Je suis militaire et citoyen. Le mot administré n’a rien à voir avec moi, monsieur.

— Mais, monsieur…

— Je suis général ! J’ai soixante-six ans, quarante ans de bons et loyaux services, et je me fiche, comme d’un coup de canon rouillé, de votre administration !

Sur ce, il était sorti, cramoisi de colère, il avait même failli briser sa voiture sur le remblai montant du village à Tourtoiranne. En rentrant, par malheur, Bruno s’était trouvé dans le bureau.

— Que fais-tu, toi, au milieu de ces paperasses ? »

Ces paperasses étaient le prochain volume de notes sur la guerre que le général voulait faire éditer. Bruno copiait, faisant son métier sagement, doucement, écrivant d’une belle écriture moulée, quoique toute petite.

— Mon général, j’en suis à votre dernière bataille.

— Sais-tu ce que cet animal de maire m’a répondu ? continua le général arpentant son cabinet dont les tentures vertes étaient encore moins vertes que lui.

— Non. Qu’a-t-il répondu, mon Dieu ?

— Que j’étais son ad-mi-nis-tré !!!

Bruno, abasourdi, laissa choir sa plume.

— Son ad… »

Et il resta bouche béante.

— Oui ! alors je me propose… tu comprends, Bruno !… je me propose de lui laver la tête au prochain conseil municipal. Je m’approcherai ainsi (Il s’approcha de Bruno). Je lui dirai : Monsieur ! en le regardant fixement. (Il regarda Bruno très fixement). Monsieur vous êtes un drôle, un polisson… j’ai été blessé en 1870… vous pouviez me laisser détourner votre filet d’eau sans conteste… vous ne l’avez pas voulu… Eh bien ! je vais fermer l’écluse de mon moulin, et vous tirerez tous la langue, si je veux ! »

Voulant sans doute juger de l’effet que feraient les vrais administrés du maire en tirant tous la langue, il secouait Bruno à l’étrangler.

Celui-ci sortit de ses gonds ; il mit simplement ses mains larges sur les doigts nerveux du général et le força à plier les phalanges.

— Comment ? vous osez me toucher, monsieur ! s’écria le général, pensant toujours au maire ; alors je le gifle, tu comprends ! Une, deux, et nous nous battons !

Bruno reçut le soufflet en pleine joue. Il se sauva, pris d’une peur affreuse de rendre la gifle. Puis, une fois dans sa modeste chambre des combles de Tourtoiranne, il éclata en sanglots.

Décidément, Bruno ne pouvait plus y tenir.

Le général, voyant que son secrétaire ne descendait pas pour dîner, espéra se rattraper sur sa fille. Mais Renée se fit excuser. Il n’avait plus qu’une ressource, casser la vaisselle, et tous les compotiers volèrent en morceaux.

Le sommeil descend quelquefois dans les cabanons des fous ; à onze heures, Tourtoiranne paraissait dormir.

Sur un parc de rosiers nains donnait une porte de service très étroite, qu’on ouvrait rarement. À cette porte aboutissait un escalier tournant, comme il s’en voit dans les vieilles demeures ; cet escalier grimpait jusqu’à l’antichambre de Renée.

Vers onze heures, une femme, vêtue d’une robe blanche, une mantille de laine floconneuse sur son corsage de velours, se glissa par cette porte entrebâillée. Elle releva sa jupe traînante pour poser plus à l’aise ses pieds chaussés de satin, et elle écouta, la bouche sérieuse, le pli de son front très accusé. Rien ne bougeait. En haut, près du toit, il y avait bien une clarté ; le secrétaire veillait. Mais elle haussa l’épaule, celui-là ne comptait guère.

Alors elle gagna hardiment la pelouse.

Cette femme, c’était Renée Fayor.

Il faisait une nuit merveilleuse, pas de lune, mais des étoiles resplendissantes, pressées, innombrables, semblant s’enfiler les unes dans les autres, comme des parures de perles. Tourtoiranne détachait, sur ce ciel, les lignes de ses murs assombris, pareils aux arêtes d’un bloc d’ébène. La brise, toute pure, sans bouquet d’arbres pour la retenir, jouait autour de lui et causait à voix très basse avec les vieilles tourelles dont les flèches pointues se dressaient d’une façon martiale sentant leur bonne généalogie. À l’horizon, le long des montagnes tombant sur la plaine, brillait vaguement cette sorte d’auréole lumineuse qui nimbe les nuits méridionales comme si le soleil, amoureux de ces régions fleuries, les quittait à regret, et leur laissait, errant parmi les lointains étoilés un dernier rayon de son couchant.

Le château était posé sur une pente. Devant lui, tout au bas, il y avait le village de Gana-les-Écluses, et la rivière du Gana, sinueuse, argentée, avec des reflets paisibles où l’œil trouvait des caresses. Un chemin montait au perron d’honneur, puis, contournait les pelouses, derrière le château, jusqu’au rocher du fond, pour aller se perdre dans les bois de la colline. Les pelouses étaient fermées des deux côtés par un petit mur surmonté d’une grille à fers de lance.

Ce fut vers ce petit mur que Renée se dirigea. Auprès d’elle rampait, le ventre dans l’herbe, les oreilles renversées, miss Bell l’épagneule, qui ne comprenait pas et flairait un danger pour sa maîtresse. Deux ou trois fois, en descendant les vallonnements du jardin, Mlle Fayor se retourna pour l’empêcher d’avancer. La chienne s’arrêtait, obéissante, se coulait sous une touffe d’arbustes, et dès qu’on ne s’en occupait plus, elle reprenait sa marche, anxieuse, reniflant la brise, flairant les cailloux, les brins d’herbe. Miss Bell sentait un homme dans l’atmosphère, et cet homme elle ne le connaissait pas, elle était sûre de ne pas le connaître.

Il y avait au milieu du mur d’enceinte un grillage à serrure. Renée allait l’ouvrir quand quelqu’un prononça son nom tout haut, si haut que l’épagneule bondit, la gueule démesurément fendue.

— Paix ! vilaine bête », murmura l’homme qui se détacha d’un massif de genêts en fleur.

— Vous êtes là ! répondit Renée d’un ton sourd. J’espérais presque ne pas vous trouver ! »

Dans la nuit claire on distinguait le nouveau venu. Il paraissait âgé de trente ans au plus. Il tenait son pardessus sous son bras, un pardessus gris, doublé d’une nuance tendre. L’élégance de son costume indiquait qu’il avait quitté Paris depuis fort peu de temps. Il mettait à la main son feutre de voyage pour saluer la jeune fille, quand Bell, toujours furieuse quoique muette, se jeta sur lui en mordant le pardessus à pleins crocs.

— Décidément, vous vous gardez bien ici, dit le jeune homme impatienté ; des murs, des grilles, des chiens ! J’ai cru laisser ma peau avec l’étoffe, tout à l’heure.

Renée saisit Bell au collier et leva l’index, Bell s’aplatit. Cela suffisait. Du moment que l’homme était de son monde elle ne grognerait plus.

L’homme regardait Renée ; on n’apercevait pas la nuance de ses yeux, cependant on eût juré qu’il avait la prunelle fuyante. Son front était bas, soigneusement coiffé de cheveux châtains. Deux petites rides tiraient le coin des paupières, et sous la moustache châtain d’un tour cherché, le sourire avait une expression triomphante.

— Comment êtes-vous entré ? demanda Renée, hautaine.

— Eh ! ma chère, vous êtes étonnante ; je suis entré en passant par les dents aiguës de vos fers de lance. Jolie armée que vous avez là ! J’ai déchiré, non pas mon pantalon, ce qui serait un effet trop Palais-Royal pour un amoureux, mais mon manteau. J’arrive de Montpellier, à pied… je suis brisé, moulu, affolé. »

Il ne paraissait ni brisé, ni moulu, ni surtout affolé, mais très comédien dans son calme ironique.

Renée montra, de son index encore levé sur l’épagneule, la noire façade de Tourtoiranne.

— Vous savez, Victorien, là dort mon père ; une simple exclamation peut faire ouvrir ses fenêtres, et alors…

— Je comprends… et alors, c’est bien aimable à vous d’avoir amené ce chien dont le plus vif désir est d’aboyer. »

Un geste impérieux renvoya Bell, puis Mlle Fayor gagna avec le jeune homme une allée enserrant d’un ruban pâle les pelouses foncées.

— J’ai reçu votre lettre ce matin, dit Renée ; vous ne me laissiez pas le temps d’écrire, car vous étiez sûr d’avance de ma réponse. Je vous ai déjà défendu plusieurs fois de venir me trouver chez moi. À Paris, nous pouvons nous rencontrer sur des terrains neutres. Vous n’êtes jamais reçu à l’hôtel. Mon père a su que vous aviez été chassé de certaines maisons de nos amis. Je vous ai déjà fait sentir tout l’odieux de votre rôle. Faut-il qu’on arrive à vous dénoncer au général Fayor ? Tenez, Victorien Barthelme, vous êtes le plus lâche de tous les misérables ! »

Et Renée, brusquement, laissa tomber la traîne de sa jupe, ses mains nacrées se crispèrent sur le velours de sa cuirasse, sa tête se haussa dans un mouvement de révolte ; elle lui jeta un regard de mépris tandis que du peigne d’ambre retenant sa chevelure, jusqu’à ses talons de satin, elle fut secouée par un frisson de dégoût poignant, terrible, qui à lui seul aurait eu la force de repousser cet homme, si cet homme avait eu l’audace de se rapprocher.

Victorien Barthelme ne broncha pas.

— Je connais vos tirades aristocratiques, ma pauvre enfant… Le public, vos relations, vos gens, votre dignité. Je descends de l’express de dix heures quinze venant de Paris. Aussitôt mon billet donné à l’employé, j’ai pris la route de Gana-les-Écluses, absolument par hasard et me fiant à mon cœur… ne riez pas, je vous prie. Une fois le village dépassé, j’ai rencontré un paysan cacochyme auquel j’ai demandé la demeure de M. Bruno Maldas, et naturellement il m’a répondu en me montrant celle du général Fayor. Vous voyez que je garde les convenances. À Paris il n’y a que mes créanciers capables de s’intéresser à mes promenades. Quant à la frayeur que semble vous inspirer monsieur votre père, vous me permettrez d’en douter. Vous êtes toute-puissante auprès de lui, cela est certain, et si vous aviez la moindre envie de me recevoir par les grandes entrées… vous me recevriez ! J’ai donc voulu, de mon autorité privée, avoir une explication avec vous… malgré vos défenses… et me voilà !

— Vous me rapportez mes lettres ? interrogea-t-elle avec vivacité.

— Ah ! oui, vos lettres ! Je devais en effet vous les rendre à notre prochaine entrevue… Renée, vous avez cessé de m’aimer, soit ! À votre âge, dans votre position, avec votre étrange caractère, on n’aime pas longtemps.

— Je ne vous ai jamais aimé ! s’exclama Renée ; je n’ai jamais aimé, pas plus vous qu’un autre ; j’espère bien vivre sans amour toute ma vie. L’horrible chose que vos passions. L’horrible chose ! »

Elle leva ses bras dont les modelés moelleux se détendirent dans une violence effrayante.

Victorien lui toucha le cou, très doucement, comme pour en écarter une mèche blonde qui flottait à travers les dentelles de sa collerette :

— Tu ne m’as jamais aimé ? » fit-il en mettant une grande gravité dans sa phrase.

Elle le regarda avec un regard fiévreux, presque noir.

— Jamais ! je vous le répète ! je vous le jure ! »

Il battait le sable de l’allée du bout de sa botte, baissant le front et dissimulant un rire silencieux.

— Oh ! cet aveu est pour le moins consolant ! Voulez-vous que je vous raconte une histoire, mademoiselle Renée Fayor, une histoire qui atténuera le parjure que vous venez de faire ? »

Renée alla s’asseoir sur un banc de gazon : elle se doutait probablement de ce qu’il dirait, car ses lèvres se serrèrent.

— Il y avait une fois, reprit Victorien, redressant devant elle son buste incliné, une jeune fille de dix-neuf ans, un peu abandonnée à elle-même, ingénue, j’en conviens, provocante, je l’affirme, qui errait dans un hôtel sous la surveillance d’une gouvernante très sévère, tellement sévère qu’un malheureux jeune homme, postulant pour devenir l’humble secrétaire du général Fayor, ne fut pas aperçu un certain soir, faisant une cour pressante à cette jeune fille. Oh ! je sais que vous allez m’objecter que ce jeune homme ne valait pas le diable, qu’il avait fait tous les métiers, traîné dans tous les tripots de la capitale, etc., etc. Bah ! il avait un cœur, tout comme un autre. Tout comme un autre, il s’énamoura de la fille du général, et il eut des transports fous, des raffinements de passion, des ivresses communicatives… Était-ce bien lâche que d’éveiller l’esprit d’une enfant qui ne demandait pas mieux que de se donner à lui, même sans réserve, s’il ne l’eût respectée assez pour… »

Renée eut un sourire.

— C’était un débauché, enfin, dit-elle, redevenue froide.

— Appelez-le comme il vous plaira…, le malheur, en amour, c’est que l’homme apprend à la femme innocente des choses qu’elle ignore. Il vaudrait mieux sans doute, être le troisième amant que le premier. Mais on n’est pas parfait, ma chère, et je n’ai pas eu le courage d’attendre. »

À cette insulte, Renée se leva.

— Taisez-vous ! » dit-elle.

Et elle se tourna, pour voir si la chienne les suivait, prête à la lancer sur lui.

— Où en étions-nous ? fit Victorien sans s’émouvoir. Ah !… ce débauché (je lui conserve religieusement son nom), ce débauché vous aimait donc, et, durant une nuit de douce tendresse…, le… cherchons la date, voulez-vous ? C’est inutile, n’est-ce pas ? Vous lui juriez de l’épouser ; il eut le tort de vous croire ; il se tint à distance, à partir de cette nuit-là ; vous prétendiez qu’il serait dangereux de vivre sous le même toit. Adroitement, vous le fîtes évincer par votre père, et, ne tenant pas mieux vos promesses que lui, vous… ne niez pas, Renée…, vous avez voulu l’oublier. Je ne suis pas un fils de famille, moi. Je vis au jour le jour, selon les rites des viveurs parisiens, demandant au jeu, aux courses, aux intrigues, mes moyens d’existence. Vous m’avez accusé d’avoir eu des relations louches avec des femmes de la société…, c’est avouer que la société est louche…, voilà tout, et qu’elle n’a pas prévu que chacun ne naît pas avec cent mille livres de rentes. D’ailleurs, cela n’est pas vrai, vous pouvez faire des recherches ! J’ai eu la croyance fervente que ma fiancée était déjà un peu… ma femme. Je lui ai fait jadis un emprunt que je ne puis pas encore rembourser. Vous m’accusez de manquer de noblesse dans mes actes, d’être avili et avilissant, vulgaire dans les détails, d’aimer le bruit, les filles de théâtre, que sais-je ? Vous m’accusez bien parfois d’être un homme. Mais, j’arrive à la raison véritable de votre haine. Un soir, c’était peut-être une nuit de mai, pareille à celle-ci, vous êtes venue dans mon humble appartement…, vous étiez tout enveloppée d’un châle, et vous n’êtes repartie qu’au matin. Il est certain que j’ai été ravi… Seulement, à partir de votre visite discrète, sans savoir pourquoi, vous êtes redevenue de marbre, et il y a deux ans de cela… Aujourd’hui, si je vous demandais le chemin de votre chambre par cette toute semblable nuit de mai, que me répondriez-vous ? »

Victorien s’était croisé les bras, Renée effeuillait une amarante, sans paraître le voir ; puis, elle demanda d’un ton fatigué :

— Est-ce que, réellement, vous me rapportez mes lettres, monsieur Barthelme ? »

Le jeune homme fouilla vivement dans son pardessus et jeta en face d’elle un paquet assez mince attaché par un ruban.

— Les voilà, mademoiselle, vous pouvez les compter ! »

Elle eut un geste railleur.

— Vous croyez peut-être que je vais vous les rendre, touchée de votre belle conduite ? »

Et elle les glissa dans sa cuirasse, par l’ouverture de sa collerette Médicis. Il se fit un silence.

Le jeune homme avait reculé, comme stupéfait de son audace ; cependant, au jour, on aurait pu voir qu’un bizarre rictus crispait sa bouche sous sa moustache.

— Ainsi, Renée, vous me retirez le seul gage que j’avais de votre foi.

— Avec ma foi, oui, monsieur.

— Vous ne me mentiez pas en me disant que vous ne m’aviez jamais aimé.

— Non, monsieur. Je me suis laissé prendre, et c’est tout.

— Et ce soir de mai ?

— Ce soir-là, monsieur, l’élève s’est souvenue des leçons du professeur…, je ne dis pas du maître…, rien de plus ! »

En disant ces mots, elle le regarda, presque livide, le pli de son front creusé à faire croire qu’elle venait de recevoir une blessure profonde pointant jusqu’au cerveau. Les sourcils se rapprochaient, ombrant ses yeux magnifiques. Elle était terrifiante.

— Vous refusez la réparation que je vous offre ?

— Un mariage ? je ne peux pas épouser un homme que je méprise et que tout mon entourage mépriserait. Mon père accepterait peut-être, pour l’honneur…, moi, pour l’honneur, je refuse.

— Vous n’en aurez pas moins eu un amant, Mademoiselle Fayor, et il ne vous restera qu’à le faire tuer par ce même père qui lui aurait accordé votre main, n’est-ce pas ? »

Renée examina le visage moqueur de son adversaire.

— Si vous dites cela, Victorien, c’est que j’ai mal fait de ne pas compter mes lettres.

— Vous êtes très forte, Renée… »

Il y eut un nouveau silence. Mlle Fayor tremblait de rage impuissante.

— Voyons, dit-elle, anxieuse, que vous faut-il ?

Est-ce un chantage ? De l’argent ? J’ai, chez moi des bijoux que personne ne peut me réclamer, j’ai des revenus indépendants, j’aurai plus encore de mon père sans avoir à l’informer de rien. Que voulez-vous… pour ?…

— La lettre que je dois avoir gardée ?

— Non, Victorien ; pour que je sois assurée de ne plus vous revoir.

— Vous me haïssez donc bien ?

— Autant que j’aurais aimé la vie si j’étais restée pure.

— Ma pauvre chère Renée, vous êtes complètement folle. Ce qui vous manque, manque à toutes les femmes heureuses. Et vous me reprochez l’amour que je n’ai pas inventé, moi, pauvre amoureux ? Soyez philosophe. Quel est le mari, quel est l’amant qui ne soit ou n’ait été un viveur ? Quel est l’homme qui ne s’adresse pas au corps ? Quel est le jeune fiancé qui ne devient pas, quand il le faut, roué comme un vieillard, et le vieillard jeune comme le fiancé, quand c’est son intérêt de le paraître ! Quelle est, aujourd’hui, la jeunesse qui ne sait pas et la vieillesse qui ne peut plus ? Ma pauvre amie, je ne veux pas froisser vos délicatesses, mais quelle est la femme qui peut jurer que par un beau soir de mai, un soir méridional, peut-être, elle n’ira pas se jeter dans les bras d’un passant à peine entrevu pour lui dire : « Je t’aime » ou « je vous aime » selon son éducation ? Quelle est l’ingénue qui n’est charmée de cesser de l’être ? Quelle est la jeune fille surprise qui jurera de ne pas récidiver de son plein gré ? Et surtout, dans notre siècle, quelles sont les petites infamies qu’on peut promettre de ne pas faire ? Renée, la terre sera toujours très loin du ciel. »

Renée se leva de sa place où son corps gracieux avait à peine ployé le gazon.

— Nous nous écartons singulièrement de la question, mais vous plaidez à merveille, Victorien, et j’ai peur que vous disiez vrai. Vous pensiez donc que les affections estimables n’existent pas… J’en appelle à vos souvenirs !

— Vous parlez d’affections complètement spirituelles. Moi, j’ai connu une poitrinaire qui me jurait de m’aimer purement. Elle est morte en couches à dix-huit ans.

— Après ?

— J’ai connu un petit homme qui faisait des vers pour une actrice, et l’aimait platoniquement, je ne sais quel journaliste a découvert qu’il était petit, mais pas homme… du tout.

— Après ?

— Ah ! diable, vous m’en demandez trop ! »

Alors Renée appuya tout à coup ses mains jointes sur l’épaule de Barthelme.

— Vous avez connu, — dit-elle avec une voix au timbre doux et chaud qu’elle n’avait pas ordinairement, une vraie voix de sirène, — vous avez connu Renée Fayor, enfant et femme à la fois, garçon intrépide et folle gamine, tantôt attirée par un danger, tantôt intimidée par un baiser, une créature aimante, passionnée, vertueuse, orgueilleuse, délicate, au cœur souple, au caractère droit. Vous l’avez prise au moment où elle désirait reposer sa tête ardente sur la poitrine loyale d’un mari. Lorsque notre imagination s’ouvre, poussée par les premiers instincts de l’amour, nous ne rêvons pas toujours le mal, nous, les jeunes filles, et il faut, pour qu’il vienne à notre inspiration qu’on nous l’inspire… Croyez-moi, Monsieur Victorien Barthelme, pour que nous soyons perdues, il faut d’abord qu’on nous perde ! Ensuite, l’homme, qui aime sincèrement, ne commence pas, j’imagine, par donner des sens à la femme aimée, fût-il son amant, fût-il son mari ? »

Victorien prit les mains de Renée.

— Comme tu parles ! Comme tu raisonnes ! Comme tu gaspilles un temps précieux !

— Je ne vous estime plus, Victorien.

— Moi, je t’aime encore.

Il entoura sa taille de ses bras, et ils marchèrent ainsi jusqu’au fond des pelouses.

— Il est tard, la rosée mouille la soie de tes souliers », murmura-t-il.

Mais elle se dégagea, et, brutalement :

— Voulez-vous me rendre cette lettre, me rendre ma liberté, mon repos, lui dit-elle ?

— Je te jure que je n’ai rien gardé. Cette fois je te parle sérieusement, tout à l’heure, je jouais. »

Il ajouta :

— Tu sais que demain j’irai trouver le général Fayor.

— Vous n’oseriez pas ?

— Écoute donc ! Sachant que tu avais quitté Paris quelques jours avant lui, j’ai été voir le sieur Bruno Maldas, le remplaçant de tous mes successeurs, car les secrétaires se suivent beaucoup et ne se ressemblent pas chez ton singulier père. J’ai trouvé, — tout seul, heureusement ! — une espèce de paysan languedocien imbécile, mal élevé, absolument rustre. J’ai compris qu’on ne pouvait s’aboucher de ce côté. Mon intention était de sonder les nouvelles idées de la maison et de m’y introduire par une camaraderie quelconque avec ce jeune homme. Mais, bons dieux, quel stupide animal, il ne voit que ses copies ! Avant de venir ici, j’avais envie d’écrire à M. Fayor, puis j’ai eu peur que tu fasses supprimer la lettre ; à la campagne ces choses-là se font. Il t’était facile de reconnaître mon écriture…, alors j’avais pensé à la mettre sous la souscription du Maldas… Mais tu vois, j’ai préféré implorer directement.

— Vous êtes donc criblé de dettes ?

— À tel point, Renée, que mon honneur te regarde.

Il dit ces mots d’un ton humble, ému, fléchissant à demi les genoux devant elle.

— C’est bien, je puis vous donner tout de suite, en valeurs diverses, quarante mille francs. Croyez-vous que ce soit assez pour que je n’entende plus jamais parler de vous ?

Victorien Barthelme se leva, furieux, serrant ses poings gantés.

— Je veux vous épouser, Renée Fayor, et je vous épouserai, j’en fais le serment sur votre propre orgueil ! »

Son accent indiquait, à présent, une résolution inébranlable.

Renée regarda avec une subite inquiétude derrière elle. Elle avait entendu la chienne, qui, revenue par une allée transversale, grondait sourdement. Prise d’un vertige, elle saisit le poignet de Victorien :

— Il faut nous cacher !

— Mais où, tout est à découvert ici ? »

Très inquiet lui-même, il se laissa conduire.

Pourtant, le château gardait sa solennelle tranquillité. Renée cherchait un endroit, les yeux hagards, en proie à une atroce terreur.

— Là, dans les rochers ! » offrit Victorien.

Ils montèrent rapidement le tertre encombré de quartiers de pierres et d’outils abandonnés.

L’énorme roche, toute droite, leur offrait un abri ténébreux, dont l’ouverture se dissimulait sous le lierre pendant le long des crevasses.

— Une grotte, murmura le jeune homme, rassuré. Diane et Endymion ! »

Son naturel, d’une légèreté cynique, avait déjà chassé la frayeur qu’elle lui avait causée. Il entra et vit une couche de sable bien blanc, miroitant comme un satin rayé.

— Ne vous asseyez pas, dit Renée d’une voix rauque, il y a des serpents. »

Barthelme se mit à rire et se retourna :

— Bas les armes ! fit-il gaîment, voici ta lettre. Je ne garde que ma demande en mariage, demande que je ferai verbalement demain matin. Je l’avais préparée avec preuves à l’appui ; je te rends les preuves, car je compte sur tes propres explications.

Il tira deux lettres d’une enveloppe, gardant la première qu’il replia :

— Tu seras bonne ! » ajouta-t-il.

Du fond noir où il était, il contempla, un instant, cette femme immobile dans les plis de sa robe blanche. Aux douces lueurs des étoiles, il voyait les cheveux de Renée se strier d’or à travers les mailles neigeuses de sa mantille de laine. Sa taille lui sembla plus haute, son cou moins flexible, et, dans son visage levé, ses prunelles lui parurent rayonner comme rayonne le regard des fous qui se souviennent. Derrière elle, s’étendaient, en s’abaissant, ou en remontant, les massifs embaumés des pelouses avec leurs allées pâles, leurs bancs de mousse, leurs bordures touffues. De capiteux parfums vagabondaient par les brises tièdes ; des senteurs de verveines et des senteurs de roses se mariaient cavalièrement à tous les coins de leurs routes aériennes pour se répandre ensuite en fumée odorante. Tombant du sommet de la roche, venaient de odeurs fraîches de verdures sauvages, et ce murmure mystérieusement confus que font les nids où quelques petits mal éclos ont des rêves agités sous l’aile de la mère.

Victorien se disait, la contemplant toujours, qu’une grande faiblesse se préparait pour eux. Il clignait les paupières, ayant des moiteurs dans les mains, et sans l’appeler, la voyait approcher malgré ses yeux fermés.

Renée se baissa. Elle prit, par terre, une chose lourde qu’elle brandit, soudain avec une force surhumaine et il y eut un choc métallique, sonore, vibrant un choc de marteau sur une enclume. C’était un outil de maçon que Renée Fayor soulevait.

Le pic soutenant la roche sauta en éraflant la pierre qui rendit des notes aiguës.

Alors, dans l’ombre, se passa un phénomène étrange qui fut rapide comme un truc de féerie. Cet homme jeune eut tout à coup le dos voûté, la tête enfoncée, le crâne élargi. Sa poitrine devint une masse, ses pieds disparurent, tandis que ses jambes rentrèrent dans son torse… puis deux jets brillants jaillirent de sa face disloquée… On ne distingua plus rien, l’immense tombe s’affaissa tout entière reprenant son ancienne place avec un bruit de foudre, et la terre s’ébranla jusqu’au château de Tourtoiranne.

Renée Fayor resta là, devant son crime, ne sachant plus bien si elle venait de le commettre… La roche avait repris son air entêté, sournois, et la morne immobilité d’une chose qui veut être complice. Renée, les bras tombés le long du corps, s’était sentie bondir, malgré elle, quand la pierre avait remué tout le sol. Maintenant il lui semblait qu’une humidité sortait du bouleversement, juste à côté de ce marteau de maçon et de ce pic déjeté violemment, elle eut l’idée affreuse que cela pouvait couler de l’homme écrasé. Elle s’éloigna à reculons, s’attendant à voir cette géante se relever pour l’écraser à son tour. La chienne, à quelques pas, regardait aussi, comprenant instinctivement l’horrible action de sa maîtresse. Renée aurait voulu l’entendre aboyer, elle aurait voulu entendre un cri, ne fût-ce qu’un cri de bête ! Mais Bell, quand Renée s’approcha, s’enfuit éperdue sans se retourner.

Mlle Fayor regagna les pelouses machinalement, prise tout à coup d’une de ces craintes nerveuses qui, chez les femmes, dominent les situations les plus terribles. Mlle Fayor, voyant courir cette chienne, se mit à courir aussi en se bouchant les oreilles des deux mains, ayant peur maintenant de l’entendre hurler.

Arrivée près du château, elle examina les croisées, aucune n’était ouverte. Cependant, là-haut, Bruno Maldas veillait encore, car une ombre passa contre une vitre dans la clarté d’une bougie. Renée repoussa la porte dérobée, monta l’escalier, rentra chez elle et s’enferma à double tour. On l’avait vue, certainement, et elle se sentait plus tranquille puisqu’elle serait punie.

Elle alla s’étendre, tout habillée, sur le blason brodé de son lit noir. L’amour de marbre, grave et triste, tenait sa lampe éteinte. À présent il ne cherchait plus l’homme !

— Faut-il me laisser traîner devant les tribunaux songeait-elle, ou faut-il prévenir le scandale d’une cour d’assises en me suicidant ?

La figure souffrante de sa mère lui souriait, entourée de brouillards et à côté, la panoplie montrait des armes faites à la délicatesse de ses doigts, mais sûres, effilées. Elle hésita, et, saisie d’une lâcheté morale qui envahit tout son être, elle haussa les épaules.

— Non, fit-elle, attendons ! »

Elle songeait peut-être qu’on pourrait acheter Bruno. Elle se persuadait de plus en plus qu’il avait vu…, c’était fatal…, cela devait être !

Elle se releva, courut à son bureau, secouée par une fièvre intense. Elle alluma une bougie, se mit à brûler les lettres rendues, cacheta des papiers, scella des écrins et remplit des coffrets. Si sa fuite était possible, elle fuirait. Après tout, la vie est bonne quand on se sait libre. Victorien Barthelme n’avait rien gardé. Réflexions faites, il était inconnu dans le pays, il n’avait pas paru chez le général depuis longtemps ; qui pourrait savoir pourquoi il était mort ?

Ah ! il y avait cette humidité sentie là bas, à travers l’étoffe de ses souliers, et elle laissait retomber ses bras comme en présence de la roche. Un instant, elle eut l’idée d’aller trouver Bruno dans sa chambre des combles. À eux deux, ils iraient laver ce sang…, car…, ce ne pouvait être que du sang. Le sable n’avait pas voulu tout boire ! Il lui paraissait tout naturel de prendre pour l’aider ce garçon que chacun brutalisait. Elle se dirigeait de nouveau vers le seuil de sa chambre, lorsqu’un son prolongé lui arriva, pénétrant et suivant les épaisses murailles du château, un son, d’abord mélancolique comme une note d’orgue soutenue, puis renflé brusquement d’une manière formidable… Une sueur froide colla ses cheveux blonds à ses tempes… C’était miss Bell, et jamais elle n’avait eu un hurlement pareil. Renée Fayor roula inanimée sur la peau du grand lion d’Afrique. Les premiers rayons de l’aube l’y trouvèrent encore étendue.

À dix heures du matin, Louise, voyant que Mademoiselle ne paraissait pas, frappa doucement à la porte.

— Allez leur dire que je vais descendre, répondit la voix ferme de Renée.

À ce moment suprême, elle avait décroché un des revolvers de sa panoplie et l’armait avec une sûreté stoïque.

Qui pouvait donc l’attendre si ce n’était la justice ? Elle s’étonnait que le général ne fût pas encore venu la prévenir et préparer son arme.

— Mademoiselle, dit Louise d’un accent tout joyeux, le roc est retombé cette nuit. Figurez-vous qu’il a crevassé la terre et en a fait sortir une source, une vraie source ! Oh ! pas grosse, mais elle coulera plus fort. L’architecte demande s’il faut relever la pierre… bien que cela ne soit guère la peine. On vous attend.

Renée ouvrit sa porte, affolée… Elle avait donc fait un rêve épouvantable…, seulement un rêve ! Puis elle se précipita, retenant des sanglots convulsifs.

En effet, une fontaine se formait au bas de l’énorme tombe, le ciel riait autour, les abeilles se poursuivaient en bourdonnant, les petits lézards avaient repris leur domicile, le lierre déployait son vert manteau, et ceux qui attendaient souriaient, tranquilles, contemplant la source naissante, bouillonnement microscopique essayant déjà des airs de torrent entre ses deux galets.

Devant ce tableau paisible, Renée murmura :

— Mais, oui, j’ai rêvé !

La roche était retombée exactement à sa place ; elle ne laissait plus rien deviner de son secret funèbre. Renée ajouta d’un ton presque calme, en se tournant vers l’architecte :

— Vous auriez dû mieux l’appuyer, mais laissez-la ainsi et placez une vasque ovale au lieu d’une vasque ronde…, vous gagnerez du terrain.

L’architecte se pencha sur le bassin en miniature que se creusait l’eau. Il en emplit une coupe gravée que, solennellement on avait été chercher, et la présenta à la jeune fille. Le général survint, suivi de Bruno. Celui-ci avait les yeux un peu rouges.

— À ta santé, ma fille, cria M. Fayor, nous ne nous trompions pas. »

Renée s’avança, livide sous son ombrelle de soie, elle porta la coupe à ses lèvres, mais, sa bouche se détourna malgré sa volonté, et, la tendant à Bruno :

— Buvez, fit-elle, moi, je n’en ai pas le courage, cette eau me paraît trouble. »

Bruno, toujours obéissant, but lentement.

— Elle a un mauvais goût, fit-il enfin, pour dire quelque chose.

— Vous avez tort de l’avouer ! » répliqua Renée Fayor en enveloppant le pauvre garçon d’un regard effrayant.


CHAPITRE II



Mon cher Nono,

Je vais t’apprendre de bien tristes nouvelles. D’abord, les deux petits canaris que tu m’avais donnés pour ma fête sont morts ce matin, et puis, hier, papa m’a dit qu’il fallait me marier avec un monsieur que je ne connais pas ; il va me le présenter tout à l’heure. Je te jure qu’il n’y a point de ma faute. Je les faisais manger tous les jours et je nettoyais proprement leur cage ; mais, vois-tu, ils avaient des agaçons dans les pattes, ils ont fini par expirer, tout raides, le bec ouvert, que ça t’aurait donné pitié de les voir. J’ai beaucoup pleuré, tu peux me croire. Quant au monsieur, je t’ai juré de t’appartenir, nul ne pourra m’arracher un consentement, je te le promets encore sur mon amour, sur ma vie ! Je t’envoie les deux ailes de mes oiseaux dans une boîte que je fais recommander à la poste. Les pauvres petits n’avaient pas encore pondu ni l’un ni l’autre. Cache bien cette boîte, pour que ton général qui est si tracassou, ne la prenne pas. J’y ai mis aussi un vieux ruban qui a servi à suspendre la croix que je mets le dimanche pour aller à la messe, tu dois t’en souvenir, tu me l’as rattachée une fois.

» Tu te plains que je n’écris pas plus souvent. Je pense tellement à toi que je n’ai pas le temps de te le dire. Songe que nous allons changer de magasin. Nous quittons la rue des Trois-Couvents, pour aller rue du Peyrou. C’est bien plus beau et il y aura plus de monde. Depuis les derniers emprunts de papa, il ne tient guère en place à cause de moi. Il dit que j’ai des bêtises dans le cœur et que le mariage, c’est autre chose. Je ne réponds rien, mais je relis toutes tes lettres avant de me coucher. Je ne te serai jamais infidèle. D’ailleurs tu sais que nous nous sommes embrassés un soir, et cela nous liera éternellement l’un à l’autre. Je ne vais plus voir ta mère en cachette, car j’ai trop peur de papa. Je sais que ta petite sœur va mieux. On m’a acheté une jolie robe de taffetas avec des volants bordés d’une ancienne garniture de maman qui dit qu’à dix-huit ans on peut porter des dentelles. Quand donc serons-nous mariés, et quand auras-tu assez d’argent pour payer les malheureuses dettes de papa ? Oui, je reçois régulièrement tes longues lettres.

» Où donc as-tu trouvé ce beau papier vert pâle et blanc d’un seul côté ? Il est bien glacé… si tu en as beaucoup, envoie-m’en, et puis n’oublie pas mon collier de Paris… ; puisque tu en viens, tu dois me l’avoir rapporté. Envoie tout poste restante. La bonne est toujours pour nous. Fais attention aux miennes. Cette maison où tu es me fait peur car ton général est bien méchant. Il a une mauvaise réputation, ici, où tout le monde le connaît. Cette demoiselle est bien drôle de courir la nuit et de se décolleter le jour… Elle est peut-être folle… je ne ferai jamais ça quand je serai ta femme. J’aurai des corsages montants. Tu sais comme maman a veillé sur mon éducation, et je tiens à te faire honneur. Mon cher Nono, ta Lilie te consolera de tout ce que tu auras souffert pour elle !

» Ah ! voilà le prétendu à papa ! Je vais descendre et je vais te dire ce qui se sera passé. On m’a fait habiller, je me sens honteuse. J’ai regardé par la fenêtre, derrière notre enseigne, et il m’a paru moins bien que toi… Maman m’appelle !
 
 

» Je suis bien désolée, M. Maldas, je n’osais plus continuer cette lettre commencée il y a huit jours… enfin… je vous l’envoie tout de même. Hélas ! nous ne devons plus nous revoir. On m’a fiancée, malgré moi, croyez-le. Je suis sacrifiée, car le prétendu de papa doit s’associer à son commerce. Je me marie dans un mois ! n’essayez pas de venir, on vous chasserait. Mon futur est un homme très sérieux, il a vingt-huit ans. Je n’oserai jamais lutter contre sa volonté.

» Adieu, Monsieur Bruno, pardonnez-moi la peine que je vous cause, et, je vous en prie, ne faites aucun scandale. Si on venait à savoir que vous m’avez embrassée !… Il serait capable de me tuer, car il a l’air de m’aimer beaucoup. Adieu, oubliez-moi.

» Amélie Névasson. »

C’était la dixième fois que Bruno faisait la lecture de cette lettre. Il avait fini par la lire tout haut pour se persuader que ses pauvres yeux, obscurcis de pleurs, ne le trompaient pas. Il attendait depuis une semaine des nouvelles de Lilie…, consolantes, très consolantes… Et il se fourrait les poings dans les joues pour jeter, contre la douleur morale une douleur physique. C’était, dans sa poitrine, comme un ongle venimeux qui le fouillait. Bien qu’il ne fût pas dévot, il avait crié Sainte Vierge ! dès les lignes du début. Puis, du jardin, il avait couru, comme un homme poursuivi, jusqu’à sa chambre des combles. Assis sur son lit de fer, il lut et relut… et se renversa, tout d’une pièce, en arrière, mordant les draps à pleine bouche pour ne pas être entendu. Et vraiment c’était singulier de voir ce vigoureux corps de garçon se tordre dans ce faible chagrin d’enfant. Personne ne le savait, mais il était épris à un point terrible. Bruno Maldas aimait Amélie Névasson. De là, Nono et Lilie. Tout un roman. Cet amour était venu d’une façon bizarre, caractéristique, magistrale, et surtout de trop bonne heure comme les amours qui doivent mal finir. Il y avait tantôt trois ou quatre ans, au lycée de Montpellier durant une distribution de prix (Bruno finissait sa Rhétorique), un professeur malicieux, débauché peut-être, car il faut être débauché pour exposer un innocent à de pareilles épreuves, un professeur désigna une demoiselle pour donner le prix de version latine à Bruno. Bruno avait été déjà couronné cinq fois. Monsieur l’aumônier, monsieur le proviseur, et la maman et la petite sœur…, tout le monde y avait passé. Bruno, boudeur, mal sanglé dans sa tunique de collégien qui mue, alla droit à cette demoiselle, et, l’air gauche, il se mit à genoux. Les parents riaient de le voir tout drôle. Puis il leva les yeux pendant qu’elle lui posait sur la tête sa couronne en feuilles de papier verni.

Coup du sort ! Elle était gentille, un peu maigre, quatorze ans, une robe de mousseline avec une guimpe plissée à l’ange, un regard bleu faïence, mais si fin, si délicieusement fin ! des nattes d’un blond de blé, un front transparent et toute drôle, aussi, comme une écolière. Elle rougit, il rougit sans savoir. Ce fut épouvantable. Il revint, chancelant sous sa couronne posée de travers, et tomba affolé sur son banc. Les gens de la ville n’avaient rien vu.

On aime vite par le beau midi en feu. Bruno aima Mlle Amélie Névasson, fille d’un petit marchand de toile, rue des Trois-Couvents. Cela dura un an sans aveux. Il arriva une partie de campagne (encore un coup du sort !) où il tomba une averse. Bruno, mêlé incidemment à cette partie de campagne, poussa l’amabilité jusqu’à tenir le parapluie de Mlle Névasson. Au crépuscule, on s’appelait Lilie et Nono, on se promit une fidélité inviolable.

On grandit. Quand M. Névasson fit de mauvaises affaires, Nono, devenu M. Maldas, bachelier ès lettres et ès sciences, déclara qu’il paierait les dettes à lui tout seul. Il exécuta alors un acte très hardi. Sans prendre conseil de personne, il alla se présenter chez le général Fayor dont il avait entendu parler comme d’un homme sinistre, ne gardant jamais plus d’un an ses attachés. Mais Bruno avait une bravoure particulière. Il se disait qu’on ne rétribue largement que les métiers difficiles. Ensuite, il avait horreur du commerce, et il aimait à écrire sous une dictée intelligente, à laquelle il pourrait ajouter, au besoin, ses idées, car il avait des idées, très saines, très droites, comme sa petite écriture moulée.

Lorsqu’il se présenta dans le salon sévère de Tourtoiranne, le général le regarda fixement, selon son habitude. Bruno ne baissa point les paupières, ses lèvres s’épanouirent dans un bon sourire candide.

— Vous serez soldat, vous ? dit M. Fayor.

— Non, mon général, je suis fils de veuve et j’ai l’intention de me marier jeune.

— Fils aîné de veuve ! vous avez tort ! » fit brutalement le général.

Et il l’accepta parce qu’il était du pays, mais il le prit en grippe parce que c’était encore un clampin, comme les autres.

Le purgatoire de Bruno se dessinait. La maman, bonne femme n’ayant qu’une mince fortune et une gamine turbulente à surveiller, fut ravie de l’aubaine. Elle connaissait le précoce amour de son aîné et elle pensait que Paris le lui aurait détruit avant peu. Cette demoiselle Névasson n’était pas son rêve, à la maman. Bruno calcula qu’en envoyant par mois cent francs chez nous, selon son expression, et en gardant cent francs pour gonfler la bourse mystérieuse destinée à son futur beau-père, il lui resterait cinquante francs pour son entretien et cela suffirait à le rendre le plus enchanté des secrétaires.

Le pacte fut conclu. Nono avait vingt et un ans.

Il est des êtres, pétris d’une argile douce qui ont pour mission de se prêter aux mains brutales des autres. Plus l’argile devient fine, malléable, onctueuse, plus les mains brutales la pétrissent, la retournent, la massent.

Nono, sans se douter de rien, se jeta courageusement sous l’ébauchoir cruel du général. Il ne savait qu’une chose, c’est que, s’il tenait ferme, le salut de M. Névasson était assuré, tandis qu’il lui faudrait courir les positions chanceuses s’il s’impatientait. Il gardait son cœur d’incompris pour les lettres sur papier vert pâle. Ces lettres étaient navrantes. Lilie ne comprenait pas… mais ça ne faisait rien, il trouvait si bon d’écrire ce qu’il souffrait à une créature blonde et frêle qui serait toute sienne un jour. Il cachait une poésie dans chaque vulgarité de sa nature. Il s’habillait grossièrement, mettait trop longtemps des habits trop courts, car il se développait encore, et l’économie d’étoffes neuves emplissait peu à peu la tirelire du beau-père. Il fallait solder à l’heure du contrat dix mille francs net. Et il lui grimpait des rougeurs au visage, quand il préparait le discours à faire pour offrir cette fortune lentement fabriquée de ses peines. Il comptait acheter des rentes, négocier, calculer ; tout un trafic de vieux encombrant sa jeunesse à l’âge des passions.

Nono n’avait pas de passion. Nono, adorable et naïf jusqu’au ridicule, ne connaissait pas les femmes. Nono aimait sa Lilie, Lilie en robe montante, voilà tout ! Un trait d’acier enfoncé dans une écorce de chêne.

Il n’avait pas le temps, lui, et, d’ailleurs, un de ses camarades de collège était mort d’avoir trop vécu. Nono, voulant vivre pour Lilie, s’était juré qu’il ne vivrait qu’un peu… et il appelait vivre un peu ne pas vivre du tout. Comment aurait-on ri de sa sagesse ? Il n’était pas un Adonis. Puis, très entêté, il aurait laissé rire. Quand le général lui offrit un jour de sortie, il songea que le temps du collège, revenait, et remercia pour sa mère. Le général tordit sa moustache. Bruno rentra à la nuit tombante.

— Mais, animal, tu pouvais prendre la permission de dix heures, au moins, fit le Sabreur, stupéfait. »

Nono rougit prodigieusement.

— Je n’ai pas de ces habitudes-là. »

M. Fayor, les bras écartés, considéra son secrétaire, puis il eut un éclat de rire colossal.

— Ma foi, je comprends ! Elles ne veulent pas de toi, tu es trop laid. »

Alors Nono dissimula une larme sous ses cheveux épars. Nono sentait qu’il disait vrai, ce butor. Être laid ! Les jeunes hommes qui sont beaux, ou seulement bien n’ont jamais ressenti les affres de cette rage qu’éprouve l’amoureux, bon jusqu’aux moelles, en se sachant laid. Dans les lycées et collèges de province on connaît certaines recherches, malgré la tunique raide et le pantalon disgracieux. On se fait une raie à droite ou à gauche. On a de l’extrait de citron ou de l’eau de Cologne pour le mouchoir, du savon mousseux pour adoucir la peau gercée, des chemises à plis et des faux-cols où l’œil attendri contemple les mots Jockey-Club, Dandy-Amirauté, imprimés à l’envers. On a des cravates bleues, roses, chinées, des gants de fil, et quand on doit longer, en promenade, les demoiselles du pensionnat voisin, on pose son képi d’une certaine façon, absolument provocante pour ceux qui sont prévenus. Bruno, dont le père avait été jardinier, et qui avait une bourse entière, grâce à la générosité de la ville, ignorait ces choses de la fashion, et, devenu adolescent, on s’était trop moqué de lui pour qu’il pensât à les apprendre. Lilie, mauvaise comme toutes les petites adulées, lui avait dit une fois : Tu ne seras jamais faraud comme M. Ludovic ! M. Ludovic était le fils du maire. Il n’y avait pas de bon sens d’aller chercher une comparaison pareille. Le fils du maire ! Ça devenait consolant à force d’être invraisemblable. Pourtant, ô bizarrerie féminine, Lilie aimait les cheveux de Nono, ces cheveux fabuleux qui se répandaient partout et le forçaient à marcher la tête en avant, pour y voir ; elle les aimait, elle les triait, elle les tressait, et riait au travers, coquette en herbe flattant l’imperfection de l’homme pour faire valoir sa perfection de femme. Enfin, ça lui faisait plaisir, Nono les gardait longs.

Nono avait un vilain défaut : il était jaloux, jaloux comme le sont les terre-neuve en présence des bichons havanais, et qui ont l’air de se dire tristement qu’il leur est interdit de se blottir sur des genoux quelconques. Nono, embarrassé de lui-même, sanglotait dès que Lilie lui parlait d’un autre. C’était le supplice de la roue, et elle l’y avait dressé. Ce qu’il y avait de très fort, c’est qu’il ne répondait rien : il boudait ; bouder, pour lui, était toute l’audace. Ensuite, n’avait-elle pas raison de le trouver affreux. Et, sûr d’être affreux du moment qu’il était autrement qu’un autre, il fuyait les glaces, se bornant à devenir d’une idéale bonté. Il était jaloux aussi de sa petite sœur, Césarine, qui était jolie et que la mère embrassait trop. Il était jaloux aussi des oiseaux jaunes qu’il avait donnés à Amélie, à ces bêtes d’oiseaux jaunes avec leurs becs roses, leurs yeux noirs… Enfant, fiancée, serins, tout était ravissant ; lui, atrocement laid…, son avis renchérissait encore : épouvantablement laid ! Et il adorait toutes ces créatures. Avec sa sœur, il se mettait à genoux pour baiser ses petits pieds, se sauvant après pour pleurer sans cause. Quand il voyait Lilie, il avait des étourdissements et se prenait les tempes, n’osant plus l’approcher, car cet amour était confus en lui. Quand il entendait jacasser les canaris, il essayait d’adoucir sa voix. Il les maudissait et leur donnait de la salade.

Bruno était bien malheureux. Les douleurs se proportionnent à la vivacité des passions ; sa seule vraie passion expliquée, la jalousie, le faisait souffrir de tout, et plus il était bon, plus il souffrait.

On se demandera pourquoi Mlle Lilie Névasson avait aimé Nono dans un pareil état. Mon Dieu ! il y a deux âges pendant lesquels les femmes aiment les collégiens : soixante ans et quatorze ans. Recevoir une lettre poste restante, avoir des rendez-vous au jardin public et sous la garde de sa bonne, aller causer de quinze jours en quinze jours chez une personne un peu inférieure qui vous traite en petite reine, cela est dans le sang des jeunes filles. Puis, ça fait peur, on en tremble, on en a des cauchemars où l’on voit un père levant son coutelas sur la tête de sa fille, tandis que l’amoureux se poignarde plus loin, et qu’une enveloppe ouverte gît sur le devant de la scène.

Maintenant, Lilie était de bonne foi en lui promettant d’être sa femme. Elle s’était laissé embrasser… elle lui devait sa personne. En province, on a de ces idées sottes et généreuses, chez les petits bourgeois. Ce fut un soir, dans le bout de parterre de Mme Maldas, hors des murs de Montpellier, loin des parents. Bruno avait la cervelle un peu perdue à cause du fils du maire. Il pleurait, selon son assommante habitude ; alors, elle, très émue, lui caressa le cou, ce qui lui produisit un effet nerveux indescriptible. Il eut comme un rayon de soleil sur les lèvres, et il partagea ce rayon avec la joue que Lilie lui tendait sans s’en douter. Ils demeurèrent très surpris, très inquiets. Lilie se fâcha la première parce qu’elle comprenait mieux. Elle se redressa avec un laissez-moi ! qui aurait fait honneur à Mme Névasson. Elle parla de confiance, de dignité, et Bruno, anéanti, jura de ne plus recommencer ; du reste, il la considérait comme un ange ! Et il avait une telle nature, que, si on lui avait mis alors, de force, Lilie toute nue, dans les bras, il n’aurait plus osé. Eh bien, ce fut sa perte. Lilie aurait voulu qu’il recommençât, elle, à l’instant même ! Ô femme, éternelle torture de l’homme !

Bruno, son premier accès de délire calmé, ayant assez relu la lettre fatale, la comprenant, la sachant par cœur, se releva et se promena dans sa chambre à grands pas. Ainsi Mlle Lilie l’appelait « monsieur », elle se mariait, elle l’oubliait !… L’autre était bien ! il lui plaisait !… tout était fini. Il alla se mettre devant sa table et prit un rouleau du papier vert pâle, un reste de la tapisserie du cabinet de toilette de Mlle Fayor… ce que Bruno ignorait ; car il avait trouvé ce papier en rangeant une armoire, et le général, voyant son envie démesurée, le lui avait donné paternellement.

Bruno en coupa une petite rame avec soin, évitant de faire des hachures, assurant les ciseaux dans ses doigts tremblants. Il l’enveloppa et fit une adresse. « Elle voulait de ce papier, murmura-t-il, dévorant ses larmes, je tiendrai mes promesses, moi. »

Ce fut sa seule vengeance.

Puis il songea au collier. Il voulait jadis, dans son enthousiasme de devenir riche, lui offrir un fil de perles vraies.

À Paris, il en avait trouvé un relativement bon marché : quinze cents francs. Mais toutes ses économies auraient à peine suffi à la dépense. Que faire ? Lui donner des perles fausses… Parce qu’elle était fausse, elle ?… Jamais ! Ce serait lâche !

Il s’absorba dans de douloureuses réflexions. Il fallait qu’il eût ce fil de perles avant le mariage. Ce serait horrible de le lui donner quand elle serait une dame.

Il s’attrapait les cheveux à poignées, secouant ses larmes sur le parquet. Ah ! s’il avait pu les enfiler ! mais, pas moyen ! Cela fond, les larmes d’amour. Il ne se disait pas qu’il se tuerait, non…, seulement il ne voulait plus la revoir.

C’était toute son enfance qui le quittait. Il entendit la cloche du château annonçant le dîner et ne descendit pas, car il avait une figure impossible ; les tracasseries d’en bas lui seraient devenues intolérables. Mlle Fayor, depuis une semaine, depuis qu’il l’avait aperçue courant la nuit où ce roc était retombé, Mlle Fayor avait des méchancetés du diable : elle épiait jusqu’à ses regards pour lui dire qu’il était bête de regarder ainsi. Nono, dont personne ne s’inquiétait, demeura là en présence de sa douleur.

Un instant il prit la plume et commença :

« Mademoiselle Lilie, je vous pardonne. Voici du papier. Je n’ai pas encore votre collier, mais je vous l’enverrai, pour sûr, avant votre mariage. Aucune tristesse ne vous viendra de moi…, jamais, je vous le jure… je……

Il s’arrêta, et se remit à pleurer. Il se coucha de bonne heure, ivre, désespéré, s’enfonçant la tête dans le traversin, ne voulant plus se souvenir. Finalement, il s’endormit, fatigué de ses sanglots.

Dans le désordre de son lit auquel il communiquait sa fièvre, Nono laissa pendre son bras hors de ses couvertures. Le lendemain, lorsqu’il s’éveilla, il éprouva une sensation étrange au poignet. C’était un chatouillement très doux, d’une douceur fraîche. Des petites choses délicates roulaient le long de sa peau. Il portait des chemises de toile énorme, raccommodées grossièrement ; aussi ce contact faillit le rendre fou avant même qu’il eût vu ce qui le produisait. Il s’éveilla tout à fait, et ramena son bras. Ses yeux s’agrandirent dans une stupeur immense : il y avait autour de son poignet un fil de perles à fermoir d’or, d’une valeur au moins égale à celui qu’il avait voulu acheter chez le bijoutier parisien.

Nono sauta du lit et se précipita sur sa lettre commencée ; elle était toujours à sa place… la lettre de Lilie, le papier vert tout était là.

Il se toucha, se palpa, retoucha, repalpa le collier. Il était bien en vie ! C’était bien des perles !

Nono crut à un miracle. Ensuite, il pensa au général. Pourtant, ce ne pouvait être ni la sainte Vierge, il ne se reconnaissait pas assez pieux, ni le bourru, il n’était pas assez bienfaisant. Son esprit travailla et il finit par ne plus rien comprendre, se bornant à répéter : ma foi ! je ne sais pas… je ne sais pas du tout !

Or, comme il n’avait pas pu voler ce collier, il fallait qu’on le lui eût donné. Il descendit déjeuner. Le général bougonna :

— Si tu as des amourettes, je te mettrai à la porte, tu vas faire du pathos dans mes notes. »

Quant à Renée, elle ajouta, hautaine, comme il convient à une maîtresse de maison offensée.

— C’est absurde à votre âge. »

Nono, confus, désolé, n’osa pas même demander une explication au sujet des perles miraculeuses.

— Je ne peux pas les garder, cependant, et elles ont l’air vraies, pensa-t-il.

Dans l’après-midi, il chargea quelqu’un du village de demander sa mère pour le dimanche suivant. Nono trouvait que sa situation était trop grave pour son esprit obtus. Une femme débrouillerait mieux le fil satanique, et il avait besoin de consolation. Il écrivit à Lilie une longue épître où sa pauvre âme blessée tâchait aussi d’éviter de blesser l’inconstante, mais où il lui disait combien cet amour perdu tuait son avenir, pour ne pas dire lui-même. Il écrivait toujours le soir à cause de ses travaux de secrétaire, travaux incessants, car le général faisait recopier huit pages dès qu’une rature se présentait. Quand il eut achevé le reste du papier vert pâle, Nono mit l’épître dans son tiroir cette fois, et se disposa à se coucher. Seulement, il laissa sa bougie allumée pensant que le fantôme viendrait peut-être reprendre le bijou qu’il étala bien en évidence sur un meuble. Il voulut le guetter, mais sa tête lourde s’y refusa, et il tomba dans une profonde torpeur.

À son réveil, une nouvelle surprise l’attendait. Non content d’être revenu, le fantôme avait arrangé le collier dans un écrin portant l’adresse de Lilie, une suscription d’une écriture élégante, déliée et ferme comme celle d’un homme. Nono se sentit fou…, positivement ! Il serra les poings, il injuria les murs, il fut presque en colère, et toute la journée il se promit d’interroger le général, mais il n’osa jamais. Puisqu’on ne voulait pas avoir l’air de lui faire ce cadeau, il était sûr, à présent, d’avoir un fil de perles… Qui donc ? Chacun le détestait. Personne ne connaissait son petit roman triste. Nono se coucha dès qu’il vit scintiller l’étoile du berger. Il aurait bien voulu fermer sa porte, mais elle n’avait qu’un loquet comme celle des chambres de domestiques. Il garda sa lumière et se jura de faire semblant de dormir. Il était en proie à une telle surexcitation qu’il ne pouvait plus goûter le moindre repos.

Vers onze heures, au moment où il commençait à voir les murailles se fendre à force de les regarder à travers ses paupières mi-closes, la porte s’ouvrit sous une poussée lente, une odeur de verveine se répandit dans sa chambre, et il perçut un léger frôlement de robe. Bruno avait des rideaux de grosse perse à fleurs brunes ; la perse agitée ne pouvait faire ce bruit-là. Il resta immobile, les yeux presque fermés, retenant son souffle, de plus en plus inquiet. Une jeune femme traversa toute la pièce, pareille à un véritable fantôme. Elle était vêtue d’un peignoir de cachemire blanc garni de dentelles neigeuses, ses cheveux se déroulaient dans un filet de soie rouge retenu par un ruban noué de même nuance. Elle avait une démarche si souple qu’elle paraissait ne pas toucher les planches. Elle alla s’asseoir en face de la table où brillait la bougie. Bruno faillit se dresser d’épouvante : il avait reconnu Renée, la fille du général Fayor !

Elle regarda le lit, semblant très habituée au sommeil de son hôte, puis elle eut un sourire, comme jamais Nono n’en avait vu. Elle ouvrit tranquillement le tiroir, vérifia le contenu de l’écrin, prit la lettre commencée et la lut en souriant toujours. Par instants, elle haussait les épaules avec son geste familier, puis elle se remettait à la lecture, le regard humide derrière ses cils vermeils ; montrant des dents éblouissantes comme les perles du collier, entre ses lèvres railleuses. Puis le petit pli de son front se creusait, ses sourcils se rapprochaient, elle froissait le papier, tressaillant malgré elle.

Ce qui se passa dans le cerveau de Bruno pourrait difficilement s’analyser. Il avait entendu quelquefois des histoires de somnambules tirant la bonne aventure et vous racontant des choses étonnantes, et aussi des gens qui se lèvent la nuit, en dormant, et vont courir sur les toits. Mais ces gens-là ont les yeux fixes, marchent comme des mécaniques, ne sourient pas, ne haussent pas les épaules.

Pour Bruno, garçon logique, il était prouvé que Mlle Renée demeurait éveillée quand elle se promenait sur les toits, en passant par sa chambre. Puis il supposa une machination infernale. Elle avait probablement l’intention de l’accuser de vol. Mais pourquoi lui donnait-elle une adresse de sa main ? Pourquoi lisait-elle ses lettres à Lilie ? Et y avait-il longtemps qu’elle se livrait à cet espionnage singulier de sa pauvre vie privée ?

Nono sentait des pointes d’aiguilles lui tourmenter le dos. Si sa pudeur naturelle ne l’eût retenu, il aurait demandé une explication. Mlle Fayor écrivit un mot sur un morceau vert pâle, et elle ajouta des cachets d’une cire parfumée aux coins de la boîte du collier. Après, elle s’approcha et souleva le rideau d’un geste calme pour examiner le visage de Nono. Nono, révolté, lui aurait volontiers sauté à la gorge. Seulement, pour cela, il fallait se découvrir… il se contint… Puis Renée se retira, lentement, comme elle était venue.

À l’aurore, Nono rêvait encore tout éveillé. Elle avait écrit ce simple mot bref et impératif… un ordre, enfin : « Envoyez ! » Nono envoya sans se permettre une réplique, même mentale.

La construction de la salle de bain avançait. On avait adossé au roc une jolie rotonde soutenue de piliers de pierres sculptées. À l’intérieur était une vasque ovale, peu profonde, déjà remplie d’eau, et qui ne tarderait pas à s’épandre sur un étroit pavois dallé en pente. Des étoiles perçaient la rotonde ardoisée envoyant des flèches d’or de la nappe d’eau, qui se moirait de mille reflets, à l’ombre recueillie de ce temple. On avait reçu l’injonction formelle de supprimer le stuc et les pierres de couleurs vives. Tout était blanc, et les croisillons des vitraux seraient violets, afin d’entretenir une obscurité mystérieuse.

Ces modifications n’étonnèrent personne. Mlle Fayor n’était pas une jeune fille : C’était un prisme.

La statue de Diane avait été érigée plus noire et au lieu d’y monter par des degrés de granit rose, on y descendait par des marches de marbre noir. Autour du rocher, l’herbe poussait, aussi drue, aussi épaisse que celle des cimetières.

Un matin, Nono, ayant perdu son général dans une inspection des écuries, s’échappa et vint hasarder sa curiosité par un vitrail laissé ouvert. Il voulait voir un peu ce qu’il appelait tout bas l’antre de la folle. Quand Mlle Renée, venue là aussi par hasard, l’aperçut :

— Voulez-vous entrer, monsieur Maldas ? » lui dit-elle.

Nono rougit, car elle ne lui adressait jamais la parole que pour lui dire une impertinence.

Il ôta son chapeau de paille, et écarta ses cheveux.

— Excusez-moi, mademoiselle ! je ne savais pas que vous y étiez.

— Et quand j’y serais, monsieur Maldas ! soyez donc franchement audacieux puisque cela vous prend.

Nono fut franchement audacieux et entra.

Le clapotement de l’eau le ravit, il se baissa pour y plonger la main, comme un enfant, puis il toucha les vitraux sombres.

— On dirait un ciel en deuil ! » fit-il avec conviction.

Nono était toujours convaincu.

Au fond il y avait un canapé de velours noir que Renée avait soustrait de son appartement.

À côté, un guéridon oriental en ébène cloisonné d’émail violet de plusieurs nuances aboutissant au lilas clair. Sur la table s’épanouissait un bouquet de verveines violettes dont les mille petits pétales avaient des chatoiements satinés. Mlle Fayor avait le peignoir blanc qu’elle portait la nuit, mais sa chevelure était relevée par un peigne de jais. Elle se rassit sur le canapé et suivit des yeux les évolutions naïves de Bruno.

Depuis l’aventure du collier, Bruno avait des sensations nouvelles. Il s’était pris de passion pour les jolis objets. Il regrettait presque la parure de perles et ce chatouillement doux éprouvé pendant son cauchemar. Le chagrin de la perte de Lilie s’apaisait un peu à la vue d’une étoffe soyeuse, d’un morceau de satin. Il avait trouvé un vieux gant de peau de Suède, traînant dans un escalier, et il l’avait caressé une minute. Cependant il commençait à s’ennuyer tout seul, devant la folle.

— Êtes-vous remis de vos émotions, demanda Renée avec une douceur charmante,

— Quelles émotions ?

— Eh ! mon cher Bruno, ne faites pas le ténébreux vous augmenteriez l’ombre de cette salle, et puis, ça ne vous va pas. Nous savons que vous êtes amoureux de Mlle Amélie Névasson… qui se marie bientôt. »

Nono versa une larme…, tout ce qui lui restait.

— J’ai eu tort de pleurer beaucoup, dernièrement, on s’en est aperçu, mais Mlle Amélie à raison de se marier. Je suis un vilain parti, moi ! »

Renée, riant de son rire aigu, se renversa sur le dossier de son siège noir.

— Elle vous trouve laid ?

— Sans doute ! répondit Nono navré.

— Ce sont vos cheveux, murmura Renée, indulgente.

— Au contraire, mademoiselle !

— Quand doit-elle se marier ? »

Les yeux bruns de Nono se levèrent, ahuris.

— Elle m’a écrit ce matin pour me remercier de ce que vous savez, et elle me dit la date.

— Moi ! je ne sais rien, Bruno, fit Renée avec une tranquillité parfaite.

— Ah !… »

Bruno demeura confondu.

— Votre mère doit venir dimanche, continua Mlle Fayor, est-ce que vous désirez nous quitter, monsieur Maldas ? »

Le pauvre garçon n’en revenait pas : elle savait tout.

— Ma foi, Mademoiselle je fais une triste mine ; la vie m’est dure, je veux revenir chez ma mère quelque temps.

— C’est très bien !

Renée prit un instrument d’ivoire et se mit à polir ses ongles.

— Vous êtes un honnête homme, Bruno ! fit-elle encore.

— Pourquoi, Mademoiselle ? balbutia-t-il.

— Je vous conseille de continuer, acheva-t-elle avec une ellipse qui acheva d’abasourdir Bruno, peu habitué au langage des femmes folles. »

Elle le renvoya d’un signe de tête affectueux.

Nono se dit qu’il y aurait sûrement une apparition, cette nuit-là, et, pour plus de précaution, le soir il se coucha à moitié vêtu. Même sous les couvertures, Nono aimait à garder les convenances, puisqu’il n’y avait plus que lui qui les gardât au château de Tourtoiranne.

Dix heures sonnaient à l’horloge du salon quand on revint dans la chambre du jeune secrétaire. La bougie éteinte fut rallumée et on chercha dans son tiroir. Renée paraissait plus pressée que de coutume. Elle lut le billet de Lilie et ce fut rapide, car il ne contenait que six lignes.

« Monsieur Bruno,

» Je vous remercie de tout mon cœur. J’accepte ce beau collier en mémoire des plus heureux jours de mon enfance. Vous serez à jamais mon ami. Celui que j’épouse vous permettra de me revoir, et je veux que vous vous serriez la main. Ne m’en veuillez pas. Venez à la messe de mon mariage. C’est le 21 juin.

» Lilie qui vous offre son amitié. »

Cela sentait bien la femme préparant le trousseau.

Nono s’était dit qu’il n’irait pas. Mais Nono ne pouvait jurer de rien depuis qu’il était sous la domination d’un revenant.

Le fantôme froissa la lettre d’un geste fébrile. Ensuite, il examina longuement le visage du dormeur, si longuement que Nono, fasciné malgré ses paupières baissées, songea presque à ouvrir les yeux.

Alors le fantôme parut se rassurer. Il eut un sourire de douce compassion, et il se retira, abandonnant derrière lui sa pénétrante odeur de verveine.

Le général Fayor ne voulait pas que la famille d’un clampin comme Bruno vint errer chez lui. Défense avait donc été faite de recevoir tout ça, selon l’expression du Sabreur. Le pauvre Nono fut obligé d’aller au devant de sa mère, pour la prévenir.

La maman apportait la petite sœur dans un jupon superbe repassé la veille et elle en avait plein les bras. Bruno bouda.

— Je te demande un peu si c’est raisonnable de la porter ; elle a six ans ! »

Puis, le cœur gros de ce qu’il venait de dire, il la prit lui-même pour l’étouffer de caresses. Césarine riait, tapotant les joues de son grand frère ; elle avait des yeux taillés en pruneaux, le menton à fossette, et des boucles frisées tout autour du front.

Le général ne pouvait pas souffrir les gamines, car ce sont de ces choses qui rompent l’alignement, sans jamais pouvoir traîner un sabre, fût-il de bois. Il vit ce tableau, des fenêtres du salon, et les ferma, furieux. Renée, prévoyant un orage, descendit au jardin.

Pendant ce temps la famille avait gagné les pelouses. On se reposa sur un banc, derrière une touffe de genêts.

— Tu veux t’en aller, interrogea la mère, en arrangeant son bonnet de linge, et les plis de sa robe d’Orléans.

— Oui, fit Bruno, Lilie ne m’aime plus : à quoi bon gagner tant d’argent ?

— C’est une méchante créature ! répondit Mme Maldas, dont la douceur n’était pas aussi grande que celle de son fils.

— Elle m’a fait beaucoup de mal…, mais je lui pardonne, si elle se trouve plus heureuse. Qui va-t-elle donc épouser ?

— Un gros pharmacien très riche. Il mettra dans le commerce du père. »

Bruno cracha sur le gravier de l’allée. Voilà un homme qui le dégoûtait, par exemple. Un…, un pharmacien…, des drogues… Pouah ! Lui qui avait tant de courage à gagner cet argent des dettes ! Avait-il souffert comme lui ? L’aimait-il comme lui ?

Alors il s’affaissa sur le gazon, tirant ses malheureux cheveux.

— Mère, que je suis idiot ! Je croyais lui plaire !… Est-ce qu’on peut plaire…, bâti comme je le suis ?

La petite sœur regardait ce chagrin. Elle aimait tout de même son nigaud de frère. Elle se dressa :

— Faut pas pleurer ! dit-elle très sérieusement. T’en trouveras une autre ! »

Est-ce qu’on ne remplaçait pas ses poupées, à elle ? Puis, tentée par le beau jardin, elle fila d’un air espiègle !

— N’abîme rien ! cria la mère, très inquiète. » Ils continuèrent à causer entre deux sanglots. La mère lui tapait sur les épaules, l’exhortant à la patience, mais on ne parla pas du tout du fil de perles.

Il faisait un chaud soleil. Renée était allée s’étendre sur son canapé dans la salle de bain. La jeune fille regardait avec une stupeur morne s’agiter une ombre le long des vitraux qui donnaient sur le rocher. Cette ombre prenait des proportions géantes, allait, venait, avait une grosse tête, des petits bras maigres, et des ballonnements confus. Le cristal dépoli d’un violet intense ne laissait pas deviner le reste. Enfin, Renée, dominée par une idée fixe, s’élança hors de la salle. Là, elle se trouva en présence de Césarine grimpée sur le point culminant du terre-plein, et essayant de monter sur la roche.

D’un bond terrible, Renée se jeta près d’elle.

— Petite malheureuse ! » s’exclama-t-elle, haletante, affolée, la suppliant du regard.

Césarine se tourna vers la dame. Elle était moins timide que son frère.

— Je fais donc du mal ? demanda-t-elle, étonnée.

— Certainement…, tu vas…, tu vas tomber », balbutia Renée d’une voix éteinte.

Césarine redescendit, Bruno s’écria de loin :

— La folle qui se fâche !… ah ! maman, il faudra que je vous raconte…

Et il accourut, tout essoufflé, laissant sa mère dans l’angoisse.

— Ma sœur est très remuante, fit-il, une fois arrivé.

— Songez, dit Renée avec un geste intraduisible, songez qu’elle voulait aller là !

— Bah ! fit Bruno émerveillé de cette subite condescendance, il n’y avait pas de danger, mademoiselle, et je vous remercie d’avoir pris peur pour elle. »

Un instant Renée fixa son regard épouvanté dans le regard tranquille de Nono. Puis elle se calma tout à coup.

— Mignonne, dit-elle doucement, j’ai des dragées dans ma maison de cristal. Veux-tu venir avec moi ? »

Confiante, la petite lui donna la main, et ils entrèrent toutes les deux sous la rotonde.

Bruno, stupéfait ne comprenant jamais rien à ces changements spontanés, se retirait, quand Renée ajouta :

— Monsieur Maldas, dites à votre mère de venir. Il ne sied pas qu’une femme âgée soit au soleil pendant que nous sommes à l’ombre. »

Bruno, ravi, alla chercher sa mère.

Au-dessus de la coupole du petit temple, Renée avait fait placer un timbre à percussion dont le son éclatant pouvait être entendu des domestiques du château. Elle fit résonner le timbre, et Louise arriva quelques minutes après.

— Servez-moi une collation ici, dit-elle, et des gâteaux… beaucoup de gâteaux. »

Louise s’empressa d’exécuter cet ordre, tout en se disant que, vraiment, Mademoiselle était bien bonne de traiter ce petit monde.

— Un caprice comme un autre », objecta Mérence.

Césarine sauta sur le canapé de velours pour admirer la coiffure de Mlle Fayor, qui avait ce jour-là remis son peigne d’ambre.

L’enfant n’avait jamais vu d’aussi belles choses. Elle suivait, de son doigt potelé, les broderies arabes du costume de Renée, et faisait des réflexions qui donnaient des sueurs à Bruno. Bruno savait combien la créature était fantasque. Mme Maldas répondait ingénument aux questions de Renée ne la trouvant « déjà pas si fière. » Peu à peu la jeune fille se détendait. Le temple funèbre s’animait, on y entendait des rires d’enfants et des tapages de verres. Heureusement que le général était parti à cheval pour visiter ses fermes car sans cela, il aurait été capable de venir crier à sa fille :

— Tu t’encanailles, Renée ! »

Mais, devant Mérence qui apportait la collation, elle reprenait son air hautain, fronçait les sourcils, se taisait.

Lorsque tout fut déposé sur la table orientale, Renée renvoya le valet de chambre, fit fermer la porte et se rapprochant de Bruno, elle lui glissa à l’oreille :

— Ne parlez pas du collier ! »

Cette fois-ci le fantôme s’évanouissait complètement.

Bruno répondit « Non » avec la tête.

— Tu es tout de même bien jolie, Madame ! » déclara Césarine, ennuyée d’un silence de cinq minutes et se mettant à la tutoyer.

Renée se pencha et la prit sur ses genoux.

— Voyez-moi, cette flatteuse !

— Elle dit pourtant vrai, fit Mme Maldas, je n’ai rien vu de pareil à vous !

— Dans les environs de Montpellier, c’est possible ! » dit Renée d’un ton railleur. Puis, brusquement, elle regarda Bruno.

— Votre avis ?

— Oh ! mon fils s’empressa de dire Mme Maldas, il ne s’y connaît pas, c’est un aveugle-né ! »

Bruno bravement redressa ses cheveux.

— Maman, Lilie était une beauté, j’en réponds. »

Un sourire bizarre erra sur les lèvres de Mlle Fayor. Elle prit une carafe taillée dans laquelle pétillait un vin couleur d’ambre, comme le peigne de sa coiffure, et elle en versa dans le verre de Nono.

— Buvez cela, et ensuite vous ferez la comparaison. »

Nono effrayé repoussa son verre.

— Je n’ai jamais comparé Lilie à personne. »

La mère s’épuisait en vains regards furieux, mais ce maudit garçon était lancé.

— Madame est plus belle ! » s’écria Césarine se bourrant de tartelettes aux fraises.

— Non ! » dit Nono d’une voix rageuse.

C’était la première fois qu’une pareille insolence était adressée à Renée ; enchantée, elle battit des mains, presque rieuse.

— Ah ! Ah ! C’est splendide ! voici un homme qui me trouve laide. Mais buvez donc, malheureux, buvez… »

Mme Maldas, sous la table, marcha sur le pied de son aîné. Nono devenait maussade. Il voulait bien être aimable… encore ne fallait-il pas trop exiger.

Il goûta le vin.

— Du champagne ! je n’ai jamais voulu en boire, moi !… »

Et il pâlit du coup.

— Ça ne m’étonne pas, mon ami !

— Et je n’en veux pas boire…, il monte au cerveau ! »

Césarine attrapa le verre au passage et fit claquer sa langue.

— Vois-tu, Nono (on l’appelait Nono, aussi, dans la famille), tu es trop bête quand tu veux !

— Je crois même qu’il veut toujours, dit Renée dont le visage s’animait dans cette lutte.

— Voyons, soyez obéissant ! Est-ce que j’ai l’intention de vous griser ?

— Je ne bois ni ne fume… le vin grise et le tabac sent mauvais. »

Renée laissa tomber ses bras.

— Décidément, il est complet ! Et… ces abstentions étaient ordonnées par la sage Lilie ?

— Oui, elle prétendait qu’elle n’épouserait qu’un homme vertueux ! Mais c’était déjà dans mes idées !

— Et elle vous a trompé ?… C’est délicieux ! Vous croyez donc aux femmes, vous ?

— Je les déteste ! déclara Nono, exaspéré par tant de folies.

— Ah ! Mademoiselle, ne lui demandez pas pourquoi s’exclama la mère, désespérée de la tournure que prenait la conversation. Nono, ne dis rien ! Nono, je te le défends !

— Au contraire, scanda Renée, je veux tout savoir ! »

Nono la regarda d’un œil méchant. Si c’était une vraie femme, elle garderait son opinion pour elle. Si c’était une jeune fille, une vraie, comme Lilie, elle l’approuverait.

Dans le doute, au lieu de s’abstenir, le sage Nono s’impatienta :

— Eh bien ! dit-il avec explosion, je n’aime pas les femmes parce que c’est sale ! »

Et son visage prit une expression de dégoût, comme s’il eût aperçu des chenilles se promenant à travers la nappe damassée.

Renée, abasourdie, examina sans répliquer ce jeune rustre. Puis elle s’appuya, pensive, sur son coussin de velours. Mme Maldas aurait voulu se jeter dans la vasque. Césarine, comprenant peut-être l’esclandre, se taisait, honteuse.

— Et les hommes, donc ? » murmura Mlle Fayor sortant d’un rêve pénible.

— Ils sont parfois bien mal élevés, bégaya la mère.

— Non ! ce sont des répulsions qui ne se discutent pas ! »

L’incident fut clos. Quand Mme Maldas eut fait ses excuses pour Nono, elle remercia pour Césarine et prit congé. Renée donna des pralines à la petite, en se contentant de sourire. Ensuite elle regagna le château.

— Rien à faire, se disait-elle à mi-voix ; ou il ne sait pas, ou il est incorruptible… Mais c’est un étrange garçon ! Il y a des jeunes gens comme cela, encore… Moi, je ne l’aurais jamais cru ! »

Depuis près d’un mois Renée Fayor vivait avec la pensée horrible que Bruno Maldas avait été témoin de son crime ; là-haut, de sa croisée, il avait pu voir, elle s’en était assurée. Chassée de son lit chaque nuit par des terreurs affreuses et folles, la jeune fille avait pénétré chez Bruno pour lire ses lettres à Lilie et les réponses. Elle n’avait pas trouvé de confidences. Quelques mots seulement, très vagues, répondus par Mlle Névasson, au sujet d’une insensée courant la nuit. Mais Nono pouvait être un habile. Les rustres ont de ces retours intérieurs. Était-ce par chagrin qu’il voulait quitter le château ? Avait-il accepté ce collier tacitement, prévoyant une source de fortune qui daterait du jour ou plutôt de la nuit pendant laquelle avait jailli la source sépulcrale ? Et Renée sentait ses nerfs se tordre dans ses membres frissonnants.

Nono, lui, un peu confus, reconduisit sa mère jusqu’à Montpellier, et là, il la pria de vouloir bien le débarrasser de ses grands cheveux, désormais inutiles, puisque Lilie allait se marier. Ce que sa mère fit avec une joie réelle, car cela usait rapidement tous les collets de ses paletots.

Nono revint très tard. Il avait peur du général, encore plus peur de sa fille, et il alla se coucher sans se montrer, très honteux du reste de sa tête tondue. Cependant l’habitude lui fit conserver la moitié de ses vêtements…, on ne savait jamais, dans cette maison !…

Renée Fayor ne pouvait plus dormir. Dès qu’elle s’assoupissait un instant, il lui tombait sur la poitrine quelque chose de lourd comme une pierre. Elle se levait, éperdue, les tempes humides, les prunelles égarées. Dans les moindres craquètements des boiseries de sa chambre, ces petits bruits secs et soudains qu’on entend aussitôt qu’on écoute au milieu du plus profond silence, il lui semblait deviner l’effort d’un être, qui, atrocement comprimé, essayait, de temps à autre, de soulever un poids énorme pour respirer un peu. C’était elle qui soulevait les courtines soyeuses où l’écusson brodé lui pesait comme une roche retombante. Elle étouffait, elle se débattait, et enfin sautait à terre pour aller se rouler sur la peau de lion avec des spasmes épouvantables.

Maintenant, elle n’avait plus aucune raison pour revoir ce garçon dont le paisible sommeil l’étonnait. Mais, cette nuit-là, l’air lui manqua tellement qu’elle sortit sans avoir conscience de ce qu’elle faisait. Machinalement, elle gagna l’escalier des combles. Elle monta, chancelante, et glissant sur le mur frais ses mains brûlantes de fièvre. Quand elle fut devant la porte elle hésita, puis elle finit par entrer, saisie de l’impérieux désir de respirer dans l’atmosphère d’un être vivant.

Bruno dormait pour de bon. Il avait replié son bras autour de sa tête. Sa bouche laissait passer un souffle régulier, calme et léger comme celui d’un enfant. Derrière les vitres sans rideaux la lune resplendissait le baignant d’une lueur adorablement pâle, et donnant un aspect tout nouveau à son visage boudeur.

Renée s’arrêta en tressaillant.

— Mais ce n’est plus Bruno ! où donc ai-je aperçu déjà cette tête endormie ? » pensa-t-elle.

Alors, comme dans un songe sur le point d’être effacé pour toujours de son souvenir, elle revit dans les immenses galeries du Louvre, et à la clarté pâle et froide des fenêtres vides, la tête de la Niobé, aux traits puissants, à la bouche épaisse et amère ; elle retrouva toutes les lignes de ce masque magnifique, depuis la paupière longue et penchée, jusqu’au modelé du cou d’une rondeur ravissante.

Ce n’était pas une statue heureusement, car elle aurait tremblé devant un marbre : la statue est trop l’image du cadavre.

Bruno avait de beaux cils noirs, des cils de femme brune, pressés, luisants comme une frange. Sous les cils, un cercle bistré indiquant des larmes récentes. Son nez assez large était un peu recourbé. Il avait les coins de la bouche creusés profondément, avec une expression dont le développement sensuel n’était pas achevé encore. Le menton était plein, entêté. À présent le front se voyait, très dégagé, avec les tempes d’une pureté charmante, sans sillon et sans tourment de veines. L’oreille était grande, un peu empâtée comme dans une ébauche à terminer.

Renée s’approcha, surprise. Elle chercha ce qui lui manquait, et s’aperçut que c’étaient ses cheveux. Il n’avait plus qu’une toison serrée comme un bonnet de fourrure, et ce visage endormi paraissait confus encore d’être aussi nu.

Renée demeura debout près du chevet, l’écoutant respirer et s’oubliant dans une contemplation artistique dont elle ne pouvait définir la mélancolique douceur.

La porte était refermée. Sur les quatre murs de la chambre passés à la chaux jouaient des rayons blancs. Il était impossible d’avoir peur en présence de cet enfant. Renée tordit ses bras comme lassée de souffrir.

— Mon Dieu, fit-elle, n’y a-t-il plus de repos pour moi ? »

Et, attirée par ce sommeil calme elle vint s’asseoir sur le bord de ce lit grossier, fait de perse et de toile bise. Les matelas gonflaient en dehors, avec leurs carreaux bleus, raccommodés de place en place. Le traversin montrait surtout une reprise torturée contre la joue du dormeur, et pourtant, contraste délicieux, sa joue avait l’épiderme d’une telle finesse, que cela pouvait faire supposer que Bruno avait conservé, en dépit de sa majorité, la fameuse chair de lait qu’on perd à sept ans, disent les physiologistes.

Renée Fayor rêvait toujours.

… La petite chambre se repeuplait des fraîches idylles découvertes dans la correspondance de Nono. Lilie apparaissait avec sa guimpe plissée à l’ange, sa robe de mousseline, ses yeux faïence, ses nattes couleur moisson, et sa maigreur de pensionnaire prude. Le long des murs glissaient les feuillets vert espérance de leur roman, d’un ridicule si doux qu’il faisait peine. C’était la scène du baiser avec ses révoltes enfantines et ses promesses solennelles ; Nono jurant un amour éternellement respectueux. Lilie défendant le champagne, les cigares, le monde, et lui, obéissant à outrance. Puis, le sérieux de leur vie parmi ces tendresses toutes simples, ces calculs d’argent pour payer les dettes du père.

Renée se souvenait qu’avant d’être la maîtresse de Victorien Barthelme, le débauché, elle avait eu de ces idées singulières. Un dévouement à deux, le château transformé en hospice pour tout le pays, elle, l’aumônière à la main, élevant les enfants et leur apprenant à lire ; lui, un mari gentilhomme ayant son diplôme de docteur-médecin, soignant gratis tous les malades des villages voisins. Ou bien, près de Paris, à Meudon, un nid très simple partagé avec un étudiant en vacances. Dans un creux de chemin, une maison pas trop blanche, pas trop noire ; le toit en tuiles rouges recouvert de chèvrefeuille. Derrière la maison, un jardin avec un bouquet de noisetiers, et dans ce bouquet, une trouée large comme une ogive d’église, d’où la vue se perdait dans le lointain. À côté, un ruisseau et les premiers taillis d’un bois. À l’intérieur de sa maison, elle aurait voulu une vieille paysanne honnête et à l’étable une vache blanche. Ensuite, dans l’angle le plus resserré des murailles, une chambre à coucher avec un lit étroit tendu de mousseline, orné de rubans roses. Des fleurs partout, des fleurs ordinaires, violettes, lilas, pervenches, cythise, voire même, à la saison, un cep de vigne chargé de ses grappes, un bouquet de pêches veloutées. Le printemps venu elle y aurait conduit son mari, un vrai mari, un petit homme à elle qui se serait haussé sur ses pointes pour passer sous la porte. Il aurait eu des yeux terribles et un sourire naïf. On aurait dit à la vieille : Faites une omelette très grosse pour déjeuner, servez le poulet d’hier… de la crème, du beurre, des fruits. En attendant le dîner, on serait allé dans les bois, très loin, sans savoir où : on se serait perdu, puis retrouvé. Ils se seraient assis soudain, au pied d’un chêne, et, près d’eux le chapeau de paille serait tombé sur le chapeau de gaze. Lui, fatigué, aurait rempli ses dix doigts de son front chaud, et ils seraient demeurés là, immobiles, sages, ne se souvenant de rien, ne sachant pas si le monde est autre chose que l’amour, et pensant tous les deux faire leur place au soleil en restant à l’ombre de ce chêne. Ô divine bêtise ! Les papillons auraient passé, les oiseaux auraient flirté parmi les folles herbes se disant : Ont-ils de la chance, ces humains ! Et lui, souriant, traduisait le langage des fauvettes en lui expliquant que la chance humaine était l’amour. Et rien que cela l’aurait fait, elle, éclater en pleurs. Toutes les aurores possibles s’inondent de rosée, tous les baptêmes secouent leurs gouttes d’eau, toutes les joies subites ont leurs larmes ! Pas de vanité, pas de bruits, pas de fêtes, pas de luxe ! Rien que deux êtres stupides d’amour, d’amour sincère, d’amour s’ignorant ! Un calme immense, un bonheur si vaste, que pour l’embrasser tout entier d’un regard, il aurait fallu voir à la fois l’horizon du matin aux diaphanes vapeurs et l’horizon du soir dans ses pourpres royales. Ç’aurait été, si cela pouvait être sans irritation, la saveur éternisée d’un baiser lèvre à lèvre où l’on se prend bien plus un sourire qu’une caresse. Et puis, ils seraient repartis vers la maisonnette où les attend le repas du soir. La vieille serait venue à leur rencontre, la vache aussi, l’une tricotant, l’autre broutant.

Le dîner fini, ils seraient passés dans leur chambre à peine éclairée. Elle se serait reposée sur la poitrine ardente de son époux, morte à tous et à tout, plongée dans la joie de l’amour permis comme une enfant gâtée dont les derniers soupirs se sont étouffés sous des coussins de soie !…

Puis, serait venu le bébé traditionnel, un gros bébé tenant du père un regard superbe, et de la mère une grâce adorable.

Il en serait peut-être venu beaucoup d’autres… mais, qu’importe ?

Renée, dans ses rêves, fit ce rapprochement… On avait trompé Nono, et elle, elle s’était perdue sans avoir goûté au réel amour !

Il y avait donc un juste milieu que, ni l’un ni l’autre, ils n’avaient pu trouver, peut-être parce qu’ils n’avaient pu se trouver.

Renée Fayor ne songeait-elle pas qu’elle était déjà femme quand il n’était pas encore un homme ?

La lune tourna l’angle de la fenêtre, et laissa Bruno dans l’ombre pour éclairer la place demeurée vide du traversin. Une tentation maladive s’empara de la jeune fille. Elle n’avait pas dormi depuis bien longtemps ; elle voulut dormir une heure, une heure bien paisible de son sommeil d’enfant… Quel mal y aurait-il ? Le remords l’éveillerait assez tôt. Et lui ne se douterait point du calme tout moral qu’il lui aurait procuré ! Elle se pencha avec d’infinies précautions sur la grosse toile, à l’endroit même de la reprise. Nono ne bougeait pas. La respiration était toujours aussi régulière. Alors, le bout de ses petites mules appuyées encore au sol, la joue noyée dans sa chevelure défaite, Renée s’appuyait lentement. Il était à peine minuit. Nono sentit quelque chose d’étrangement doux lui caresser la gorge, juste sous son menton, quelque chose d’un contact plus fin que celui du fil de perles. Cette fois-ci, c’était un fil de soie ! Il ouvrit les yeux à demi, écarta les cheveux sans penser que les siens étaient coupés, puis il vit, vaguement, une tête blonde, une joue rosée, et un buste gracieux ployé dans un peignoir blanc. C’était Lilie, Lilie plus belle, plus femme, Lilie meilleure enfin et, ainsi qu’il avait fait durant ce mystérieux moment où un rayon de soleil avait éclos sur ses lèvres, il lui donna un baiser de fiançailles qui ne rougit même pas sa joue rose.

Nono s’éveilla davantage. Lilie s’éveilla un peu. Ils eurent tous les deux un sourire. C’était donc bien vrai ? Ils s’aimaient toujours ! Ils n’avaient jamais cessé de s’aimer !

Nono s’étirait, en paresseux, n’osant trop lever les paupières. Lilie penchait le front n’osant trop toucher son époux idéal, et un parfum de jeune fleur les enveloppait, tellement suave, qu’il n’arrivait pas à griser leurs sens paralysés de sommeil.

— T’aime ! » balbutia Nono, la bouche pleine des cheveux soyeux et odorants de la jeune femme.

Lilie allait répondre, quand, tout d’un coup, dans le lointain, un chien hurla comme hurlent les chiens qui ont peur de la lune !…

CHAPITRE III



Bruno Maldas conduisait le panier de Mlle Fayor. Ce n’était pas Mélibar qu’on attelait à ce panier, et Bruno ne haïssait que Mélibar. La route leur paraissait très longue. Renée ne disait rien ; de temps en temps, aux montées et aux descentes, elle se penchait pour examiner le paysage, en réalité pour avoir l’occasion de détourner la tête. Il se trouvait tout près d’elle, assis sur le haut coussin du cocher, et elle se sentait dominée par ses yeux bruns, lumineux, d’une inexplicable douceur. Déjà elle avait essayé de se reculer ; puis, elle était retombée dans une torpeur délicieuse, ne sachant plus où elle allait, ne voulant pas le savoir. Elle portait une sévère toilette de dentelles avec un corsage de satin ; on eût cru son buste taillé dans un marbre dont les sombres contours se mouillaient de reflets luisants. Sous son ombrelle noire doublée de rouge, elle avait une petite toque de plumes frisées avec une grosse rose pourpre naturelle, et ses cheveux cendrés avaient des reflets ravissants sous cette ombre sanglante. Son profil merveilleux, coupé par cette toque avancée sur le front, ressortait rose et mat. Elle était si belle que Bruno s’en apercevait. Il aurait bien voulu reculer aussi.

La voiture les berçait d’un balancement régulier. Le trotteur alezan paraissait attelé à une paille. On filait sans bruit sur la route poudreuse, entre une haie de peupliers et le Gara, qui coulait comme un large ruban d’azur. On ne rencontrait personne.

À une montée, Bruno ralentit l’allure du cheval.

— Mademoiselle, nous arriverons trop tard, je crois qu’il est bientôt dix heures.

— Nous arriverons, Bruno, il faut que vous lui parliez.

— Je n’en ai guère envie, moi, murmura Bruno laissant flotter les rênes.

— Est-ce que vous craignez d’être comparé au mari ? » demanda Renée essayant de railler.

Nono fit une moue, puis, subitement, il montra ses dents magnifiques, de vraies dents de sauvage, dans un sourire de gamin.

— Non ! »

Et il la regarda, penchant un peu la tête, baissant les cils, pour s’accoutumer à l’éclat de cette femme.

Nono s’était fait très beau. Sa mère lui avait apporté le matin même un vêtement neuf, et, se débarrassant de sa vieille peau, l’enfant avait pris une tournure d’homme. Jamais Nono n’avait su qu’il était bien fait, et cela grâce à ses habits trop courts ou trop amples. Du reste, il ne s’en doutait pas encore, il se sentait seulement plus libre dans sa veste serrée comme un gant. Parfois, il avait des mouvements brutaux qui lui revenaient, mais aussitôt contenus. C’était surtout le bout verni de ses bottines qui lui donnait des stupeurs. Il avait l’effroi de son luxe, et se croyait dans du verre, dans du verre ciselé.

Ils allaient au mariage de Mlle Névasson et Nono ne pleurait plus. Assister au mariage de Lilie, c’était une idée de Renée Fayor. Ce matin-là, elle avait demandé le secrétaire du général pour la conduire à Nîmes, prétextant des emplettes, de sérieuses courses de ménage. Mérence s’était d’ailleurs foulé un doigt la veille, et, après tout, un secrétaire pouvait à l’occasion servir de cocher. Le général, sachant en quelle estime sa fille tenait ce butor, ce clampin, le lui prêta, interrompant le cours du récit compliqué de la bataille de Gravelotte.

Ordinairement, Renée conduisait sa voiture et Mérence se croisait les bras. Elle donna les rênes à Nono, ne se souciant plus tout d’un coup d’être active dans la vie. Pourquoi voulait-elle aller à ce mariage ? Nono y perdait son latin. Il tâchait seulement de ne pas la faire verser, car il avait souvent entendu dire qu’en menant un curé ou un fou, on était sûr de choir au fond de quelque fossé. Elle lui avait fait emporter les lettres de Lilie, disant qu’il fallait que Lilie lui rendît les siennes en échange. « Ces choses-là se font toujours » avait-elle ajouté de ce ton bref qui n’admettait pas de réplique. Il obéissait, finissant par croire que la folie le gagnait.

Cependant Nono se décidait, sans qu’on l’y poussât, à dépenser ses économies. C’était gentil les costumes neufs ! Et ses idées, neuves aussi, quoique très vagues, se condensaient toutes dans ce désir bizarre de se faire beau.

La colline gravie, on aperçut Montpellier baigné dans les vapeurs bleuâtres des effluves matinals. Il y avait un bois de frênes et d’aulnes, au feuillage tremblant à traverser. On s’y enfonça comme dans un rideau qui se déchire ; la route avait des bordures gazonnées pareilles à l’allée d’un grand parc et on ne vit plus le soleil.

René ferma son ombrelle.

— Je suis curieuse, monsieur Maldas, je voudrais savoir ce que vous direz à Lilie en l’approchant.

— Il faudra donc que je l’approche ? répliqua Bruno avec une grimace de dégoût.

— Sans doute, fit Renée gaîment, car elle était presque gaie dans ses dentelles noires.

— Je ne lui dirai rien.

— Et vos lettres ?

— Ah ! ça, balbutia Bruno, rageur, vous voulez que je fasse des bêtises, vous ? »

Et brusquement il tira sur le mors : l’alezan s’arrêta.

— Mon ami, je m’intéresse à votre roman, et je veux que vous agissiez d’une manière romanesque… C’est très important d’être romanesque. »

Nono fit repartir le cheval.

— Je n’y tiens pas du tout, Mademoiselle !

— Vous l’aimez toujours et vous craignez le mari, avouez-le.

— Oh ! non, répondit Bruno d’un ton dégagé ; je ne l’aime plus !

— Déjà !

— Déjà ?… Elle m’a bien oublié, elle ! gronda-t-il pour étouffer un remords.

— En êtes-vous sûr ? »

Et elle lui toucha le coude du bout de ses doigts gantés de suède d’où émanait une senteur de fleur mêlée à une senteur de femme.

Nono tressaillit éperdu.

— Je ne sais pas, moi, je ne sais pas ! répéta-t-il.

— Vous en rêvez, la nuit ? »

Cette fois, il devint écarlate. Ce fut comme un coup de fouet. Il revit la chevelure blonde, sous les rayons pâles de la lune, il se rappela tout le rêve qu’il n’osait plus se rappeler, depuis son sourire, son regard voilé d’or, jusqu’au baiser inconscient qu’il avait mis sur sa joue.

Une énervante torture s’empara de lui, il voulut briser avec la folie de cette effrayante créature et, redevenu le rustre de la veille, il se tourna, l’œil en feu :

— Je vous défends d’être Lilie, s’écria-t-il, je vous le défends ! »

Il lâcha les rênes pour presser sa poitrine à deux mains. Il étouffait.

— Pardonnez-moi, Nono ! » dit-elle avec une tendresse mélancolique.

Elle avait mis tout un poëme dans ce nom banal qu’elle prononçait pour la première fois, et ce n’était pas ainsi que le prononçait Amélie Névasson.

Doucement, Renée reprit les rênes.

— Je ne veux pas ! Je ne veux pas ! » cria Nono en se renversant en arrière, et il semblait attaqué par un ennemi invisible.

Il finit par jeter son chapeau au fond de la voiture, se cacha la face, trépigna sur le tapis de Moquette.

— Vous êtes malade, mon pauvre Nono, dit Renée, haletante, vous ne voulez pas que je vous conduise ?

— Si… j’ai… je dois avoir quelque chose ?

— Moi, je crois que c’est Lilie que vous n’avez pas, fit-elle, ne pouvant s’empêcher de sourire.

— Allons, continua-t-elle, donnez-moi votre place, enfant ! »

Elle vit que les pleurs ne tarderaient guère… Ils changèrent de place, elle releva les rênes, mais sans presser le cheval.

Nono balbutia :

— Je suis sûr que je vais mourir !

— Et Lilie s’en consolera… » ajouta Renée qui voulait se moquer à tout prix.

— Oh ! c’est l’odeur de verveine ! Cela me donne des vertiges… maintenant que je suis là, je sens la verveine, aussi ! C’est fini !… Quel malheur !… Je suis fou ! »

Il eut un véritable spasme de colère et mordit le coussin sur lequel elle était assise, près de sa hanche de statue noire.

Alors Renée se courba, frémissante ; elle entoura sa tête chaude, l’attira sur son sein :

— Nono ! dit-elle d’un accent enivré, très bas, tu m’aimes ! Voilà ce qui te rend fou. »

Puis, elle couvrit de baisers violents ses pauvres cheveux coupés, doux comme un velours.

Nono se raidit :

— Ce n’est pas vrai ! râla-t-il… Ce n’est pas vrai ! Je n’aime personne… laissez-moi donc ! Ah ! mais c’est lâche, ce que vous me faites !…

— C’est très lâche, j’en conviens… oui, Nono… je l’avoue ! »

Elle continuait, buvant la jeunesse splendide qui débordait de cet homme vierge, ne pouvant plus résister à sa passion, une passion terrible, ardente, fauve, qu’elle ne s’expliquait pas mieux que lui ne savait l’amour.

Nono resta comme mort sur le satin de son corsage. Il avait les dents serrées, le regard éteint. Dans son cerveau, broyé par les caresses, il lui restait l’idée confuse de Lilie… mais très confuse. Il se souvenait du rêve, à présent. Quand ce chien avait hurlé dans le lointain, elle avait bondi avec un cri de désespoir, un cri d’agonie… il s’était dressé avec horreur voulant peut-être lui demander pardon de ce baiser volé, elle s’était sauvée, et il n’avait plus revu le fantôme.

Voilà que maintenant elle venait s’excuser la première, et lui rendait ce baiser, en plein jour, avec des lèvres qui le terrassaient.

— Nono, murmura Mlle Fayor, je suis bien coupable et j’ai peur de vous depuis longtemps, mais je ne vous dirai pas pourquoi, c’est impossible. Vous pouviez m’insulter, me punir cruellement, quand vous m’avez trouvée endormie à vos côtés… vous avez été bon et honnête… je ne vaux pas Lilie, je le sais… Ne parlons plus d’elle, car cela me fait mal. Je deviens assez folle pour en être jalouse… Laissons dormir vos chers petits secrets… et tenez… retournons au château, voulez-vous ? »

Elle avait le visage tellement altéré que Nono ferma les yeux.

— J’irai tout seul ! vous me disiez que dans mes lettres je devais écrire des choses contre vous… je vous les montrerai… il n’y a rien ! »

Elle hésita.

— Soit ! »

Et elle poussa de nouveau l’alezan.

— Tu vas te faire encore du chagrin ! » ajouta-t-elle avec une douceur maternelle.

Il rouvrit les yeux et s’aperçut qu’il avait encore le front dans le satin.

— Vous vous moquez de moi, murmura-t-il, saisi d’une frayeur naïve.

— Non, je te le jure !

— Je suis si laid, si bête ! Oh ! que vous avez été méchante ! »

Et il eut une amère expression. Il commençait à comprendre qu’il souffrait le martyre.

— Laid, toi ? Allons donc, tu es superbe ! Seulement tu l’ignores, et cela te rend très drôle quelquefois.

Nono trembla de rage.

— Encore ! fit-il, furieux de se prêter à une telle plaisanterie.

— Oh ! c’est trop d’enfantillage, s’exclama Renée. Tu vois bien que je t’aime à ne pas savoir ce que je te dis, le vois-tu, le sens-tu ? »

Elle appuya sa bouche sur sa tempe.

Nono la repoussa d’un geste affolé, et, perdant ses derniers respects :

Tais-toi, dit-il, tais-toi, ou je vais t’aimer aussi. »

Ce que Nono ne pouvait pas savoir, c’est que c’était fait depuis longtemps.

Renée plongea son regard dans le sien. Elle avait les prunelles assombries par une douleur intense.

— J’espère que nous nous trompons, car tu souffrirais !

— Je vous assure que je ne souffre pas, répondit Nono, s’imprégnant de verveine sans se plaindre maintenant.

— Ah ! vraiment ! murmura-t-elle avec un sourire triste.

— D’ailleurs, je trouve cela très bon. »

Il posa sa main sur la main légère qui tenait les brides.

— N’y allons pas ! retournez ! je vous en prie !… dites, voulez-vous ? fit-il inquiet.

— Je comprends ! tu as peur de revoir ta Lilie de jadis ! »

Elle fouetta vivement le cheval.

— Au contraire, laisse-moi essayer de réparer ma faute. »

Ils atteignirent la ville. Renée fut obligée de redresser elle-même Bruno étourdi. Il serait allé au diable pour fuir ce qui lui rongeait l’âme. Ils descendirent devant un hôtel sans choisir, puis se séparèrent, devenus muets tous les deux.

La noce entrait sous le porche de l’église quand Mlle Fayor, lasse de l’attendre, allait sortir par une porte latérale. Elle recula et se mit à l’ombre des arceaux.

Amélie Névasson donnait le bras à son père, un gros homme soufflant comme un bœuf dans son gilet de piqué blanc. Il se retournait à toutes les minutes pour voir si beaucoup de monde suivait. La mariée n’avait aucune grâce. Mince, d’une fraîcheur fade, mais fort pudique sous ses voiles de tulle. Son cou un peu long était orné d’un collier de perles fines mélangées de boutons de fleurs d’oranger. Elle paraissait aussi contente qu’il est décent de le paraître. Le marié avait une mine de circonstance, gourmée, sournoise, avec des œillades à l’entourage. Madame Névasson portait un châle fond vert. Le reste de la noce, vêtu à l’avenant. Parmi les habits, un dolman d’officier, pour la montre.

Il se fit un grand tapage de chaises, puis un grand silence ; on n’entendait plus que les chuchotements du prêtre. Renée, debout près d’un pilier, cherchait en vain Bruno.

— Mon Dieu ! » songeait-elle, saisie d’une angoisse profonde, pourvu qu’il n’aille pas lui parler.

Elle s’appuya aux sculptures de pierre. Une sueur froide mouillait son front. Bruno était derrière, la regardant blêmir, et une tendresse ardente s’emparait de lui en contemplant cette adorable folle qui l’aimait, lui, un pauvre être abandonné de tous. Pour l’empêcher de quitter l’ombre où ils étaient si bien l’un près de l’autre, il osa caresser doucement ses dentelles.

Renée faillit pousser un cri. La glace entourant sa nature orgueilleuse semblait s’être à jamais fondue dans les baisers donnés à Bruno ; elle sentit le frôlement de ses doigts comme un coup sourd qui la galvanisait jusqu’au cœur.

— Tu es là ! Ne lui demande rien, je t’en supplie ! »

Il fit la promesse d’une voix grave, avec une émotion indicible. Elle était donc jalouse ! Oh ! se sentir jaloux ensemble !

Alors Renée glissa sur son prie-Dieu et éclata en sanglots. Il était donc vrai qu’on ne pouvait se défendre de l’amour dans ce monde maudit. Elle aimait et elle avait tué ! À quoi bon se défier du sort ? La destinée arrivait d’un pas très lent mais très sûr. Elle ne la retarderait pas. L’âpre sentiment qui la possédait malgré elle, s’élevait, spontanément, trop haut pour qu’elle l’entachât d’un bas esprit d’intérêt. La moindre complicité avec Bruno ignorant devenait monstrueuse, puisque la fatalité le lui faisait aimer. Avec ces visions lointaines qu’ont les femmes d’expérience quand elles aiment d’un amour sincère, elle voyait cet enfant l’accuser un jour, devant des juges, d’avoir voulu lui faire partager un crime épouvantable. Bruno l’avait aperçue rentrant à l’heure était retombée la roche. Quelques instants avant il écrivait, ne se doutant pas de ce qui se passait là-bas, à la clarté des étoiles. Il avait ajouté, au courant de la plume, une réflexion, réflexion accablante, sa perte, son châtiment. Lui faire reprendre cela, du moment que cela avait été lu, n’était-ce pas le rendre responsable avec elle. La justice retrouvera toutes ces preuves, elle les groupera en faisceau et en formera plus tard une terrible accusation.

Non ! Bruno ne redemanderait rien. La passion de Renée saurait attendre la justice. Les pleurs la soulagèrent un peu. Elle le devinait tout près d’elle et en était heureuse. La pierre de touche pour l’amour, c’est l’humiliation. Renée s’humiliait dans une extase passionnée. Il ne comprendrait point, il ne saurait jamais l’aimer, peut-être, mais qu’est-ce donc qu’être aimé, quand on aime éperdument pour son compte. Ce n’est souvent qu’une jouissance dédoublée. Le partage diminue les sentiments comme les choses. Et, devenue mère et amante à la fois, elle pria, elle qui ne savait pas prier, pour que le calice s’éloignât de lui.

Quand la noce sortit de l’église, Nono se mit en évidence ; il voulait absolument se faire voir. Lilie le salua cérémonieusement à travers ses voiles. Alors, pour lui témoigner son calme, Nono offrit l’eau bénite à son époux. Le pharmacien accepta. Le couple disparut dans un gai rayon de soleil, puis, un à un, tous les invités, et Bruno saluait toujours, se disant que c’était bien dommage qu’elle eût enlaidi pour ce jour solennel.

Le battement des portes feutrées emplit la nef d’un bruit sourd qui s’éteignit tranquillement avec le rayon de soleil. Tout demeura sombre. Renée, plus sombre que ce crépuscule tombant des grandes murailles, où quelques saintes la regardaient, pensives, Renée s’approcha, les paupières baissées, chaste, humble comme Lilie. Elle était aussi une épousée, mais une épousée mystique, et elle avait juré à Dieu de racheter par la pureté de son amour les cruautés de sa vie.

Bruno lui offrit de l’eau, tout frémissant de plaisir, car il avait des gants, des gants de peau claire à peu près semblables aux siens, qu’il avait mis péniblement dès leur arrivée en ville et qu’il s’était bien gardé d’ôter. Renée Fayor secoua la tête, puis elle chancela, ses genoux se dérobèrent sous elle. Ce fut son front qui heurta la main du jeune homme. Une gouttelette brillante scintilla une seconde entre le petit pli creusé par ses sourcils bruns. Bruno releva la jeune fille d’un mouvement fou, et ce corps charmant, régénéré par ce baptême involontaire, s’abandonna tout entier dans ses bras robustes. Il l’y pressa longtemps, les lèvres collées à cette place humide, murmurant des mots appris il n’aurait pu dire comment.

— Tiens, c’est notre union à nous qui se célèbre après la leur, fit-il, la gorge crispée… Je ne t’épouserai jamais, moi, pauvre petit paysan… je ne suis ni riche ni noble, mais tu seras tellement aimée que tu me pardonneras mon obscurité. »

C’était Bruno qui disait cela, les yeux pleins d’une flamme farouche… Elle laissa sa tête sur la solide épaule de son amant.

— J’ai un secret atroce, Bruno ! quand tu me verras dure et hautaine, ne m’interroge pas.

— Je te le promets, fit simplement Bruno, et il ajouta, anxieux, les lèvres de plus en plus brûlantes :

— As-tu déjà aimé, toi ?

— Non ! tu es, tu seras mon seul amour ; je ne sais pas faire les serments que Lilie te faisait, mon grand enfant, mais je te dis vrai, je n’ai aimé, je n’aime que toi. »

Bruno était trop bon et trop candide pour poser une autre question, et cette femme avait trop de puissance sur son cœur pour qu’il y pensât.

— Alors, dit-il d’un accent navré, tu es le meilleur des deux, et il faudra me faire souffrir beaucoup, afin de rétablir la différence. Je te donne tout, moi, mon âme, mon corps, toute ma triste personne pour ton amour de reine, ma bien-aimée Renée. »

Il serrait ses mains délicates à les broyer.

— M’aimeras-tu sagement comme tu aimais ta Lilie ?

— Plus sagement encore, si tu l’exiges… ai-je donc le droit de te demander du bonheur, puisque tu n’es pas heureuse.

— Ah ! s’écria Renée se prenant les tempes dans un accès d’épouvante, l’amour tel que je l’avais rêvé existe donc… et il m’est interdit ! Voici la malédiction sur moi ! »

Bruno, obéissant, se taisait, respectant son secret, puisqu’il lui plaisait de le garder. Seulement il eut un douloureux reproche au fond des yeux.

— Sortons, dit-elle frissonnant à l’écho de sa propre voix répercutée sous les voûtes.

Ils regagnèrent la voiture, passant dans les rues sans s’arrêter et ne regardant rien. Ils ne surent pas comment ils revinrent au château ; l’alezan fila tout le temps d’un train d’enfer.

En descendant du panier, ils virent un homme d’aspect sévère causant avec le général Fayor qui sacrait d’une manière furibonde.

— Trois cent mille tonnerres, clamait-il, je vous affirme que ce jeune drôle était un vaurien, tudieu ! un parasite, un chenapan, un joueur. »

Renée, d’un geste impérieux, renvoya Bruno, et elle monta le perron pressentant quelque chose de terrible.

— Ah ! je te présente un policier, dit brutalement M. Fayor à sa fille. Monsieur nous tombe de Paris sous prétexte que nous y avons connu, il y a cinq ou six ans, un pantin du nom de Victorien Barthelme, aujourd’hui en fuite pour cause de mauvaises mœurs. »

Renée se redressa, plus intrépide en face d’un danger réel que dans ses luttes avec sa conscience. Elle salua froidement l’envoyé de la police, et alla lui ouvrir les portes du grand salon de Tourtoiranne.

— Mademoiselle, commença l’homme, tout radouci par cette belle fille qui l’introduisait dans une pièce d’honneur, au lieu de l’écouter dans une antichambre, selon le procédé du Sabreur, je dois rétablir les faits, il ne s’agit pas de police dans tout ceci : monsieur votre père s’emporte si vite qu’on ne peut pas lui développer ses idées.

— Développez, Monsieur, fit Mlle Fayor en prenant un éventail qu’elle se mit à agiter tranquillement.

— Il a disparu d’un monde assez interlope, je l’avoue, un viveur du nom de Victorien Barthelme ; il n’avait ni famille, ni domestiques, mais quelques créanciers tenaces, quelques compagnons de plaisir…

— Et en quoi ce viveur nous intéresse-t-il ? grommela le général qui arpentait le salon.

— Mon général, vous m’interrompez toujours au même endroit.

— Continuez, je vous prie, dit la jeune fille, très calme.

— Ce viveur a disparu sans que rien pût le faire prévoir. Donc, il s’est sauvé. Première hypothèse. Or, il n’avait pas même emporté le peu d’argent qui lui restait ; des perquisitions opérées chez lui l’ont prouvé. Son appartement était en désordre, on a découvert sous un meuble une quittance préparée indiquant qu’il comptait revenir sous deux jours au plus tard. Seconde hypothèse : l’assassinat.

— C’est juste, Monsieur, vous êtes logique », approuva Renée souriante.

Cet homme parlait avec une volubilité et en même temps un sérieux qui donnait à penser que c’était son métier de faire des perquisitions dans le logement des gens. De plus, il paraissait vraiment content de prolonger l’entretien et Renée mettait une grâce singulière à l’écouter.

Le général frappa le bois doré d’une console.

— Mais, sacrebleu ! où voulez-vous en venir ? Au fait, Monsieur, au fait !

— On a interrogé plusieurs personnes ayant eu des relations intimes avec ce viveur… plusieurs amis… voyez, j’ai les notes. »

L’homme ouvrit son portefeuille où il y avait des liasses de notes et de cartes, dont quelques-unes armoiriées.

— Enfin, vous ne pouvez vous blesser, n’est-ce pas, d’une enquête de pure formalité ? Il s’agit de savoir tout simplement à quelle date ont cessé les visites de Victorien Barthelme chez vous. »

En disant cela, les yeux mobiles de l’homme allaient, par une habitude de mouchard, du père à la fille.

Renée n’hésita point.

— Nous avons cessé de recevoir M. Barthelme il y a deux ans, à peu près, n’est-ce pas, mon père ? »

Elle se tourna vers le général.

— Mais je l’avais déjà dit à Monsieur, fit celui-ci, exaspéré par cette sorte d’interrogatoire.

— Précisément, objecta le policier, enchanté de donner un échantillon de son savoir ; je suis obligé de faire corroborer toutes mes dépositions, la règle est commune, je ne puis dévier d’une ligne de mon plan.

— Ah ! vous avez un plan ? interrogea Renée respirant comme quelqu’un fatigué d’une longue course.

— Sans doute, Mademoiselle ; ce ne sont là que des opérations préliminaires.

— Nous autres, généraux, nous avons aussi nos opérations préliminaires, marmotta M. Fayor, mais nous procédons plus franchement. Nous disons : Ceci est notre drapeau, cela est notre arme, et on nous connaît. »

Le policier eut un rire malin.

— De sorte que la position est découverte avant d’être retranchée… Nous, hommes de cabinet, nous agissons avec plus de méthode. »

Il inscrivit sur un carnet les réponses en regard des questions, puis il fit signer le père et la fille. Renée traça son paraphe léger d’une main sûre. Elle savait maintenant qu’on cherchait, et ils étaient venus après beaucoup d’autres dans l’ordre des recherches.

— Monsieur, veuillez nous faire le plaisir de dîner avec nous ; puisque vous venez de Paris, vous devez avoir faim. »

Elle lui souriait toujours aussi gracieuse que peut l’être une maîtresse de maison lorsqu’elle est jeune et qu’elle se sait belle.

Il s’excusa d’abord, puis il accepta, pressentant un dîner royal.

M. Félix Jarbet, attaché à la police de Paris, n’avait point de mission secrète ; il allait tout bonnement, sur l’ordre de ses supérieurs, préparer les voies de la procédure, s’il y avait lieu. Il avoua du reste au général que c’était un créancier acharné, doublé d’une femme éprise, qui prétendait voir du louche dans la subite disparition de Barthelme.

— Nous sommes convaincus, répéta M. Jarbet, convaincus que ce jeune homme n’a pas quitté Paris, seulement il se cache, faute de ne pouvoir payer une dette de deux mille francs.

— C’est joli ! » déclara Mlle Fayor.

Et elle se retira pour veiller à l’office où elle dirigeait tout, quand elle était bien disposée.

Elle alla changer de toilette, mit une jupe de soie rose, un corsage ruisselant de Valenciennes et releva ses cheveux sous des branches de corail.

— Montons ce calvaire jusqu’au bout, pourvu que l’enfant n’en sache rien, murmura-t-elle en traversant le corridor. Elle dit ce mot : l’enfant, avec une intonation intraduisible.

Bruno avait le dimanche à sa disposition. Il était parti dans les bois, rêvant de leur douce folie, ne pouvant s’imaginer encore qu’elle l’aimait sans se moquer de sa ridicule misère.

Elle était tranquille de ce côté, il ne reviendrait pas, elle l’avait congédié si durement qu’il s’était sauvé comme un baby qu’on menace du fouet.

À la fin du dîner, le général et le policier, chacun conservant ses distances, étaient les meilleurs amis du monde. M. Jarbet expliquait ses théories, absolument fausses, du reste ; il disait combien les journaux de la capitale bavarde sont gênants dans leurs divagations : la disparition très simple de ce pauvre Barthelme avait défrayé pendant une semaine les petites feuilles aux abois ; on jurait, sans le savoir, qu’il était mort d’une mort violente, victime de quelque mari trompé.

M. Fayor parlait avec une complaisance non dissimulée de la publication prochaine de son livre sur la guerre. Il comptait un peu sur ce livre pour la réussite d’une grande affaire politique qu’il préparait à la sourdine, et dont le but microscopique était de faire dégommer le maire de Gana-les-Écluses.

— La députation ? demanda le policier ravi.

— La députation ? répéta Renée effrayée.

— Nous verrons…, nous verrons ! mâchonna le général, qui se défiait des femmes en toutes choses.

— C’est dommage que Bruno soit sorti, j’aurais fait lire un passage à Monsieur, ajouta-t-il. »

Renée s’empressa d’appeler Mérence.

— Est-ce que le secrétaire est ici ? demanda-t-elle d’un ton indifférent et hautain, ne se donnant pas la peine de dire : Maldas.

— Il n’est pas revenu, Mademoiselle !

— Clampin ! il vole toujours des vacances quand j’ai besoin de lui, » tonna le général.

Le policier déplora cette absence, puis, la tête légèrement montée par des vins exquis, la tenue moins sévère, il prit place dans la calèche qu’on avait attelée d’après les ordres de Renée, et, enchanté d’une visite si bien terminée après le fâcheux accueil de M. Fayor, il alla attendre à Montpellier l’express de Paris, ce même train qu’aurait dû rejoindre Victorien Barthelme au moment où une roche était retombée dans les jardins de Tourtoiranne.

Mlle Fayor, inquiète, s’accouda au balcon de sa chambre. Elle voulait voir Bruno avant la nuit, parce qu’elle ne pouvait plus monter chez lui ; à présent ce serait odieux. Le danger s’éloignait avec l’homme de police, mais ce n’était qu’un répit, et il fallait que Bruno, pour qui elle prévoyait un autre interrogatoire plus sérieux, n’eût pas vu Barthelme avant son départ de Paris. Un soupçon sur l’enfant…, il ne fallait pas.

Renée regardait le ciel. Un orage était imminent. De suffocantes bouffées de parfums s’échappaient des massifs, et les verveines multicolores répandaient une odeur enivrante qui remplissait la chambre à coucher. Au-dessus de la colline tournoyait un énorme nuage ayant la forme lourde d’un rocher surplombant un abîme. Renée le sentait planer tout entier sur elle. Une toute petite étoile demeurait encore dans le bleu, vacillant comme une larme au bord d’un cil invisible. La nuée s’avançait lentement, sombre, épaisse, inévitable. L’étoile fut obscurcie et enfin disparut.

Renée examinait alors la roche derrière le temple où chantonnait l’eau de la vasque. Il lui semblait que les herbes hautes, les rideaux de lierre s’agitaient tout autour. Elle songea à miss Bell et eut l’horrible idée que la chienne grattait le sol. Cela arrive quelquefois dans les campagnes quand on enfouit mal les animaux morts. Son cœur battait affreusement ; elle avait un cri au fond de la gorge et ce cri ne pouvait pas sortir. Un corps humain glissa le long de la pierre et exécuta un bond joyeux. Il s’était retourné du côté du château et l’avait aperçue. C’était Bruno, qui espérait peut-être la surprendre dans sa salle de bain.

— Le malheureux ! » fit Renée les bras tendus.

En quelques minutes Bruno fut au bas de sa fenêtre :

— Viens, dit-elle, il est tard et j’ai à te parler. »

Bruno rapportait un superbe bouquet de liserons sauvages. D’un geste gamin, il le lança sur l’appui sculpté.

— On peut te voir, malgré le crépuscule ! dit brusquement Renée.

— Orgueilleuse, murmura-t-il », et il devint tout triste.

Comme elle avait honte de lui !

Avant de gagner son appartement, il eut à écouter le sermon furieux du général.

— Tu te coupes les cheveux ! tu te mets des jaquettes neuves ! tu arpentes les champs… Tu finiras mal ! mille tonnerres ! il s’agit de marcher droit ! va refaire ta dernière copie. Tu as fait ronfler le canon. Je n’aime pas ce mot. Tâche de choisir des expressions plus justes. Est-ce qu’un canon peut dormir quand il part ? Et s’il ne peut dormir, il ne peut ronfler, sacré clampin !

— Alors, répliqua Bruno en veine d’expressions extraordinaires, je le ferai cracher. »

M. Fayor se campa pour le toiser.

— Tu es inepte ! Tu le feras cracher ! Tiens je préfère décidément ronfler…, tu es inepte.

Et il rentra chez lui ne sachant quel mot choisir… on choisirait le lendemain.

Bruno s’orienta afin de trouver tout seul le chemin de la chambre de Renée. Ceci le préoccupait beaucoup plus que les mots en litige. Jamais il ne s’était hasardé jusqu’à sa porte, ni à Paris, ni à Tourtoiranne.

Il allait à tâtons, flairant une émanation de verveine, lorsque Renée l’arrêta en lui passant les bras autour du cou.

— Pas plus loin, Nono, dit-elle d’un accent brisé. Il ne faut pas qu’on te voie près de la statue de Diane, ni dans ma salle de bain… on supposerait… trop de choses ! et elle s’efforçait de sourire, puis elle ajouta, il est venu tantôt un ami d’un monsieur que tu as dû connaître à Paris… Victorien Barthelme… te souviens-tu ?

Bruno se secoua. Elle embaumait, vraiment, cette chambre ouverte.

— Ma foi, je ne me souviens guère… oui, cependant… un homme brun et blond à la fois… il était très aimable… il m’a demandé un jour si j’étais content de ma position… attendez, mademoiselle Renée, il y a quatre ou cinq mois, je crois… vous étiez partie avec Louise… le général était aux Champs-Élysées… il essayait une jument.

— Parfaitement, Bruno, ta mémoire est excellente, ce monsieur…

— Eh bien ! reprit-elle fort vite, ce monsieur a perdu son ami et il le cherche parce que celui-ci lui doit de l’argent.

— Il est venu le réclamer ici ? dit Bruno trouvant l’aventure drôle et voyant à travers son imagination éveillée un monsieur courant après un autre monsieur, le premier tenant une bourse et le second ne tenant rien.

— Oui, Bruno, il faudrait dire, si on causait à ce sujet devant toi, que tu n’as jamais vu ce Victorien Barthelme.

— Je le dirai, mais ce ne sera pas vrai.

— Tu mentiras.

— Ah ! je comprends, balbutia-t-il, vous vous intéressez à lui… beaucoup… Je l’ai trouvé poseur, moi !

Et il fit un froncement de nez significatif.

— Quand il s’est présenté, continua Renée défaillante, s’est-il fait annoncer ? »

— Non, il prétendait être un camarade. »

Renée respira.

Tu es sûr ? »

Bruno se rembrunit et bouda… C’était moins drôle.

— Allons, c’est bien, dit-elle rassérénée ; à présent, va souper. Tu n’as mangé que de l’amour aujourd’hui, et ce n’est pas assez. Ton bouquet est charmant, merci ! »

Elle le poussa doucement en refermant la porte. Nono s’adossa contre la muraille redevenue noire.

Mlle Fayor ôta les branches de corail qui ornaient ses cheveux et se jeta tout habillée sur le lit. Elle savait que le sommeil lui était interdit durant la nuit, et elle profitait des soirs clairs de l’été pour essayer de goûter un peu de repos. Elle rêva les yeux fixés sur les liserons dont les corolles immaculées caressaient l’amour de marbre.

Chose étrange ! Elle aimait Nono. Nono sage comme une vierge, elle l’aimait en viveur… comme ces viveurs qui, se sentant pris jusqu’aux moelles, deviennent respectueux malgré leurs sciences impures.

Seulement Renée n’avait pas l’espoir de cette éternelle récompense du respect qu’on nomme le mariage. Les assassins ne se marient pas !

Elle finit par s’endormir, n’osant plus rêver.

Un roulement profond, pareil à une chute de pierres gigantesques l’éveilla au milieu des ténèbres. Il était près de neuf heures et demie. Elle se leva en sursaut. La formidable réalité se dressa de nouveau entre elle et ce frais bouquet sauvage. Elle recommença sa promenade nocturne autour de la peau du lion qui regardait avec des yeux glauques cette tigresse verrouillée dans une cage de soie.

— Je me tuerai ! je me tuerai ! répétait-elle, couvrant ses oreilles de ses mains crispées ; puis elle eut une faiblesse. J’ai peur ! dit-elle en se collant contre sa porte fermée, prise d’une tentation folle d’aller chercher Bruno. »

Un coup timide, frappé pendant une accalmie, lui répondit derrière la cloison. Elle se pencha plus épouvantée encore.

— Qui frappe ? Qui se permet d’être là ?

— Moi Renée ! je ne veux pas que vous ayez peur, je ne demande pas à entrer, je vous garde. »

Elle ouvrit la porte avec violence.

— Toi, dit-elle, je te chasse, entends-tu ?… »

Bruno s’était couché sur l’étroit tapis de laine du corridor. Il dormait, allongé en terre-neuve, quand le cri de Renée l’avait fait tressaillir… et il avait répondu…

Il se mit à genoux :

— Quel mal puis-je te faire ? Ce tapis n’est pas doux, et le pas le plus léger m’éveillerait… personne ne peut me voir… je t’assure ! »

Sans rien ajouter, elle l’attira, prise d’une de ces tendresses soudaines qui la domptaient complètement.

Bruno dépassa le seuil, toujours à genoux. Elle referma la porte.

— Tu m’as pourtant promis d’être sage », fit-elle en le secouant avec des mains fiévreuses.

Il prit ses doigts pour les dévorer de baisers. À la lueur d’un éclair, elle le vit tout en pleurs. Alors, saisie de vertige, elle alluma toutes les bougies du lustre ancien ; elle voulait faire une grande lumière dans leurs deux âmes.

Nono demeura à genoux, émerveillé, se souvenant d’avoir lu pareille chose dans les Mille et une Nuits, se tâtant pour savoir s’il n’était pas le jouet d’une hallucination.

Renée avait détaché ses rideaux de velours, voilant les blafardes lueurs des éclairs. On entendait toujours des grondements, mais elle n’avait plus peur de la foudre.

— Est-ce que tu vas prendre racine à mes pieds ? » demanda-t-elle en riant à Bruno dont les traits exprimaient une profonde douleur.

Nono rampa jusqu’à elle.

— Je ne suis pas digne de rester debout, déclara-t-il, ivre de bonheur. »

Elle entraîna Nono sur un divan, et pressant le front du jeune homme sur sa poitrine bondissante :

— Tu déraisonnes, cher bien-aimé ! s’il est ici un être indigne de l’autre ce n’est sûrement pas toi… mais, voyons… as-tu été dîner ?

— Non, je n’ai pas faim. D’abord, c’est fort bête d’avoir de l’appétit, tu me l’as dit un jour à table.

Elle haussa les épaules. Avec la lumière, sa tranquillité lui revenait. Soudain Nono avec une gravité solennelle :

— Renée, tu es la fille du général Fayor et je suis son secrétaire ; il n’est pas loyal que, dans la maison de ton père, je prenne ces libertés. Veux-tu que je quitte Tourtoiranne demain ?

— Tu parles comme un homme, tu es donc grandi depuis notre course en voiture ? »

Et, tout attendrie, elle caressait sa tête brune.

— Réponds-moi, Renée.

— Soit ! Va-t’en ! T’ai-je dit que je t’aimais ? Je ne me le rappelle plus ! Oublie-moi ! L’oubli est prompt à ton âge. Le doux bonheur que tu m’as donné vaut une éternité de passion ! »

Elle se renversa à demi, les paupières closes, la lèvre mordue par ses dents fines.

— Je ne m’en irai pas ! cria Nono effrayé », car le désespoir de la jeune fille n’était que trop visible.

Elle fit un effort surhumain et se redressa.

— Un malheur guette mon bonheur, vois-tu… Il vaut mieux, en effet, que tu sois loin quand il me le prendra.

— Bien ! je m’en irai et je reviendrai chaque soir, c’est entendu…, je coucherai dans la verveine, sous la croisée. Ne crains rien ! j’arrêterai le malheur, moi ; j’ai des poings ! »

Et il les lui montra, très serrés, très larges, prêts à assommer n’importe qui.

— Tu es insensé, Bruno ! répondit-elle, déjà toute tremblante à l’idée qu’il pourrait se compromettre davantage, lui innocent, pour éviter de la compromettre un peu, elle coupable.

— Alors, je reste ! »

L’énergique accent de Bruno ne laissait aucun doute. Il resterait ou il reviendrait chaque soir. Les enfants ont de ces entêtements rageurs. Elle se calma. Nono promena un regard ravi autour de la chambre, puis il fit des réflexions :

— Oh ! comme ton lit est grand… Et ce petit nègre, là-bas, au fond ! Oh ! l’horreur ! Et tout près de toi ! Pouah ! est-il laid ! Ah ! ta maman. Elle est bien belle ! Son fichu ressemble à de la crème ! Tiens, ces armes ! fichtre ! tous ces poignards ! Et ce lion ! Pourquoi pas Mélibar tout de suite. Tu sais, j’ai deviné pourquoi je détestais tant ton cheval… C’est qu’il te porte ! Mon dieu ! je voudrais toucher tous les meubles pour en conserver le parfum. Cela sent si bon !… Oh ! ces rideaux ! Et ces femmes… toutes déshabillées !… »

Brusquement, il se retourna avec une rougeur fugitive.

— Tu n’as donc jamais vu de femme nue ? » demanda Renée, ne pouvant croire à une pareille candeur.

Nono se blottit dans la traîne de la jupe rose. Il devint plus rose encore et baissa la frange de ses paupières.

— Oh ! tu dis des choses, Renée !… non, bien sûr… tu me fais honte ! »

Renée, suffoquée, s’imagina qu’il voulait peut-être la rassurer à sa manière.

— Monsieur Maldas, cette comédie est indigne de nous ! dit-elle, devenant hautaine. »

Bruno eut une frayeur sincère, et, entourant sa taille :

— Renée ! Renée ! pourquoi changes-tu ton visage ! quelle comédie ?… pardonne-moi… c’est parce que je les ai regardées longtemps, n’est-ce pas ?…

— Mais tu es donc l’impossible, s’écria-t-elle stupéfaite. »

Ensuite elle le repoussa doucement.

— C’est inutile de me presser ainsi… je te crois… quoique ce soit le contraire qui fasse, habituellement honte… aux… aux messieurs.

— Quel contraire ?

— À la fin, tu m’impatientes, Nono, tu sais fort bien ce que je veux dire.

— Non, explique-toi.

— Bah ! je suis ton aînée de deux ans et je m’explique : tu n’as pas eu de maîtresse, Nono ? »

Nono fut désolé, cela allait recommencer comme avec le général, elle allait finir par lui dire qu’il était trop gauche ; il en prit son parti.

— Non, Renée ; finis ces hardiesses… ça ne regarde point les jeunes filles.

— Eh bien, tu as tort, voilà mon avis, parce que tu n’aimes que d’une seule façon et de la façon qui tue quand on n’est pas payé de retour. Tu as été élevé en dépit du bon sens !

— Ce n’est pas ma faute ! murmura Nono confus.

— Je sais… ton opinion sur nous, tu en reviendras… et gare aux excès.

— Mon opinion sur les autres !… toi tu es à part.

— Vraiment, je te remercie ! »

Elle acceptait maintenant sa bizarre nature et parlait avec gravité, retenant les folies qui lui passaient par l’esprit. Nono se frotta sur ses dentelles avec une câlinerie boudeuse.

— Est-ce que tu ne veux plus m’embrasser ? »

Renée pâlit.

— Causons, je le préfère. Ah ! çà, soyons francs, hein ? dit-elle avec une brusquerie de garçon. Tu n’as pas eu de maîtresse, c’est entendu, mais tu as aimé Lilie ! Qu’en voulais-tu faire ? Les collégiens n’ont pas de poupée, ce me semble.

— J’en voulais faire ma femme.

— Comment ? » dit Renée qui lança le mot plus vite qu’elle n’aurait voulu.

Nono se sentait confiant comme on peut l’être avec une mère du même âge que soi.

Il répondit très fier :

— Je ne sais pas, mais c’était mon intention. »

Renée, cette fois, partit d’un éclat de rire, de son rire sardonique, blessant, impitoyable, qui se perdait dans les notes aiguës.

— Oh ! c’est trop fort ! tu es divinement ridicule. On n’a pas ta mine passionnée quand on est aussi sot. L’intention ! ah ! l’intention… il est adorable ! tu crois que cela suffit ?

— Et toi, riposta Bruno outré, est-ce que tu dois savoir si cela ne suffit pas ? »

La vivacité du méridional reprenait le dessus. Elle se pencha :

— M’aimerais-tu encore en admettant que je sois le plus savant ? »

Nono recula.

— Il faut, pour que tu saches, qu’on t’ait appris ! »

Elle riait toujours, mais plus bas, d’un rire irritant qui faisait mal.

Il la regarda et se releva éperdu. Il ne vit pas Renée, il vit une femme vraie, comme il disait : quelque chose d’atroce, de fané, d’avilissant… un hochet secoué par tous…

— Déjà… tombée dans la boue !… »

Cette vision traversa son regard comme la lueur des éclairs sillonnait parfois les médaillons transparents des rideaux.

Nono honnête, fondu d’un or sans alliage, se révolta, redressa, dans la clarté du lustre sa stature bien masculine ; puis il lui dit, croyant parler à une autre :

— On ne m’a pas aimé assez pour que je sois heureux, c’est vrai… riez de ce ridicule, puisque c’est ridicule… seulement Renée Fayor m’aime encore moins, car elle va briser mon cœur sans le comprendre. »

Renée tendit les bras.

— Ah ! tu me fais peur ! laisse-moi rire… c’est mon unique force… Est-ce que je sais ce que nous allons devenir ?

— Les femmes sont toutes méchantes, murmura Bruno douloureusement ; elles veulent qu’on les respecte et elles vous trahissent.

— Je t’ai trahi ?

— Sans doute. Tu me dis que tu en sais plus que moi. »

Et il sanglotait sous ses poings fermés. Elle l’enlaça dans une étreinte folle.

— Nono, Nono ! je plaisantais, mon adoré ! Tu me repousses ? »

Il l’avait repoussée, ivre d’une colère soudaine.

— Ah ! s’écria-t-il désespéré, si tu en as aimé un autre, dis-le, que je meure tout de suite, car je ne veux pas appartenir à une femme, moi, si elle ne doit jamais m’appartenir ! »

Il y avait dans ce cri naïf toute la dignité de l’amour.

Renée laissa retomber ses bras.

— Tu mourrais ? »

Nono sauta sur la panoplie et décrocha ce petit revolver qu’elle avait armé un matin.

— Tu vas voir, dit-il. »

Elle crut à une bravade d’enfant.

— Nono, il est chargé ! »

Nono voyait bien à présent qu’elle ne voulait pas répondre. Il savait son secret. Ce secret ne pouvait être qu’un homme. Il attendit un coup de tonnerre pour qu’on ne distinguât pas le coup de feu, et il tira, la regardant toujours afin d’en avoir plein les yeux jusqu’à l’agonie. Elle n’eut que le temps de faire dévier le canon, ils furent tous les deux enveloppés de fumée pendant que la balle allait fracasser la tête du petit dieu de marbre veillant derrière le lit.

Elle avait bondi comme une véritable tigresse, les pupilles dilatées, les narines gonflées, le sang aux joues, puis elle l’emporta presque sur le divan.

— Mon enfant ! mon enfant ! mon pauvre fou !

— Oui, laisse-moi, ou dis-moi qui est l’autre, alors… il mourra le premier ! »

Nono s’abattit sur les coussins en proie à une réaction nerveuse qui le faisait frissonner des pieds aux cheveux.

— L’autre !… »

Elle eut la pensée de crier : Il est mort ! mais elle avait eu trop peur, elle ne voulait pas être haïe après une pareille preuve d’amour.

— Je n’ai aimé que toi, je te le jure !

— Sur quoi le jures-tu, bégaya-t-il.

— Sur Nono sauvé ! ajouta-t-elle avec un sourire d’ivresse triomphante.

— C’est bien ! si je meurs, je saurai pourquoi ! »

Et sans pouvoir s’expliquer davantage, il perdit connaissance.

Renée alla chercher des sels dans son cabinet de toilette, mais ses baisers le ranimèrent beaucoup plus rapidement. Il huma la poudre et fixant un regard étonné sur le cabinet resté ouvert, il s’écria :

— Le papier à Lilie ! »

Renée joignit les mains :

— Tu voulais te tuer tout à l’heure, et voilà que tu t’occupes d’un papier quelconque ! »

Nono se jeta à son cou :

— Ne me gronde pas ! »

Puis il se leva pour vérifier si c’était vraiment le même.

En passant devant le lit, il envoya un salut moqueur à l’amour défiguré.

— Toi, fit-il, tu es aussi laid que moi, j’en suis bien aise ! »

Renée ferma les yeux. Elle eut l’exquise sensation d’une maternité qui lui serait venue sans souffrance, il lui sembla que son cœur s’ouvrait pour enfanter ce grand garçon brun, et elle l’aima, durant cette minute délicieuse, comme une mère aimerait un fils qu’elle serait condamnée à ne pas reconnaître.

— Veux-tu que je te le raccommode ton nègre demanda-t-il d’un air capable.

— Certainement, si cela t’amuse. »

Il se précipita sur le lit, enjambant l’écusson brodé, ravageant les dentelles des draps, détournant les rideaux. Ce ne fut qu’en atteignant la statue qu’il s’aperçut des dégâts qu’il faisait. Pour en finir plus vite, il tira la statuette par son arc, le bouquet de liseron s’enchevêtra autour, et, corps à corps, l’amour et lui roulèrent dans les courtines de satin.

— Nono, cria Renée d’une voix haletante, ôte-toi de là, je t’en supplie !

— Ouf ! fit-il ! je le tiens ! J’avais soif de le voir ailleurs… viens m’aider… je dois continuer de le casser… C’est un monde, ton lit… On s’y perd.

— Espérons cependant que tu ne t’y perdras pas. »

Elle vint le débarrasser en écartant des liserons qui l’aveuglaient. Elle était tout près de son visage ; il pouvait l’examiner en détail.

— Ah ! comme tu es belle, ma Renée ! Maman avait bien raison de dire que rien n’est plus beau que toi ! »

Il ne l’avait jamais mieux contemplée qu’à cette heure. Renée le renversa sur l’oreiller en mettant ses lèvres sur les siennes.

Là-bas au fond des pelouses un homme gisait, broyé, qui lui avait dit, un soir : « Quelles sont les infamies qu’on peut jurer de ne pas faire ? »

Ce souvenir lui revint sinistre quand Nono, frémissant de plaisir, chercha ses lèvres, à son tour, en balbutiant très bas :

— Encore ! »

Et elle eut la force prodigieuse de reculer.

— Nono, dit-elle en se fâchant pour dissimuler son trouble, relève-toi ! C’est lâche ce que tu demandes ! »

Nono sauta par terre. Il sentit probablement sa lâcheté car il devint pensif. Il essaya de rajuster le masque fendu de l’amour, évitant de se rapprocher d’elle.

— Enfin, ajouta-t-il après un long silence, de quoi as-tu peur la nuit ?

— C’est une maladie que j’ai, Nono. Je vois des fantômes qui menacent de m’écraser.

— Tu me permettras de revenir avec eux ?

— Non, tu es trop fou… tu bouleverses ma pauvre chambre… on dirait qu’on y a donné la chasse à une dizaine de loups enragés. »

Nono promena un coup d’œil confus.

— C’est ma foi vrai… tu me pardonnes ? »

Et il se mit à genoux avec une grâce charmante.

— Tu sais qu’il est minuit passé ?

— Ah ! c’est dommage… laisse-moi te demander encore une chose : ce collier que j’ai offert à Lilie, où l’as-tu donc acheté ? »

Elle alla prendre, sur un meuble, un écrin de velours bleu et le vida dans la crinière du lion.

— Quelle fortune ! » s’écria Nono ébloui. Il y avait la parure complète… triples rangs, bracelets, diadème : il frotta sa peau brune à ces petites boules blanches, éprouvant une visible satisfaction. Tout d’un coup pris d’une tristesse rêveuse :

— Si je mourais, je voudrais être entouré de tous ces bijoux, pour conserver dans mon cercueil les souvenirs du premier bonheur que tu m’as donné. Ces perles sont presque aussi douces que tes lèvres.

— Tu es lugubre, Nono… je te promets d’exécuter ta bizarre volonté… seulement le plus tard possible, n’est-ce pas ? »

Elle serra contre elle avec un frisson involontaire, la tête du jeune homme et elle le reconduisit vers la porte.

— Tu rentreras ici à une condition, mon grand enfant… c’est que… »

Nono releva ses yeux qui étincelèrent.

— C’est que je ne t’embrasserai pas comme tu m’as embrassée tantôt !

— Je t’obéirai, car je t’adore plus que je t’aime ! Adieu, ma Renée… il te faut dormir ou tu tomberas malade !…

Et il se sauva après avoir respectueusement effleuré le bout de ses doigts. Il était parti depuis longtemps que Renée, immobile, tâchait de saisir encore le bruit étouffé de ses pas !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— C’est donc une réalité ! songeait Renée Fayor… Un enfant ! Et il m’est interdit d’en faire un homme. »

Interdit ! pourquoi ? Ne peut-on s’essayer à toutes les hontes, quand on est déjà dégradé ? Une mystérieuse chaîne relie les crimes commis aux crimes à commettre et les rapproche doucement les uns des autres.

Elle se regarda au grand miroir se balançant à travers l’atmosphère lumineuse de sa chambre. Une femme se regarde toujours avant de se laisser aller aux crises solennelles de sa vie. Renée s’aperçut que sa beauté, son orgueilleuse beauté, ne valait peut être pas un seul sourire de cet enfant qui venait de partir, que ses yeux ne savaient pas pleurer comme les siens, et que le charme des yeux est quelquefois tout entier dans une larme sincère. De souvenir elle comparait ses cheveux à elle à ses cheveux à lui ; elle trouva que les soins dont elle entourait son soyeux diadème n’arrivaient pas à donner à sa chevelure les reflets de velours que les vulgaires ciseaux maternels avaient fait jaillir de la tête fruste de Nono. Elle se sentit fatiguée de sa propre coquetterie, personnellement outragée de ses enlacements de couleuvre qu’elle n’avait appris que pour séduire. Elle eut honte d’elle-même se sentant fausse et lâche alors qu’elle s’étudiait, depuis ses premières années, à la sérénité et à la bravoure en face de l’opinion. Elle se crut moins coupable d’avoir tué un homme que de l’avoir jeté sous une pierre d’où ses plaintes ne sortaient plus, moins coupable d’avoir cédé à cet homme une fois que de lui avoir cédé deux fois, moins coupable d’avoir raillé la société que d’avoir vécu dans ses salons.

Il y avait le couvent pour les filles très nobles ou très perverties : cela est un refuge contre lequel les cris de la foule viennent se briser. Renée voyait dans un lointain mal défini une grille de fer forgé garnie de fleurs de lys, et derrière, d’autres fleurs de lys, pas en fer, hélas ! des fleurs de chair pâle s’épanouissant à l’ombre d’une draperie de deuil. On appelait ce lieu triste : les Dames de Montpellier. Renée y avait une arrière-cousine. Quand elle arrêtait sa voiture sur le sable très propre de la cour d’honneur de ce couvent, elle murmurait entre ses dents fines en lançant les rênes au groom : « Une balle serait préférable ! »

Certainement une balle est préférable tant que le cœur est vide, mais dès qu’on aime, tout ce qui permet de rêver est une joie. Un instant elle envisagea le couvent comme une joie.

L’arrière-cousine, Jane de Mallery était douce et bonne. Jadis elle avait ri, elle avait dansé dans les bals où toute la famille l’avait admirée, puis plus rien. Une nuit s’était faite. On savait qu’un joueur qu’elle avait connu s’était brûlé la cervelle.

Renée se rappela ce joueur. Elle eut froid par tous les membres. C’est qu’elle était, elle, l’assassin d’un joueur. Non ! pas le couvent ! on peut y vieillir !

L’orage se calmait. Les bougies tombaient en gouttes chaudes sur les reliefs rouges du cuivre, et Renée, perdue dans ses idées atroces, ne pouvait plus se relever. Elle avait glissé au milieu de la peau du lion, ses doigts serrant la crinière dans une convulsion machinale.

Rien ! rien ! Elle ne trouvait rien pour se fuir. Elle ne pouvait parler à personne, pas même à lui. Et puis on ne fait des confidences horribles que dans les romans où on rencontre des gens qui écoutent jusqu’au bout. Ensuite, elle n’était pas seule à porter le poids de son amour… Il l’aimait, lui Nono, lui l’enfant. Si elle s’enterrait vivante, il irait l’exhumer, elle en était sûre. C’est immense, la passion d’un vierge, parce que les sens ne lui apprennent pas que les faiblesses physiques sont là pour y mettre des bornes. Lui dire la vérité, ce serait le tuer sans retour. Un moyen existait, peut-être plus mauvais pour elle, mais plus prompt pour lui. Se marier avec un homme qui passerait.

Ah ! elle se fût donnée de toute son âme à un viveur comme Victorien Barthelme…

Oui, cela… Ou…

Et ses paupières se fermaient avec une fatigue étrange de voir le haut de son peigne dans le miroir lentement balancé… ses doigts arrachaient les crins du lion endormi. De toute la chambre défaite émanait une senteur de jeunesse fauve qui allait serrer sa gorge et incendier son cerveau. Qu’elle prît le voile des cloîtrées, qu’elle prit le voile des épouses, elle respirerait toujours, dans l’air impur de sa vie, la pure jeunesse de Bruno Maldas !

« Alors, mieux vaut mourir ! » cria-t-elle. Car, après la lâcheté, les femmes sont braves, tandis que les hommes, eux, sont encore lâches.


CHAPITRE IV



Mélibar, tout sellé, piaffait dans la cour de Tourtoiranne. Sa maîtresse se faisait attendre ce matin-là, et il s’en prenait à Nono, sa haine favorite. Nono riait, se tenant à distance, mais, plus fanfaron que Mélibar, il le regardait en face pendant que celui-ci lançait de sournoises ruades sur le côté.

Renée parut enfin ; il était huit heures. Du haut du perron dominant le village, on voyait s’élever déjà les brouillards de la rivière. Elle contempla un instant ce paisible tableau, et ces deux créatures si bonnes toutes deux qui s’essayaient à devenir furieuses.

Renée était grave. Ses yeux qu’elle n’avait point touchés au crayon se cerclaient largement de noir ; ses cheveux mal rattachés ressemblaient aux vapeurs dans lesquelles brillaient l’eau et le soleil. En cherchant bien, on aurait peut-être trouvé des pleurs dans les mille brins de cette chevelure fluide. Son amazone aux longs plis sombres lui donnait un aspect tout royal que sa bouche serrée accusait encore davantage. Elle descendit d’un pas très lent, comme à regret, les marches du perron. Le valet allait lui amener Mélibar, quand Nono fit un esclandre. Il prit la bride, puis, sans détourner la tête, il tira. Mélibar se laissa faire avec la stupeur d’une bête victime d’un accès de délire.

— Vous avez raison ! » signez la paix aujourd’hui, dit Renée toujours grave, pendant que le domestique s’esquivait prévoyant des suites fâcheuses. Nono secoua le front, Mélibar l’encolure. Alors Mlle Fayor, s’accoudant sur la selle, força par la cravache le cheval à plier les jarrets devant Nono charmé.

— Tu vois, murmura-t-elle d’un accent douloureux, nous ne sommes pas fiers. »

Le jeune homme saisit la crinière à pleines mains pour baiser quelque chose qui la frôlerait durant sa course matinale.

— Que je suis heureux ! bégaya-t-il. »

Mélibar n’osait plus souffler.

— Bah ! mon pauvre Nono, c’est un bonheur bien illusoire.

— Voulez-vous que je vous mette en selle, demanda-t-il tout frémissant ? Je crois bien que je saurai.

Mais Renée se redressa :

— Non ! après, je ne pourrais pas partir. »

Il ne comprit pas trop et fit une moue.

— Tu ne m’aimes plus ! » ajouta-t-il les deux mains tremblantes.

Elle monta sur le socle d’une coupe de bronze où fleurissait un héliotrope et fut si vite assise que Nono eut le visage entortillé de sa jupe. Il sentit en se dépêtrant qu’on l’embrassait dans le cou, chaudement, avec un cri étranglé qui ne parvint pas aux lèvres. Ensuite ce fut un tourbillon. Miss Bell jappa, et l’amazone devint un point noir par-delà les grilles de Tourtoiranne.

Nono rejoignit son cabinet de travail, tout chancelant, comme ivre de ce vin qu’il détestait sans en avoir jamais bu, puis il émit cette réflexion naïve :

— Elle change de lèvres en changeant de robe, aujourd’hui elle m’a fait du mal quand hier elle m’a fait tant de bien. »

Le général le trouva rêvant.

Renée savait ce qui devait arriver, mais Mélibar l’ignorait complètement, lui. Aussi, lorsque la jeune fille, en gravissant la colline, se mit à l’exciter, il se campa, prêt à demander des comptes sérieux à son écuyère. Entre eux c’était d’ordinaire un échange de bons procédés : au petit pas, on se parlait, langage de crinière et langage d’étrier, et les temps de galop le regardaient seul. En somme, Mélibar, pourvu que cela lui plût, aimait fort à obéir. Le gazon du sentier était doux, les branches formaient le dôme, et les perspectives se perdaient dans un bleu voilé qui donnait l’appétit de l’air. Courir ? Soit ! Mais après, on prendrait de nobles poses sur un rocher moussu, où on flairerait quelque haie de clématites odorantes : la clématite parfume délicieusement les naseaux que l’avoine vient de piquer.

Renée ne desserrait pas les dents. Mélibar jugea honorable de filer un train d’enfer ; il la connaissait bien, elle le mettrait au pas dès qu’il aurait envie de galoper. Au milieu d’un carrefour, ils trouvèrent un vieil homme tranquille gaulant des feuilles pour sa vache.

Renée s’arrêta net.

— Sauriez-vous, mon ami, où est situé l’étang des Combasses ?

— C’est loin, Mademoiselle, il faudrait au moins une demi-journée à pied pour le joindre.

— Et à cheval ?

— Avec un cheval comme le vôtre, ma foi ! pas trois heures.

— C’est-à-dire que je peux être revenue pour le déjeuner à Tourtoiranne, dit-elle en a parte, mais assez haut.

Le paysan l’entendit et hocha la tête.

— Le chemin ? reprit-elle.

— Toujours tout droit, en tournant par demi-heures.

Cette explication singulière ne fit pas sourire Renée qui poussa droit du même train.

— Ça se romprait les os, tout de même, marmotta le vieux ; ces parisiens ne savent pas se tenir. Elle qu’est née au pays devrait savoir ce chemin…

C’est comme l’autre oiseau de nuit, ce pimpant qui me demandait la maison de M. Maldas, et il avait le nez dessus. J’ai encore sa pièce ronde. Tout de même, elle se romprait bien les os !… ce serait dommage ! Une jolie fille quoique peu parlotte !

Et afin de mieux atteindre ses feuilles, il essaya de se jucher sur la vache à moitié endormie.

Au bout d’une demi-heure, Mélibar tourna et se mit à redescendre la colline. Où allait-on ? Ce secrétaire devant lequel on l’avait humilié lui portait malheur. Une route défoncée par les charrettes s’ouvrait, remplie d’ornières. Il vola dans les ornières, peu soucieux désormais de ses sabots délicats. D’ailleurs Mélibar possédait des jarrets d’acier et, n’eût été la chatouilleuse cravache de sa maîtresse, il n’aurait pas plié. Dans un passage difficile, une touffe de bruyères mauvaises, à épines, qu’on appelle des bruses, lui cinglèrent le ventre et déchirèrent la jupe de drap. L’amazone penchée sur l’encolure ne regardait rien ; elle paraissait inanimée, la brise dénouant ses cheveux la laissait absolument insensible. Un méandre du Gana se montra, couronné de joncs avec une bande d’oiseaux suspendus à leurs faîtes, et plus loin un coin de maison tapissé de houx. Renée passa, ne voyant ni le méandre ni le coin de maison. Mélibar se disait qu’il y avait vraiment du nouveau, et miss Bell suivant, toujours muette, se permit un hurlement plaintif, une humble demande de répit. Mlle Fayor sortit de sa torpeur. Elle fronça les sourcils. Quelque chose de hagard traversa ses prunelles. Elle tira de son corsage un petit poignard fin et le lança de toutes ses forces à la chienne. Celle-ci n’eut que le temps de faire un saut ; le poignard alla se ficher en terre. Bell, prenant ses précautions, le saisit délicatement par le manche et le rapporta, la queue basse. Peut-être faisait-elle semblant de croire à un jeu. Elle continua à tenir ce poignard pendant longtemps, galopant aux côtés de la cruelle fille, n’osant pas lui rappeler qu’elle était là.

Les lointains de Tourtoiranne s’effacèrent, puis le village se perdit à son tour. On se rapprocha de Montpellier, on s’en éloigna, et enfin Renée modéra Mélibar pour tâcher de s’orienter. Elle était sur une espèce de plateau inculte parsemé de rocs se dressant çà et là comme des revenants. Pas un pâtre n’égayait la solitude.

— J’ai peur ! » fit Renée tout bas.

Bell gémit ; la jeune fille se pencha et lui reprit l’arme mouillée d’écume.

— Pauvre bête ! » ajouta-t-elle, caressant tristement la tête soyeuse de la chienne.

— Allons, ce doit être par ici, murmura de nouveau Renée ; je me souviens d’une sombre habitation en ruines, d’une habitation abandonnée parce qu’il fallait trop de main-d’œuvre pour entretenir son parc et ses dépendances. Les Combasses ! Les Combasses ! J’y suis venue étant petite fille avec mon père, je crois… L’étang des Combasses… J’avais sept ans… Je me vois vêtue de batiste blanche sur les coussins bruns de la calèche. Un grand propriétaire, un député, résidait là !… Les Combasses !…

Elle amena sa monture sur le versant du plateau en frissonnant de tous ses membres. En effet, un parc abandonné emplissait de broussailles et de futaies inextricables la vallée creusée en entonnoir et ne semblant pas avoir d’issue. On voyait dans une percée, ménagée exprès jadis mais obstruée de plantes grimpantes maintenant, un vieux pan de muraille noire. Était-ce une ruine ou la maison même ? Renée l’ignorait tout en se rappelant le site.

Les barrières effondrées du parc laissaient admirer des troncs d’arbres dont la grosseur merveilleuse témoignait des soins dont on avait dû entourer leur enfance et de la liberté qu’on leur donnait à présent. Il y avait toutes les essences : sapins, marronniers de l’Inde, cèdres, saules, acacias.

Le parc, par sa singulière disposition, s’enfonçait dans les replis du terrain comme un labyrinthe renversé et de tous côtés n’avait que des bruyères pour horizon.

Un silence mortel planait. Les oiseaux devaient supposer que le crépuscule était éternel sous ces arbres.

Renée commença à descendre lentement, cherchant des yeux le chemin de l’étang. À l’entrée du parc, elle poussa une exclamation sourde : le hasard l’avait servie à souhait. Elle se retourna et fit siffler sa cravache sur miss Bell. La chienne comprit. Enchantée du repos accordé, elle alla s’étendre, haletante, dans la nuit d’un sapin centenaire.

Renée mesura la distance. Le chemin très rapide courait droit à l’étang, une mare ténébreuse qu’on apercevait sous les dernières frondaisons. La surface de cette eau paraissait comme une huile. Au-delà, plus rien : le ciel s’éteignait partout. C’était, de ce côté de Montpellier, la seule eau profonde que l’on connût, et on avait aidé la nature en adoucissant les bords pour la grossir des pluies d’hiver. Les paysans attachaient à cet étang beaucoup d’histoires fantastiques, car les miasmes des eaux tranquilles et dormantes donnent la fièvre, la fièvre inspiratrice des crimes, de sorte que ces légendes pouvaient être vraies.

Mélibar frémit des quatre pieds. Il secoua ses rênes et eut comme un regret poignant de l’air libre, des clématites embaumées, de la plaine large où brillait le soleil. Était-ce bien la peine de quitter les belles routes découvertes pour aller contempler une eau de mare croupissante ?

Subitement, Mélibar devint comme fou. Un taon lui rongeait l’oreille et c’était une si cruelle piqûre qu’il se cabra éperdu ; il s’aveugla de sa crinière en se débattant, une taie sanglante glissa entre ses longs cils. Il hennit, s’enleva, fouilla le sol… Ce ne pouvait être un taon, c’était trop horrible ! Jamais Mélibar n’avait eu pareille rage. Alors, comme Renée continuait d’appuyer son poignard fin, dont le bout ensanglantait l’oreille du cheval, celui-ci oublia le gracieux fardeau qu’il soutenait. Il se précipita dans l’allée sinistre, prenant son mors à pleines dents, les naseaux ouverts, tout le corps en feu… Cette fois, Mélibar était emporté…

Miss Bell, sous l’ombre du sapin, crut entendre un bruit satanique de jupe claquant dans un vent d’orage. Seulement comme pas un cri ne lui parvint, comme aucun appel ne résonna, elle demeura étendue humant l’herbe fraîche.

Tout à coup Mlle Fayor reçut un choc violent à la tempe… puis il lui sembla tomber dans un hamac… Elle perdit connaissance…

— C’est vulgaire, la mort ! » pensa Renée en fermant les paupières.

Au bord de l’étang se dressait un saule tordu, si incliné sur l’eau qu’on eût dit une chevelure rabattue sur un visage. On ne voyait pas ses branches dont quelques-unes avançaient dissimulées par le feuillage vert, des branches toutes nouées comme des poings calleux.

Le poitrail de Mélibar fendit le rideau, mais le front de sa maîtresse heurta le bois ; elle fut renversée en arrière et couchée sur la pente glissante. La petite toque de velours roula seule jusqu’à la vase de l’étang.

Il se produisit un bruit profond, un sourd et gigantesque bouillonnement, puis un silence lugubre.

Renée n’avait pas encore donné signe de vie, quand une exclamation terrifiée réveilla les échos du parc.

Quelqu’un écarta les lianes qui voilaient l’ogive d’un sentier et s’élança vers la jeune fille.

— Une femme morte ! »

Et ce quelqu’un s’arrêta pénétré d’un sentiment tout artistique.

— Ah ! quelle splendide apparition ! »

L’homme, aussi émerveillé que saisi de pitié, vint se mettre à genoux pour soulever le corps brisé de l’amazone.

— Comment peut-il se faire, continua-t-il, que son cheval emporté ne l’ait pas jetée à l’eau… Et où est son cheval ? Étrange aventure… l’aurait-on assassinée ?

Il transporta Renée sous un grand érable, en face de la mare sombre. Il put s’assurer bientôt que ce n’était qu’un évanouissement. Comme il n’apercevait pas de blessures apparentes et pas de traces de coups, il se rassura tout de suite ; un sourire vint même éclairer sa physionomie contractée nerveusement.

— Allons, murmura-t-il, voilà qui va bien ! »

L’amazone reprend un moment ses sens et s’écrie : « Où suis-je ». Le monsieur balbutie : « Ne craignez rien, c’est moi ! »

Elle s’aperçut que son corsage était défait, et retomba évanouie.

« Ma parole ! je m’ennuie moins depuis cinq minutes. C’est qu’elle est fort jolie… distinguée, taille souple… Je crois qu’il sera pourtant nécessaire… oui… remplissons le programme… »

Et après avoir, en vain, posé sous les narines de Renée un flacon de sels tiré d’un élégant étui, il commença à dégrafer le corsage. Il accomplit ce travail d’une main fort expérimentée, et, pour aller plus vite, il retira ses gants dont le parfum très discret annonçait un homme de bonne compagnie. Un éclair de chair blanche l’éblouit. Il y avait un corset de satin d’une nuance adorablement pâle bordé d’un flocon de dentelle, le haut d’une chemise d’un tissu qu’on eût fait aisément passer dans une bague de fiançailles, de ces bagues étroites, qu’on donne à la fillette le jour de ses quinze ans. L’épaule était ronde mais petite, et les mèches ruisselant du peigne la baignaient d’un ton d’ambre.

Renée n’ouvrit pourtant pas les yeux.

Il alla tremper son mouchoir dans l’eau et mouilla la bouche de la jolie malade.

— Mais elle est donc morte ? » se demanda-t-il, effrayé de nouveau.

Il employa les derniers moyens, fit sauter les agrafes du corset, et mit tout le buste à découvert. Il eut un geste de surprise : au-dessus du sein droit se trouvait une tache bizarre en forme de cœur, et ce cœur pygmée avait la noirceur du jais…, un signe, mais un signe qui faisait peur.

L’homme se sentit mal à l’aise devant ce buste nu d’où semblait le regarder fixement la tache noire.

Renée respira un peu ; elle toucha avec effort sa tempe de son index. Abîmé dans une contemplation rêveuse, l’homme ne s’en aperçut pas.

— Voilà un grain de beauté qui va peser terriblement sur le plateau de mon existence ! dit-il, car il était philosophe et prévoyait ses bonnes fortunes. Si cette créature a le vrai cœur aussi noir que sa miniature le ferait supposer, je ne félicite pas son amant. Du reste, c’est une jeune fille, et il faut croire toujours le contraire de ce que l’on voit.

Renée se releva à demi, regarda autour d’elle, sous la frange de ses cils épais.

— Mélibar ? » demanda-t-elle avec une douleur tout impérative.

— Pardon, Mademoiselle, s’agit-il d’un nègre ? En ce cas je ne vous quitte pas. S’il s’agit d’un cheval je n’en ai vu trace nulle part.

Il avait rajusté le corsage, espérant qu’elle s’inquiéterait d’abord de son état. Mais la fille du général se pencha, crispant ses doigts glacés au bras de son sauveur, qui fut obligé, lui aussi, de se tourner du côté de l’étang. Quelque chose de hideux apparaissait lentement au-dessus de l’eau redevenue agitée, quelque chose qui ressemblait plus à un monstre des légendes paysannes qu’à un animal vivant. Une tête, quelle tête ! avec une crinière raidie de limon saumâtre. Aux naseaux pendaient des joncs pourris aspirés dans des fonds inconnus. Des orbites vitreuses suintait une boue infecte et l’étoile scintillant à son front orgueilleux avait fait place à un plâtras d’argile. Le cheval hennit. Sa voix tremblotait comme celle des vieux coursiers fourbus qu’on va abattre… il se haussa, essayant de pointer ses oreilles alourdies par la vase… Il voulait répondre au cri de sa maîtresse, puis son pied, sous l’eau, battit un dernier appel, et il se coucha comme un vaisseau submergé ! Il y eut des ondulations molles desquelles émergèrent des grenouilles émeraudes, étonnées de ce trouble, et Mélibar plongea et s’engloutit pour l’éternité.

À ce moment, Miss Bell, anxieuse, vint se blottir dans la jupe traînante de Renée, ayant l’air d’implorer sa grâce. Mlle Fayor était parvenue à se lever. Elle balbutia, désespérée :

— Ah ! que ne suis-je morte avec mon malheureux cheval ! »

L’homme se demandait s’il avait affaire à une folle.

— Mais, Mademoiselle, c’est lui qui vous a emportée, et il trouve la juste récompense de son exploit. Calmez-vous, je vous en conjure. Êtes-vous blessée ? Laissez-moi vous soutenir ! »

Il l’entoura de ses bras, car elle chancelait ; il sentait qu’elle avait le désir de rejoindre la bête noyée. Alors Renée, pour s’arracher à cette contemplation maudite de l’eau, examina son protecteur. C’était un homme de quarante ans au plus, le visage exsangue, mais le regard jeune d’un bleu clair très vague que la fixité des prunelles ne détruisait jamais complètement. Une barbe soignée, anglaise par la nuance, française par la coquetterie de la coupe, encadrait sa bouche un peu railleuse, en cachant les coins, ce qui permettait à son possesseur mille expressions insaisissables, fondues qu’elles étaient dans un grand aspect froid. Ses cheveux, rares, blonds et blanc, mêlés, laissaient ses tempes dégarnies. Les sourcils, en estompe, étaient très mobiles, accentuant le regard un peu doux. Le nez, aristocratique, avait les ailes transparentes. On n’aurait pu dire s’il était bien fait, mais son irréprochable élégance, le bout étroit de ses pieds, l’épiderme de ses mains indiquaient une grande pureté de race. Il plaisait, surtout parce qu’on avait dû l’aimer, et que les passions passées donnent un certain vernis à un homme. De plus, il avait l’abord souffrant, nerveux, dégoûté, et il souffrait, s’énervait, se dégoûtait d’une façon si distinguée qu’il en devenait sympathique.

— Qui êtes-vous ? demanda froidement Renée, n’oubliant jamais sa fierté devant les étrangers.

— Un promeneur quelconque, Mademoiselle, et ce promeneur quelconque va être obligé de vous présenter M. le duc Edmond de Pluncey. »

Mlle Fayor, malgré son habitude du monde, ne put s’empêcher de rougir.

— Croyez, Monsieur…

— Mademoiselle, je n’ai pas besoin de croire, je vois. »

Il voyait, en effet qu’elle achevait de rattacher son amazone et qu’elle était émue, beaucoup de la mort affreuse de son cheval, moins de la rencontre d’un duc dans un bois sauvage.

— Je vous ai trouvée évanouie sur cette berge, reprit-il pour lui éviter des questions ; je ne me suis pas inquiété du cheval, j’ai eu tort. Vous voilà remise ; où dois-je vous reconduire ? »

Cela était dit avec une exquise politesse, d’un accent ironique sans cependant être dur.

— Je suis seule, je demeure très loin », répondit Renée la tête baissée, cherchant son poignard dans le gazon.

Le duc l’aperçut et le lui rendit.

— Une chose espagnole vraiment utile, murmura M. de Pluncey, mais remarquez combien cela préserve mal ceux qui se noient. »

Renée remit l’arme à son corsage et sourit tristement.

— C’est offensif ! dit-elle pour faire une réponse ; elle ajouta, en arrangeant sa coiffe et sa toque :

— Je m’appelle Renée Fayor, Monsieur, et je vous remercie.

— La fille du général Fayor ! s’écria le duc. Ah ! par exemple ! La fille de mon fougueux adversaire politique qui vient de faire un discours si étonnant au Conseil de Montpellier. Je suis ravi d’avoir pu rendre un service à l’enfant d’un homme qui voulait m’étrangler hier. »

Renée ne comprenait plus.

— Mon père se porte donc pour la députation ? interrogea-t-elle, effrayée.

— Bon ! je découvre les secrets de famille, à présent ; oui, Mademoiselle, il se porte ! Il fait éditer un volume sur la guerre. Il remue le pays. Nous avons chacun nos agents intimes ; nos journaux clament, et nous devrons nous battre. Il paraît que je suis un épouvantable royaliste et qu’il est un atroce républicain. Et sur le tout, brochez le maire de Gana-les-Écluses, un maire qui assoiffe ses administrés.

Renée, s’appuyant sur le duc, faisait des pas mieux assurés. Bell rampait, la queue frétillante. On s’éloignait du drame et en proie à une lassitude lâche, la jeune fille écoutait.

— Il a voulu vous étrangler ? fit-elle machinalement.

— Mon Dieu ! c’est sa manière de parler. Le Conseil était d’ailleurs à huis clos, je l’ai su — n’allez pas me trahir — par le président ; monsieur votre père doit l’ignorer.

— Je connais mon père… il sera heureux de se réconcilier et de vous remercier lui-même.

— Non, mademoiselle, la politique me défend de rendre visite à mes adversaires… Ce serait toute une histoire dans le pays… Ensuite, vous êtes hors de danger, et c’est la question importante. Songez que j’allais lui envoyer des témoins hier.

— Et aujourd’hui ?

— Aujourd’hui, Mademoiselle, je vous dois trop pour que la personne de monsieur votre père ne me soit pas aussi sacrée que la vôtre. »

Et il s’inclina gracieusement.

— Alors, je viens de faire une bonne action ? murmura Renée.

— Je ne sais, Mademoiselle. Étant excellent tireur, à ce qu’on dit, je me serais laissé tuer.

— Comment ?

— Sans doute. J’aurais su avant le duel que le général Fayor, le Sabreur, avait une fille, et comme je n’en ai pas, je me serais contenté de parer tout le temps. »

Renée sourit franchement, cette fois, et en levant les paupières elle crut surprendre de la tendresse dans le regard de M. de Pluncey.

— Ah ! vous n’avez pas de fille ? dit-elle d’un ton vague.

— Malgré mon âge… non…, Mademoiselle…, je suis célibataire. »

Il dit cela avec une aisance qui prouvait que sa fatuité n’était jamais atteinte.

Elle devint confuse.

— Vous êtes royaliste ? fit-elle pour détourner la conversation.

— J’ai encore ce défaut.

— Vous n’avez pas l’air convaincu.

— Pas avec les femmes, cela ne sert à rien.

— Voilà qui frise l’impertinence. Monsieur…

— Moins que vous n’avez frisé l’eau de l’étang, mademoiselle. »

Renée fronça le sourcil.

— Nous sommes sur un terrain neutre, objecta-t-elle. »

Le duc resta impassible.

On arrivait près des murs démolis du parc.

— Puis-je savoir quel est le propriétaire actuel des Combasses pour le supplier de faire retirer de l’étang mon pauvre Mélibar ? interrogea Renée, hautaine, car le silence du duc l’irritait à présent.

— C’est moi, Mademoiselle, et vous me voyez désolé du mauvais entretien de mes routes. Soyez tranquille, votre cheval sera repêché et enterré avec tous les honneurs dus à son rang.

Renée promena un regard d’angoisse autour d’elle.

— Vous devez avoir le spleen, ici, Monsieur.

— C’est ce que je craignais, Mademoiselle, avant notre fâcheuse rencontre.

Le duc de Pluncey avait la conversation, sinon l’esprit, diplomatique au suprême degré. Il réalisait à merveille ce rêve de tous les hommes de cabinet de faire dire trois choses au même mot et d’y ajouter une intention absolument contraire aux trois choses sous-entendues. Or, à Montpellier, ville naïve, en dépit de l’époque électorale, il perdait les effets multiples de cette diplomatie, et comme c’était un esprit fin qu’Edmond de Pluncey, il gardait les pointes les plus acérées de sa parole pour les femmes aimables qu’il rencontrerait le long de ses tournées politiques, sachant, par expérience, que, chez elle, les cuirasses sont le mieux trempées.

— Cependant, Mademoiselle, reprit-il, les Combasses possèdent un salon propre avec des sièges sur lesquels on peut s’asseoir. Les cloisons commencent à se restaurer, et quelques flacons de doux malaga agonisent au fond des caves. Vous n’ignorez pas, Mademoiselle, que le malaga est le seul vin généreux permis aux jeunes filles, peut-être parce qu’il leur rappelle l’encre des encriers de leur couvent. Oserai-je vous assurer qu’il vous est impossible de regagner Tourtoiranne immédiatement ? Sans trop chercher, une calèche sera mise à votre disposition, ajouta le duc.

— J’accepte », répliqua Renée, dont la vue s’obscurcissait.

Il vit qu’elle était à bout de forces et l’emporta dans ses bras à travers le parc.

Elle ne résista pas, et se borna à détourner son front de la barbe du duc. Ce frôlement soyeux lui donnait des sensations cuisantes.

M. de Pluncey reprit le chemin par lequel il était venu et fut devant les Combasses en un quart d’heure.

— Je vous fatigue, Monsieur ? balbutia la jeune fille.

— Je ne vous répondrai pas ce qu’on répond généralement, mademoiselle, en vous comparant à une fleur ou à une plume, car il me semble peu flatteur d’être tenu pour aussi maigre qu’une tige de scabieuse ou aussi vaporeuse qu’un duvet d’autruche, mais je puis cependant vous assurer que votre poids ne dépasse pas celui d’une jolie personne.

— Encore un amateur ! » pensa Renée fatiguée déjà de ce langage passionné dans cette bouche calme.

Elle aperçut indistinctement des gens qui accouraient en poussant des cris. Il y avait beaucoup de monde dans ce désert.

Un immense lit de repos fut installé, des coussins s’empilèrent autour d’elle, et le duc, un peu médecin, finit par découvrir la meurtrissure de la tempe qui bleuissait sous les cheveux légers. Il s’étonna de l’énergie de l’amazone qui n’avait pas même daigné lui montrer une blessure pourtant si bien placée.

Renée s’appuya sur les édredons.

— Est-ce grave ? fit-elle, tandis que le duc trempait soigneusement des compresses d’arnica, et qu’une grosse cuisinière, venue là pour la forme, étant l’unique femme de la maison, poussait des cris désespérés :

— Ah ! la pauvre dame ! quelle écorniflure ! Est-elle pourtant jolie !

— Mademoiselle, répondit le duc, les coups à la tête sont comme les grandes passions. Cela peut aller jusqu’au cœur, ou se dissiper dans les fumées du cerveau. Si je vous avoue mon diagnostic, c’est que je vous crois un front d’airain. »

Il posa sa compresse, tandis que, pour se donner une contenance, Mlle Fayor examinait l’appartement.

On l’avait transportée dans un salon remarquablement meublé : lampas indien, consoles dorées, haut bahut de bois des îles, tapis de Smyrne, lustre rocaille, et, pendus aux murs tapissés de cuir repoussé, des portraits de femmes d’une grande beauté. Une fumeuse surtout attira l’attention de la jeune fille. Elle était capitonnée en peau de Suède, avec boutons de vermeil ciselé. Devant la fumeuse, un attirail assorti. À droite, des piles de livres presque tous ouverts et ayant en travers des couteaux à papiers à manche d’ivoire, de malachite, de peluche, de corail, de nacre ou de perles. À gauche, un palmier émergeant d’une caisse d’ébène ornée d’émaux de Sèvres. Certes, pour une ruine, le domaine des Combasses était singulièrement meublé !

— Quel désordre, n’est-ce pas, dit le duc en s’asseyant dans un vaste fauteuil, au chevet du lit. Ces domestiques languedociens sont amusants. Ils se regardent dans le vernis de mes pauvres meubles et ne les frottent jamais. Ah ! que voulez-vous, mademoiselle, j’ai abandonné à Paris tous mes bons serviteurs et j’ai pris ici les plus mauvais. J’ai même un voleur… Je le soigne beaucoup… Car s’il me quittait, j’aurais une réputation détestable.

Le duc s’interrompit pour désigner à la cuisinière un siège à l’autre bout du salon. Elle s’empressa d’exécuter l’ordre muet en y répondant un Oui, Monseigneur du plus drôlatique effet.

— Imaginez-vous, continua le duc en haussant les épaules, qu’ils me prennent pour un évêque depuis le commencement de la lutte électorale. »

Il reprit de son ton enjoué :

— Elle me proposait tout à l’heure du vinaigre, du poivre et quelques ciboules… il paraît que c’est souverain… Mon Dieu ! quel monde de la lune !

— Monsieur de Pluncey, dit Renée vivement, il ne faut pas que je m’endorme, ce serait dangereux ; promettez-moi de me faire réveiller.

— Je sais, je sais, Mademoiselle… l’épanchement interne… J’ai mes diplômes, et je n’ai pas attendu votre avis pour bavarder comme une vieille grand-mère. Je ne comprends même plus ce que je vous dis. »

Renée lui tendit la main.

— Vous êtes un spirituel et excellent docteur, quoique évêque… je suis confuse, monsieur. »

Le regard du duc fut plus chaud que son poignet en serrant cette main alanguie. Il assura le bandeau de batiste, et la jeune fille, rêvant et veillant tour à tour, essaya de ne pas perdre un mot de ce qu’il dirait.

Les fenêtres ouvertes laissaient voir une légion d’ouvriers qui plantaient une pépinière, réparaient les murs, faisaient des labours avec un entrain témoignant d’un gros salaire. Elle put tenir ses yeux occupés tout en prêtant l’oreille.

— Oui, Mademoiselle, la propagande ! me faire élire où mourir. Et j’en profite pour nettoyer ma propriété. Je suis censé le maître des Combasses depuis un siècle ; faites l’honneur à mon bon goût de ne pas le croire. De père en fils, je ne me connais qu’un hôtel à Paris, et une plaisance à Londres. J’ai acheté les Combasses pour la circonstance il y a un mois. Pour me familiariser, je retourne le domaine. Pas de lièvres, des paresseux, une eau bourbeuse, plus de poissons, et tous les cercles de la ville en révolution au sujet de mes parchemins. C’est la première fois que j’ai ressenti le plaisir de les savoir authentiques, ces parchemins. Le Montpelliérain, dont le rédacteur en chef est M. Filosseau, a prétendu que les royalistes sortaient tous du bagne. Nous nous sommes battus dans un champ de naissantes pommes de terre et je me rappelle que les témoins examinaient si c’étaient des Hollande ou des Saint-Jean. La femme de Filosseau est arrivée dans une carriole attelée d’un mulet ; il y avait des enfants sous les banquettes. Ensuite j’ai fait l’achat d’un garde assermenté qui doit griser tous les récalcitrants, et d’un jardinier qui importera la culture des choux rouges, inconnus dans le pays. Au surplus, cette culture ne peut pas réussir, mais je dévaliserai les grainetiers. Cela fera bien. J’avais songé à envoyer une vierge de Lourdes à l’église ; elle est même ici dans une caisse à piano qui tient toute une chambre. Mais je n’aime guère les plaisanteries sur les sujets religieux. J’ai peur qu’il y ait déjà une vierge de cette sorte à la cathédrale. Deux autels privilégiés, deux chapelets d’argent, quatre roses d’or, peut-être une statue plus petite que l’autre. Ce serait grotesque ! J’attends. Pensez que je suis seul contre tous. Le parti est décimé… et il y a des éducations bizarres parmi les blancs de ce pays. J’ai invité soixante de mes amis nouveaux à ma nouvelle table, et l’un d’eux m’a apporté, généreusement, trois bouteilles de champagne pour boire à nos santés respectives. Ne pouvant le désobliger, j’ai fait comprendre que cela ferait cent-trois avec celles de ma cave, et aux risques de tout compromettre, les cent trois ont été vidées, soit par nos gentilshommes, soit par leurs dignes serviteurs. »

Renée Fayor partit d’un éclat de rire.

— En vérité, monsieur le duc, vous avez trop d’esprit pour être député, fit-elle tout à fait tirée de sa somnolence.

— Vous êtes bien indulgente, Mademoiselle ; au fond, c’est une profession de foi que je vous fais… et je m’étonne de ne pas vous voir dormir d’un profond sommeil. »

Soudain, Renée eut presque un geste d’effroi en apercevant un groom en culotte courte et frac rouge : blond et pâle, ce groom avait à peine dix ans ou n’en paraissait pas plus, sanglé dans de petites bottes, la chevelure raide, l’œil atone, et portant avec une gravité comique sur un plateau d’argent massif un flacon poudreux, une coupe de Bohême, une tranche de pâté à croûte appétissante.

— Mon Dieu ! quelle créature fantastique, murmura Renée allant de surprise en surprise.

— C’est Largess, mon seul ami, soupira le duc. Je l’ai pris en Angleterre dans une fabrique spéciale. Il est très intelligent et ne me quitte jamais.

Le groom, aussi insensible que si on eût parlé du sultan de Constantinople, se contenta d’avancer le plateau.

— Il ne comprend pas le français ?

— Il ne comprend que le langage qui s’adresse à lui, mademoiselle ?

— Vous êtes anglais ? demanda curieusement la jeune fille au petit homme.

— Je suis de la maison de M. le duc, mademoiselle, répondit d’une voix glaciale l’étrange pantin.

— C’est-à-dire, ajouta le duc, que son maître étant français (bien que ma mère fût anglaise) Largess se considère… mi-partie. »

Renée goûta le pâté en souriant, et but quelques gouttes de malaga.

— Je me sens mieux malgré la lourdeur de ma tête…, je ne vous dirai pas, monsieur, que je ne veux pas abuser de votre charmante hospitalité, et que vous dépensez, en ce moment, une éloquence précieuse à vos électeurs. Mais, je m’adresse au docteur. Puis-je me lever ?

— Non, mademoiselle ; Largess va faire atteler la calèche, et, en attendant, je vous engage à vous reposer encore un peu. »

Renée se laissa retomber doucement sur les coussins moelleux. Cette brusque transition d’une mort horrible à une vie luxueuse la ranimait, et elle ne se pressait plus de penser, elle dont la pensée veillait toujours.

— Étant rassemblés mille auditeurs, poursuivit le duc d’un ton gourmé, je monte à la tribune, qui se compose d’une ancienne chaire protestante et d’un escabeau d’école catholique :

« Messieurs, leur dis-je, les royalistes sont nommés légitimistes, parce que leur parti est le seul légitime ! Légitime… un mot vaste… »

Sur mille électeurs, six cents dorment, quatre cents vont dormir, et puisque vous seule veillez, je continue.

(Ici le duc changea d’inflexion et avec un timbre merveilleux, il continua :)

Regrettez-vous le temps où le ciel sur la terre
Marchait et respirait dans un peuple de dieux,

Où Vénus Astarté, fille de l’onde amère,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À la fin de la tirade, Renée se souleva pour applaudir, tant il y avait de séductions dans l’art de cet homme du monde

Sans s’émouvoir, le duc reprit sur un autre ton :

— On se réveille lentement. Les uns crient : À bas le duc ! Les enragés me lancent des peaux d’orange. On me somme de descendre ; je ne descends pas ! Des amis font irruption et me portent en triomphe. Dans les coins brillent des couteaux à viroles. On jappe, on miaule. Je m’essuie le front, et le soir un dîner réunit le Comité chez moi. Je reçois des dépêches. Le lendemain, le journal avancé m’injurie ; le journal rétrograde me déifie. Quant à madame Filosseau….. Ah ! c’est trop raide pour être conté à une jeune fille, interrompit le duc, à dessein.

— Je ne dors pas ! continuez ! c’est fort drôle, votre politique… Madame Filosseau…

— Très bien ! je glisse sur les détails… vient me trouver aux Combasses et s’offre… à sauver son mari moyennant rançon.

— Et vous acceptez ? riposta Renée gagnée par l’originalité de son médecin.

— Elle est jolie ! » objecta-t-il, sans savoir comment l’observation serait reçue.

Renée n’attendit pas.

— Alors, vous remplacez le diplomate par un homme ?

— Oh ! oh ! fit le duc interdit, et il renouvela la compresse.

En réalité, ils avaient tous deux changé de visage. Ils demeurèrent quelque temps silencieux.

Deux heures sonnèrent.

Renée s’aperçut que le clair regard du duc ne la quittait plus. Tout à coup, elle se sentit inquiète d’être là.

— Veuillez faire approcher cette brave femme, monsieur le duc, demanda-t-elle, je désire mettre un peu d’ordre dans ma toilette ; mon père doit être très inquiet. »

M. de Pluncey s’empressa de sortir, après un salut d’une correction parfaite. Bientôt Renée fut prête et put regarder dans le parc. Elle vit que les Combasses étaient au centre de ces arbres gigantesques comme dans un nid d’oiseau de proie. Une trouée pareille à celle qu’on avait ménagée sur la mare, donnait sur un côté de Montpellier qu’elle n’avait point étudié encore, et elle en conclut que la nouvelle propriété du duc se trouvait, par rapport à la ville, juste à l’opposé de Tourtoiranne.

Elle vit bientôt arriver la calèche : on avait entouré ses roues de serviettes blanches habilement dissimulées sous une torsade de tresse rouge et verte, les couleurs du duc. La voiture étant veinée des mêmes nuances, les serviettes ne pouvaient guère attirer l’attention des passants. Sur les panneaux, une carte était clouée à l’envers, cachant le blason.

— Ce duc est fou, songea Renée, ou c’est un bien galant homme. »

Elle descendit un escalier monumental, soutenue par la grosse femme, et trouva le duc sur le perron. Tous les ouvriers avaient disparu comme disparaissent, au théâtre, les acteurs devenus inutiles. Le microscopique Largess tenait en main les rênes de deux trotteurs superbes.

— Pour qui la carte blanche ? interrogea gaîment Mlle Fayor.

— Eh ! mademoiselle, je suis forcé d’agir d’une façon ténébreuse, toujours à cause du parti. Je vous répète que la fatalité veut que j’aie failli me battre avec monsieur votre père. Je ne peux pas lui rendre ouvertement sa fille. Ce serait devenir la cible du Comité. Comprenez-vous ? Hélas ! je dois vous paraître d’un ridicule ! Les méridionaux à imagination fertile m’accuseraient d’avoir attiré par sortilège ce pauvre Mélibar… un philtre mêlé à sa provende ! Et j’aurais sauvé la fille du général pour le convertir… Que sais-je, moi. »

Le duc, dans une situation en effet assez difficile, finit par se troubler comme un écolier sous les yeux de Mlle Fayor. Alors, elle lui prit les mains affectueusement :

— C’est-à-dire, monsieur le duc, que vous ne voulez pas faire des avances à un ennemi… Je comprends, car toutes les délicatesses de l’orgueil me sont familières !

— Il fut flatté de cette communauté de hauteur mondaine, et la mit en voiture avec un regret profond d’être condamné au royalisme le plus pur.

— Un mot encore, mademoiselle, ajouta-t-il, Mélibar doit s’être égaré… il reviendra… vous ne savez pas s’il est mort, mon étang ne l’a pas englouti… Vous retrouverez-vous dans ce dédale de mensonges effrontés ?…

— Mais, monsieur, sa fin n’est que trop réelle.

— Mais, mademoiselle, rien n’est complètement vrai en ce siècle de misères. »

Et le duc la salua avec un geste rêveur.

Miss Bell sauta dans la calèche, à côté de Renée. Les chevaux partirent à fond de train pendant que M. de Pluncey rentrait chez lui. Il s’installa de nouveau sur sa fumeuse de prédilection, alluma un cigare d’un blond d’or, ferma un livre, en ouvrit un autre, mit en croix deux couteaux à papier, prit un louis au hasard, le lança dans le nuage odorant de son cigare, vérifia s’il y avait pile ou face, et puis, comme rien ne pouvait lui apprendre le dénoûment de cette aventure, attendu qu’elle ne faisait que débuter, il bâilla, songeant au grain de beauté aperçu dans le corset tout ouvert :

— Décidément, fit-il, c’est un superbe animal que la femme ! »


CHAPITRE V



Nono écoutait son général qui lui dictait un discours et s’embrouillait passablement, quand la calèche apparut sur le versant de la colline, en face de Tourtoiranne. La fenêtre du cabinet était ouverte. Nono avait bien souvent dévoré d’un œil fiévreux tous les chemins par lequel Mélibar pouvait revenir, mais, à déjeuner, M. Fayor avait déclaré que c’était comme ça ; dès qu’on avait le moindre besoin des femmes, elles s’éclipsaient, elles allaient déjeuner avec du pain bis et de la crème. Le pauvre impatient n’osait plus souffler mot, pourtant il regardait cette voiture, une voiture singulière dont aucun bruit n’annonçait l’approche, ni roulement sur la route sèche, ni claquement de fouet pour solliciter l’attention.

Nono laissa tomber sa plume.

— Je ne suis point un charlatan comme ces adversaires de pacotille égarés dans notre beau pays — continua le général, arpentant la chambre. Je suis un brave et je réclame… Que fais-tu donc, Bruno ? Est-ce que tu deviens fou ? »

Nono au lieu de répondre s’était levé, les deux mains en avant, le regard fixe.

— Général, dit-il d’un ton étranglé, une voiture qui marche toute seule !… »

Le général se retourna tout d’une pièce.

— Vingt-cinq millions de… »

Puis, malgré son discours et l’intérêt qui l’empoignait lui aussi, il ouvrit de grands yeux, car cette calèche et ces trotteurs silencieux semblaient absolument magiques.

— Que signifie ?… Une mauvaise plaisanterie ? » grommela le Sabreur.

Pour lui, tout ce qui s’écartait de l’ordinaire était une mauvaise plaisanterie.

Mlle Renée ! s’écria encore Nono, pressentant un malheur.

— Ma fille !… Allons donc !… Elle a deviné que j’avais besoin d’elle, te dis-je. C’est toujours ainsi, elle ne reviendra pas. À moins qu’elle ramène le préfet, je ne connais pas à Montpellier de semblable équipage. »

La calèche tourna la grille d’enceinte et après avoir déposé la jeune fille, elle rebroussa chemin. Sur le siège s’agitait un espèce d’être humain, gnome si bien dissimulé que le général n’y vit que du feu.

— Adversaire !… Charlatan !… Adversaire ! pacotille !… Alors, tu crois que cette voiture marche toute seule ?… »

La portière du cabinet se souleva, Renée entra un peu ranimée par sa course rapide en huit ressorts. Une réaction s’opéra en elle devant Nono, la plume à l’oreille, la mine confuse, une tache d’encre au front, les cheveux raides, encore hérissés par la recherche des idées que le général ne trouvait pas.

Elle se mit à rire de son rire railleur.

— Ah ! ça, d’où sors-tu ? La calèche ? Mélibar ? interrogea M. Fayor, furieux sans trop savoir pourquoi.

— Mon cher père, je sors d’un miracle ! La calèche, une citrouille prêtée par une bonne fée !… Mélibar m’a lancée contre un arbre et je m’étonne d’avoir encore la force de vous fournir ces explications. »

Elle se laissa glisser sur un fauteuil couvert de papiers.

— Diable !… Tu n’as pas employé les rênes du filet, dit le Sabreur s’adoucissant un peu.

— Il s’agit bien des rênes du filet ! » murmura Renée toujours riant, car ce gamin, avec sa tranquillité ahurie, n’avait pas l’air de se douter qu’elle venait de chercher la mort pour ne plus le revoir, lui, le petit secrétaire, sa plume à l’oreille, sa tache d’encre et ses cheveux hérissés.

— Oui, poursuivit-elle en barbouillant du bout de sa cravache une feuille du fameux discours. Un seigneur du voisinage m’a raccommodée et pensée… Un charmant seigneur, ma foi !…

— Comment !… Et il a daigné te reconduire lui-même. Où demeure-t-il ? Bruno, fais seller un cheval. C’est une dette à acquitter tout de suite… Bruno !… »

Mais Bruno avait obéi à un signe imperceptible de la cravache.

— Inutile ! mon cher papa, ce seigneur désire ne pas être connu. C’est un homme étonnant.

— Un grossier personnage ! fit le général impatienté. Quelles raisons donne-t-il ? » ajouta M. Fayor après une légère pause.

— Il prétend que ses convictions politiques l’empêchent de serrer la main d’un monsieur qui fait des discours du genre de celui-ci !

Et Renée lança le feuillet d’un coup sec jusqu’au plafond. Jamais Mlle Renée n’avait critiqué les œuvres de son père ni contrecarré ses idées. La liberté absolue régnait dans Tourtoiranne et c’était même la seule manière pour ses hôtes de vivre en paix. Aussi M. Fayor se demanda s’il fallait envoyer mademoiselle se coucher comme à l’heureuse époque où elle avait sept ans.

— Mes discours politiques !… Mes convictions ! Ne pas me serrer la main !… Bruno, ramasse ce papier. »

Bruno ramassa le papier et voyant que Renée souriait, il ne s’épouvanta pas davantage de la scène qui allait infailliblement avoir lieu.

— Il paraît, mon cher père, que vous vous portez pour la députation. Tout le pays le sait, excepté moi.

— Et depuis quand dois-je rendre des comptes à mademoiselle ma fille ? »

Le général se croisa les bras et devint cramoisi. Son thorax se gonfla sous les brandebourgs de son veston.

Nono, pour se donner une contenance, se mit en devoir de réunir tout le début du discours et s’aperçut avec épouvante que Renée était assise dessus.

— Eh ! mon cher père, je vous empêcherais de faire une grosse bêtise, si vous vouliez m’écouter ! »

Le général passa au vert myrthe.

— À telles enseignes, mademoiselle, que je réunis le Comité républicain ici, au château de Tourtoiranne, dans ma salle à manger, et que je voulais vous prévenir ce matin de faire nettoyer le surtout d’argent, le lustre, la vaisselle, tout l’apparat, enfin !… Trente-six mille diables !

— Miséricorde ! reprit Renée jouant l’effroi… de la vaisselle plate à des républicains, quand déjà les royalistes se plaignent du luxe de leurs rivaux. D’abord, je ne suis pas républicaine et je me moque comme d’un pois chiche des comités.

— Prendriez-vous, par hasard, votre père pour un pois chiche, mademoiselle ? s’écria le général cherchant des yeux une vitre à briser.

— Non, vraiment, car il est beaucoup plus gros ! répliqua audacieusement Renée. »

Nono pensa à part lui, que « plus gros qu’un pois chiche » valait plusieurs pois chiches quant à la proportion de l’injure, mais il toussa discrètement.

— Ferme la fenêtre si tu t’enrhumes ! tempêta le général. Ah ! c’est ma fille qui donne le branle, c’est ma fille qui s’unit à mes ennemis !… On nettoiera la vaisselle plate, vous m’entendez, mademoiselle !… La creuse, la plate !… Celle qui tient des deux, s’il y en a !… Tout pour demain… Demain à six heures. Et les provisions ! Ah ! ce duc de Pluncey a fait des choses royales !… Moi, je ferai des choses républicaines !… Ah ! ce pantin prétend qu’on ne peut que sourire de mes invectives ! On verra bien ! Ah ! il donne des dîners tous les jours à l’Hôtel des couronnes !… Moi, j’aurai un hôtel ici… Table ouverte, mademoiselle, vous avez bien entendu ?

— Une auberge enfin, riposta Renée. Mais… qu’est-ce que ce duc de Pluncey ?…

— Un aventurier !… mademoiselle !… Et il a osé insulter votre père… Un aventurier qui, logeant je ne sais où, a fait irruption dans l’arrondissement, achète les votes, parle comme cinquante histrions. Bref, un misérable… un anglais !…

— On le dit très riche.

— C’est un voleur, alors…

— Mais, papa, pourquoi posez-vous votre candidature si subitement ?

— Mes affaires ne te regardent pas. Je veux améliorer le sort de tous les habitants de Gana-les-Écluses.

— Ah ! et c’est pour une centaine d’imbéciles que vous allez troubler votre vie tranquille ?

— Tais-toi ! Laisse-moi terminer mon allocution de demain. Tu trouveras un exemplaire de mon livre dans ta chambre, je l’y ai fait déposer. Cela vaudra mieux pour ton cerveau détraqué que les romans à la mode. Va !… Bruno, reprends la plume. »

Renée se retira avec une moue significative. Dès qu’elle fut chez elle, ses nerfs se détendirent et elle s’affaissa sur une chaise longue en balbutiant :

— Le père d’un assassin à la tribune !… »

Elle revit, par la pensée, la figure distinguée du duc penchée sur sa tempe meurtrie. Peut-être, celui-là empêcherait-il son père de réussir dans ses projets.

Elle resta songeuse un instant, puis, ses traits pâlirent de nouveau ; de nouveau la cicatrice de son front devint bleue et elle répéta douloureusement :

— Peut-être ! »

Le lendemain matin, Renée, qui avait bien dormi, ouvrit sa croisée de bonne heure afin de revoir la coupole de la salle de bains. Elle espérait vaguement qu’un miracle aurait pulvérisé la roche. Mais celle-ci gisait toujours à sa place. Aux lueurs de l’aurore, les vitraux à facettes du temple funèbre brillaient toujours. Renée s’accoudait sur l’appui sculpté du balcon, lorsqu’il lui sembla que les massifs de verveine s’agitaient et qu’une tête surnaturelle émergeait des fleurs. Elle tressaillit. Sans être devenue peureuse, elle éprouvait maintenant des tressaillements involontaires chaque fois qu’une chose anormale se passait. La tête se haussa, un frac rouge, des culottes courtes sortirent peu à peu et Largess, grave, froid, abaissa jusqu’à terre (ce qui n’était pas difficile avec sa taille lilliputienne) son chapeau ciré.

— Monsieur le duc fait demander à Mademoiselle, comment Mademoiselle se porte ? »

Renée demeura confondue. Croyant qu’elle n’avait pas bien entendu, Largess répéta du même accent la même phrase :

— Remerciez Monsieur le duc. Mais comment avez-vous découvert ma fenêtre ?

— J’ai pris la liberté, Mademoiselle, de coucher dans ces fleurs, ce qui m’a permis d’étudier les lieux.

— Et pourquoi ?

— Monsieur le duc m’a ordonné de saluer Mademoiselle de sa part sans que personne ne me vît et sans offenser Mademoiselle, je ne pouvais m’enquérir auprès des gens de la maison. Alors, j’ai guetté aux lumières de la soirée l’ombre la plus légère sur les rideaux, et me suis étendu là pour exécuter les ordres de Monsieur le duc.

— Vous êtes un prodige, monsieur Largess.

— Oh ! l’habitude… fit modestement le groom. Monsieur le duc m’a aussi chargé, continua-t-il, évidemment flatté du sourire de Renée, de dire à Mademoiselle que Mélibar a été retiré presque vivant et qu’il sera bientôt à la disposition de Mademoiselle. »

Renée poussa un cri de surprise.

— Mélibar vivant !… C’est impossible !

— J’ai l’honneur de l’affirmer à Mademoiselle », répondit le flegmatique Largess.

Mlle Fayor réfléchit une minute, puis elle rentra dans sa chambre et se mit devant son bureau.

— J’ai besoin d’un allié, il vient à moi, je m’abandonne au destin », pensa-t-elle tout haut.

Elle prit une enveloppe et du papier azuré, timbré aux armes de sa mère qu’elle avait ajoutées à ses initiales, elle jeta sur ce papier quelques phrases polies assez insignifiantes pour ne pas la compromettre, assez originales pour fixer l’attention. Renée savait bien qu’un mot plié en quatre est quelquefois la perte d’un homme.

— Monsieur Largess, vous allez porter ce billet à M. le duc, et vous lui direz qu’il ne vous fasse plus coucher à la belle étoile. »

Largess saisit la lettre au vol et disparut.

— Le duc s’ennuie, murmura Renée, refermant la fenêtre, moi, je souffre. Il y a vraiment des affinités. »

Elle pensait juste : M. de Pluncey s’ennuyait et s’ennuyait tant, qu’il daigna venir au-devant de son groom, lequel descendit l’allée des Combasses vers onze heures du matin.

— Eh bien ? interrogea le futur député royaliste.

— Eh bien ! monsieur le duc ne s’était pas trompé ; j’ai déjà une lettre. »

Ce déjà était profond.

— Les femmes écrivent toujours, objecta le duc en dépliant le billet.

— Tu es un garçon intelligent, » fit encore M. de Pluncey, en caressant la tête blonde et grotesque de son domestique.

À Tourtoiranne on faisait de sérieux préparatifs. Nono ne cessait d’écrire, non des billets parfumés, hélas ! mais d’interminables professions de foi.

Le tilbury allait et venait sur la route de Montpellier. Le facteur rural pliait sous le poids des imprimés, les paysans ne quittaient plus les cuisines et les domestiques affolés se multipliaient par les ailes selon l’expression du Sabreur.

Renée profita d’un moment de répit dans ses terribles devoirs de maîtresse de maison pour arracher Nono à ses paperasses.

— Pourquoi ne m’as-tu pas dit ce qui se préparait, méchant enfant ? » demanda-t-elle, ne faisant qu’un bond de la portière du cabinet à la table de travail.

Nono lâcha la plume.

— J’avais donné ma parole, parce que le général se défiait de vous.

— Et tu l’as tenue !… Je t’en félicite ! »

Renée était en grande toilette : robe de satin bleue garnie de longues guipures blanches, très décolletée, avec une touffe de verveines roses et rouges dans ses cheveux relevés par un peigne de perles fines.

Elle lui frôla son éventail sur la joue, prise d’humeur contre lui, peut-être parce que ce n’était pas lui qui l’avait sauvée, là-bas près de la mare.

Nono se taisait.

— D’où venait cette voiture ? dit-il enfin très bas.

— De chez le duc de Pluncey, répondit Renée.

— Et vous ne l’avez pas avoué ?

— Non, monsieur, j’avais donné ma parole ! ajouta-t-elle d’un ton railleur. »

Nono se leva, les yeux étincelants.

— Vous vous entendez donc avec ce duc ? s’écria-t-il.

— Je crois, Bruno Maldas que vous me posez des questions ! »

Nono frémit de rage. Il était exaspéré depuis la veille parce qu’il soupçonnait quelque chose de louche.

— Pourquoi, continua-t-il, ne voulez-vous pas que votre père soit député ?

— Parce que j’ai mes raisons pour ne pas le vouloir.

— Lesquelles ?… Lesquelles ?… répéta-t-il n’osant croire à une perfidie de celle qui avait toute sa confiance.

— Les miennes ! répondit Renée.

— Et vous allez chez un duc toute seule ?

— Non, mais emportée par un cheval qui, à cette heure, est mort au fond de l’étang des Combasses. »

Nono saisit Renée par ses deux bras nus et l’attira violemment sur sa poitrine.

— Tu mens !… » rugit-il avec force.

Renée, étourdie, resta un moment abandonnée dans la violence de cette étreinte.

— Tu es jaloux ? demanda-t-elle, cherchant ses lèvres.

— Je ne veux pas que tu me mentes à moi !… bégaya Nono, dont les larmes s’arrêtaient au bord des cils.

— Je ne te mens pas, mon petit lion ! »

Elle ne se souvenait plus que Largess lui avait parlé de la résurrection possible de Mélibar, d’ailleurs, elle ne doutait pas qu’il fût mort en sa présence.

— Oh ! je suis jaloux comme personne ne l’est, dit Nono, détournant la tête, jaloux à mourir sans te vouloir le moindre mal, mais jaloux à tuer tous ceux qui viendront ce soir contempler tes épaules. »

Un nuage passa sur les prunelles de Renée.

— Comme je t’aime ! » murmura-t-elle, le front dans son cou, appuyant très fort sa tempe sillonnée de noir à cette peau brûlante.

Nono oublia le duc, l’enfant reparut et là, derrière la portière, il se frotta les genoux dans la traîne de sa robe de satin. Il aurait pu d’un seul geste faire tomber les dentelles recouvrant ce grain de beauté bizarre qu’avait découvert le duc. Mais Nono n’était pas un viveur, il dit seulement :

— Je te pardonne de te décolleter, car…

— Voyons, achève !… fit-elle en souriant de sa rougeur de vierge.

— Car… ça m’y habitue !… » ajouta Nono qui ne trouva que ce mot pour rendre toutes ses nouvelles sensations.

Elle l’embrassa, mais cette fois sans lui causer aucun mal.

Le dîner fut merveilleux, Mlle Fayor s’y montra bienveillante et certes monsieur son père s’attendait peu à tant de bonne volonté.

Il y avait des sommités de Montpellier, le maire républicain, les adjoints, le curé de Gana, ancien aumônier qui jurait et sablait le champagne, un médecin enthousiaste, de gros propriétaires opinant du bonnet. Cela se passa de point en point comme le racontait le duc de Pluncey au cours de ses boutades. Quelqu’un émettait une grosse sottise politique, aussitôt tout le monde d’applaudir. Personne ne comprenait, mais on parlait tous à la fois. Sauf la couleur politique, même solennité que dans la salle à manger des Combasses ou à l’Hôtel des couronnes.

Renée ne fit à son père qu’une guerre courtoise, mais elle la lui fit bravement.

Nono, du bout de la table, l’examinait derrière les verres mousseline et il était partagé entre la crainte de l’entendre soutenir ce duc maudit, arrivé on ne savait d’où, et celle de casser ces coupes fragiles lorsqu’il les touchait du bout des lèvres. Il dîna très peu, fut d’une maladresse notoire, si bien que son général lui cria à brûle-pourpoint :

— Bruno ! vous ne serez jamais qu’un rustre ! » seul avis qui rencontra réellement l’unanimité des convives.

Renée, à l’aurore suivante, courut au balcon de sa chambre. Largess était là, son chapeau ciré à la main.

— Monsieur le duc fait demander à Mademoiselle comment se porte Mademoiselle et me charge de remettre ceci à Mademoiselle.

Il glissa une lettre sous les verveines et disparut pour ne pas avoir l’air d’attendre une réponse. Renée descendit par son escalier particulier, traversa la corbeille des rosiers nains, prit la lettre, mais au lieu de rentrer elle se dirigea vers sa salle de bain. La missive était longue, gracieuse, d’une diplomatie tendre, sur un papier havane dont l’écusson microscopique portait les plus belles armes qu’on pût rêver.

« Si nous parlions politique, disait le duc en post-scriptum, je vous apprendrais bien que Monsieur votre père vient de me donner un rendez-vous à l’Hôtel des couronnes, seulement nous ne parlons pas politique. »

Et il y avait des points, ce qui signifiait qu’on voulait demander une ligne de conduite.

— Largess est parti ! » s’écria Mlle Fayor

L’exclamation n’était pas jetée que Largess s’encadrait dans un vitrail et dégringolait avec l’agilité d’un chat sur la margelle de la vasque.

— Mademoiselle désire ?… fit le groom redevenant correct.

— Largess, il paraît que mon père…

— Je sais, mademoiselle.

— Alors, je ne veux pas qu’il y ait duel. Croyez-vous monsieur de Pluncey sérieusement offensé ?

— Non, Mademoiselle, mais Monsieur le duc se bat sans offense pour s’entretenir la main. Ensuite, c’est une affaire de parti.

— Puis-je avoir confiance en vous, Largess ?

— Du moment que Mademoiselle le demande, certainement.

— Eh bien ! Largess, je ne voudrais pas que mon père fût élu. »

Malgré son habitude des aventures, Largess eut un imperceptible mouvement des paupières qui indiquait sa stupeur.

— Oui, je ne le veux pas !

— Il suffit, Mademoiselle.

— J’ai des raisons personnelles pour vouloir empêcher sa réussite.

— Mademoiselle n’ignore pas que monsieur le duc a moins de chances que monsieur votre père. Le général est plus connu, ses propriétés sont mieux entretenues et ses paysans sont mieux disposés que les nôtres (Largess, voyant le chemin fait, n’hésitait pas à prendre sa petite part de responsabilités politiques). Monsieur le duc ne se dissimule pas nos désavantages.

— Tant pis ! J’espérais que la tranquillité de Tourtoiranne ne serait jamais troublée. Maintenant, jusqu’à mon retour à Paris, ce ne sera que réceptions, dîners, réunions. Vous comprenez, Largess, une jeune fille déteste ces choses-là. Ensuite, nous nous créons des ennemis… »

Elle s’arrêta, pensant qu’elle en avait dit assez pour éclairer le duc.

— Dois-je répéter ?…, interrogea Largess.

— Je vous autorise… ; si je n’écris pas, c’est que je ne puis trahir…, et, bien que je considère ces élections comme jeux d’enfants…

— Peste ! murmura Largess…, des jeux d’enfants ! nous dépenserons peut-être un million dans la contrée.

Renée se tut, Largess se retira après un salut cérémonieux.

Monsieur de Pluncey attendait encore, dans son carrosse, le retour du petit groom. Cette fois, Largess revenait à cheval.

— Pas de lettres, hein ? fit le duc avec un rire narquois, mais une conversation détaillée, des questions… des…

— Monsieur le duc est sorcier ! répondit Largess sautant à terre comme un jeune singe, une conversation seulement politique… Mademoiselle ne veut pas que son père soit nommé !

— Tiens… quelle originale ! »

Puis, il se frappa le front.

— J’y suis… Chagrins d’amour !… Recherche de la solitude…, elle trouve ce branle-bas vulgaire… a laissé un cœur à Paris…, etc.

Largess accoutumé aux perspicacités de son maître hochait simplement la tête.

— Où t’a-t-elle reçu ?

— Dans une salle de bain très sombre, divan, tentures, vitraux violets. La salle est adossée à un gros rocher distant de quelques cents mètres au moins du château…

— Ah ! ah !…

— La baignoire est en marbre blanc, une source y coule à pleins bords. Très bon goût. Des romans et des fleurs sur un guéridon cloisonné d’émail.

— Ah ! ah !… fit de nouveau le duc, puis il eut une grimace singulière, pinçant les deux lèvres et les écartant tout d’un coup sous sa barbe soyeuse.

— Quels sont les ordres pour demain ?

— Tu mettras dans la baignoire le bouquet qui arrivera de Nice au crépuscule. D’abord, il se tiendra plus frais, ensuite, personne ne pourra le prendre avant elle. Il n’y aura pas de lettre… le reste me regarde… Ah ! j’oubliais ! mon intendant a enfin déniché un étalon merveilleux, absolument semblable au Mélibar défunt. La selle a été restaurée. Tu iras lâcher ce cheval dans la cour de Tourtoiranne vers sept heures. »

Largess s’inclina et M. de Pluncey continua sa promenade solitaire.

Ce soir là, Bruno Maldas descendit dans la cour de Tourtoiranne pour aller porter des plis très urgents à la poste de Gana-les-Écluses, lorsqu’il aperçut, caracolant en liberté, un cheval noir comme du jais, sellé, bridé, et secouant une superbe crinière ondulée. Bruno reçut un choc violent à la poitrine, si violent qu’il faillit tomber sur les marches du perron.

— Mélibar ! » cria-t-il d’une voix rauque.

Tous les domestiques accoururent.

— Oui ! Oui ! c’est Mélibar. Mademoiselle va être bien contente. D’où arrive-t-il ? Réponds donc, grande bête, tu t’es laissé voler ?…

— C’est lui ! il n’y a qu’un pareil cheval au monde… c’est lui !… répétait Nono en proie à une horrible émotion.

— Allez donc prévenir Mademoiselle, vous, dit le cocher, nous allons fermer la grille et rattraper le sauvage. »

Nono oublia les lettres. Il se précipita dans le corridor conduisant à la chambre de Renée et heurta joyeusement. Elle ouvrit.

— Vous êtes pâle, Nono, dit-elle.

— Mélibar est revenu ! »

Ce fut tout ce qu’il put accentuer, il tomba sur une chaise, à moitié suffoqué.

— Allons-donc !

— Les femmes sont traîtres ! ajouta Nono se mordant les poings.

— Je te jure sur l’honneur que Mélibar a agonisé devant moi, dans l’étang des Combasses !

— Va voir dans la cour, maintenant ! »

Elle y alla, mais elle ne s’y trompa pas, ce Mélibar n’était pas le vrai, car il ne témoigna aucune joie en revoyant sa maîtresse. Renée ne dit rien. Son père fut persuadé, lui.

— Je savais qu’on nous le détenait. Mille tonnerres ! ce doit être le maire de Gana.

— Pourquoi pas le duc de Pluncey !… murmura Renée ironiquement.

— Parbleu ! oui ! pourquoi pas ? Un sacripant qui ne répond pas à mes provocations. Oh ! si je mets la main dessus !… »

Et il ordonna à tous les domestiques présents de faire des enquêtes au sujet du recéleur de Mélibar.

Le lendemain matin Renée gagna son petit salon d’été. Elle avait attendu Nono toute la nuit ; Nono boudait, et, nerveuse, elle en voulait à ce duc qui s’emparait malgré elle d’une large moitié de sa vie. Dès le seuil, elle fut entourée d’une pénétrante odeur de lilas blanc. À la fin du mois d’août il n’y avait pas de lilas blanc dans le jardin ; elle approcha : un bouquet immense, d’une blancheur éblouissante et d’une facture idéale tenait toute la largeur de la vasque. Une enveloppe de dentelle de Gênes enserrait les fleurs négligemment, comme une simple découpure de papier.

— Mais il est amoureux ! » dit Renée à mi-voix.

Elle resta pensive, les mains perdues dans les fleurs parfumées. Largess ne parut pas. Le fait se passait aisément de commentaires. Renée se redressa, les yeux sombres, le front plissé.

— Mon père député, moi duchesse…, et soudain elle eut un mouvement d’une fierté sinistre.

— L’ambition guérit des remords. Soit ! montons si haut que la justice reculera le jour où il lui faudra sévir. »

Au même instant, Bruno Maldas poussa la porte vitrée, puis il la referma avec un soin timide.

— Je suis là… mademoiselle Renée », bégaya-t-il, les lèvres tremblantes.

Il était là, toujours inévitable, toujours honnête, toujours transi, toujours enfant.

— Que me veux-tu ? demanda Renée en s’asseyant sur le divan, et en renouant son peignoir de mousseline.

— Oh ! je ne veux rien ! répliqua-t-il sans regarder les fleurs.

— Des reproches, tu n’as pas le droit de m’en faire ! dit-elle vivement, paraissant poursuivre un monologue mental, tu ignores trop de choses pour pouvoir me juger. Notre amour est une folie qui n’a pas d’issue possible. Le hasard place sur ma route un autre homme que toi. Il peut m’épouser. Il est grand seigneur ! très riche ! Mon caprice va te le préférer. Il fallait deviner que j’étais capricieuse. D’ailleurs, n’es-tu pas consolé de la perte d’Amélie ? Tu te consoleras encore ! Mais je vais te donner un conseil en échange du sourire que tu as mis dans mes tristesses : Nono, les femmes sont sans pitié… Nono, moque-toi des femmes !

— Je vous remercie ! » répondit-il d’un accent navré. Il s’agenouilla près d’elle en s’enveloppant le visage de sa mousseline pour la respirer, bien qu’elle sentît déjà les fleurs offertes par un autre. Il était immobile, le corps ployé sous une douleur atroce, et ne formulait aucun reproche, puisqu’elle ne lui accordait plus le droit de lui en faire.

Nono se rappelait qu’un jour (il sortait à peine du collège) il avait relu tout son Virgile à l’ombre du lilas qui ornait le pauvre jardinet de sa mère. La chaleur était forte comme par ce matin d’août et les grappes exhalaient une pénétrante odeur, une odeur grisant ses sens au point de le faire souffrir. Il se le rappelait bien, il venait d’atteindre ses seize ans, son sang courait très vite dans ses veines plus chaudes et il y avait une bergère à travers ce qu’il lisait. Il voyait cette bergère assise sur les branches basses de l’arbre, lui tendant des poignées de fleurs, montrant ses jambes nues.

Ce jour-là, Nono se crut malade… En eût-il parlé à sa mère, il n’aurait pas été plus avancé, car certainement sa mère ne lui aurait pas répondu.

Dans l’ombre de la salle, une lâcheté l’envahissait, lâcheté souffrante qui lui aurait fait commettre des crimes pour pouvoir embrasser une fois encore cette femme cruelle. Renée posa l’index sur les cheveux noirs de Nono.

— Enfant ! » fit-elle le cœur oppressé.

Elle avait dépensé beaucoup de force pour lui dire tout ce qu’elle lui avait dit.

— Je voudrais être un homme ! » murmura Nono.

Mlle Fayor essaya de rire.

— Moque-toi des femmes ! répéta-t-elle.

— Vous me tuez ! »

Renée haussa les épaules.

— Si tu y tiens… oui ! pourtant, je ne suis pas digne de toi. Nono, je me marie pour te fuir ! Je me montre odieuse pour que tu me haïsses !

— Oh ! taisez-vous ! taisez-vous donc ! je voudrais que vous fussiez la dernière des misérables. Vous m’accepteriez peut-être pour soutien alors ! Nous irions très loin, je vous cacherais. Vous n’auriez pas honte du pauvre Nono, car son honnêteté rachèterait vos fautes. Renée, avant de nous quitter, dites-moi votre secret. Si vous ne me méprisez tout à fait, servez-vous de moi. Mon corps et mon âme vous appartiennent. Je me suis donné, je ne me reprends pas. Renée…, que je vous sois bon à quelque chose… par pitié ! Ou ôtez-moi ce feu qui me brûle… j’étouffe ! je deviens fou ! »

Elle le repoussa doucement.

— Non ! restons ce que nous sommes, je t’en prie ! Tu ne sais pas ce que tu me demandes ! »

Puis, avec une brusquerie forcée, elle lui frappa la joue en lui disant : — Tu es lâche ! »

Il se releva éperdu.

— Vous m’insultez à présent !

— Je tâche de te donner du courage ! »

Nono, saisi de vertige, se rua sur le bouquet et en joncha toute l’eau. Il mordait les fleurs, lacérait la dentelle, écrasait les tiges. Il ne tenait pas le duc, malheureusement…

— C’est vrai ! je suis un lâche ! dit-il en s’affaissant sur la margelle de marbre, mais il ne pleurait pas, il souffrait trop.

— Allons ! va-t’en, supplia Renée, c’est l’heure de mon bain !

— Tu me chasses ?

— Admettons-le, Nono. »

Il alla jusqu’à la porte.

— Écoute, Renée, je veux savoir si tu m’as toujours menti… Ai-je rêvé ? n’es-tu pas venue toi-même m’avouer ton amour ?

— Tu as rêvé. »

Nono pour ne pas s’évanouir fut obligé de s’appuyer aux vitraux.

— Rêvé… quand tu étais dans ma chambre ?

— Probablement !

— Rêvé… quand j’étais dans la tienne ?

— Sans doute !

— Rêvé… quand tu m’as baisé les lèvres ?

— Ce qu’il y a de plus rêvé, Nono ! »

Alors il éclata de rire.

— Où vas-tu ? interrogea-t-elle sévèrement.

— Je vais trouver le duc de Pluncey

— Pour ?…

— L’assassiner… et Bruno Maldas eut un geste effrayant de résolution.

— Tu serais donc capable, toi, d’assassiner quelqu’un ?

— Oui ! Quand on fait bon marché de sa vie, la vie des autres n’est rien. »

Elle courut à lui.

— Silence ! les pierres écoutent, sais-tu ? »

Il regarda autour de lui avec un morne désespoir.

— Je t’aimais tant, » fit-il d’un ton sourd.

Elle le poussa dehors en murmurant :

— Laisse-moi… j’ai besoin de penser ! Tu reviendras quand tu m’entendras sonner Louise.

Il s’en alla à travers les allées, ne comprenant plus ce qui arrivait. Mais non, il ne pouvait pas l’épouser, c’était impossible ! Elle avait trop de fortune et sa beauté lui faisait trop peur. Il ne le voulait même pas. Il avait juré, dans l’église de Montpellier, qu’il serait pour elle plus respectueux encore qu’il ne l’avait été pour Amélie. Seulement, un feu terrible le consumait à cette idée qu’elle aimait ce duc. Oh ! l’infernale créature, comme elle savait bien faire tomber du ciel lorsqu’on venait à peiner d’y monter.

Le timbre résonna au bout d’une demi-heure, Nono se glissa derrière la roche et attendit que la femme de chambre eût déposé le peignoir de soie de Chine qu’elle apportait tous les matins après le bain de sa maîtresse. En voyant flotter cette étoffe bleue toute couverte de rubans, il tressaillit sans savoir pourquoi ; puis il lui sembla que Renée était bien lente à s’en revêtir. Si le général l’appelait, il perdrait à jamais l’occasion de baiser, une dernière fois, les douces mains de celle qui le chassait.

Le général allait décidément partir pour les Combasses. On lui avait appris enfin l’adresse de son ennemi et il voulait le relancer dans son antre, selon son expression favorite… il ne songeait pas du tout à Nono…

Un vitrail s’ouvrit. On appela. Le jeune homme se précipita vers la porte, les yeux pleins d’une joie délirante. Qui sait ? Elle l’aimait peut-être malgré ses méchancetés…

Renée avait les pieds nus dans des mules de satin rouge brodées de turquoises, des mules étroites comme des bibelots d’étagères.

Le peignoir était très léger et sous la soie, le corps finement sculpté gardait l’humidité du bain qui collait l’étoffe aux plus saillants endroits. Elle se poudrait les bras devant une glace. Sur les dalles traînaient des linges de batiste mouillés, un long drap de flanelle chiffonné et, dans l’eau s’écoulant, on voyait un bracelet de corail. Le lilas éparpillé formait une écume neigeuse aux remous de la vasque à rendre jalouse une Vénus naissante. Cela sentait beaucoup les fleurs, mais davantage la femme et Nono, les narines dilatées, la bouche brûlante, regrettait maintenant d’être là. Il se figurait sa laideur parmi ces beautés, sa gaucherie parmi ces grâces.

— Nono, dit Mlle Fayor, arrangeant ses cheveux qu’elle peignait toujours elle-même, tu es bien malheureux, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui ! répondit l’enfant dont la raison se perdait.

— Pourquoi baisses-tu ainsi les yeux ?

— Je ne veux plus que vous puissiez voir mes larmes !

— Je te défends de pleurer. »

Il se coucha à ses pieds qu’il se mit à caresser du bout des doigts, craignant de briser cette chose fragile veinée d’azur et de rose.

— Resterais-tu longtemps comme cela si je te le permettais ?

— Toujours !

— Et si le duc de Pluncey était mon mari ?

Nono se redressa sur les genoux.

— Je passerais devant toi sans même me souvenir de ta permission.

Il s’aperçut alors qu’elle déroulait complètement ses cheveux au lieu de se coiffer.

— Oh ! le fier ! » dit-elle en lui frottant les joues sur une boucle toute scintillante.

Ce contact le fit crier comme un blessé.

— J’ai soif ! balbutia-t-il et il rampa jusqu’à la vasque pour y boire.

— Attends au moins que l’eau soit renouvelée, grand enfant !

— Non… c’est meilleur… à cause du lilas. »

Quand il eut bu, il essaya de rattraper le bracelet de corail. Renée s’était assise sur le divan et elle guettait tous les mouvements de Nono avec une tendresse nerveuse mélangée de dépit. Peu à peu ses nerfs se révoltèrent de la contrainte qu’elle leur imposait depuis son retour. Le sentiment maternel la quitta subitement, l’abandonnant nue et perverse à la merci de ses sens de fille indomptée.

— Nono ! cria-t-elle, je t’attends… c’est toi qui me tues ! »

Nono affolé, ne fit qu’un bond.

— Mon Dieu ! comme tu es changée… qu’as-tu encore ?…

— Ce que tu as, toi ! C’est une fièvre… elle ne peut plus se calmer !

— Si, tu vas voir… je crois qu’en t’embrassant je guérirai la mienne, et que tu deviendras moins méchante ! »

De bonne foi, il s’imaginait que c’était un mal qu’ils avaient tous les deux.

Dans la folie des caresses, le peignoir s’ouvrit. Nono, ébloui, recula.

— Regarde donc ! dit-il à mi-voix, un bijou qui s’est égaré… très loin… ôte-le !

Il n’avait jamais vu de signe sur le corps d’une femme, Nono, et son erreur était le plus doux compliment qui puisse être fait à une maîtresse.

— Un bijou vrai… Nono ! » répondit-elle en rougissant dans le désordre de ses cheveux.

Le canapé était près de la fenêtre donnant sur la roche. C’était adossée à son crime que Renée recevait les baisers de Bruno Maldas.

— Tu m’épouvantes ! » fit-il n’osant pas toucher de ses lèvres le signe noir.

Mlle Fayor, renversée dans les coussins, les bras arrondis, les paupières fermées, ne bougeait plus. Elle jouissait de ces stupeurs naïves et suivait les effets du poison amoureux comme, jadis, les belles courtisanes de Rome aimaient à suivre la lutte d’un fauve contre un homme désarmé. Il y a toujours, endormi dans le repli secret d’une âme féminine, un instinct féroce qui est là pour rappeler aux victimes martyrisées qu’Ève a pactisé avec les serpents, ces seules créatures capables de broyer les lions.

— Je suis ivre… et je voudrais me sauver ! » murmura le vierge agonisant de bonheur.

Il régnait un demi-jour perpétuel sous la coupole de la salle, mais, en dehors, un soleil resplendissant inondait le jardin, et le vol d’un oiseau, le passage d’un insecte suffisait pour projeter une silhouette plus opaque le long des vitraux couleur d’améthyste. Renée, à travers ses cils baissés, vit d’abord deux ailes d’abeille qui estompèrent le cristal violet. L’abeille venait des hautes herbes croissant près de la roche.

Nono joignit les mains.

— Tu te donnes à moi et tu ne me défendras plus de me souvenir !… Je n’aurai plus rêvé ! »

Un oiseau, à son tour, s’enleva de la roche même, et ombra, en filant, les deux seins d’albâtre de Renée qui répliquait lentement :

— Oui… je me donne à toi. Que la faute retombe sur moi seule !

Presque au même moment, le vitrail tout entier fut obscurci. Nono colla ses lèvres au cou penché de la jeune femme… il y eut un suprême silence… les pierres écoutaient ! Mais, brutalement, Renée s’arracha de l’étreinte ardente de Bruno, elle avait ouvert les yeux. Au sommet de la roche, dominant le vitrail et leur couche, un spectre s’était dressé ; une ombre d’homme, gigantesque, interminable, s’allongeant toujours… Cet homme tenait un pardessus sur son épaule comme un voyageur, il était de taille moyenne, avait le front découvert… et il grandissait, grandissait sans cesse.

— Victorien Barthelme !… » cria Renée.

Son cri fut tellement déchirant que la salle vibra. Nono, les poings serrés, l’œil brillant de rage, voulut se précipiter.

— Qui ose donc nous espionner ? » dit-il prêt à briser le vitrail pour s’élancer sur l’inconnu dont l’ombre demeurait entre eux. Renée lui saisit le bras.

— Sauve-toi… je suis maudite… puis… tu le peux encore ! Ne te perds pas avec une infâme ! Va-t’en !. Va-t’en !… C’est lui ! je le reconnais !… »

Elle le couvrait de son corps pour l’empêcher d’être atteint par l’ombre surnaturelle.

— Tu es folle ! dit Nono.

— Non ! si tu ne me fuis pas, je me tue à tes genoux. »

Elle saisit son poignard laissé avec les parures, et elle appuya la pointe juste sur le petit cœur noir. Nono lui arracha son arme.

— Obéis… va-t’en ! » ordonna-t-elle, ne quittant pas l’ombre des yeux.

Il poussa la porte, se retrouva en pleine lumière étourdi, la poitrine bondissante, le sang à la gorge, cherchant quelqu’un ou quelque chose à pulvériser.

— Elle me fera damner !… » s’exclama-t-il en s’éloignant un peu pour tâcher de voir en face Victorien Barthelme.

Du côté des rochers, le jardin de Tourtoiranne n’était pas fermé. Un chemin surplombait la statue de la Diane et la coupole ; un chemin bordé d’une haie d’églantiers sauvages. C’était par là que l’espion avait dû arriver. Il avait escaladé la roche, redescendu audacieusement les parois de granit pour se cacher derrière la déesse.

Bruno fit un détour.

— On jurerait, en effet, que c’est ce Victorien, murmura le furieux en apercevant l’homme de profil. Si c’est lui… je l’écrase !… »

L’homme finit par se démasquer. La tenue irréprochable et la douce gravité de ses traits intimidèrent tout de suite Bruno ; cependant il lui cria d’un ton rageur :

— Que faites-vous ici ? »

L’homme salua immédiatement.

— Monsieur, répondit-il avec une urbanité exquise, je me promène !

— Vous êtes sur les terres des autres ! gronda Nono en serrant les poings.

— Je vous ferai remarquer, mon ami, que je ne chasse pas ! objecta du bout des lèvres le duc de Pluncey, car c’était lui-même qui ressemblait à Victorien Barthelme.

— Je crois bien, la chasse n’est pas ouverte, il ne vous manquerait plus que cela !

— Vous êtes garde champêtre ? interrogea le duc clignant les paupières et très contrarié, à présent, de son escapade d’écolier.

— Je suis le secrétaire du général Fayor !

— Ah ! très bien, fit le duc respirant, j’ai une voiture renversée dans un mauvais sentier de la montagne. Voudriez-vous, mon ami, aider à la remettre sur ses roues ?…

— Non, monsieur, je ne sais qu’écrire… » répliqua brusquement Nono dont la colère montait de plus en plus.

M. de Pluncey s’accouda gracieusement au socle armorié de la Diane, il sortit un cigare d’un étui d’ivoire vert et se mit à l’allumer.

— Ceci est étrange, scanda-t-il, je n’ai jamais commis l’imprudence de croire qu’un secrétaire fut un homme, mais, je vous voyais des mains d’une puissance rassurante pour… ma voiture. Cependant, vous êtes bien bâti, mon garçon. Tudieu ! je ne m’étonne plus que les discours de votre général aient tant de muscles. » — Le duc gagnait du temps. — Je dois avoir l’air absurde, » murmura-t-il en a parte.

M. de Pluncey était sur des braises. Il ignorait que Renée fût dans le temple, car on ne voyait rien s’agiter du dehors et l’aurait-il su qu’il se serait trouvé doublement absurde.

En réalité, sur le chemin où Largess dormait au soleil, la voiture qui n’avait subi aucun accident, attendait le duc.

Nono se croisa les bras dans une pose muette qui annonçait le paroxysme de l’irritation.

— Vous êtes du pays ? demanda le duc se décidant à parler puisqu’il lui devenait impossible d’agir.

— Oui, monsieur.

— Jolis sites dans le Midi !… mais vilain peuple ! »

La langue de Nono s’embarrassa, il ne put trouver qu’un son rauque pour toute riposte.

— Les gens y ont l’allure de jeunes carnassiers flairant du mouton cru, continua le duc, en secouant avec flegme la cendre de son cigare.

— Monsieur… encore une fois, vous n’êtes pas chez vous ! rugit Nono qui songeait à se tailler une canne dans le fourré voisin.

— Mon ami, avez-vous étudié l’histoire des Arabes ?…

— L’histoire des Arabes ?… répéta Nono ahuri.

— Oui, mon petit monsieur ; vous y auriez appris que l’hôte est sacré…, à tel point qu’on va jusqu’à lui prêter son lit… et sa femme.

— Je ne suis pas marié ! balbutia Nono, ne sachant plus ce qu’il disait.

— Oh ! soyez tranquille, mon cher, le seriez-vous, je bornerais mes désirs. Ainsi votre général interdit l’entrée de ses propriétés à tous venants ? C’est peu généreux.

— Monsieur, déclara Nono rompant les chiens, je vais vous envoyer un domestique si vous voulez relever votre voiture, mais je vous prie, au nom du général Fayor, de vous retirer.

— Sommations en règles ! fit gaîment le duc. C’est-à-dire que vous prenez sur vous de me mettre à la porte malgré l’histoire des Arabes ?…

— Oui, Monsieur », répliqua nettement Nono.

M. de Pluncey haussa tout à fait le front et plantant son regard glacial dans les prunelles fulgurantes du jeune homme.

— Je ne bougerai pas, mon ami !

— Vous êtes le duc de Pluncey ! s’écria Nono avec un frisson d’angoisse, car il avait deviné le grand seigneur à cette réponse tranchante.

— Qu’est ce que cela peut vous faire ?

— Le général est chez-vous, monsieur.

— C’est à merveille, mon ami ; comme le seul lieu où il ne peut pas me pourfendre est sa demeure, je reste.

— Vous avez donc peur, monsieur le duc ? dit Bruno qui avait pâli de rage.

— J’ai peur des collégiens, surtout quand ils ne savent qu’écrire, parce qu’ils ne se doutent de rien et qu’ils disent d’énormes bêtises.

— Monsieur le duc, vous m’insultez ! cria Nono faisant deux pas avec résolution.

— Ah ! çà, murmura le duc, je vis donc dans une succursale de Charenton, ici ? »

Puis, il siffla d’une façon particulière. Aussitôt, Largess se coula le long de la roche et arriva en trottant.

— Largess, ma bonbonnière ! »

Le groom remonta la roche. En moins de cinq minutes, il rapportait une mignonne cassette de vermeil fleurdelisée pleine de pastilles de menthe, bonbons favoris de M. de Pluncey qui ne voyageait jamais sans eux.

— Quand les enfants ne sont pas sages, fit-il d’un ton très calme, on leur donne un peu de sucre…, je ne connais que ce moyen… ou le fouet ! »

Et il tendit la cassette à Bruno. Celui-ci était livide. Il allait émietter la bonbonnière entre ses doigts quand Renée parut au détour de la roche.

— Monsieur Maldas, dit-elle, je vous défends d’ajouter un mot. »

Bruno recula, chancelant, l’orbite injectée de sang. Le duc se découvrit, jeta son cigare et s’inclina avec un respect profond.

— Mademoiselle, je me cache, j’ai peur, je vous supplie de me protéger ! »

Il avait un sourire si sardonique en affectant la terreur que Mlle Fayor alla à lui.

— Que se passe-t-il donc, monsieur ?

— Mon Dieu, mademoiselle, je suis traqué comme un véritable fauve. Monsieur votre père a la rage de me demander une satisfaction que je ne veux… plus lui donner. Monsieur son secrétaire a la rage de vouloir m’expulser, il s’ensuit que je deviens enragé et me vois réduit à faire tête à la meute ! »

Renée remise à peine de son émotion tendit machinalement la main au duc.

— Sous le toit de mon père, il n’y a que mon père qui commande, mais, ici, je suis chez moi. Veuillez entrer, monsieur.

Elle le conduisit jusqu’à la salle de bain. Nono s’il eût osé aurait hurlé de douleur. Il rejoignit le château à moitié fou, pendant que Largess s’en allait du côté opposé.

Renée s’était mis une écharpe sur la tête ; ses pieds nus éclataient de blancheur dans les petites mules pourpres.

— Je vous fais mes excuses, mademoiselle, reprit le duc, d’abord au sujet de mon altercation sur vos domaines, ensuite, pour tous mes mensonges : je n’ai jamais été traqué, j’ignorais que votre père fût chez moi et… je voulais tout simplement vous voir. »

En achevant sa phrase, il leva les yeux, souriant avec une certaine hardiesse.

— Je vous pardonne, monsieur, répondit Renée en se laissant tomber sur les coussins du canapé. »

Tout à coup, elle fondit en larmes.

— Vous pleurez ? Oh ! mademoiselle ! vous aurais-je tellement offensée ?… Mademoiselle Renée… dois-je me retirer ? Je vous en conjure… que dois-je faire ? »

Il se leva, très inquiet. Ce fut alors qu’il s’aperçut du désordre de la salle. Les linges humides exhalaient encore leur délicieuse odeur de femme, le lilas floconnait toujours sur l’eau de la baignoire.

— Ah ! je comprends !… les dragons sont chargés de veiller sur le trésor et j’arrive moi… profane !

— Je me baigne ici chaque matin, en effet, et mes gens ne laissent approcher personne, mais… je ne vous en veux pas, monsieur, non, je ne vous en veux pas ! »

Rien ne donne de l’ingénuité à une femme comme de la surprendre dans un trouble amoureux. Renée bégayait, devenant irrésistiblement jolie. Par un hasard providentiel, Louise arriva portant sur un grand plateau le déjeuner de Mademoiselle. Le duc, ainsi, put se convaincre qu’on n’était pas en tête à tête lors de son irruption.

Il n’avait pas vu Bruno sortir du temple, et, peu au courant encore des habitudes de la maison, il crut que tout ce qui se passait, sauf les pleurs, était très naturel.

Renée s’essuya les yeux, prit elle-même le plateau et referma sa porte.

M. de Pluncey examinait avec une attention scrupuleuse les émaux du guéridon oriental.

— Je vous quitte, mademoiselle, dit-il sans se retourner pour ne pas la troubler davantage, je suis désolé de vous avoir causé une pareille frayeur. Ma situation vis-à-vis de votre père deviendrait intolérable s’il me voyait ici. Je venais vous demander vos ordres… mais, à présent… je n’ai qu’à me retirer.

Renée se pencha vers lui dans une attitude suppliante.

— Ne partez pas encore, monsieur le duc, j’ai tant de chagrin que votre présence peut seule me consoler. Mon père va s’entêter à vous attendre, et, comme personne ne lui dira où vous êtes… nous aurons le temps de nous expliquer. »

Edmond de Pluncey laissa doucement glisser son pardessus et s’assit tout à l’extrémité du canapé. Renée déboucha un flacon de vin du Rhin et s’en versa dans une coupe. Elle but vite, en souriant malgré ses larmes.

— Écoutez, dit-elle, je suis une fantasque et une folle, mais mon éducation me défendra vis-à-vis de votre sévérité !

» Je n’ai jamais eu de mère auprès de moi, mon père me traite en garçon, comme il peut, sans s’occuper de mes délicatesses de femme, et moi, je vais dans la vie comme je veux sans lui rendre aucun compte. J’ai horreur des gens de province, je les fuis, je les éloigne et je ne m’humanise guère qu’à Paris où je reçois plus d’artistes que d’oisifs. Je n’aime que ce qui me distrait, ce qui fait rire, ce qui est étrange et quand cela émane de personnages que je ne suis pas obligée d’applaudir ou de respecter.

» Si on me fait la cour, je prie mon père de renvoyer l’insolent… tout de suite… je n’attends pas. Lui non plus ! D’instinct, je méprise le mariage parce que je ne trouve aucun homme digne de moi et que — trouverais-je… l’élu — je ne voudrais pas reconnaître un maître quelconque chaque jour, chaque nuit. J’ai vingt-trois ans, mon cœur ne sent rien de particulier quand on prononce le mot amour. Je vous contemplerais en face pendant des heures que mon regard ne se baisserait point et que je ne saurais comment rougir. Or, il y a peine une semaine, vous m’avez presque sauvé la vie. Première raison pour que j’aie conservé de vous un tendre souvenir.

» Vous m’avez intéressée, étonnée, fait plaisir en me parlant ensuite avec un esprit original que j’ai parfois moi-même, mais que je voudrais surtout découvrir au compagnon de… mon originalité (c’est le seul titre marital dont mon orgueil ne s’offense pas). Seconde raison pour que mes pensées s’occupent de vous ; puis vous m’avez rendu mon Mélibar, ce jouet favori de ma grande enfance ; troisième raison pour me souvenir de vous.

» Enfin !… voyez ces fleurs jonchant mon bain ; sans m’avouer pourquoi, j’ai eu des sensations délicieuses en les mêlant, si je puis m’exprimer ainsi, à tout mon être. C’est là une quatrième raison que je n’oserais vous dire, j’en suis sûre, si je la savais… et… quand j’ai entendu votre voix répondant à ce secrétaire, j’ai bondi, prise d’une peur inexplicable… car, je vous attendais, ah !… pas ici… pas comme je vous vois… mais… mentalement. Eh bien, monsieur le duc, c’est trop, beaucoup trop !… Vous me cherchez, je vous reçois…, malgré ma peur… Je ne vous cache pas mes larmes… Comprenez-vous enfin… je crois que je vais vous aimer… L’amour doit ressembler à ce que j’éprouve ! »

Elle parlait ployée sur elle-même, ses petites mains crispées sur son mouchoir. Sa voix, adorablement nuancée, n’avait rien d’hésitant. Elle paraissait dire ce qu’elle se répétait souvent, comme les jeunes amoureuses qui préparent leur aveu afin de ne pas perdre de temps dans une courte entrevue. Cette hardiesse de langage avait une sorte de pudeur car elle baissait le front tout d’un coup au bout d’une phrase, en continuant plus bas. Un frisson la secouait, un frisson vrai, plein d’une fièvre inassouvie.

Elle avait prononcé : ce secrétaire, avec un tel dédain qu’on le devinait bien un comparse pour elle, dans la scène qui l’avait fait bondir.

Les systèmes séducteurs de M. de Pluncey étaient complètement mis en déroute. Il avait compté sur un mois de haute lutte et cette heure lui livrait Mlle Fayor sans qu’il eût besoin de l’étudier.

Cela pouvait être une honnête enfant ou une épouvantable vicieuse, mais comme, en réalité, ce n’était ni l’une ni l’autre, il se prit à son propre piège. Si elle l’aimait, il le regretterait plus tard…

Les deux comédiens se trompèrent mutuellement.

Il lui saisit les deux mains en s’agenouillant comme Nono dans la soie bleue, comme Nono il murmura :

— Vous me tuez ! »

Parce que les mots excessifs, pendant l’amour, dégagent la poitrine, même quand on ne les pense pas.

Elle se cacha la figure dans un coussin.

— Je suis folle ! quelle honte !…

— Ah ! je vous aime éperdument, Renée, c’est un amour venu comme la foudre. Nous ne pouvons nous y soustraire, le cœur n’est pas long à être pris lorsque le charme est irrésistible. Vous êtes si belle qu’on vous aime dès qu’on vous voit. Chère, chère enfant ! et vous pleurez ?… Mais sentez donc !… ma passion veut sécher vos larmes. »

Il la pressait très fort contre lui pour se persuader de son bonheur inespéré et il eut un tressaillement terrible car il se souvenait de la tache noire le provoquant dans son nid de chairs laiteuses.

Renée se défendit avec un spasme.

— Laissez-moi, je vous hais ! » cria-t-elle conservant une lueur de raison ; puis, elle tomba au milieu des coussins, les lèvres ouvertes, le regard perdu.

Le duc conservait des raffinements d’homme froid.

— J’ai soif de toi ! » fit-il, mettant tous ses désirs dans ce cri.

Nono avait bu l’eau du bain, lui !

Mlle Fayor essaya de se soulever. Une lâche faiblesse la recoucha sous les baisers qu’elle avait voulu éviter.

Il lui sembla, tant elle aimait l’autre que ce ne pouvait être que l’autre qui la prendrait. Elle voulut appeler Bruno, sa voix fut étouffée dans l’étreinte de son nouvel amant… car le duc n’attendit pas qu’une ombre vint obscurcir leurs joies…

— Je ne comprends rien à cette femme ! » se dit de Pluncey en remontant en calèche, après avoir tiré Largess de ses rêveries sur l’herbe.

Il alluma un second cigare, vérifia le contenu de sa bonbonnière et suivit le vol de tous les oiseaux qui s’enfuirent des buissons. — Une divine maîtresse ! » ajouta-t-il.

— Me voilà désennuyé pour longtemps, mais je veux l’étudier, je crois qu’elle le mérite. »

Il regarda sa montre. Il était trois heures.

Il réfléchit que son rôle était vraiment odieux. Le père l’attendait toujours aux Combasses, rageant, sacrant, se rongeant… ; lui, il se réfugiait dans le lit de la fille. Étrange destinée du viveur qui est obligé de devenir aussi misérable que le plus misérable des fourbes, alors même qu’il est un très galant homme !



CHAPITRE VI



Par un beau matin de septembre, pendant que des tourbillons d’abeilles bourdonnaient sur le chaume d’une vieille grange aux corniches écroulées, des tourbillons d’électeurs pénétraient en se disputant par sa grande porte béante. Il y avait des échantillons de tous les âges et de tous les rangs ; on parlait furieusement comme font les hommes dès que les femmes ne sont pas là pour les surpasser.

Il y avait des paysans venus de loin en sabots, des messieurs en paletot propriétaire, des ouvriers en blouse, beaucoup de vieux soldats retraités qu’on reconnaissait à leurs moustaches, et quelques dignitaires de Gana.

L’assemblée se groupa au milieu de la grange.

On avait mis des chaises en cercle. Puis, au centre, une table couverte d’un tapis rouge.

Sur la table, un verre de vin blanc, des papiers, un livre relié. Tous ceux qui entraient tendaient machinalement le cou pour apercevoir le titre de ce livre et ceux qui l’avaient vu se demandaient quel rapport pouvaient avoir les Choses et les Hommes de 70 avec l’élection du général Fayor.

L’auteur du livre fit son entrée au moment précis où une horloge lointaine envoyait dix coups à travers l’espace. Le général descendait de cheval. Il portait de vastes écuyères vernies, éperonnées, un pantalon presque collant et un veston serré, fleuri d’écarlate à la boutonnière gauche. En bourgeois, il sied mal de mettre ses croix, aussi le général était-il de mauvaise humeur.

Son chapeau crânement incliné et les yeux qu’il roulait firent ranger la réunion au port d’armes. On se tut. Les fronts se découvrirent, le général toussa. L’instant devenait solennel.

Le discours fut plutôt un ordre du jour qu’une profession de foi. M. Fayor parlait vite, d’un ton étranglé d’abord, provocant ensuite. À mesure que ses phrases s’éclaircissaient, le contraire avait lieu dans les rangs de l’auditoire, car on sortait maintenant de la messe de dix heures et les paroissiens montaient à la grange, autant par désœuvrement que par conviction. S’adressant à des méridionaux, méridional lui-même, il ne lui était pas difficile, à l’orateur, de chauffer l’enthousiasme. Le soleil grisant, qui entrait librement, et la bonne odeur de moisson répandue dans la grange, donnait des pétillements aux yeux et aux cervelles. Les doigts claquaient comme des castagnettes, on approuvait sans restriction. Lorsque M. Fayor arriva à ses propriétés labourées par de vieilles lames de sabres (ce qui était une figure de Bruno pour désigner les fermiers de l’orateur anciens enfants de troupe), il n’y eut qu’un hourra, quoiqu’au fond cela ne signifiât pas grand’chose pour l’élection. Et il leur apprit que si les étrangers du parti adverse, royalistes enragés, faisaient retourner le sol de leur nouveau terrain, c’était avec des engins anglais, des machines cruelles supprimant toujours, à l’occasion, un bras ou une jambe et… surtout la main-d’œuvre ! Une interdiction de la force humaine par la brute matière !

Des femmes vinrent ouïr, derrière l’étal des bœufs : la jupe se trouva de l’avis de l’éperon ; elles poussèrent de véritables cris.

D’ailleurs, le général n’avait pas d’opinion politique. Il était patriote : la France et son livre…, voilà !

Les choses trop françaises, il les expliquait en patois et quand il ouvrit ce livre pour saisir la réunion d’un chapitre relatif à la paix, il fit des traductions qu’on couvrit d’applaudissements.

La paix, c’était une paix en éveil, la véritable, l’unique… la vraie paix du Sabreur, enfin, prête à casser sur le dos des gens tous les morceaux de sucre qu’on lui présenterait pour l’adoucir !

Et la vieille grange immobile dans son manteau de folles herbes, habituée aux hue ! dia ! des bouviers, n’avait jamais rien entendu d’aussi magnifique.

En haut, tout en haut, perdu comme un lézard le long des poutres du toit, il y avait un spectateur qui trouvait sans doute nécessaire de planer pour juger l’effet d’une belle voix de commandement, et il s’était placé tellement haut, qu’il n’entendait qu’un son grêle.

Ce spectateur était venu le matin pour arranger la table, les papiers, les chaises ; il avait lui-même distribué les annonces et les invitations.

— Quel est ce jeune homme brun ? avait demandé un assistant arrivé une heure trop tôt,

— Le secrétaire de notre futur député, avait répondu un autre empressé, un chanceux… qui est du pays et qui fera fortune… le petit Bruno Maldas ! »

Bruno Maldas, rouge comme une fille, s’était sauvé, le cœur gros, car il savait au juste ce que valait sa fortune chez le futur député.

Sollicité par la brise tiède qui traversait une grande fente du chaume, il s’était mis à grimper les degrés branlants d’une échelle de meunier. Ses gants d’ordonnance, des gants blancs, étaient restés à toutes les saillies de la muraille et son chapeau, un chapeau noir, était roulé dans un dessous qu’il n’aurait jamais eu le temps de sonder.

Le général prenait la parole quand Bruno s’installa au bord du toit d’où il jouissait d’une vue splendide, pleine de soleil. Il se mit à sourire, lui qui ne souriait plus depuis huit jours.

Dans un enfoncement de foin moisi, une famille de rats se disputait une maigre provende : le corps d’un martinet mort sous une gouttière — et l’oiseau était bien petit. Le plus gros des rats était en avant, défiant les autres, le museau levé. Le martinet représentait le point litigieux de leurs affaires.

Les Choses et les Hommes de 70 ! » se dit Nono comparant cette scène à celle qui se passait dix mètres au-dessous de lui, dans la circonférence de la grange. Puis il rêva, le menton sur la paume de sa main, le coude sur le toit de chaume où poussaient des giroflées jaunes et du lichen.

Montpellier était là-bas, dans le fond. À gauche, le château de Tourtoiranne dominant le village, et à droite, cette vieille baraque immense où s’était logé le damné duc. Mais on ne voyait pas les Combasses, il les devinait seulement.

Jadis, quand Nono regardait Montpellier, soit de haut, soit de bas, il ne songeait qu’à la rue des Trois-Couvents, habitée par Lilie Névasson.

Il y songea, ce matin de dimanche, tout calme comme les jours pendant lesquels il allait chercher des fleurettes pour les offrir à sa fiancée. Nono, maintenant, pensait à M. de Pluncey, pérorant, de son côté, dans cette même rue des Trois-Couvents, où il y avait une salle de concert.

Ah ! la vie avait changé !…

Le père de Lilie était là parmi les électeurs, il venait quelquefois à Gana-les-Écluses pour fournir de la toile à un petit débitant du lieu et la tentation d’écouter un discours politique l’avait pris en passant devant la grange.

Le pharmacien-époux, venu avec son beau-père, y était aussi ; des êtres morts pour Nono. Que lui importait ? Et des contractions douloureuses crispaient le profil du jeune homme, son profil triste que baignait le ciel chaud. N’était-il pas seul dans la vie ? N’avait-il pas goûté au poison de la jalousie avant d’être heureux ?

Il revoyait cette créature terrible, Renée, belle, aimée, et souriant à un autre. Pas une larme !… Non, il ne savait plus pleurer depuis que sa première souffrance l’avait tenaillé. Il n’aurait pu pleurer que s’il avait été jeté, brusquement, dans une joie folle :

Mais une fatalité pesait sur lui. Renée jouait avec lui, non pas pour l’aimer, mais pour se distraire !…

Nono avait une mère, une sœur ! Elles vivaient par lui. Les bacheliers connaissent tous les théories des devoirs humains, Nono mettait ces théories en pratique, non parce qu’il était bachelier, mais parce qu’il était bon.

Nono laissa tomber son front sur sa poitrine.

— J’en mourrai, pensa-t-il, mais je ne veux mourir que le jour où elle épousera ce duc. Je veux les avoir vu passer tous les deux dans l’église où l’on m’a baptisé. Que je suis malheureux et qu’ils sont privilégiés ceux qui écrivent des livres à propos des Choses et des Hommes de 70 ! »

Le jeune homme s’étendit au bord du chaume, mit les coudes en croix et se laissa dévorer la nuque par les morsures du soleil, volupté qui lui rappelait bien des ivresses…

Le général tonnait, à ce moment, au milieu des auditeurs ébahis.

— Oui ! tout pour notre patrie ! La France nous récompensera ! Je vous engage ma parole ! Soyez fidèles à votre vieux général !… »

Les échos répercutèrent les mots en les affaiblissant jusqu’à l’oreille inattentive de Bruno.

— …Récompense… ma parole… soyez fidèle… »

Nono haussa les épaules :

— Quand on pense qu’il a une fille !… » murmura-t-il naïvement.

Il y eut des applaudissements plus forts, ensuite un silence très prolongé. La grange fut bientôt déserte. Nono resta au sommet de l’édifice électoral, endormi par la chaleur du soleil.

À la sortie, on organisa une ovation pour le futur député. Le général ruisselait de sueur. Deux paysans tirèrent le cheval, un gamin tint l’étrier, un docteur tendit le poing… ce fut comme le triomphe de Mardochée avec cette différence que le général n’avait pas de toge.

— Mon général, déclara le boutiquier Névasson, fier de se produire, nous saurons nous masser, nous condenser, nous multiplier, nous grouper… nous… L’haleine lui manqua, et, par sa bouche, l’arrondissement ne put s’expliquer davantage.

— Bravo ! monsieur Névasson, cria un notaire qui riait, bravo !

— On a l’habitude de vendre, cela délie la langue ! » répondit modestement le gros commerçant.

Dans la foule, un homme, qui paraissait d’une rare souplesse, essayait de se faire jour à tout prix jusqu’au héros de l’ovation en attendant que les discours se calmassent. Il avait assez la mine d’un cocher de bonne maison. À ses côtés un petit pantin en culottes courtes se démenait contre les rudes coudes des paysans.

— Nous n’arriverons jamais, monsieur Félix. Pourquoi diable vous presser tant, quand il n’y a qu’à aller chercher ailleurs… Quoique ce soit un rustre, je ne l’ai pas rencontré ici ! »

Et le petit masque se levait sur ses pointes.

M. Félix voulait voir de plus en plus, il estimait qu’un coup d’œil, lancé à un personnage lorsque il ne se doute de rien, est gros de découvertes. Nous ajouterons que ce n’était pas M. Fayor qu’il désirait voir, Félix cherchait M. Bruno Maldas.

Les gens de M. de Pluncey étaient allés écouter leur adversaire politique, par distraction et avec l’aplomb de ceux qui servent une riche cause. Félix, surtout, devenu très récemment palefrenier des Combasses, témoignait une grande admiration pour l’auteur des péroraisons du général.

— Ce Bruno ! Peste ! répétait-il… Et vous dites qu’il a insulté notre maître ?

— Si je le dis ! répondit Largess, je l’affirme, monsieur Félix, j’étais, moi, derrière un buisson quand on m’a demandé la bonbonnière. Traité de chien à chat, mon cher ! Et des termes ! Et des gestes !… Monsieur le duc aurait dû le cravacher !

— Il est audacieux ! j’aime les audacieux !… Il ira loin !…

— Voilà vos manies qui vous reprennent, monsieur Félix vous voyez des gens arrivés partout !… »

Ils furent séparés par un groupe de paysans braillards qui voulaient porter l’orateur en triomphe sur les traverses d’une charrue. Le général, de sa selle, continuait, et il était prêt à commander une charge. Félix sonda, inutilement, les groupes les plus voisins de cette statue équestre ; Bruno Maldas ne s’y trouvait pas. Enfin, M. Fayor piqua des deux laissant ses électeurs à leurs réflexions et, de nouveau, Félix put constater que Bruno était invisible.

— Il faut pourtant que je le voie, grommelait le cocher en étudiant des notes soi disant prises à la réunion électorale.

— Il faut que je lui parle… l’heure est bien choisie… Ah ! j’y perdrai mon nom, quel dédale ! »

Quand il n’y eut plus personne, Félix fouilla la grange, l’étal des bœufs, les monceaux de paille, puis il découvrit une échelle de meunier.

Avec l’instinct qu’ont les hommes à idées fixes, il monta les degrés, et trouva la réserve de foin pourri, où les rats achevaient de dévorer les deux pattes du martinet. Sous la fente lumineuse du toit, un bras pendait ; il tira ce bras, le dormeur glissa à ses pieds en poussant un cri rauque.

— Que me veut-on encore ? balbutia Nono rêvant du duc de Pluncey. Il s’éveilla tout à fait, reconnut la livrée du duc et faillit jouer des poings.

— Vous n’avez pas le réveil agréable, dit le cocher dont les yeux s’allumaient singulièrement dans l’obscurité.

» Mais aussi, reprit-il, quelle idée bête d’aller dormir en perchoir ! Votre maître vous cherche partout.

— Mon maître ?… Je n’en ai pas !… répondit doucement Nono.

— Vous êtes bien heureux, car chacun en a un, sur terre comme sur les toits. »

Et Félix se mit à rire.

Ils s’examinèrent tous les deux avec une défiance mal dissimulée.

— Descendons, dit Félix.

— Descendons ! répéta Bruno qui ne déboudait pas. Une fois en bas, les deux adversaires prirent le même chemin, laissant là les chaises et la table.

— C’est l’affaire des domestiques, avait déclaré Nono, quand le cocher voulut l’aider pour mettre de l’ordre.

— Écoutez donc, monsieur Maldas, commença Félix au bout d’une minute de route, je ne suis pas mauvais compagnon. J’ai un gilet jaune, c’est vrai, mais j’aime les beaux diseurs. Sans parti pris, vous avez fièrement fait gloser votre général.

— Moi ? murmura Nono à cent lieues du sujet.

— Oui. On sait dans le pays que vous écrivez les discours et les livres de M. Fayor. Malgré mon service chez le duc, j’ai applaudi.

— Je ne fais pas parler mon général, c’est lui qui me fait écrire.

— Ne cachez pas votre talent, il aura peut-être la députation grâce à votre façon d’entendre ce qu’il vous dicte !

— Vous croyez ?

— J’en suis sûr ! »

Il y eut un silence. Nono ramassa une de ces fleurettes bleues qu’on appelle des yeux de chat et se mit à l’effeuiller.

— Seriez-vous amoureux ? insinua le cocher devenu subitement très bonhomme.

— Amoureux !… ai-je donc une tête à ça ? fit Nono désespéré qu’un cocher pût deviner sa souffrance.

— Oh ! la tête n’y fait pas grand’chose, et si vous n’étiez pas si taciturne, je vous expliquerais…

— Je ne suis pas taciturne…, je n’aime pas les curieux, voilà tout ! »

Et Nono jeta la fleur avec dépit.

— Allons, vous avez peur que je vous tâte à propos d’élections. Nous ne sommes pas du même camp, cependant j’ai une vraie sympathie pour vous, monsieur Maldas !… »

Bruno leva le front, il vit dans le regard inquisiteur du cocher une expression qui ne sentait pas du tout le gilet jaune.

— Tiens ! dit-il simplement.

— Est-ce que vous me reconnaissez ?

— Moi ? mais non !

— C’est aussi ce que je pensais. Alors pourquoi avez-vous fait : tiens ?

— Parce que ! » Et Bruno n’osa pas dire qu’une bonne parole, même de la part d’un cocher, lui allait au cœur.

On tourna un sentier.

— Hier, j’ai trouvé là un drôle d’homme, reprit Félix — je montais la jument de monsieur le duc, — un homme tout tordu et une vache très cornue !

— Le père Sancillot, fit Nono pour dire un mot obligeant.

— Oui, le père Sancillot… qui m’a parlé de Tourtoiranne où il a été élevé. Il paraît savoir son histoire en détail. On n’y reçoit guère, chez vous ! Ce n’est pas comme aux Combasses où les pourboires pleuvent. J’y suis depuis une semaine et j’ai déjà amassé presque une dot !

— Vous désirez savoir, n’est-ce pas… combien de réunions politiques ont eu lieu dans les salons du général ? demanda Bruno impatienté.

— Mon Dieu, non ! monsieur Maldas, je n’espionne pas pour le compte du duc de Pluncey. Je cause… car j’aime à causer… Mais, par exemple, si Tourtoiranne est calme le jour, on prétend que la nuit… »

Une rougeur intense colora les joues roses de Nono.

— Eh bien, la nuit ? interrogea-t-il anxieux.

— Ah ! ah ! voilà qui commence à vous intéresser.

— La nuit, monsieur le secrétaire, on voit venir des beaux messieurs avec des pardessus sous le bras et ils demandent au père Sancillot où vous demeurez ? »

Il s’opéra une révolution dans tout le corps du jeune homme. Ce palefrenier savait tout, il savait que son maître aimait Renée et que lui, le pauvre, était jaloux de ce richard. Le duc venait la nuit… il l’avait presque deviné d’avance. Nouvelle honte à boire ! Renée le recevait, elle consentait à se cacher pour le recevoir, et le duc, ne voulant plus s’exposer aux colères du petit secrétaire, demandait où il demeurait, où était sa fenêtre !… C’était donc cela les gentilshommes ? Bruno, pourtant, se raidit contre la douleur qui l’envahissait.

— Il y a longtemps que ces beaux messieurs viennent ? demanda-t-il d’un ton frémissant.

— Six mois ! »

Bruno porta les mains à son front ; elle l’avait toujours trahi, toujours !…

— Sait-on leurs noms ?

— Cela vous semble louche… hein ? fit le cocher flegmatiquement, et il poursuivit avec le geste de gens heureux de déblatérer sur le compte des maîtres absents :

— Après tout, nous nous en moquons un peu. Le père Sancillot prétend que celui-là venait de Paris car il sentait le musc. Il avait bonnes manières, il lui a mis une pièce dans la main. Ensuite, on ne l’a plus revu.

— Le reconnaîtrait-il ?

— Sans doute ! Les paysans voient clair la nuit comme les chats. »

Nono serra ses larges poings.

— Bien entendu, il n’a pas dit son nom. »

Félix hésita un instant.

— Au contraire !

— C’est impossible ! s’écria Nono hors de lui.

— Pourquoi voulez-vous que ce soit impossible ? Vous connaissez donc l’oiseau nocturne ? »

Nono jeta un regard de mépris au valet.

— Aussi bien que vous, peut-être !

Félix, cette fois, leva les paupières très haut pour ne rien perdre des mouvements du jeune homme.

— Il s’appelait, fit-il, négligemment, il s’appelait Victorien Barthelme… »

Nono aurait vu le soleil descendre qu’il ne serait pas devenu plus pâle.

— Victorien Barthelme ! » balbutia-t-il.

Celui-là même qu’un ami cherchait partout et de qui on lui avait défendu de parler. Il venait aussi la nuit ?

— Il paraît que c’est un ancien protégé du général, continua le cocher de M. de Pluncey.

— Je ne sais pas, bégaya Nono, ahuri par cette révélation.

— Et qu’il avait dû, jadis, vous précéder dans votre emploi de secrétaire particulier.

— Je ne sais pas, répéta Nono d’un accent qui allait s’assourdissant de plus en plus.

— L’avez-vous vu souvent à Paris ?

— Je ne sais pas » …

— Comment vous ne savez pas ? dit Félix d’une voix impérieuse, mais vous êtes de la maison, vous, on reçoit devant vous ceux qui entrent !… »

Ce coup de fouet secoua la torpeur de Nono, il releva le front. Obéir plus longtemps aux ordres de Renée lui eût semblé lâche : elle lui avait défendu de parler, il parlerait…

— Je crois, en effet, me rappeler que M. Barthelme est venu un jour à l’hôtel Fayor, il m’a fait demander…

— À quelle époque ? précisez !… interrogea Félix en se redressant violemment.

— C’était…, c’était au mois de janvier.

— Le général savait-il cela ?

— Non, j’étais seul pendant cette visite.

— Et Barthelme voulait ?… »

Félix oublia de dire : Monsieur Barthelme ; il paraissait très agité.

— Il ne voulait rien… Est-ce que je me rappelle ?… Et qu’est-ce que cela peut vous faire ? »

Nono ne voyait plus. Son cœur battait à rompre sa poitrine. Félix tira le petit carnet des notes électorales et y inscrivit rapidement quelque chose.

Ce Victorien qu’elle défendait ! lui aussi !… Tous, bientôt, seraient lui aussi !…

— Oh ! cela ne me fait rien ! dit le cocher répondant à la question dernière et il ajouta :

— Nous sommes trop près de Tourtoiranne. Maintenant, monsieur Bruno, je vais vous souhaiter le bonjour, votre compagnie est fort aimable, seulement je vous ferai remarquer que nous n’avons pas parlé politique. Vous me devez votre estime. »

Nono continua son chemin et ce ne fut qu’en arrivant devant le perron du château qu’il s’aperçut de la disparition de l’homme au gilet jaune. Bruno monta chez lui, s’enferma pour mieux sonder l’abîme creusé sous ses pas.

« Donc, cette femme était monstre ! Elle recevait la nuit, tantôt l’un, tantôt l’autre. Il y avait six mois, Barthelme, puis lui, Nono, puis le duc. »

Par delà les vitres sans rideaux, des teintes déjà sombres avançaient graduellement autour des collines : l’automne, ensuite l’hiver… On retournerait à Paris. De nouveau ce serait Victorien. Le général, une fois député, renverrait le secrétaire… pourquoi conserver un manant inutile ? Et celui qui prendrait sa place, pourvu qu’il fût jeune, qu’il fût sot, serait l’aimé de quelques nuits, il ferait rire ou pleurer quelques heures, après on le jetterait à la porte en avant bien soin d’écraser son cœur contre le chambranle pour qu’il ne se souvienne pas. Oh ! l’horrible !… L’hiver !… Paris avec ses fêtes et ses courses dans la voiture doublée de soie bleue dont elle baisserait les stores comme il lui avait vu faire, une fois, avant le départ. Tout à coup, Nono s’écria : Je ne veux pas ! C’est qu’il avait pensé à s’en aller, à fuir le château maudit. Il n’avait plus de sœur, plus de mère !

Quand Nono descendit dans la salle à manger, le général remuait fougueusement le potage, Renée faisait des coquilles sur une motte de beurre.

— Ça marche… ça marche, grondait le général Fayor, je commence à croire que le libéralisme a toujours été mon fait ! Mille tonnerres ! je suis un soldat libéral… c’est vraiment remarquable. »

Mlle Fayor avait les yeux battus, les joues pâlies et de la haine au fond des prunelles.

Elle offrit du beurre à Bruno ; celui-ci repoussa l’assiette, puis nerveux, se versa un grand coup d’eau claire. Un domestique vint dire :

— Le paralytique, mon général.

— J’y vais, s’exclama Fayor empressé, lâchant le potage, mon officier d’ordonnance ! Diable ! dans mon cabinet tout de suite.

Ce paralytique béquillait pour les élections — un brave homme, quoiqu’un peu pessimiste.

— On ne peut plus manger ici !… » fit Renée avec un geste lassé.

Bruno se redressa résolument. Soit hasard, soit calcul, ils ne s’étaient pas retrouvés en tête à tête depuis que le duc était venu à Tourtoiranne. Ils s’évitaient instinctivement.

— Je ne veux pas de beurre, répondit le jeune homme, merci ! je n’aurai jamais faim, maintenant.

« Victorien Barthelme d’abord, M. de Pluncey ensuite, moi au milieu… je sens que j’en mourrai ! »

Des larmes lui vinrent aux yeux, mais il les refoula, se mordant le poing qui tenait sa fourchette. Renée avait tressailli.

— Barthelme ! pourquoi ce nom ?

— Oh ! pourquoi le duc ? riposta Nono à moitié fou.

— Tu m’accuserais d’être leur maîtresse ? » ajouta-t-elle d’un ton sourd.

« Être leur maîtresse ! » comme elle disait cela !… sans trembler, en le regardant de ses yeux sombres ! Après !… cela s’était vu quelque fois qu’une fille bien née eût des amants et demeurât respectée du public. Cette chose, mal définie pour Nono, avoir un amant, des amants, prenait une proportion effrayante, et il y avait loin, pour son imagination chaste, de cette chose aux baisers délicieux donnés dans la salle de bain.

— Je ne sais pas ! bégaya-t-il, presque honteux de souiller ses lèvres d’un mot de doute, et il continua très bas :

— Je veux m’en aller, on souffre trop auprès de vous. Je suis pauvre et je veux garder les restes de mon cœur… laissez-moi partir. D’ailleurs, on cause, les gens voient la nuit… ils n’auraient qu’à me voir où je ne suis pas. Puis-je empêcher ce qui se passe, moi ?

— Tu te trompes, enfant, dit-elle avec un vague sourire, j’aurai besoin de toi quand je serai arrivée où je veux arriver. Ce ne sera pas long. Si tout peut s’effacer dans ma vie passée et que rien n’ait l’air de nous lier aux regards curieux du monde, nous trouverons du bonheur… Sauras-tu être heureux ?… et, sans lui donner le temps de répliquer, elle reprit :

— Mais, que dis-tu ! qui se permet de voir la nuit ? Explique-toi mieux, Nono »

Elle s’était rapprochée et s’appuyait sur sa chaise. Par l’échancrure de sa robe, il voyait son sein palpiter ; elle avait la même robe que le jour des eaux… Mon Dieu ! était-ce bien la même femme ? et elle lui parlait de le rendre heureux.

Nono, éperdu, dit :

— Je ne voudrais pas te faire une seule peine avant de te quitter… Cependant le père Sancillot a rencontré un homme autour du château et cet homme était Victorien Barthelme…

Rapide comme l’éclair, la main de Renée approcha une carafe et, elle aussi, se versa un grand verre d’eau.

— Ah ! il y a longtemps ?… le père Sancillot ! il se permet… nos gens se permettent ! et Mlle Fayor buvait par petites gorgées, en hochant la tête.

— Oui, murmura Bruno, ils espionnent… quand on leur tombe sur les bras !

— Et qui t’a informé ?

— Un cocher de M. de Pluncey !

— Comment ?…

— Un cocher, quoi ! répéta Bruno frémissant de rage.

— Peuh ! il a pu se tromper, cet homme… Alors, bébé est jaloux ? ajouta-t-elle avec un sourire plus vague encore que le premier.

— Non, ce serait inutile, je vous aime sans réfléchir à rien. Je vous aime, c’est-à-dire que je garde mon mal… et je ne veux plus vous l’avouer. Il faut que je m’en aille, vous le voyez bien ! ou je l’avouerai toujours, malgré les autres !… »

Le général revenait en faisant claquer ses doigts.

— Eh ! eh ! dit-il, le maire de Gana qui demande à me parler pour affaire grave ! Eh ! eh ! voici qui se corse, l’ennemi capitule avant ma victoire !

» Il a peur, il a peur !… ce paralytique flaire juste quand il flaire. Il paraîtrait même qu’un monsieur bien mis est arrivé de Montpellier ce matin, trois heures après mon discours… On se consulte, l’état-major est inquiet. À moins que ce soit ce polichinelle de candidat de la dernière minute qui vient de surgir, M. Crosnier, le républicain chaud… Comme si je n’étais pas chaud, moi… j’étouffe… Bruno ouvre ces fenêtres !… »

Bruno écarta les stores et on acheva le déjeuner dans le plus grand recueillement. Au dessert, Renée fit remarquer que le général coupait la nappe en y traçant ces plans, mais ce ne fut que la maîtresse de maison qui daigna se manifester, Renée paraissait redevenue sérieuse, très sérieuse.

Largess l’attendait dans le jardin avec la missive accoutumée du duc, roulée dans le cornet d’un arum gigantesque, rien qu’une fleur !… cela disait beaucoup. Mlle Fayor gagna la salle de bain en lisant.

C’était fort court, attendu que c’était le vingtième envoi sans réponse.

« Je suis à l’agonie. Je veux vous revoir, sinon j’intime à Largess l’ordre de mettre le feu à Tourtoiranne. C’est indigne. Vous vous jouez d’un honnête homme ! Vous êtes odieuse et adorable. J’attends !… »

Alors, Renée s’assit devant son petit guéridon et écrivit très vite pendant que Largess s’ébrouait au dehors :

« Je me porte bien. Je ne tiens pas à vous rencontrer. Il y a de l’eau, on éteindra. Vous êtes infâme et charmant. N’attendez plus. »

Et quand Largess fut parti, elle pensa tout haut.

— Si je n’ai pas oublié mon code des viveurs, il sera là, malgré les orages amoncelés… et coûte que coûte il les dissipera ! »

Soudain, elle bondit jusqu’au seuil ; Bruno la cherchait autour des massifs ayant l’aspect repentant d’un terre neuve qui traîne une chaîne cassée.

— Nono ! » cria-t-elle.

Il s’avança, les yeux baissés.

— Je suis bien heureux de vous retrouver un instant là… toute seule comme un matin… vous savez, ce matin qui sentait si bon ? »

Et il aspirait, en parlant d’une voix étranglée, l’odeur pénétrante de l’arum.

Elle prit les mains du jeune homme et, pesant un peu sur ses poignets, elle le fit s’effondrer à genoux dans sa longue robe.

— Mon pauvre Nono, mon enfant ! fit-elle avec désespoir.

— Ne pleure pas, Renée, nous ne pourrons jamais nous comprendre… je suis trop petit, vois-tu !…

Et il s’efforçait de rire malgré les spasmes de sa poitrine, démentant sa gaîté.

— J’ai peur ! balbutia Renée en frissonnant d’une épouvante surnaturelle. On dirait que je vois du sang de tous côtés… cependant je n’étais pas peureuse…

— Mais nerveuse, ma reine aimée ! et il lui baisa doucement les paupières pour l’empêcher de regarder cet arum dont le parfum le troublait.

— Écoute, supplia-t-elle, quoiqu’il arrive, promets-moi encore de ne rien révéler sur Barthelme. Tu ne dois jamais avoir connu les détails de son arrivée ici !

— Il est donc venu ?

— Ai-je dit qu’il était venu ?… Nono, il faut, tu m’entends, ne pas répondre aux questions ! Surtout, tu ne l’as point vu quand il t’a fait une visite, à Paris ; tu ne dois pas te mêler de cette triste… chose. Soit ! ce sont mes nerfs qui l’ordonnent… Oublie-moi, mais n’oublie pas mes volontés. »

Elle le serrait follement contre elle. Nono fut effrayé.

— Puisque je t’ai donné ma parole… sois calme ! Oh ! tu as donc de bien grands ennemis… dans ceux qui t’aiment ?

— Oui… je ne les aime pas, comprends-tu ?

— Et moi, serai-je encore ton ami ?

— À cette seule condition, Bruno : quelque accusation qu’on puisse porter contre moi, tu ne me défendras point.

— Singulière amitié ! fit Nono abasourdi.

— Ne sais-tu pas, Bruno, dit-elle avec fièvre que si je pouvais t’arracher le cœur, je le ferais en ce moment.

— Ma jalousie t’évitera cette peine ! » répondit le pauvre enfant qui n’osait plus l’embrasser, tant il sentait l’abîme se recreuser entre eux.

Ils demeurèrent une seconde silencieux, puis elle reprit très vite et très bas :

— Nono, j’épouse le duc de Pluncey… ne crie pas, ne pleure pas… surtout ne me quitte pas, je veux, il le faut pour moi comme pour toi ! Je serai duchesse, tu comprends, ce n’est pas tout le monde… une duchesse !… et personne ne la soupçonne ; j’ai hâte de mettre à mon cou un lourd blason comme ces carcans grossiers d’autrefois qui retenaient les condamnés au mur de leur prison.

« Nono, si mon passé n’était ce qu’il est, déjà nous aurions fui tous les deux, et déjà nous nous aimerions… Oh ! ivresse !… t’apprendre le bonheur à toi une innocence faite homme !… »

Elle caressait les cheveux noirs de Bruno avec une fièvre tout inassouvie, puis, brusquement, sans aucune transition :

— Ah ! c’est impossible !… impossible !… mes baisers sont des souillures… éloigne-toi.

Je m’y attendais ! fit simplement Bruno et, navré, il pressa encore les doigts fins qu’elle n’avait pu dégager de son étreinte.

— Toujours des secrets ! murmura-t-il, moi, je ne veux plus que tu me trompes.

— Je t’aime aussi sincèrement que si je t’appartenais, Bruno !

— Mais tu ne m’appartiens pas, Renée… puisque tu me caches tes douleurs ! »

La virilité de Nono n’allait pas au delà.

— Oh ! mon vierge ! » dit-elle avec un sourire qui illumina son beau visage pâle.

Nono s’éloigna lentement.

Cette fois, il avait l’âme trop déchirée… Voilà qu’elle l’accusait d’être vierge ! Sans doute, il ne connaissait point la femme, mais il savait si bien aimer !

Pourquoi donc riait-elle quand il se sentait, lui, d’une pureté saine, bonne, invulnérable, le faisant le meilleur des deux ?

Il revoyait l’amour de marbre gisant sur le lit de satin par une belle nuit… et des rougeurs lui venaient jusqu’aux tempes.

— Allons-nous-en ! pensa-t-il, partons sans le lui dire… allons bien loin, bien loin… c’était ma destinée ! Je suis laid, je suis pauvre, je suis sot, je suis fou, je n’ai que ce que je mérite ! »

Il avait presque envie de se prendre lui-même à la gorge pour lancer sa vilaine peau n’importe où… sa vilaine peau sur laquelle le doux soleil mettait des tons de pétales de roses vus à travers l’ombre !

Miss Bell, la chienne, le salua discrètement.

« La fidélité ne nous sert à rien », semblait dire la bête qu’une crainte mystique avait rendue muette, et elle vint se frotter contre ses jambes, comme si elle avait eu envie de fuir en même temps que lui.

Le général Fayor recevait M. le maire de Gana pendant que son secrétaire, un chenapan, comme il l’affirmait au respectable fonctionnaire, tiraillait en dehors du poste.

Dès le déjeuner terminé, le maire s’était fait annoncer après le paralytique aux béquilles.

— Ma fille n’est pas là, je vais rincer l’ennemi, songea le général enchanté de blaguer sans un témoin plus persifleur que lui. »

Il s’installa, le dos tourné, devant son bureau plein de papiers éparpillés, des papiers farouches, marqués de petits drapeaux. Il avait son veston bien collant, son maintien raide, digne et correctement général…

Il lui importait peu de connaître le motif de cette visite.

— Monsieur, avait-il commencé, je sais que Crosnier, le député ultra, est présent dans vos murs, cela ne me tourmente guère… je suis plus républicain que lui. Oui, Monsieur, deux fois rouge !… De par mes convictions et de par le sang que j’ai versé pour la France. »

Le maire était en frac, et obligé de rester debout comme une recrue. Sa figure exprimait une pensée pénible. Très inquiet, il regarde distraitement le bureau, les papiers…

— Croyez, mon général, que je suis tout dévoué à votre cause.

— Parbleu ! j’y compte… il ferait beau voir ça ! Ce n’est pas pour une écluse… je suis vif, je…

— L’écluse est oubliée, mon général, je vous assure. Il s’agit d’une démarche tout officieuse que je désire faire auprès de vous, il est de mon devoir de…

— T’y voilà, vieux renard, fit à part le général, tu veux une maison d’école et un puits… que le diable t’envoie au fond… je te repince, cracheur de mauvaise mitraille !… »

Il formula plus haut :

— Qu’est-ce donc, cher monsieur, les pompes de Gana sont-elles à réparer ? Je m’intéresse à la commune ! parlez à votre aise… parlez ! »

Le maire eut un sourire équivoque.

— Mille fois bon, général, j’ai lu vos professions de foi, qui, soit dit en passant, ont une verdeur étonnante et toute flatteuse pour leur auteur. Nous ne doutons pas qu’un aussi excellent écrivain ne veille, un jour, du haut de la tribune aux puits de la localité, mais… »

Le général croisa crânement la botte au-dessus du genou.

— Bah ! on fera son devoir… quand je serai nommé, je démasquerai mes positions, et alors !… »

Il guettait le malheureux maire comme un vieux chat guette une souris sans expérience. Ah ! la tactique militaire couvait une solide rancune tout de même ! et lui, le général Fayor, son ad-mi-nis-tré lui montrerait de quel bois on se chauffe en campagne ! Il avait de l’eau, également, mais pas pour mettre dans son vin ! Le maire finit par s’asseoir sur le bord extrême d’un siège et parut encore plus contrit.

— Il y a des circonstances vraiment singulières, général, murmura-t-il, qui forcent tout homme d’honneur à prémunir son semblable, à l’engager…

— Le puits… le puits… nous y roulons ! scandait Fayor à mi-voix.

— Au fait, monsieur ! Et le général se donna une intonation que n’eût pas désavouée un empereur,

— Le fait ?… Dieu merci, il n’est pas encore précisable, mon cher général. On sait seulement que la chose a pu se passer dans la commune… ce qui est bien regrettable pour elle.

— Tu as peur que j’évente l’affaire de l’eau à la Chambre, toi ! continua le général dans son for intérieur et, de mieux en mieux, il augurait de son succès.

— Soyez tranquille, déclara-t-il au pauvre maire sur les épines, on ne saura rien… ces démêlés sont maintenant au-dessous de moi !…

— Je crois, reprit l’honorable fonctionnaire, qu’une nouvelle enquête est nécessaire et que la justice…

— Je la ferai tout à fait équitable, comme il sied à un bon soldat », interrompit Fayor fièrement.

Le maire s’épongeait le front.

— Ouvrirais-je cette croisée ? demanda son administré courtois jusqu’au bout des ongles, puisqu’il se sentait le plus fort.

— Non, merci !… en un mot et bien que vous paraissez au courant, je crois, monsieur Fayor, qu’il va falloir recreuser…

— Touché !… c’est le puits…, nous y sommes ! éclate le Sabreur.

— Le puits ?… la situation, mon général, car on ne va pas jusqu’à supposer qu’on l’ait jeté dans un puits quelconque ! balbutia le maire épouvanté.

— Ah ! ça… mais nous pataugeons, monsieur, que signifie ?… vous avez une idée fixe et vous ne la lâchez pas depuis une heure ! Au fait, vous dis-je, au fait !… »

Le général devenait pourpre :

— Qu’a-t-on jeté dans le puits que je vais demander au gouvernement ? Il se leva pour se planter droit en face du maire de Gana.

— Mon général, déclara celui-ci tout d’un trait, je vois que vous ne soupçonnez rien. Il paraît qu’un de vos protégés, commensal de votre hôtel de l’avenue d’Eylau est venu à Tourtoiranne, il y a six mois, et qu’il aurait été assassiné dans les environs. »

Le maire pâlissait en disant cela, car ce crime impuni dans sa commune était une assez vilaine note pour son genre d’ad-mi-nis-tra-tion.

Avant que Fayor fût revenu de sa stupeur, un domestique entra présentant une carte.

— Le juge d’instruction ! dit le général pétrifié.

— Voilà justement ce que je venais vous annoncer, murmura le bon maire terrorisé ; je craignais vos emportements et je tenais à vous prévenir. »

Le juge d’instruction, de grande taille, les traits austères, la barbe à l’anglaise, apportait un grand froid autour de lui.

Il s’avança comme un personnage toujours sûr de son effet et salua gravement. C’était un enragé royaliste, partisan du duc de Pluncey, qui n’avait accepté sa situation que pour entendre un huissier crier de temps en temps devant lui : « La Cour, messieurs ! »

Les meilleurs ont de ces marottes.

Le général suffoqué offrit un siège et resta debout. Tous ses plans étaient bouleversés.

— M’expliquerez-vous ?… bégaya-t-il.

— C’est fort simple, monsieur, dit le juge d’une voix métallique, depuis cinq ou six mois, la police parisienne recherche un certain Victorien Barthelme disparu, et que des membres de sa famille désirent retrouver.

— Et en quoi cela peut-il intéresser ma candidature ?… fit l’irascible général.

— Ne m’interrogez pas, monsieur, je vous prie : cet individu a quitté la gare de Lyon un lundi matin à sept heures précises, il est arrivé à la gare de Montpellier dans la nuit vers dix heures, il portait un paletot gris…

— Un paletot gris ?… s’exclama le général enrageant de ne plus comprendre du tout.

— Oui. Connaîtriez-vous ce paletot ? interrogea le juge oubliant qu’il n’était pas dans son cabinet.

— Vous vous moquez de moi ! cria Fayor furieux,

— La justice ne rit jamais, monsieur, murmura le maire pour glisser une phrase sérieuse.

— Après ? reprit le général instrumentant à son tour.

— Après, monsieur, il n’y eut qu’un paysan domicilié sur vos terres qui l’entendit parler et peut se souvenir de ses dernières paroles.

— Vraiment ! des paroles solennelles, hein ? objecta le général confondu, quoiqu’il flairât une manœuvre de la dernière heure.

— Des paroles bien simples : Barthelme demandait le chemin de votre demeure… ou mieux, de la demeure d’un sieur Bruno Maldas, votre secrétaire.

— Mon secrétaire ?

— Parfaitement… et depuis… pesez bien ces mots, il n’a pas reparu !

— Le paysan ?

— Non… Barthelme !

— Ah ! c’est trop comique !… Mais, mille baïonnettes, vous m’exaspérez avec ce Victorien… un fichu drôle, un parasite ! Certainement, j’ai eu la bêtise de le recevoir jadis, puis je l’ai mis à la porte. Est-ce une raison pour qu’on m’envoie tous ses amis me le réclamer ?…

— Je ne suis pas de ses amis, général ! fit remarquer sévèrement le juge d’instruction, je représente la justice.

— Eh bien, imaginez-vous par hasard que ce soit moi qui ai assassiné votre pantin ? »

Et le général tout à fait à son diapason vint mettre ses moustaches hérissées sous le nez du magistrat.

Celui-ci, en dépit du sérieux de rigueur pour la justice, eut un rire sonore.

— Par exemple !… général ! par exemple ! Il s’agit d’une simple disparition… on cherche… on s’instruit, c’est dans le pays que cet homme s’est égaré… voilà tout. Et vous trouverez bon, n’est-ce pas, qu’on interroge un peu… oh ! pour la forme, les domestiques… les voisins… Vous avez une fille ? »

Le général, malgré son scepticisme habituel, crut à la fin du monde… On osait lui demander s’il avait une fille !

— Oui, monsieur… j’ai une fille ! »

Et pris de vertige, il allait se précipiter pour appeler Bruno et charger cette canaille qui posait des questions à un soldat décoré, quand il fut cloué au sol par une apparition encore plus fantastique que celle du juge d’instruction.

La portière du cabinet s’écarta et Mlle Fayor fit son entrée. Elle était très pâle, quoique merveilleusement jolie dans sa robe de dentelle ; Elle s’appuyait, souriante, sur le bras… du duc de Pluncey !… Le général le voyait, le toisait, l’allait toucher… Son adversaire politique !… Son ennemi !… le duc enfin !… le candidat royaliste !… et opposé !… C’était lui, en chair et en os. Il y eut une vive émotion dans la salle.

Chacun savait bien, à Gana-les-Écluses, que le général n’avait jamais reçu chez lui le duc, qu’il appelait un duc de pacotille.

Renée paraissait calme et gaie. M. de Pluncey les lèvres pincées, les yeux brillants, devait avoir cédé après une lutte folle. Cependant, il faisait contre sa bonne fortune un aussi mauvais cœur que possible, et, sous la pression impérieuse de ce bras rond, il essayait de reculer encore.

Le juge instructeur s’inclina, pris d’admiration pour ce beau couple.

Le maire haussa les sourcils comme un être qui apercevrait la vraie tête de Méduse sur le vrai bouclier d’Achille. Il se fit un silence anxieux.

— Cher père, dit Mlle Fayor d’un accent vibrant et très enjoué, je suis fâchée de te surprendre en de si graves conférences électorales, car je vais t’annoncer une joyeuse nouvelle !… Tous tes vœux vont être exaucés…, ta fille, ton méchant garçon, comme tu l’appelles, se marie !… Avec ton assentiment, que tu ne peux me refuser — puisque depuis l’époque de ma majorité tu m’as permis de choisir — avec ton assentiment… j’épouserai M. le duc de Pluncey… que je te présente !… M. le maire, M. le juge (et elle se tournait successivement de leur côté), félicitez mon candidat, sans distinction d’opinions !… »

Le général Fayor fit un pas, leva la main… puis cette main levée, saisie au vol, s’abattit dans celle du duc, avancée de force, et, un instant, l’intrépide créature tint en respect ces deux ennemis irréconciliables sous les regards stupéfaits des témoins, malgré eux, de ces fiançailles malgré le fiancé.

— Renée ! ma fille !… mille millions de tonnerres !… Sacré mille milliards… de… Monsieur, c’en est trop !… c’en est trop !… »

Et le général s’effondra sur son fauteuil de cuir en proie à une véritable explosion de rage. Le duc était plus livide qu’un assassiné. Mlle Fayor lui avait dit en montant l’escalier de Tourtoiranne :

— Je vais vous présenter à mon père. »

Simplement, il avait répondu :

— Soit ! tout au monde pourvu que je puisse vous revoir encore ! et il comptait sur son éducation pour sauver son honneur politique…

— C’est épouvantable ! balbutiait le général ne trouvant que ce mot, épouvantable !… »

Renée avec une grâce féline toucha de son doigt blanc l’épaule du général.

— Allons, dit-elle, dois-je employer les grands moyens ? »

Elle se mit à ses genoux, adorablement câline.

— Voyons, petit papa Sabreur, n’était-ce pas ton rêve ? »

Le juge d’instruction riait discrètement, avec le clin d’œil du connaisseur.

— Hein ! quelle fille ?… quelle drôle de fille… superbe ! superbe ! duchesse !… oh ! »

Et il paraissait ravi.

— Tous mes compliments, monsieur le duc ! fit tout haut le juge.

— Mes sincères félicitations ! » s’exclama en riant plus fort le maire de Gana.

Vraiment, c’était une chance ; venir pour une enquête funèbre sentant déjà son cadavre et découvrir un mariage réel !

— Je vous jure, messieurs !… » tâcha de déclarer le malheureux fiancé qui s’appuyait aux tentures pour ne pas tomber sous le poids de son bonheur.

Renée lui coupa la parole.

— Mais regarde donc, père !… regarde… il est horriblement changé. Ton accueil le glace et c’est pourtant le plus fier des audacieux. Duc, approchez, je réponds de vous comme de moi… »

Elle lui tendit de nouveau la main.

— Mademoiselle…

— Approchez, vous dis-je !

— Tu veux épouser le duc de Pluncey, toi ? bégaya le général sortant de son étranglement.

— Sans doute, je l’aime !… »

Ces hommes immobiles trouvèrent que le fier audacieux se laissait un peu bien mener comme un collégien, parce qu’il faisait faire ses aveux par cette courageuse petite femme. Fayor, lui, se dressa gourmé, tâchant de reprendre sa raideur militaire et son allure supérieure. Il toisa le soupirant.

— Alors, si la folie va jusqu’aux aveux publics, je dois accorder ma fille les yeux fermés, elle ne transige point avec l’honneur, que je sache, et ce qu’elle a décidé doit être honorable pour un père tel que le général Fayor. Monsieur de Pluncey, soyez le bien venu !… »

Le duc approcha. Il avait son Lefaucheux en bandoulière. L’idée lui vint, atroce, de tirer dans le brandebourg gauche de ce beau-père improvisé. En une seconde, il passa par toutes les angoisses d’une situation ridicule, il pensa crier : « Votre fille est à moi, inutile de me la donner ! » — ou bien : « J’ai plus envie de me brûler la cervelle que d’épouser ce monstre ! »

Un instant, même, il faillit jurer comme le général, mais les jurons lui firent défaut. Alors il regarda, éperdu, les deux témoins impassibles qui ne le pouvaient secourir et lui souriaient bêtement. « Étranglez-le ou étranglez moi ! » voulut-il supplier.

Il éprouva surtout le violent désir d’écraser sur place cette belle fille dont les prunelles lançaient du feu… Ensuite…

— Monsieur Fayor, répondit-il, très bas, croyez que l’amour seul a été capable d’une pareille infraction aux lois des convenances, j’aurais dû… je le sais… On ne réfléchit pas en présence de mademoiselle votre fille ! je me suis laissé emporter… c’est l’exacte vérité… je suis venu…

— Vous l’avez vue… et vous êtes vaincu… acheva Fayor, commençant à subir une impression toute nouvelle. Déjà sa moustache se distendait, l’assaut, en somme, était drôle… Il se tourna vers sa fille :

— Tu me feras mourir de chagrin, s’écria-t-il, et il ajouta, en levant les poings, pour l’acquit de sa conscience : — Messieurs !… a-t-on l’idée d’une semblable algarade au milieu d’une élection !

— J’espère, général, que cela doublera vos chances ! dit le maire qui ne put faire surgir qu’un mot malheureux d’une situation absolument inextricable pour son pauvre entendement.

— Oui, riposta le duc, frissonnant de rage, car, dès aujourd’hui, j’abandonne ma candidature et me désiste en faveur de tous les royalistes du royaume… du pays, veux-je dire ! »

Pour le coup, le général examina sa fille.

— Manœuvre de la dernière heure ! dit celle-ci, en partant d’un frais éclat de rire.

— Comment ? murmura le juge d’instruction.

— Le poste est vacant, monsieur, je vous l’affirme. je me désiste en votre faveur, si vous y tenez. »

Il aurait jeté sa candidature, son nom, sa fortune, voire toutes ses convictions les plus intimes par la croisée ouverte, si on lui avait donné en échange une seule minute de liberté, une seconde de soleil et de route comme l’avait, au même moment, cet humble garçon, Bruno Maldas, rencontré dans un chemin creux près du château.

— Ah ! monsieur le duc !… cria le juge transporté, en caressant sa barbe… je n’aurai jamais votre autorité, fit-il, persuadé, au contraire, qu’il pouvait en avoir davantage.

— Mon gendre !… je ne vous permets pas ce sacrifice ! » déclara carrément le général Fayor.

Renée intervint.

— Désormais, cher père, mon fiancé n’est plus qu’un renégat ; je comprends sa nouvelle politique !

— Ce sera, Mademoiselle, de ne plus servir que vos caprices, vous voyez, j’obéis… murmura le duc avec une courtoisie parfaite.

— Messieurs, déclara d’une manière dégagée le général, nous laisserons, pour l’instant, votre petit assassinat de côté. Je marie ma fille !… »

Cela fut le comble.

— Ils s’entendent, je crois, se dit le duc atterré.

— Bravo ! papa marie sa fille. Voilà, messieurs ! Seulement, expliquez-moi comment mon fiancé vient à tomber sur un assassinat dans ce cabinet de travail ? » demanda Renée en riant.

Le duc se tenait les tempes.

— Pourquoi l’assassinat n’est-il pas plutôt tombé sur le fiancé ? » formula-t-il mentalement.

Elle, heureuse, remplie d’orgueil, plongeait ses yeux dans ceux du juge d’instruction.

— Oh ! Mademoiselle, fit celui-ci tout aimable et gracieux, votre père exagère. On cherche un disparu, simplement ; un certain Barthelme… des indications…, enfin, toute une procédure naturelle, rien de grave !

— Rien de grave ! répéta comme un écho le maire de Gana qui voulait être galant.

— Une vétille ! appuya le général et nous nous tenons tous à la disposition de la justice. Et, maintenant, en avant la noce ! »

Les témoins de cette scène se sentirent entraînés. Quelle singulière maison ! Comme ces grands seigneurs faisaient les choses ! Leurs actes les plus solennels se passaient entre deux plaisanteries !

— Je propose un lunch de réconciliation ! dit Renée avec de malicieux hochements de tête à l’adresse du fiancé.

— C’est vrai, bougonna le général, nous avons failli nous battre ! Ah çà ! où étiez-vous fourré le jour où j’allai tempêter chez vous, aux Combasses ?

— Je chassais, répondit froidement le duc, sans rire, lui.

— Sur tes terres, papa », ajouta Mlle Fayor qui semblait braver, à la fois, toutes les opinions.

Personne ne releva l’allusion. On passa dans la salle à manger ou le lunch fut dressé comme par magie et Renée fit les honneurs avec une bonne grâce parfaite.

Livide, le duc mangeait du bout des dents, mais toujours exquis de politesse. Le général, transplanté sur un terrain neuf, examinait maintenant l’ennemi, émerveillé de le voir si penaud.

On servait le champagne glacé dans des coupes de verre vénitien, lorsque le juge d’instruction se frappa le front, ressaisi d’une idée que, depuis une heure, les vins généreux de Tourtoiranne épaississaient au fond de sa cervelle.

— Tiens ! j’y pense, mon cher général, vous avez un secrétaire ici… Bruno Maldas ! Il faudra me l’envoyer demain matin, chez moi. Encore des formalités, mais j’ai des ordres précis le concernant. Vous savez ? l’interrogatoire !…

» Pour aujourd’hui, je ne troublerai pas cette délicieuse fête de famille, ce serait un crime ; donc, demain envoyez-le-moi avec votre déposition collective !…

— Parbleu ! je vais faire venir Bruno tout de suite, ce sera plus simple, mon excellent juge ! »

Fayor frappa sur un timbre. Un domestique parut.

— Allez me chercher Bruno », ordonna-t-il.

Le domestique eut l’air de ne pas comprendre ; puis, très ennuyé de la commission, il tendit une lettre au général.

« Mon général, disait Nono, je vais rejoindre ma mère qui a besoin de moi. J’ai eu peur que vous me refusiez cette permission et je l’ai prise…

» Adieu, mon général, pardonnez-moi, vous ne me reverrez plus. »

M. Fayor devint pourpre, il passa le papier au maire de Gana en s’écriant, par habitude :

— Quinze jours d’arrêt à ce drôle ! »

Mademoiselle, qui découpait une magnifique pêche veloutée, laissa choir son couteau sur son assiette et cela rendit un son mat. L’assiette de fine pâte de Sèvres se fendit, mais Renée ne pouvait s’émouvoir au sujet d’une assiette, elle n’eut qu’un petit rictus de dépit.

— François, dit-elle d’un ton très net, donnez-moi la bergère pompadour qui servait de pendant et mettez à part celle-ci pour le grain de ma volière. »

Le juge d’instruction se leva tout d’une pièce.

— Il est en fuite ! articula-t-il oubliant sa retenue habituelle.

— En fuite ! répéta le maire effaré.

— Que signifie ? » grommela le général, ému malgré sa rudesse.

Le duc sortit de son mutisme.

— Je l’ai rencontré, en effet, pendant ma chasse, il portait un paquet de livres sur le dos !

— Ceci est grave ! déclara le magistrat, très inquiet.

— Mille canons ! » interjeta Fayor.

Soudain, Renée se dirigea rapidement vers la porte.

— Où vas-tu ? demanda le Sabreur ; puis il comprit tout de suite.

— Les femmes sont toutes les mêmes ! fit-il en haussant les épaules, je suis sûr qu’elle va vérifier ses écrins !

— Mademoiselle pourrait avoir raison ! » répliqua sérieusement le juge d’instruction, et chacun se regarda, sous le coup d’une pensée sinistre quoique encore mal définie.


CHAPITRE VII



Monsieur le duc Edmond de Pluncey n’était pas un homme fort, loin de là. Tant qu’il séduisait, il jouissait de tous ses moyens, lesquels n’étaient pas toujours irréprochablement honnêtes, mais quand on l’avait séduit, il allait de fondrières en fondrières sans pouvoir assurer sa marche et n’osant même pas s’avouer qu’il se trouvait sur un terrain mouvant. Il possédait de plus la mauvaise habitude de croire que tout ce qui devait lui arriver était fatal, c’est-à-dire fait exprès pour lui.

Ennuyé dès le berceau, l’amour seul l’avait désennuyé… presque dès le berceau !

Sa vraie nature était un spleen nerveux. Selon lui, rien ne valait la peine de se déranger ; seulement, à l’approche d’une jupe élégante, il se serait tenu une journée entière sous la pluie, pour lui prêter son landau, et comme il était extrême en tout, allant souvent jusqu’à l’impertinence vis-à-vis des hommes, il ne serait, pour un empire, monté auprès de cette jupe, de peur de la froisser.

Depuis sa première équipée d’écolier, le duc cherchait son inconnue, faisant du plaisir un culte ; emporté dans ses désirs et tenant les pères, les maris, les frères, pour autant de zéros.

Son inconnue, ne pouvait être, fatalement, qu’une femme qui ne l’aimerait pas ; et il se désespérait de savoir à l’avance qu’elle ne l’aimerait pas, tout en étant bien sûr que cette condition était nécessaire à son propre amour.

Héritier d’un beau nom, d’une belle fortune, il fut à Paris le but de toutes les ambitions féminines. Il mangea du demi-monde, goûta aux artistes, dévora des ingénues (s’il en est à Paris).

Il aima sincèrement une créature charmante qui le trompait mais lui donnait l’occasion de la battre dans ses accès d’humeur.

« Frapper une femme, c’est être manchot, pour moi, disait-il ; car je ne ferais jamais l’honneur d’un duel à un gentilhomme capable d’une telle action. Il est digne d’être infirme. »

Et presque tous les éventails de Milla furent brisés sur les épaules de Milla. Effet de spleen !

Il aima follement une pianiste célèbre, qui portait toujours une robe violette dans les concerts… N’eût été cette robe, il l’aurait peut-être trop aimée.

« Les pianistes ont un tempérament de fer… comme leur doigts, » ajoutait-il avec une moue.

Cependant elle avait aussi du cœur, et le fils qu’elle eut de lui, elle le fit reconnaître par un monsieur Podjon, qu’elle épousa une fois rétablie.

Puis, le duc avait enlevé une jeune fille ; une jeune fille à peine sortie du couvent et à peine entrée dans le monde. Il valsa avec elle deux fois. Le lendemain, il la revit dans une petite maison meublée. Elle était venue là, par hasard, entre deux courses, laissant sa gouvernante dans un magasin de confection. Ils échangèrent de solennels serments sur l’étroit divan d’une chambre numérotée. Elle était ravissante ; un peu pâle, mais les mains déjà soignées.

Seulement, le duc s’apercevant qu’elle ne s’étonnait pas assez de la pendule sous globe, des papiers fanés, des chaises boiteuses, en ressentit un écœurement inexplicable.

« Ce que je reproche aux ingénues, se plaisait-il souvent à répéter, c’est de ne pas savoir l’être avec art. » Et quand une pensionnaire l’attirait encore, il revoyait à l’instant la Terpsychore de cuivre doré, sautant, lyre en bas, sur la cheminée de carton pâte, car il avait remarqué, pour l’ingénue, ces insanités du goût.

Ils allèrent à Nice, en Allemagne, puis en Suède et toujours la Terpsychore suivait avec sa lyre, sa cheminée de carton… c’était intolérable ! Leurs amours n’avaient pas le parfum suave d’un début jeune.

L’enfant devint mère et rentra au couvent. Le duc n’eut pas de remords parce que le souvenir de Terpsychore persistait seul !…

Il prit, tour à tour, pour maîtresses, des Anglaises, des Belges, des Suédoises, des Portugaises ; par exemple, jamais d’Italiennes, son horreur du convenu lui faisait dire qu’une Italienne est une femme arrivée à tout le monde !

Il fit même un voyage au Bosphore et eut une aventure bizarre chez un padischah quelconque.

La confiture du sérail jouait un rôle dans cette aventure et le duc, qui n’était pas menteur, comme tous les gens de fine race, disait que ces houris sont souvent la terre promise, on y aspire beaucoup, mais on n’y… Bref, au demeurant, le meilleur fils du monde : très libertin, très naïf, très roué.

La femme mariée n’existait pas pour lui, et, au courant de son existence, on n’en eût pas relevé une seule. Cela tenait toujours à son horreur de l’homme.

Délicatement élevé, il ne craignait point le mal dont il ignorait l’existence. Sauf quelques égratignures d’épées novices, il ne se rappelait aucune souffrance à la surface de sa peau. Mais il se plaignait sans cesse. À l’entendre, on le tuait chaque fois qu’on fermait une porte, lui qui avait été témoin, lors de son excursion au Bosphore, du supplice de la plante des pieds sans qu’un de ses sourcils déviât d’une ligne. Que voulez-vous, il était ainsi fait ! Dans ses accès de spleen, il aurait pris pour cible le sein d’une belle fille, et, s’il ne l’avait pas déjà fait, c’est que par politesse il ne pouvait l’exhiber décolletée en face de ses gens qui accourraient infailliblement au bruit de la détonation.

Il avait vraiment le respect de la femme comme on l’avait au temps de la chevalerie, et il eût donné la moitié de son blason pour en rencontrer une bien inconnue, qu’il ne chercherait pas du tout à connaître et respecterait à en perdre la raison.

La fatalité veillait !

M. de Pluncey, élevé par un père royaliste et une mère pieuse, possédait des convictions royalistes et pieuses en dehors de son fatalisme, un fatalisme pouvant d’ailleurs passer pour de la politesse affirmative vis-à-vis de la Providence. Il croyait à Dieu, il le sentait dans ses nerfs à l’approche d’un orage et, poète par tempérament, il le voyait dans les pauvres, hommes ou femmes, qu’il secourait volontiers quand ils n’étaient pas trop sales.

Il se serait marié, mais il craignait certains commandements de l’église qui sont formels. Fort instruit, plus que ne l’est, ordinairement, un descendant de preux, il essayait souvent de concilier les miracles de jadis avec les découvertes modernes.

Il avait ce principe en philosophie que l’éducation peut empêcher les émeutes, manquerait-on de pain dans les masses. Après tout, il aimait le peuple, recrutant le plus de domestiques qu’il pouvait dans les classes incultes.

Il ne prenait pas la politique au sérieux, bien qu’il fût arrivé à Montpellier persuadé que cela l’amuserait énormément. D’abord, il aimait le travail comme tous les vrais grands seigneurs ; ensuite, lutter contre un homme était déjà agréable, à son point de vue.

Il se levait tard, mais se mettait tout de suite à son bureau, dépouillant lui-même sa correspondance. Et, tout en fumant, il pensait à autre chose, se disant que c’était dur d’être obligé de se désennuyer pour devenir quelqu’un. Il aimait la lecture, se montrant difficile sur le choix du livre, n’admettant que les auteurs approuvés par la censure et ne lisant jamais que… les autres ! Il suivait les fugaces héroïnes avec intérêt et se les représentait par un couteau à papier assorti à leur caractère : telle hétaïre aux passions fougueuses avait un manche de corail foncé gouttelé de rubis sanglant. Telle abandonnée, frêle et poitrinaire, possédait un manche de lapis lazuli avec une turquoise entourée de perles fines. Telle petite bourgeoise capable de tromper son mari s’incarnait dans un manche d’ivoire jaune orné de cornaline brune.

Ces jeux innocents peignaient bien le cœur du pauvre duc sans cesse épris d’une image dont il cherchait le corps en tous lieux.

Lorsqu’il devint l’amant de Mlle Renée Fayor, Edmond de Pluncey eut une amère déception. « J’ai passé à côté ? » se dit-il. Ses réflexions terminées sur la faute commise, il attendit les événements en lisant un nouveau livre qu’il coupa par hasard, avec un poignard à manche d’acier uni.

Le lendemain, il s’attendait aux désespoirs accoutumés sur papier havane ou azur, parfumé de benjoin ou de mousseline, selon son éternelle prévision des détails.

Mais la faute fut suivie d’un silence de mort.

Alors, il écrivit… même silence ! Il demanda une entrevue, il fit prendre des informations, toujours… rien… rien !…

Elle n’avait donc pas été commise volontairement cette faute, puisqu’on lui épargnait la plainte traditionnelle ? On ne l’aimait donc pas, puisqu’on avait une vraie honte ?…

Étrange ! Étrange !

Il avait aussi une douce manie, innocente comme ses manches de couteau. Quand il connaissait assez une femme pour s’en avouer épris, il l’emmenait, autant que possible, dans un lieu solitaire, et, lui serrant respectueusement les mains, il lui murmurait en la regardant à travers ses paupières mi closes : « Si vous vous épreniez de moi, soit caprice, soit réalité… il faudrait me le dire… je fuirais. » Cela réussissait en ce sens que la femme surprise pensait à l’aimer.

Dès lors, il se reprocha de ne pas avoir prévenu la malheureuse fille du général.

Le cinquième jour, le duc s’aperçut que le dessous de son téton gauche remuait avec un bruit de montre neuve. « J’ai quarante ans ! » se dit-il un peu ému.

Une influence fatale s’était sans doute étendue jusqu’à cette place nerveuse et du sang, du vrai sang, tout un flux gonflait la moitié de sa poitrine.

Il s’occupa de plus en plus de l’élection. Le jour, il fit des heureux de tous les pauvres rencontrés ; la nuit, il absorba une quantité effrayante de volumes en vogue. Le matin le trouvait pâle, les yeux cernés. Il fuma et crut qu’on s’était trompé de marque tant le cigare lui parut mauvais. Son cheval lui sembla changer d’allures.

Largess fut tancé. Le déjeuner manqua de saveurs, la promenade de sites, la forêt d’ombre et, par extraordinaire, il trouva de l’esprit à son garde champêtre !…

Enfin, il s’aperçut que la seconde moitié de sa poitrine se gonflait comme la première. Il est certain qu’il ne pouvait pas avoir deux cœurs… malgré ses nerfs !

On était à la sixième journée. Après son repas du soir, il sortit dans le parc pour émietter du pain aux nouvelles carpes de la mare et caresser ses chiens braques. Devant la mare profonde, il remarqua une chose très brillante miroitant dans un remous plein d’ajoncs : c’était une étoile !

« N’ai-je donc jamais vu une étoile ? » se demanda-t-il étonné. Saisi d’une rêverie douce, quoique pénible, il resta devant l’astre sans songer que les soirées devenaient très fraîches, lui qui craignait le froid à l’égal d’un homme d’Asie. Ce rayon le fascinait.

Tout d’un coup, il se redressa épouvanté.

« Mais je suis amoureux ! » rugit-t-il.

Amoureux, pourquoi ? Amoureux, comment ?

Le septième jour, il imita l’Éternel et se reposa. Désormais, il avait créé son monde, peuplé sa terre, soufflé son souffle. Mollement, il demeura désœuvré le long du sofa d’Orient, fumant et trouvant la fumée supportable. Largess était un groom d’élite. Il ne vendrait pas son cheval. Quelles excellentes bêtes, ces chiens braques !… Comme ces royalistes étaient simples, bons, naïfs, dans leur sottise provinciale !

Quel pays splendide, le Midi ! quels paysans intelligents ! Quant aux Combasses on pouvait en faire une divine résidence.

Il frappa sur le timbre.

— Largess…

— Monsieur le duc désire ?…

— Un architecte d’abord, une salle de bain ensuite, je ne veux plus que ma baignoire soit ovale, fais-la enlever de mon cabinet.

— Et arrondir ? demanda Largess ne manifestant qu’une stupeur de bon aloi.

— Précisément, je pense que tu es à la hauteur de la situation, Largess !

__ ?…

— Et tu feras construire une coupole de cristal, là bas, près de l’étang.

— Mais puis-je faire observer à monsieur le duc que le cristal est transparent ?

— Aussi, ce sera du cristal violet, Largess ; des torchères de bronze, des draperies de velours noir, un tapis de Java bleuté, deux nuances qui font paraître noir sans qu’on le soit.

— Monsieur le duc veut probablement s’adresser aux constructeurs de caveaux funéraires pour le travail ? objecta Largess impassible.

— Non, je veux me baigner ! »

Largess se retira aussi confondu que le lui permettait son flegme, et se garda bien de divulguer le secret de la folie ducale.

Le lendemain, comme rien n’était commencé, le duc poussa un cri de joie féroce.

« Ah ! c’est cela !… c’est cela ! je suis réellement, sincèrement, absolument amoureux, puisque mes gens se moquent de moi !… »

Il jeta dix louis à Largess qui, ma foi, déposa le reste de son flegme afin d’être abasourdi tout à son aise !…

Et l’on sait que plus tard M. Edmond de Pluncey s’arma d’un Lefaucheux pour aller chasser du côté des jardins de Tourtoiranne.

Après la scène monstrueuse des fiançailles, scène que l’amour du duc n’avait pas prévue, il y eut une explication entre les fiancés, assis l’un en face de l’autre dans le grand salon de Tourtoiranne.

Renée avait derrière elle le portrait de son père, le sabre au poing.

Un froid glacial descendait sur leurs épaules paraissant descendre de ce sabre.

— Mademoiselle, commença Edmond de Pluncey, auriez-vous l’obligeance de m’apprendre quand cessera cette amusante mystification ?

— Vous la trouvez amusante ?… j’en étais sûr ! fit Renée d’un accent fort tranquille, mais ses yeux scintillaient semblables au reflet de l’étoile des Combasses !

— Mademoiselle, reprit le duc sérieux et digne, je n’ai jamais donné un démenti à une femme. Dussé-je me laisser arracher les ongles, je ne vous démentirai pas en présence de votre père. Pourtant je vous préviens que je chercherai une raison polie !

— Duc, vous chercherez toutes les raisons que vous voudrez, je suis vengée, je vous tiens quitte !

— Alors, daignez expliquer vos motifs à M. Fayor et cela assez promptement pour que je puisse rassurer mes électeurs.

— Justement, duc, je n’en ferai rien…, ma conduite, vous le savez, n’est pas de celles qu’on explique. Les femmes ne se déshonorent pas elles-mêmes !

— C’est assez fâcheux pour ceux qui les déshonorent ! » riposta le duc s’animant, lui si calme, tandis qu’elle, si impérieuse, gardait une placidité énervante.

Il fut énervé.

— Ah ! continua-t-il, pour vous venger !

» Un homme s’est trouvé qui avait l’âme impressionnable, vous l’avez impressionné. Vous lui avez presque dit je vous aime. Il est devenu amoureux et, se jouant de lui, vous avez été odieuse jusqu’à faire vibrer les fibres les plus mystérieuses de son être par un calcul bas de vengeance, une préméditation sans circonstances atténuantes, comme disait le juge d’instruction de tout à l’heure. Vous pouvez vous plaindre, vous désoler, vous tuer, être femme comme une femme. Vous n’avez rien dit, il n’a rien su et a passé par toutes les conjectures de la passion. Sur un refus désespérant, il est venu, il a consenti à une petite ignominie quand il aurait préféré un grand crime. Pour l’en récompenser, vous le trahissez et le forcez à jouer un rôle infernal, être fiancé pour ne pas épouser.

» Certainement je peux aller déclarer le contraire au général…, mais cela…, c’est une autre ignominie ; j’aime mieux me brûler la cervelle.

» Oh ! vingt duels plutôt qu’une situation ridicule. »

Ce disant, le duc se leva et arpenta le salon à pas précipités, le rouge aux joues.

Mlle Fayor respirait la rose qu’elle avait à la main.

— Cherchez une raison polie, Monsieur, je ne saurais vous en empêcher, dit-elle d’un air nonchalant ; en réalité elle paraissait très fatiguée.

Que pouvait ce mariage pour Bruno qu’une idée folle avait fait fuir ? Bien peu ! Il fallait la vérité pour le défendre et elle rêvait, les paupières fermées, sans s’apercevoir que le duc rageait devant elle.

— Mademoiselle Fayor ? dit-il furieux, se contenant à peine.

» Renée !… ajouta-t-il plus violemment.

— Quoi, monsieur ? Nous nous sommes trompés… n’est-ce pas… j’en conviens ! nous nous détestons, après ?…

— Vous êtes infâme, vous êtes atroce, vous êtes une odieuse créature !… dit le duc hors de lui.

— Et puis… je suis adorable, je le sais, monsieur !

— Mais vous êtes le diable !…

— Vous croyez-vous un ange ?

— Mais vous me rendez fou !…

— Vous aviez des dispositions !…

— Mais je vais vous manquer de respect, mademoiselle.

— Ce ne sera pas la première fois, monsieur !

— Cessons cette discussion, nous sommes indignes de nous-mêmes ! murmura Edmond de Pluncey en s’affaissant dans son fauteuil.

» Quand je pense que je vous ai aimée !…

— Que vous m’aimez encore !… duc. »

Il la regarda une seconde, pâle, les lèvres tremblantes.

— C’est vrai ! bégaya-t-il naïvement, et vous êtes à moi !

Elle éclata d’un rire strident qui sembla fuser du sabre clair du général.

— À vous ! à vous !… elle se leva à son tour. Du sombre nuage de ses dentelles noires, son buste cuirassé de satin parut se hausser comme un buste de fer, le ressort se détendit sous le velours, et la féline montra tout ce qu’il y avait de panthère dans son corps de chatte.

— Moi, dit-elle, je suis libre, car je n’ai jamais cédé à l’amour. »

Elle disait vrai. L’amour, elle avait eu le courage de le repousser avec Bruno, elle avait eu le courage de ne point se trouver digne de lui.

— Avez-vous touché mon cœur, durant votre ivresse, vous ? reprit-elle sèchement. Avez-vous senti mon rêve se réaliser sous votre étreinte ? Que pensait ma pensée ? Vous donnez-vous la peine, vous, le viveur dépravé, le blasé curieux de saisir autre chose qu’une sensation dans un cri ? Je suis belle, voilà à votre avis ce qui doit me rendre amoureuse de vous ! Il suffit ! Je dois faire jouir pour jouir ! Je dois donner pour recevoir ! et quand, en échange, je ne reçois rien… il faut peut-être que je vous remercie ? Que pourrais-je aimer en vous ? Votre façon de profiter d’une faiblesse physique ? Vos cris de mépris pour l’avenir, ou bien vos conquêtes anciennes, votre savoir des choses perverses ?

» Vous m’avez plu ! faut-il pour cela que je me précipite du haut de ma fenêtre ?…

» Votre fantaisie est passée, la mienne aussi, j’ai été fausse, je deviens franche : duc, je ne vous aime pas, je ne peux pas vous aimer ! »

Il s’avança frémissant.

— Un autre ?… » fit-il.

Elle répondit : « Non ! » parce qu’elle espérait encore se sauver et sauver Bruno, sans cela elle eut crié : « Oui ! » avec la même brutalité.

— Alors… déclara M. de Pluncey avec un éclair dans ses prunelles très bleues… il faudra que vous m’aimiez… sinon… je te tue !…

— Vous oubliez le juge qui n’est pas encore parti ! » eut le cynisme de répliquer l’assassin de Victorien Barthelme.

Après cette étrange explication, Edmond de Pluncey eut le délire du cerveau. L’inconnue devenait sphinx. C’était plus qu’il n’en avait espéré ! Il professait à l’égard des jeunes filles vierges de singulières théories et prétendait qu’on peut douter de tout à leur égard !

Maintenant, il doutait presque d’avoir possédé Renée… il doutait qu’elle ait eu jamais d’autre amant !…

Il était bien certain que l’indépendance de Mlle Fayor avait encore toute la virginité désirable !

On la connaissait à vingt lieues à la ronde… la fille du Sabreur… qui donc eût osé douter d’elle ?… Personne.

Et le duc fit l’immense faute de laisser répandre le bruit de son mariage avant d’avoir trouvé une raison polie. Le lendemain, les gens des deux maisons commentaient la chose. Il y eut une dispute au sujet de la corbeille entre Félix le palefrenier et le maître d’hôtel… tous les domestiques des Combasses donnèrent raison au maître d’hôtel de sorte que Félix, un peu chatouilleux de sa nature, fit son paquet, et partit, sans réclamer ses gages, imitant dans sa fuite le secrétaire du général.

Le duc eût bientôt tracé un plan fort simple : elle l’aimerait, coûte que coûte, puis il romprait avec éclat au dernier moment.

Il mit en pratique ses meilleures théories Don Juanesques : froideur hautaine, esprit d’opposition, persiflage mordant, désinvolture insouciante, méchancetés calculées. Mais, malgré tout, perçait l’amour, l’amour impitoyable qui dosait d’une tendresse navrée chaque artifice obtenu à grand renfort de nerfs. Renée redevint pour lui ce qu’elle était pour tous : capricieuse, dure, emportée, glaciale, en un mot désespérante.

Cependant Bruno n’était pas de retour. Sa mère et la petite sœurette étaient arrivées tout en larmes, pour demander au général ce que signifiait cette descente de police faite chez elles, vers trois heures du matin.

Elles furent reçues, comme on peut penser, avec des mille millions de tonnerres contre le misérable clampin qu’on accusait « presque », disait le maire de Gana, « tout à fait » précisait le Sabreur, d’assassinat mystérieux. La mère s’évanouit et elle fut jetée dehors en cet état, sa petite encore pendue à ses jupes. Pourtant, le général permit qu’on lui donnât de l’eau à travers la grille d’honneur. Il n’était pas complètement mauvais, le général, il regrettait toujours son premier mouvement, mais trop tard, et la dignité militaire ne permet pas les effets rétroactifs.

Durant l’exécution, Mademoiselle Renée bataillait contre le duc.

— Pauvre famille ! murmurait Edmond tandis que sa fiancée disait durement :

— Allons donc ! »

Puis Renée exaspérée de sa magnanimité pour des parias, sortit haussant les épaules.

Alors, une fois dans l’antichambre, elle n’hésita pas. Elle jeta une capeline de satin sur sa tête, descendit par le petit escalier dérobé, ramena ses vêtements autour d’elle pour les empêcher de claquer dans le vent et s’élança à travers les allées.

Derrière la salle de bain, on se souvient qu’il y avait un étroit passage. Renée bondit entre les ronces. La mère de Nono, venue à pied, avait dû se servir du chemin le moins poudreux, c’est-à-dire des sentiers longeant les champs. En effet, elle l’aperçut qui marchait, très lente, sous les arbres en emportant l’enfant. Un âpre vent d’octobre lançait à poignées des feuilles sèches contre les réprouvées aux humbles robes noires. Renée abandonna la sienne au vent, ce tapage de drapeau secoué força la mère à se retourner. Sa pâleur était affreuse, la petite pleurait.

— Madame ! appela Renée d’une voix étrangement douce que le duc n’eut pas reconnue.

— Mon fils ? Vous savez où est mon fils ? s’écria Mme Maldas comme folle.

— Où est Nono ? ajouta la petite.

— Je l’ignore ; approchez vite !

La longue traîne de soie enveloppa le groupe, semblable à une aile ténébreuse, elles furent fouettées au visage par les cheveux échappés de la capeline.

— Prenez cela, madame, fit Renée d’un accent saccadé, prenez ! Il y a deux mille francs, dépensez-les pour retrouver votre fils, car il le faut, et fuyez bien loin, le plus loin possible. Que jamais, jamais on ne puisse vous découvrir. Il est innocent. Allez, et le jour où vous serez tous en sûreté, écrivez-moi ici, une fortune entière vous appartient. Retenez mes paroles. Qui sait si je n’irai pas vous rejoindre moi même !

La fière Renée emportée par un mouvement passionné saisit les mains plébéiennes de la mère de Nono qu’elle serra avec fougue.

… Quand la traîne de soie eut disparu, Mme Maldas leva les bras.

— Sainte Vierge ! balbutia-t-elle, la fiancée du duc de Pluncey aime mon fils… ou c’est elle qui l’a perdu ! Elle avait deviné, car toutes les femmes sont femmes avant même d’être les épouses de misérables jardiniers.

Où était allé Bruno ? Mon Dieu, droit devant lui. Il avait laissé ses hardes dans la mansarde de Tourtoiranne comme des livrées désormais inutiles. Quelques livres, un peu d’argent, des mouchoirs propres comprenaient tout son bagage. Bagage qu’il portait sur son dos robuste. Nono voulait s’anéantir au fond d’un oubli complet. Un abîme dont il ne reviendrait plus, un trou qu’il creuserait en se voûtant perpétuellement afin de ne pas revoir le ciel qui s’appelait Renée.

Il marcha sans manger pendant près de deux jours, avançant d’une façon machinale. Il arriva à Lodève, ignorant le chemin parcouru et le nom de l’endroit.

Il ne connaissait pas cette ville n’ayant jamais quitté Montpellier que pour aller à Paris. Cela n’apprend pas grand’chose les voyages en locomotive. Il s’épousseta les souliers avant de gagner les rues, se secoua, mit le paquet sous son bras et se fit donner l’adresse d’un collège par un passant. Il possédait son diplôme cousu entre la doublure et son vêtement. Plus un certificat de moralité. Cela suffirait, pensait-il pour vivre.

Au collège de Lodève la classe des petits manquait précisément de férule. Il ne dit ni d’où il venait, ni pourquoi il avait l’air pauvre et on l’installa, sans pompe, sur une chaire de bois blanc tachée d’encre, pendant que les petits psalmodiaient leur arithmétique d’un ton nasillard. Nono les aima tout de suite, ces enfants. Il n’était pas de ceux qui ont le malheur égoïste, aussi fût-il, au bout d’une semaine, le plus pitoyable des professeurs.

Les appointements s’élevaient à la somme de 50 fr. par mois, moins les retenues…, un train de prince !… On daigna même lui avancer dix francs, ce qui lui permit de faire une ample provision de guimauve pour les plus morveux qu’il mouchait avec ses mouchoirs propres. Et ce fut un repos d’une tristesse calme, douce, bête… L’un des quinze garçonnets avait des yeux rappelant ceux de Renée, l’autre avait ses cheveux souples, un troisième sa peau transparente. Ceux-là n’arrivaient jamais à être punis. Nono les regardait longtemps, le coude appuyé sur sa chaise, rêvant dans l’assourdissement de la classe bambine. Parfois, il lui semblait entendre un cliquetis de mors et de brides lui rappelant le damné Mélibar et il finissait par voir un tas de gamins à quatre pattes, jouant au cheval avec des rênes en ficelles.

Tantôt, c’étaient des parties de cache-cache terminées dans ses jambes et dont les cris aigus ne le distrayaient pas ; ou des encriers de plomb lancés à toute volée, comètes à sombres queues, qui lui heurtaient le front.

M. le Principal se fâchait, ses collègues se moquaient de lui. Nono continuait ses leçons en famille, de sorte qu’il n’y avait guère que lui qui fût sage, parmi ses élèves !…

— Ce garçon manque de poigne ! » répétait le principal, ne se doutant pas qu’il hébergeait un homme soupçonné d’assassinat.

Un matin, à la fin d’octobre, Nono se leva rêveur :

— Elle doit être sa femme depuis hier, je le sens !… » À quoi le sentait-il ? Bruno n’eût pu se l’avouer. Le vague parfum du bouquet d’oranger avait-il traversé les vallons et les bois ?

Sa tête pesait, une douleur lancinante tenaillait sa poitrine. Il ne mangea rien et chaque fois, ce jour-là, que ses petits élèves éclatèrent de rire, ses grands yeux bruns s’emplirent de larmes. L’avant-veille, il avait écrit à sa mère, lui faisant l’aveu de son amour maudit, et il avait ajouté quarante francs, se réservant dix francs pour les sucres d’orges.

Oui, la matinée lui paraissait plus sombre, plus lourde, il ne pouvait se détacher de son idée fixe. Il suivait le cortège sur les jonchées d’herbes odorantes et les feux de joie éclataient, la nue grise s’éclairait de rose, la mariée était éblouissante dans sa robe blanche. Les gens des deux maisons formaient une haie respectueuse. L’humble chapelle de Gana était tendue de mousseline.

Que de bouquets ! Que de cierges !…

Le duc, voici le duc !…

Tout d’un coup, un des petits le tire par le bras : — Monsieur…, une lettre pour vous ! » Bruno se pencha et reconnut la grosse écriture tremblée de sa mère. Dès les premiers mots, il poussa un cri sourd. C’est que dès le début sa mère lui racontait l’horrible histoire des 2, 000 francs donnés pour lui éviter une accusation effrayante.

— Moi, moi !… assassin !… » hurla Bruno Maldas froissant la lettre dans ses mains égarées, et, brusquement, comme si une clarté intense l’avait aveuglé, il tomba évanoui du haut de la chaire…

Réellement, Mlle Fayor avait épousé le duc de Pluncey. Les élections étaient finies et, selon la coutume, un candidat inattendu avait réussi, c’était le républicain obscur. Ni le duc, ni le général !… Alors les deux antagonistes n’entretenaient plus le pays que du bruit de leur union, scellée par un mariage splendide. Cela fit tapage à Tourtoiranne, et Montpellier même en fut remué.

Le général avait résolu de se venger par une orgie de folles dépenses. D’ailleurs, il n’en voulait plus à son duc, il acceptait ses boutades de grand seigneur qui lui permettaient de répliquer en sacrant comme un païen, et il affectait de le mener tambour battant.

Non seulement le duc n’avait pas trouvé de raison polie, mais encore il était devenu amoureux dans toutes les règles que tolère la bonne société ! Un mois avait suffi pour le jeter pantelant aux pieds de la farouche fille du Sabreur.

Un soir, il s’était glissé jusqu’à la chambre bleu-pâle en forçant presque la porte. On avait pris simplement le petit poignard connu et on l’avait tourné contre un sein si pur de forme que le duc s’était retiré, se voilant la face pour ne pas en voir davantage.

La corbeille de noces faisait parler l’arrondissement entier, elle contenait, disait-on, un certain cachemire brodé sur azur qui se pliait aisément dans un coffret à gants. La couronne ducale était ornée d’une émeraude de la grosseur d’une noisette et il y avait une robe de point d’Angleterre digne d’une reine. On renonçait à évaluer les diamants offerts. Chaque aurore, enfin, apportait sa gerbe de fleurs de Nice embaumant tous les appartements.

Tout compte fait, Mme de Pluncey aurait, au moins, trois millions de fortune. Le général ne dérageait pas, tant il était heureux.

On prépara la solennité d’une manière effroyable. Un canon, pointé sur les Combasses, en face de Tourtoiranne ébranla de ses détonations les échos du château. Il va sans dire que Fayor, à la tête de tous les officiers de son ancien état-major, invités depuis la veille, se livre à l’exercice du pointage avec une volupté non dissimulée.

Renée n’eut pas à s’éveiller, car elle n’avait pas dormi ; elle sortit de son lit, très sombre, en murmurant un nom que le duc eût été bien étonné d’entendre sortir de cette bouche. Puis elle sonna la femme de chambre.

— Emportez ces fleurs ! » dit-elle froidement.

À son chevet s’épanouissait un bouquet d’oranger très singulier de forme. Ce bouquet était en branches, comme une verge à fouetter. Le duc trouvait que c’était là la seule méchanceté digne d’un galant homme. Renée eut un sourire terrible.

La toilette fut longue. Il y avait des couturières parisiennes très énervées et d’autres de Montpellier fort énervantes. Entre le bruit de deux coups de canon, elles échangeaient deux coups d’épingles. Renée finit par leur faire offrir du malaga et termina elle-même l’opération. De la croisée ouverte, elle regardait l’état-major s’éparpiller sur les pelouses du jardin et cela lui faisait l’effet de larges taches de sang répandues le long des verdures. Tout au fond, émergeait des buissons le rocher rouge comme du sang encore, mais comme du sang séché depuis des mois… Renée, cependant, n’avait plus de remords, plus de vertige. Une nouvelle fureur la possédait et les anciens ferments du crime remontaient à son cerveau. Un grand désordre régnait dans sa chambre de jeune fille. La corbeille avait déjà répandu sur les meubles tous ses trésors resplendissants.

Posée devant le petit trophée d’armes, on apercevait la couronne ducale sortie de perles, un peu fantaisiste, un peu féminine, avec son énorme émeraude dont le regard phosphorescent paraissait suivre les gestes de la fiancée. Plus loin, c’était le cachemire aux nuances harmonieuses, aux dessins exquis et ténus, une copie savante des fleurs de l’Inde aussi incompréhensibles que jolies.

La traîne de la robe de noces, allait en balayant le plancher, de l’une à l’autre de ces richesses selon le caprice nerveux de celle qui la portait. Toute la pièce était emplie d’un frou-frou colère qui eût fait damner le duc de Pluncey. En face de la psyché, Renée essaya la couronne.

— C’est assez léger ! » dit-elle en relevant la tête d’un mouvement de mépris. Puis elle murmura : combien plus lourde m’est celle-ci ! et elle ôta les pierreries pour se mettre les fleurs d’oranger. Deux fois ses bras retombèrent. La toilette terminée, les femmes de chambre n’eurent plus qu’à déployer dans toute sa longueur, la queue de moire blanche et immense. Après avoir soulevé son voile, on lui jeta, sur l’épaule, une mante d’hermine agrafée par une perle merveilleuse.

Le visage de Renée, dans ce cadre de neige, ressortait aussi pur qu’un lis et ses yeux cerclés de noir semblaient s’agrandir encore.

La future duchesse était certainement mieux qu’une simple mortelle ; c’était déjà une duchesse ! Une duchesse telle qu’aucune cour d’Europe n’en possédait.

Les coups de canon cessèrent. On entendit le galop de l’état-major qui revenait. Puis, un landau arriva, un tapage se fit dehors parmi les vassaux annonçant le fiancé. « Allons ! il faut !… » songea Renée avec un sourire plus terrible que le premier. La porte s’ouvrit, le général entra, couvert de poudre. Le père fut intimidé, malgré l’habitude des champs de bataille !… c’est que ce manteau d’hermine était bien fait pour intimider un homme qui veut dominer son gendre.

— Hum ! fit-il, je crois que voici désormais le vrai duc !

Renée tendit ses doigts gantés et descendit lentement.

Le salon était plein d’invités en tenue de rigueur ; peu de femmes, mais des femmes qui avaient mis dans leurs costumes la dépouille de cinq ou six vieilles maisons provinciales. Un respectueux silence planait.

Les officiers étaient rigides, sentant l’approche du Sabreur. Edmond de Pluncey, debout près du chambranle de la porte et retenant la portière de soie affectait une austère indifférence. Un murmure d’admiration courut dès que Renée eut posé, sur le tapis de roses, son petit pied victorieux. Elle salua, gardant la tête droite, avec un regard aigu à l’adresse du duc.

Le juge d’instruction, invité naturellement, dit à son voisin de gauche.

— Vous rappelez-vous ce portrait de Catherine de Médicis débarquant en France, que possède notre musée ?…

— Oui, répondit le voisin émerveillé, c’est frappant… sauf que la future a les cheveux blonds, les yeux bleus, la taille plus mince…

— En effet » ajouta le juge de plus en plus enthousiasmé.

On partit après les félicitations d’usage.

Durant la cérémonie religieuse, les deux époux, d’un commun accord, ne s’envisagèrent pas une seconde. Le duc était fort préoccupé d’un nimbe tracé derrière une vierge peinte en vert. La mariée étudiait les combinaisons lumineuses des rosaces du chœur. Elle prononça un oui sonore, presque dur. Lui répondit un oui discret, presque un souffle. Ceux qui tinrent le poêle les virent rougir, mais ce pouvait être un reflet du vitrail. Tout était fini… duchesse de Pluncey à jamais !…

Le bal commença vers sept heures et demie pour les vassaux, dans la cour d’honneur illuminée, et vers dix heures pour les invités.

L’aspect du château était féerique. Les vieux paysans, émus, arrivaient appuyés sur le bras de leurs enfants afin de bénir tout le monde, les larmes aux yeux.

Du côté du duc, on avait fait « largesse au peuple ». Du côté du général cela s’était appelé « fraterniser avec la troupe ! » Et le pauvre curé de Gana devait compter encore dans sa petite sacristie, toute chaude d’encens, des poignées de pièces d’or. Une joie sans nuage régnait partout. Les cochers des Combasses prenaient le menton des fermières de Tourtoiranne, et les fermières des Combasses caquetaient en compagnie des ordonnances du château.

Les nouveaux époux se trouvaient près des grands balcons de pierre qu’on avait vitrés pour en faire une serre fleurie. Le parquet du salon frémissait derrière eux sous les ébranlements d’une valse. Les officiers passaient et repassaient, unis aux jupes de tulle comme des météores enveloppés d’une légère vapeur…

— Renée ! ma femme », disait le duc penché sur la jeune duchesse qui respirait son bouquet. Renée avait enlevé son voile, et, en cache-peigne, d’une manière distraite, elle avait posé la couronne conquise.

Et ses cheveux nuageaient, tout autour, impalpables, souples, pareils à un rayon de soleil filé.

Un groom venait d’apporter le manteau d’hermine. Le duc le lui avait attaché pour qu’elle ne sentît pas la fraîcheur des arbustes entassés auprès d’elle. Une tendresse soumise se lisait au fond des yeux d’Edmond de Pluncey, de ses yeux déjà fatigués de lumière et qui rêvaient la voluptueuse obscurité de leur chambre nuptiale.

— Oui, bientôt, murmura Renée avec un frisson.

— Plus tôt que vous ne le désirez, je comprends, reprit douloureusement le duc. Sera-ce donc toujours la même froideur dans votre corps de marbre ? Le même glaçon dans votre sein neigeux ?… et le même poignard dans ma plaie ?

» Renée, la couronne qui brille sur votre tête ne m’appartient plus à partir d’aujourd’hui ; mais je vais, en échange, dérouler vos cheveux…, ce soir !

» Me suis-je appelé le duc de Pluncey ?… peut-être ! En retour je vous nommerai simplement Renée… cela chaque jour, chaque nuit !…

» Ai-je été un homme honorable, un partisan des bonnes causes, un duelliste heureux, un amant aimé ?… Je l’ignore. Mais, je vais être votre mari, celui qui a le droit de draper un manteau sur votre gorge délicate, celui qui a le droit d’effleurer votre peau satinée…

» Me suis-je senti vivre ? je ne le sais plus, puisque je deviens celui qui meurt à mesure que les minutes lentes s’égrènent !…

» Renée, tâchez de comprendre !… Le cœur que vous vous acharnez à broyer vient de se métamorphoser en une chose qui porte notre nom ! Je suis à vous, Renée… à toi… je me donne, je m’offre, je m’incline… ma Reine… Il est onze heures !… »

Renée n’écoutait pas. À travers la vitre, elle regardait un groupe de paysans entrés par la grille ouverte. Ces gens paraissaient fous de joie à en juger par leurs mouvements désordonnés. Ils tourbillonnaient éperdus, haletants.

Il n’y avait pas de femme à ce que put voir Renée pendant la clarté d’un feu de Bengale. On ne dansait pas, alors on devait se battre et le bal semblait s’émouvoir. On criait de-ci, de-là, un gendarme se frayait un chemin. Malheureusement, ils avaient bus, du côté de la troupe et du côté du peuple, de sorte que leurs jambes s’empêtraient. Soudain, un cri, fait de mille cris, retentit avec les notes suraiguës des filles s’évanouissant.

— À l’assassin ! » est répété en patois jusqu’au delà des murs du château. D’un geste instinctif, le duc entoura la taille de Renée.

— Retirez-vous, dit-il, ces gens sont ivres. Pas de visions troublantes !… le soir des noces est sacré !… »

Mais à ce mot : l’assassin, la duchesse fit, au contraire, un pas en avant. Elle ouvrit le vitrage et se pencha.

— C’est lui, hurlait-on, à l’aide ! C’est un diable déchaîné !… Il nous secoue comme des pailles. À l’aide ! Nous le tenons ! »

C’était, évidemment, une supériorité d’homme à jeun qu’avait ce diable. Les gendarmes dégainèrent. Mais par un prodigieux effort des reins, celui qui les secouait comme des pailles bondit sur le perron, renversa le buffet champêtre, terrassa les valets, s’engouffra dans l’escalier plein de roses, et ce fut le secrétaire du général, Bruno Maldas, qui apparut en personne au regard épouvanté des danseurs.

L’orchestre se tut. La valse s’arrêta. Les jupes de tulle cessèrent d’auréoler leurs météores. Des exclamations de stupeur partirent de toutes les bouches. Lui, Bruno, s’était arrêté en chancelant. Ses habits couverts de poussière se déchiraient par place et pendaient tachés d’une longue traînée de sang qui coulait de sa joue gauche. Ses cheveux, hérissés comme une crinière de fauve, avaient des maculatures de boue. Ses prunelles dilatées étaient fixes comme des prunelles de bête poursuivie, et ses mains tordues, effrayantes, se tendaient encore pour se défendre. Un son rauque sortait de sa bouche où les dents éblouissaient prêtes à mordre. Bruno avait l’aspect d’un chien enragé.

— Je suis innocent, rugit-il pris d’une colère hideuse, je suis innocent ! »

Il tira un couteau, parce qu’il était à bout de force maintenant et qu’il devinait une autre lutte, plus dangereuse à soutenir.

Il venait de Lodève. En descendant du train, il avait gagné Tourtoiranne et on l’avait reconnu. Chacun savait qu’il appartenait à la justice. Malgré le défaut de preuves, chacun voulut faire son devoir, et prêter main-forte aux gendarmes exerçant en rase campagne. Bruno traqué de pelouses en pelouses, de murailles en murailles, était tombé dans le bal des paysans d’abord, dans le bal des grands seigneurs ensuite.

Que lui importait ? Il était innocent. Ce fut une scène indescriptible. Les officiers commandés par le général chargèrent, rangés en bataille. Le juge d’instruction fit tirer l’écharpe du maire. Bruno se redressa l’œil en feu.

— Eh bien, soit ! je vais tuer puisqu’il faut que je sois un assassin ! Oui, je vais tuer !

Le général connaissait la main de son secrétaire, il obliqua vers la droite, les officiers suivirent.

Il y avait des danseuses montées sur les divans, des danseurs accrochés aux tentures, tout le monde parlait à la fois.

— Qu’on me laisse libre », supplia Bruno se sentant perdu et prêt, en effet, à commettre un crime. Alors, du fond de la serre, écartant les verdures fraîches, toute livide dans ses draperies blanches, sortit la duchesse. Renée étendit les fleurs qu’elle tenait.

— Mon père, dit-elle d’une voix vibrante, il ne faut pas qu’on arrête cet homme ici. On ne l’a même pas interrogé. On ne sait même pas ce qu’il a fait. Notre joie serait infâme si elle était impuissante à protéger un malheureux ! »

Énergiquement, elle fit un geste de refus quand le duc, voulant intervenir aussi, lui offrit le bras,

— De quoi accuse-t-on M. Maldas ? demanda-t-elle en s’avançant du côté du juge d’instruction.

Celui-ci balbutia :

— Mais, madame, un mandat d’amener a été lancé lorsqu’il a fui. Les preuves n’existent pas, c’est vrai, et la police a eu tort quand elle a permis… Les paysans sont vifs… Vous comprenez, madame ! Et comme on fouille l’arrondissement sans succès depuis un mois, l’opinion est exaspérée. »

Un murmure vint approuver les paroles du juge. Ce ne pouvait être qu’un assassin qui troublait ainsi les plaisirs de Tourtoiranne.

Les dames âgées eurent des crises de nerfs, les plus jeunes s’évanouirent absolument.

— Et l’opinion fait du zèle ! » dit la duchesse dont la voix devint sardonique. Personne ne se serait douté que madame de Pluncey pût, un soir de noce, prendre la défense d’un petit secrétaire sans valeur, d’un vagabond imbécile, d’un Bruno enfin.

Son père suffoquait.

— Ma fille, tu es folle ! Ta générosité t’égare. Ce chenapan a fui de chez moi… il a fui, c’est incontestable !

Nono se mit à genoux. Le couteau tomba. Un torrent de larmes ruissela de ses yeux et, du milieu de ce cercle d’uniformes tracé autour de lui, il balbutia :

— Oui…, j’ai fui !… »

Il se mourait de désespoir et de honte devant cette femme couronnée qu’il avait aimé jusqu’à oser se sauver.

— J’ai fui ! »

Sa tête se courba sur sa poitrine. On aperçut son front, blessé plus horriblement encore que sa joue, En franchissant une haie, un pieu l’avait meurtri et son sang pourpré coulait de ses deux blessures.

— On l’arrête parce qu’il est parti de notre demeure en oubliant de nous prévenir ? » reprit la duchesse dont le regard éblouit le pauvre juge.

— Non, Madame, parce qu’il est soupçonné…

— D’avoir assassiné un Victorien Barthelme inconnu dans le pays et dont rien ne peut révéler la mort. Un Barthelme qui, jamais, mon père et moi nous l’affirmons, n’a habité une nuit sous notre toit. La culpabilité de M. Maldas n’est pas prouvée, je vous le répète… et regardez dans quel état votre police met ceux qu’elle doit ramener sains et saufs !…

— Ma police !… celle du procureur de la République ! » fit le juge d’instruction abasourdi.

Le duc de Pluncey murmura :

Renée, vous êtes grande ! Et il restait en arrière pour mieux la voir dans son attitude superbe, le manteau d’hermine rejeté sur l’épaule, belle à sauver même un assassin.

— Mon père, vous défendrez votre ancien secrétaire, les lois de l’hospitalité vous y obligent ! » s’écria Renée avançant toujours.

On rompit le cercle. Les officiers se disaient que, vraiment, elle descendait bien du Sabreur. Quelques femmes revenues de leurs syncopes s’enhardissaient.

— Comment, murmura-t-on, il n’en faut pas plus pour arrêter un homme !

— Où est donc le mandat d’amener ? qui peut le montrer ici ? interrogea le général perplexe.

— Les gendarmes, parbleu ! dit le maire de Gana qui aurait désiré en finir au plus vite.

— Qu’on fasse monter les gendarmes ! » lança quelqu’un voulant achever la valse commencée.

Mais la duchesse saisit le bras de son père et le serrant avec une frénésie communicative.

— Père, tu es chez toi, dit-elle. Ta force a toujours été acquise au plus faible. Un homme exténué, en sang, n’ayant que le souffle, est à tes pieds, tu ne peux pas lui reprocher la moindre faute. Il est pauvre, il est seul. Le livreras-tu, toi le général Fayor, l’un des héros de Gravelotte ?… »

Un frémissement sympathique parcourut l’assemblée ! Ah ! la merveilleuse fille et comme elle savait bien employer les inflexions voulues !… Le Sabreur devint cramoisi…

— Mille sabretaches de tonnerre ! Tu as raison ! On l’arrêtera au diable, mais pas chez moi ! C’est un fils du pays, après tout ! Eh bien, messieurs, je le protégerai, mille milliards de canons ! je le protège ! »

Cela tournait fort mal. Les officiers approuvèrent. D’abord ils n’étaient pas au courant et ensuite un assassin ce n’est pas un voleur. On peut le protéger sans trop se salir. Il avait si piteuse mine, ce pauvre garçon à genoux, soufflant son souffle de bête à l’hallali.

Les notables de Montpellier ayant lu, dans des articles publiés sous toutes réserves, des récits incomplets de ce ténébreux drame dans le journal de la localité, se demandaient comment le zèle de la police ne s’était pas manifesté plus tôt. Quant au duc, son fin sourcil s’était froncé. Sans qu’il se rendît compte de son impression, l’arrestation lui aurait fait plaisir.

Il savait que les caprices de Mlle Fayor étaient aveugles, mais Bruno l’était-il, lui ?

— Renée, calmez-vous, dit-il, on va lui apporter un verre de champagne et s’occuper de ses blessures je me charge de tout… seulement vous devriez vous retirer, ce spectacle est fatigant.

Elle ne se retourna même pas.

— Qu’on ferme les portes du salon à double tour ! ordonna-t-elle se rangeant du côté de son père.

— Bravo ! lieutenant… fit le général éclatant de rire, voici qui nous amusera !…

Les domestiques en livrée rabattirent les deux battants de la porte, et les gendarmes penauds qui montaient, entendirent le bruit de la clef tournant dans la serrure. Dehors, on faisait sentinelle en se contant des histoires fantastiques de petites filles criblées de coups de poignard.

— Excellente plaisanterie !… » décida un capitaine de hussards se précipitant sur les volets. Tous les officiers se promirent de faire pâmer les camarades une fois rentrés de congé, par le récit de leur résistance héroïque.

C’était presque rosser le guet !

À la fin d’un bon repas, fronder c’est faciliter la digestion.

Les demoiselles d’honneur se proposèrent pour les soins à donner au blessé. Le juge d’instruction, demeuré le plus embarrassé des hommes, essayait de maintenir l’ordre, le maire perdait la tête.

Nono se traîna jusqu’à la robe de la mariée.

— Je suis innocent ! répéta-t-il, secouant son sang sur la moire blanche. Vous ne me croyez pas coupable, n’est-ce pas, mademoiselle ?

Renée se pencha, la main tendue.

— Non, Bruno, l’erreur terrible qui pèse sur vous se dissipera. La victime est peut-être encore vivante, et quand vous expliquerez votre prétendue fuite, vous serez libre.

— À quoi me servira ma liberté ? » murmura le malheureux les yeux fixés sur le diadème étincelant de la duchesse.

Une jeune fille en bleu, avec des myosotis au corsage lui apporta du sirop et des biscuits.

Elle avait eu pour valseur le capitaine de hussards ; elle se sentait brave comme une lionne, cette jeune fille en bleu !

Une autre donna son mouchoir. Pendant ce temps, le général et le duc parlementaient. Tout à coup retentit l’ordre implacable : « Ouvrez au nom de la loi ! »

Renée se pencha davantage pour essuyer le sang de Nono.

— Il faut gagner du temps ! j’ai à te parler ! lui glissa-t-elle bien bas.

— Vous connaissez le coupable ? demanda-t-il fiévreusement.

— Oui, je le connais et ne peux le dénoncer.

— Ah ! parlez, parlez… sauvez-moi ! N’avez-vous pas dit à ma mère que vous m’aimiez ? » râla Nono pris de vertige en la contemplant tout près de lui, en sortant ce front couronné de pierres précieuses toucher son front souillé de boue.

— Je t’aime, je ne suis à personne ! je n’aurai ni amant ni époux, entends-tu. Toi seul, tu m’auras un jour à ta merci, je te le jure, je ne serai jamais sa femme !

Elle parlait doucement, sa mante d’hermine enveloppait le jeune homme, et les demoiselles d’honneur, se tenant à une respectueuse distance, admiraient les doigts d’albâtre de la duchesse maniant les compresses comme le plus habile des chirurgiens. Mais Renée, entraînée par la passion, n’avait pas vu le duc faire volte-face brusquement et attacher un regard inquiet sur elle. Renée avait eu une lueur rose dans la lividité de son visage, un tressaillement malgré son attitude hautaine, un moment d’oubli malgré son courage, et si rapide qu’eût été le regard du duc il avait compris que son honneur de mari était menacé par quelque chose d’odieux. Il alla remplir un verre de vin de champagne, le posa sur une assiette, et, à son tour, se fit l’échanson du pauvre Bruno.

— Du vin vaudra mieux que ce sirop, mesdames, dit-il avec une courtoisie exquise, car il faut plus que du sucre à ce rustre pour rappeler ses esprits. »

La chaleur sembla abandonner le corps de la duchesse qui fit un pas en arrière.

— Ouvrez, au nom de la loi ! répétait le gendarme se décidant à frapper la porte du pommeau de son sabre. Nono s’était levé, les poings crispés.

— Buvez, mon ami, ajouta le duc très doux, le sourire empreint de condescendance, je parie que vous vous rappelez encore l’histoire de mes bonbons ? Allez ! ne vous effrayez pas, on ne frappe pas plus les manants que les gentilshommes quand ils sont à terre.

Nono saisit le verre et l’envoya se briser en plein sur le gilet de satin blanc de M. de Pluncey puis il se croisa les bras, désormais content de son sort. Renée s’était voilé la figure, un cri de terreur folle éclata. Les jeunes filles, s’imaginant que l’assassin assassinait de nouveau, se sauvèrent.

— Jolie, la récompense !… » conclut un officier témoin de l’insulte.

Alors, la serrure craqua comme devait craquer une serrure de salon ; deux gendarmes, suant, grommelant firent irruption.

Le Sabreur voulut de nouveau s’interposer, mais Nono l’âme tranquille alla vers eux.

— Je ne veux plus rester ici, emmenez-moi si vous voulez ! dit-il » d’un ton calme, et il se rendit songeant que n’importe quelle prison valait mieux qu’un château habité par le duc de Pluncey.

Il était impossible, après une pareille aventure, de reprendre les danses désorganisées. Les hôtes de Tourtoiranne se sentaient mal à l’aise, et le juge d’instruction avait disparu.

Les officiers examinaient la contenance du général. Quant à la duchesse, elle avait été enlevée presque de force par le duc encore humide du champagne si vigoureusement lancé contre lui.

Peu à peu les couples s’éclipsèrent. En bas, chaque voiture était huée parce qu’on croyait y voir le prisonnier. M. Fayor resté seul avec son aide de camp ne trouva rien de mieux que de gagner la salle de tir où l’on s’escrima jusqu’au matin.

Les nouveaux époux rentrèrent aux Combasses à toute vitesse. Le duc avait dit à Largess de presser le cocher ; on allait bon train. Entre les stores baissés et les coussins de velours, aucune parole de circonstance ne s’échangea. La jeune femme paraissait à demi morte. Elle avait la tête renversée, le regard fixe, la bouche pâlie, les mains crispées dans la fourrure, les pieds raidis dans les fleurs. Un instant elle murmura :

« Je souffre trop ! » mais cette plainte demeura sans réponse.

Le duc fut obligé de l’emporter hors de la voiture.

Il la déposa sur une chaise longue, au milieu de la chambre nuptiale. Renée regarda autour d’elle, tout était capitonné de peluche bleue, et elle vit une prison, avec des murs nus, et des dalles froides.

Le plafond était teinté d’aurore, des amours y égrenaient des guirlandes et elle vit des barreaux de fer, et une voûte souillée de moisissure. Le lit d’ébène soutenu par des cariatides de bronze était au fond de la pièce, et derrière son dais de brocard à blasons constellés un grabat lui apparut où le corps de Nono grelottait par cette nuit glaciale.

— Ah ! laissez-moi, je vous hais ! » cria-t-elle avec angoisse quand son mari s’approcha d’elle. Elle fut une minute sans pouvoir articuler un son. Le duc attendait debout. On ne percevait que le bruit de leurs respirations sifflantes.

— Avant de m’abaisser à un soupçon ignominieux, dit enfin M. de Pluncey, je désire savoir, Renée, quelle est au juste l’accusation qui pèse sur ce Bruno Maldas. Victorien Barthelme est-il vraiment venu à Tourtoiranne, une nuit, il y a six mois !

— Oui, répondit Renée très bas, il y est venu.

— Ah ! »

Un second silence se fit.

Le duc s’appuya sur le dossier de la chaise.

— Je devine, ne parlez-pas, Renée. Victorien a été tué par ce garçon qui vous aimait. Est-ce tout ? j’ose le croire, mais j’ai résolu d’endurer toutes les hontes ! Vous avez eu un amant, des amants peut-être ; moi, votre mari, je vous pardonne !… »

Elle releva le front. En même temps que les mots tombaient lentement des lèvres du duc, une rougeur fugitive glissait sur ses tempes ; cet homme avait l’air d’agoniser dans les spasmes d’un désir furieux.

— Non, vous vous trompez, dit Renée en reculant.

— Il y a plus ! reprit le duc en frissonnant, vous avez peur que Bruno traîne notre nom aux Assises ? »

Il fit une pause.

— Ne craignez rien, ajouta-t-il sourdement, on peut le faire évader. Que savez-vous de l’assassinat ? Au moins répondez, puisque je dois aller plus loin sur le chemin de ce calvaire.

— Vous m’aimeriez jusqu’au pardon ?

— Je te désire jusqu’à me faire complice de tes infamies ! s’écria le duc ivre de rage en l’enlaçant éperdument. À peine eut-elle reçu le premier baiser de l’époux, qu’elle le repoussa, ses prunelles eurent des éclairs.

— Vous saurez tout, car, je le vois, la vérité seule peut vous éloigner de moi, dit-elle en rattachant son manteau. Vous ne voulez pas me laisser partir avant ? demanda-t-elle anxieuse.

— Partir ?

— Aller le rejoindre ! murmura-t-elle impitoyable.

— Qui ?

— Bruno.

— Vous l’aimez ? lui !… vous !… »

Et le duc sentit sa raison s’écrouler.

— Je l’aime atrocement et, pour le sauver, je n’ai pas besoin de le faire évader, je n’ai qu’à dénoncer le véritable assassin de Barthelme !

— Cet assassin… vous le connaissez ? »

Renée avait retiré sa couronne, elle la déposa sur la chaise longue.

— Oui, duc, je le connais, répondit-elle, et vous allez le connaître… regardez-le ! »

Elle se toucha le sein de l’index.

— J’ai tué, avoua-t-elle doucement, moi, Renée Fayor, aujourd’hui duchesse de Pluncey. »

Le duc bondit, secoué par une effroyable horreur. Sa femme… avait tué…

Il saisit ses poignets qu’il broya dans ses doigts. Un rire convulsif s’empara de lui.

— Ah ! ah !…ah !… la duchesse de Plun…cey !… un assa…ssin !… un assa…ssin !… »

Et il la dévisageait attentivement.

— Ce doit être…, je l’aimais trop… c’était fatal !… je lui aurais pardonné, je crois, de se prostituer aux secrétaires de son père !… Misérable… oh ! la misérable ! »

Renée ne bougeait plus. Elle attendait la fin de cette crise pour s’expliquer.

— Voulez-vous m’écouter, Edmond, dit-elle froidement, j’ai tué un amant parce qu’il était mon amant, voilà tout. Et, pour la même raison… je vous ai épousé. Je ne me suis pas prostituée aux secrétaires de mon père. J’aime Bruno d’un amour si pur que je ne me suis pas donnée à lui. »

Alors, la duchesse sans changer d’intonation, grave, presque digne comme l’accusé qui se justifie, dévoila le crime, n’omettant aucun détail et racontant la simple histoire de Nono telle qu’elle était.

Quand elle eut fini, elle s’aperçut que son mari sanglotait. M. de Pluncey, en l’écoutant, avait franchi ce pas redoutable, qui conduit le viveur épuisé, à la vieillesse du corps, sinon à celle du cerveau et il pleurait… sur ses espérances mortes pour toujours.

Renée, assassin ou non, ne l’aimerait jamais.

Il prit la couronne, la foula aux pieds.

— Je n’ai plus d’orgueil, fit-il, les mains tremblantes de ce tremblement qu’ont les vieux quand ils sont émus, il ne me restait plus que ce dernier sentiment, vous venez de me le voler ! »

Il demeura en face des débris comme idiotisé par le désespoir et balbutiant une phrase machinale : « Bruno ce rustre !… un vrai rustre ! »

Renée attira ce front courbé sur son sein tout parfumé de fleurs virginales.

— Edmond, dit-elle de la voix harmonieuse qu’elle savait si bien trouver quand elle allait trahir, Edmond, si on découvre le cadavre et que Bruno soit fatalement condamné, permettez-moi de le sauver, en retour, je vous appartiendrai de corps pour le reste de la vie.

— Fidèle ! toi ! râla-t-il cherchant ses mains et craignant d’y rencontrer le manche d’un poignard.

— Par reconnaissance…, je te le jure !

Il s’arracha de ce songe sanglant et sortit de cette chambre nuptiale où il avait laissé toute sa dignité d’homme.

Renée l’entendit descendre l’escalier, puis les Combasses rentrèrent dans un grand silence.

— Il va se brûler la cervelle et je n’aurai pas le temps de sauver Bruno ! » pensa-t-elle.

Elle aperçut, près des tentures sombres du lit, un long christ d’ivoire couché sur une croix d’ébène… elle s’agenouilla en murmurant une fervente prière pour le prisonnier.


CHAPITRE VIII



L’accusé fut amené dans le cabinet du juge d’instruction vers dix heures du matin seulement, cet excellent juge s’étant levé fort tard. À la rigueur on aurait dû interroger Bruno dès son incarcération. Il s’y attendait, prêt à éclaircir les ténèbres qui l’enveloppaient et se sentant, pour la première fois de son existence, le cerveau d’une lucidité complète, mais il fallut passer neuf heures d’une veille affreuse avant de savoir au juste ce qu’on lui voulait. Une veille ressemblant à un cauchemar, veille pendant laquelle il vit une femme en blanc lui tendre les mains au-dessus d’un cadavre.

Une consolation lui restait, immense comme sa douleur, la phrase qu’elle avait murmuré à son oreille :

— Un jour, je serai à ta merci, je n’ai ni amant ni époux. Était-ce vrai ? La mystérieuse créature pourrait être semblable à lui ? Vierge de tous contacts amoureux ?… »

Elle connaissait l’assassin ! Oh ! comme il allait se défendre pour elle et pour lui.

On introduisit Bruno dans un cabinet sombre, meublé de cartons étiquetés. Le peu de lumière, filtrant à travers la serge des rideaux lui venait sur le visage et le forçait à clignoter des yeux. Le juge était assis devant un large bureau, couvert de papiers. Les gendarmes se retirèrent.

— Monsieur Maldas, dit poliment le magistrat, en feuilletant un cahier plein de notes, pourquoi avez-vous quitté Tourtoiranne aussi subitement ? Aviez-vous à vous plaindre du général Fayor ?

— Non, monsieur, répondit Bruno d’un accent altéré, je n’ai à me plaindre de personne.

— Alors pourquoi ce départ inopiné ? »

Bruno n’avait pas dormi, ses blessures, quoique peu profondes, s’étaient enflammées, il se sentait pris d’une fièvre qui le faisait trembler.

— Je vous demande la permission de m’asseoir, murmura-t-il.

— Faites, monsieur, faites, c’est un oubli de ma part ! dit le juge qui cessa tout à coup de feuilleter pour frapper sur un timbre. Le greffier arriva, mettant ses manches de lustrine et s’installa devant une page blanche, pour commencer ses transcriptions.

Sans trop savoir pourquoi, le juge avait compté sur les confidences de ce garçon qui lançait si bien les verres de champagne contre les ducs. Il n’y eut aucune confidence ; Bruno se bornait au rôle ordinaire de tous les accusés possibles, il était fatigué.

— Pouvez-vous me donner une explication franche de cette fugue ? dit le juge en atténuant le mot pour mettre Bruno plus à l’aise.

— Non, balbutia le pauvre enfant, je ne te peux pas. Ses joues pâles s’animèrent et ses cicatrices devinrent très rouges. Non… je ne le peux pas, répéta-t-il, je me suis sauvé parce que je m’ennuyais.

Le juge n’objecta rien. Le greffier fit courir sa plume avec une grimace significative.

— Je connais vos antécédents, reprit le magistrat, ils sont bons. Votre mère et votre sœur sont, en partie, soutenus par vos appointements depuis que vous êtes sorti du collège. Vous êtes sobre, vous ne buvez pas, vous ne fumez pas, vous n’aimez pas les femmes. On ne peut relever contre vous qu’une taciturnité extraordinaire chez un homme de votre âge. »

Nono ne se serait jamais cru autant de qualités. Il n’aurait jamais pu supposer que s’abstenir de liqueurs, de cigares et de filles était l’équivalent d’une vertu.

— Vous êtes bien bon, monsieur, fit-il doucement, je ne suis ni meilleur, ni pire qu’un autre.

— Alors, vous persistez à ne pas vouloir vous expliquer au sujet de votre fuite ? »

Cette fois, le juge d’instruction disait le mot cru.

— Je persiste, répondit nettement Bruno.

— C’est singulier, un acte si normal ! »

Bruno se tut, les paupières baissées.

— Vous avez connu Victorien Barthelme ?

— J’en ai entendu parler, lors de mon séjour à Paris.

— Vous l’avez-vu après qu’on lui eut interdit l’entrée de l’hôtel Fayor ?

— Non, monsieur !

Il se fit un silence grave. On n’entendit plus que la plume du greffier grinçant très vite.

Le juge hocha la tête.

— Vous ne l’avez pas vu, monsieur Maldas, vous en êtes sûr ?

— J’en suis sûr, répéta Bruno car, maintenant, il lui fallait obéir à Renée pour être digne d’elle, obéir en tout, dût-il mentir. Elle était pure, elle avait juré de n’aimer que lui. Oh ! l’adorée ! qu’il aurait donc voulu la revoir toute blanche dans l’atmosphère funèbre du bureau.

— Réfléchissez », dit le juge d’un ton plus dur.

Bruno rêvait les yeux dans le vague.

— Mais, non, vous dis-je, mais non, je n’ai pas revu cet homme depuis l’époque où il fut chassé par le général. »

Le timbre retentit de nouveau, la portière du cabinet se souleva et Bruno, tournant le dos, ne sut pas qui venait d’entrer.

— Vous maintenez votre déclaration ? demanda encore le magistrat.

— Je la maintiens », répondit encore Bruno.

Une respiration haletante lui fit obliquer la tête. Tout son être fut saisi d’un frisson glacial. Il lui sembla que quelque chose d’humide lui rayait le cou. Il se leva, les prunelles égarées, les mains crispées. Il se souvenait, à présent, il se souvenait… C’est l’ancien palefrenier des Combasses qui était devant lui ! Le palefrenier Félix, le domestique en gilet jaune.

— Vous m’avez dit le contraire à moi-même, monsieur, scanda ce personnage dont le regard piqua Bruno comme de l’acier.

— À vous ? à vous ?…

— Parfaitement. »

Félix avait repris le costume discret de policier parisien. Ce n’était plus le gilet jaune !

Sa déposition avait suffi pour éclairer tout une affaire impossible à débrouiller en province. Il s’installa près de Bruno qui le dévisagea longtemps.

— Vous avez menti ! » affirma le policier sans aucune formalité, car il était habitué à ces sortes de triomphes. Le juge d’instruction, lui, trouva bizarre que ce roué, en supposant que Bruno en fût un, pût cacher un crime six mois durant et ne pût pas se souvenir d’un aveu datant d’un mois.

Nono essuyait la sueur que la réaction nerveuse avait fait couler de ses tempes.

— Mon Dieu ! murmurait-il épouvanté, mon Dieu ! puis il reprit courage tout de suite.

— Je n’ai pas menti, je vous assure que je ne me rappelle pas du tout de ce que j’ai pu dire !

— Savez-vous que Victorien Barthelme est venu une nuit à Tourtoiranne ? continua le juge passant outre.

— Non, je ne le sais pas ! »

Une angoisse pesait sur Nono. Sa nature, très simple, très droite, était incapable de lutter contre qui que ce fût en parole. Sa langue s’embarrassait, ses idées s’obscurcissaient et il n’avait plus qu’à se taire. Ce n’était pas un garçon à tirades bien qu’il eût écrit des discours. Il courba la tête.

— Monsieur, fit-il, des larmes dans la voix, je ne comprends pas pourquoi on me croit coupable et pourquoi vous le croyez vous-même, malgré ce que vous me disiez de bienveillant tout à l’heure. On s’est occupé beaucoup trop de moi pendant que je ne pensais pas au malheur qui me menaçait. Je suis resté à Lodève ne me cachant pas, j’ai donné mon vrai nom et quand je suis revenu, je suis allé chez le général Fayor pour qu’il vît bien que je ne voulais pas lui dissimuler ma conduite. Je n’ai pas pris le chemin de fer en partant, parce que j’avais si peu d’argent que je n’aurais pas pu manger en attendant une position. Je n’ai jamais fait de peine à personne ; on m’en a fait beaucoup, mais ce n’est pas une raison pour m’accuser d’assassinat. »

Après avoir échangé quelques mots avec Jarbet, le juge présenta une photographie de Barthelme à Bruno.

— Je le reconnais, dit celui-ci et il eut un petit mouvement de répulsion car il avait été affreusement jaloux de la victime.

— Vous savez que Barthelme a demandé votre adresse au père Sancillot, la nuit de sa disparition.

— Je l’ignore… C’est-à-dire, que c’est monsieur qui me l’a appris. Et Nono désigna Jarbet.

— Cela a paru vous contrarier ! » ajouta le policier.

Nono rougit, mais ne répondit rien.

— Selon vous, demanda Jarbet, qu’est devenu Barthelme ? »

Nono déclara franchement :

— Il a été assassiné, cela me semble certain.

— Et où ?

— À Paris, sans doute !

Nono disait Paris parce qu’il lui paraissait plus prudent d’éloigner une telle probabilité de Tourtoiranne. Renée n’avait-elle pas dit qu’elle connaissait le meurtrier et qu’elle ne pouvait le dénoncer ?

Qui sait si son père !… Nono se rappelait les terreurs de la jeune femme quand il voulait lui-même entrer chez elle, la nuit. Un insolent escalade une fenêtre, le père le guette, lui casse les reins. Ensuite on le jette dans une oubliette. Tourtoiranne avait des oubliettes que Nono ne visitait jamais.

Félix Jarbet se retira.

— Voyons, mon ami, tout ceci n’est guère compréhensible, murmura le juge impatienté, il n’y a qu’une personne au monde capable d’éclaircir cette affaire, c’est vous, et vous l’obscurcissez complètement. Ah ! çà, expliquons-nous. Que signifie ce verre par vous brisé contre la poitrine de M. le duc de Pluncey, hier, quand il prenait votre défense, bravant même la loi pour vous protéger. M. le duc est un jeune homme très estimable, d’une éducation rare ; sa grande fortune lui permet de venir en aide à tous. Vous deviez, au contraire, vous ménager sa protection.

Cette phrase fit mal au pauvre Nono.

— Sa protection ! dit-il en se redressant.

— Mais, objecta le magistrat souriant, elle ne peut qu’être flatteuse pour vous. »

Un éclair brilla dans les yeux du jeune homme ; le juge comprit qu’il avait trouvé la voie.

— Vous êtes amoureux de sa femme ? demanda-t-il sans transition. Bruno recula.

— Non, non… je ne suis pas amoureux de la duchesse de Pluncey ? s’écria-t-il avec énergie et il ne mentait pas, cette fois, il n’aimait que Renée Fayor.

— La jalousie excuse bien des crimes, insista le juge devenu sérieux.

— Je n’ai pas besoin d’être excusé, monsieur. Je suis innocent. Je n’aime pas la duchesse. »

Le magistrat fut étonné. Il avait cependant cru découvrir une excellente raison.

— Vous n’avez pas autre chose à me déclarer sur Barthelme ?

— Je ne sais plus rien, répondit Bruno accablé. Puis-je voir ma mère ? demanda-t-il pendant que le greffier essuyait sa plume le long de ses manches.

— Oui, une heure, aujourd’hui. Maintenant souvenez-vous que les aveux les plus insignifiants sont précieux pour la justice et que parfois ils amoindrissent les peines réservées aux coupables.

Nono ne prononça plus un mot.

La faute était commise, il avait menti. En dépit de son innocence, il sentait ce mensonge le pousser vers un abîme inconnu.

Sa promesse à Renée lui avait porté malheur, mais aussi pourquoi lui avait-il désobéi la première fois ? On le fit remonter en voiture et il fut ramené à la prison de Montpellier.

La nouvelle de son arrestation était déjà parvenue à sa mère. La pauvre femme jeta aussitôt le grand châle noir de son deuil de veuve sur ses épaules, mit son bonnet de crêpe, puis se dirigea vers le greffe en prenant des rues détournées. Mme Maldas ne pleurait pas, elle présenta sa permission au concierge sans faire aucune réflexion désolante.

Est-ce une permission permanente ? demanda celui qui tenait le registre d’écrou.

— Non, répondit-elle, car je pense qu’il sera en liberté demain. »

Cependant, elle doutait, la pauvre mère, elle savait bien qu’on n’est pas aimé impunément d’une duchesse quand on est le fils d’un jardinier.

Elle trouva Nono assis devant une fenêtre grillée. Il n’avait pas touché à son déjeuner, pourtant meilleur que le brouet du collège de Lodève, mais il n’avait plus faim. Il regardait le ciel, un ciel gris, terne, sanglotant par rafale dans un vent froid.

— Fils ! » dit la mère doucement. Alors il tourna la tête et tendant les bras eut une exclamation patoise comme il en avait jadis dans ses réveils de gamin. Ils s’embrassèrent longtemps. La mère pleurait, cela lui soulageait l’âme. Nono, lui, ne pouvait pas. Elle raconta tout ce qu’elle savait, il avoua tout ce qu’il avait appris. C’était peu en comparaison de l’accusation.

— Tu aimes cette duchesse, fit la veuve secouant l’index, tu l’aimes, toi qui ne comprends rien aux femmes ?

— Oh ! maman… je n’en guérirai pas !

— C’est elle qui te perd… j’en suis sûr !

— Non… elle est bonne… seulement elle a un secret. Je ne cherche pas à le connaître. Elle m’aime, je te le jure. Tu ne l’as pas vue, toi, me défendre au milieu de tous ses invités qui voulaient me livrer.

— Je n’ai pas vu… tant mieux ! Envoyant je serais devenue peut-être aveugle comme l’est ton cœur, fils ! Enfin, tu ne ressembles guère à un duc, toi… et Mme Maldas souriait amèrement.

— Qui sait si ce n’est pas pour cela que je lui plais ?

— Ah ! mon pauvre ! mon pauvre, elle t’a rendu fou ! Si elle connaît le cadavre, elle devrait dire où il est enterré, sans accuser personne…, les cadavres parlent bien tout seuls. »

Nono pressa contre sa poitrine les mains de sa mère.

— Maman, ne révèle jamais ce qu’elle t’a dit. Il faut, vois-tu, que je demeure ici jusqu’au jour où elle voudra me délivrer, je sens que c’est mon devoir. Renée Fayor ouvrira ma prison, tu verras !

— Que dis-tu, Renée Fayor ? elle est mariée depuis hier

— Maman, elle m’a promis d’être ma femme ; si tu l’entendais parler, tu croirais…

— Si je l’entendais parler, mon cœur en effet pourrait devenir sourd à la raison de même que le tien est devenu aveugle à la lumière. Tu ferais douter ta mère, Bruno !

— Maman, promets-moi de ne pas parler.

— Je te le promets, seulement que dois-je faire de l’argent ?

— Il faut le lui rendre ! répondit fièrement Nono.

— Je le rendrai », dit Mme Maldas avec un geste d’approbation.

Le guichetier vint annoncer une nouvelle visite. Qui, après sa mère, pouvait avoir envie de le consoler ? Un être singulier fit son apparition. Ce n’était ni un homme ni un enfant. Il était vêtu d’un veston collant, de bottes molles et d’un chapeau galonné.

— Monsieur Bruno, je désire vous parler, dit-il d’un ton bref.

— C’est ma mère », murmura Bruno étonné lui désignant Mme Maldas

— Madame est votre mère… Très bien. Voici ce qui m’amène. Il montra une carte blasonnée.

— Largess ? s’écria Nono fou de joie, je suis sûr que je vais être libre puisque… Regarde ! fit-il en tendant la carte à la veuve.

Celle-ci ne comprit pas grand’chose, si ce n’est qu’on traitait son fils avec beaucoup d’égards.

M. le duc m’a chargé de vous dire, commença Largess toujours impassible, qu’il était vraiment fâché de vous savoir en prison. Il regrette de ne pouvoir vous être tout de suite utile, mais il parlera au procureur. Il pense que l’erreur se dissipera et qu’à la découverte du cadavre, s’il y en a un, vous serez relâché sans que votre réputation souffre aucune atteinte. »

Nono, moins joyeux, écoutait ces paroles froides, ce n’était pas là un message de la duchesse.

Il posa la carte sur la table de bois blanc et répondit, tremblant de honte :

— Remerciez M. le duc, je pense n’avoir besoin de personne. »

Largess, avant de sortir, fit mine de reprendre cette carte dont le vélin satiné devait, à son avis, souffrir du grossier contact d’une table de prison ; mais elle était trop loin pour qu’il lui fut possible d’accomplir une telle impolitesse sans affectation. Il sortit donc en fronçant son étroit visage dégoûté.

— Eh bien, soupira Mme Maldas, voilà qui n’est pas fait !

— Elle n’a rien dit, elle ! balbutia Nono navré. Puis, il reprit, le regard sombre, poursuivi par une idée fixe.

— Oh ! si elle était sa femme… sa vraie femme !

— Et que veux-tu qu’il en fasse, mon Dieu ! fit la paysanne s’emportant, va-t-il la regarder comme une sainte vierge ? Tu es trop simple, mon garçon, tu n’entends rien aux choses du monde !

— Elle peut ce qu’elle veut ! »

Mais l’ironique politesse de duc insulté lui cuisait jusqu’aux chairs vives.

Après avoir déposé un peu de chocolat, du linge et un livre sur la table, à côté de la carte, Mme Maldas se retira plus effrayée que jamais.

Nono l’accompagna tête basse jusqu’au seuil.

— Du courage, maman, ne t’inquiète pas ! dit-il en l’embrassant : « mais quand ses yeux se heurtèrent au carton glacé la colère le saisit.

— Pourquoi ne l’ai-je pas brisé, ce duc, au lieu de briser du cristal… Pourquoi ne l’ai-je pas mis en miettes ? »

Il se rappelait les paroles de sa mère : il n’a pas dû la regarder comme une sainte vierge !

D’ailleurs, n’avait-il pas mille fois douté personnellement de sa parfaite pureté ? Elle en savait plus long que lui, elle, une femme. Un jour, dans la salle de bain, ne s’était-elle pas laissé caresser le cou, la gorge et s’il avait voulu baiser ses seins, sa mouche noire… tout son corps, enfin !… Mais non, elle ne se respectait pas, cette femme ! On venait la nuit chez elle, on l’épousait. Mon Dieu ! lui qui serait resté à ses genoux des heures entières, ne demandant que le bout de ses doigts à lécher !…

Une pudeur de fillette lui venait quand il songeait qu’à sa place, M. de Pluncey aurait été peut-être bien plus loin, en admettant qu’elle ne se soit point donnée à lui comme ce matin-là !… Son sang brûlait, ses tempes battaient et il déchira la carte pour s’apaiser l’âme. Dans l’épaisseur du carton, il y avait un fil de soie rouge !… Il tressaillit en tirant le fil. Un papier avait été collé derrière la carte, un papier de même dimension, de même nuance ivoirine, aussi glacé, aussi uni ! et la personne qui avait collé ce papier avait laissé dépasser un fil de soie rouge imperceptible.

— Malheureux, que je suis, murmura Nono, je l’ai déchirée ! »

Il se rapprocha de la fenêtre, essayant de décoller les deux morceaux. Il ne put y parvenir qu’en les mouillant avec l’eau de sa cruche de grès. Ce travail fini, il découvrit les lignes d’une écriture fine que ni l’eau, ni les larmes ne purent entamer.

Elle avait trouvé plus sûr de lui écrire ainsi, ayant pour bouclier le blason de son mari.

Elle avait donné elle-même la carte au groom, lui transmettant les ordres de son maître devant son maître, d’un air négligent et fatigué.

Largess était parti, se disant que le duc laissait déjà prendre un empire désastreux à sa jeune femme car ce n’était pas digne d’un noble de s’occuper ainsi de ce vilain gars. Mais comme le duc n’avait ajouté qu’un acquiescement grave, Largess obéissait gravement.

La vie ne semblait pas changée aux Combasses. Aucun voyage de noces n’était projeté et le retour à Paris se reculait indéfiniment. Du reste, les domestiques prétendaient tout bas que M. le duc ne se montrait nullement soucieux de conduire sa femme dans le grand monde.

— La fille d’un général n’est qu’à moitié née, répétaient-ils, en faisant des haussements d’épaule. Ils parlaient trop vite. Une semaine ne s’était pas écoulée, une semaine de lune de miel, que Mme la duchesse organisait une partie de chasse où toute la noblesse des environs fut conviée. Les fanfares retentirent. On lâcha des renards comme en Angleterre, on sema plus de poudre et de plomb que les armuriers du chef-lieu n’en purent fournir. Alors, les gens des Combasses virent bien que leur maîtresse s’entendait aux choses du grand monde, car elle les surmena jusqu’à leur faire crier merci.

Elle eut des caprices si monstrueux, fit des dépenses si considérables que le général lui dit à plusieurs reprises : « Songe aux enfants de troupe !… mille tonnerres ! » Comme réponse, elle organisa un laisser-courre et fit venir de Paris cinquante costumes Louis XIII pour cinquante invités.

Les plaines se sillonnèrent de gentilshommes en plumets ondoyants, de jupes de velours clair, de pages à toques brillantes ; elle-même avait une amazone de satin bleu broché d’argent, fouettant la croupe d’un superbe cheval.

S’amusa-t-on ? À en croire les chasseurs, ce fut un délire, mais en examinant de près les visages des maîtres du château, on ne s’en serait pas douté. Renée riait, parce qu’elle voulait rire, quant au duc, pâli, vieilli, méconnaissable, une flamme terrible dans ses prunelles naguère si douces, il allait comme un spectre et vêtu sincèrement de noir.

Pas un mot intime n’avait été échangé depuis ce mariage d’amour. Renée habitait l’aile gauche, M. de Pluncey habitait l’aile droite !…

Aux Combasses, une fois le couvre-feu sonné, chacun reprenait sa liberté jusqu’à l’aurore.

Renée vivait dans une attente épouvantable. Le silence qui enveloppait maintenant Nono lui donnait une fièvre chaude. Quand le dernier cavalier Louis XIII eut quitté le salon, elle alla trouver le duc dans sa chambre, ce qu’elle n’avait encore jamais fait.

— Edmond, dit-elle affectueusement, puis-je vous parler deux minutes avant votre lecture ? »

Largess était là, arrangeant des livres ouverts et des couteaux à papiers. Il se retira, sur un signe de son maître.

— Il me semble, répondit M. de Pluncey, très courtois, que vous n’aviez qu’à me faire prévenir. »

La portière était retombée sur Largess, ils se regardèrent un instant. Le duc avait presque de l’effroi, Renée presque de la honte.

— Monsieur, dit-elle se tordant les mains, je me meurs… vous le sentez bien…, n’est-ce pas ? »

Le duc s’appuyait sur le blason de vermeil de sa fumeuse favorite, il semblait s’en faire un rempart contre la redoutable créature.

— Ah ! murmura-t-il, vous n’aviez pas l’air de mourir, aujourd’hui ! Vous êtes très forte, madame. Permettez-moi de vous en faire mes plus humbles compliments. Il est rare de porter un nom flétri aussi légèrement que vous le portez. »

Elle restait debout, l’œil atone, les bras abandonnés le long de sa grande robe, car elle n’avait pas encore ôté son costume d’amazone. L’incarnat que lui avaient mis aux joues les courses folles de la journée s’était dissipé pour la laisser plus pâle que son mari.

— Et que désirez-vous, madame ? demanda le duc sourdement ; ne vous félicitez-vous pas du résultat que le hasard amène ? Vraiment la justice serait trop habile si elle découvrait l’innocence de ce pauvre secrétaire. Songez donc qu’il lui faudrait au moins un cadavre vivant, puisqu’elle s’empare d’assassins qui n’ont jamais assassiné.

— Oh ! par grâce, s’écria Renée, taisez-vous !

— Me taire ! Imiter votre conscience !… »

Elle s’avança, haletante.

— Je veux le revoir… je veux lui parler… »

Le duc eut un frisson, c’était, pour elle, un châtiment terrible qui commençait.

— Le perdre… enfin !… » ajouta-t-il essayant de rester calme, et chez lui le calme était l’ironie dès que ses nerfs reprenaient le dessus.

Renée se redressa avec un éclair dans les yeux.

— Moi !…, mais si je suis votre femme, c’est que je n’ai pas voulu le perdre… »

Elle s’interrompit pour respirer.

— Edmond, reprit-elle, suppliant peut-être pour la première fois, Edmond, je vous prie de me le laisser voir.

— Vous êtes malade, madame, fit le duc dont les prunelles devenaient plus sombres à mesure que Renée s’humiliait davantage.

— Edmond, ce n’est pas pour un amant que je vous implore. Il est facile, vous le savez, de le faire fuir, avant qu’on éclaircisse les soupçons qui pèsent sur lui ; mais moi je ne veux plus qu’on le croie coupable, cela est trop horrible ! »

Une larme brûlante vint tomber dans les broderies de son corsage, elle joignit les mains.

— Monsieur le duc de Pluncey, dit-elle avançant encore, j’accepte toutes les tortures que vous avez le droit de m’imposer, toutes les vengeances qu’il vous plaira d’exercer… Laissez-moi l’aller voir, ne fût-ce qu’une minute. Je vous donne ma parole d’honnête homme qu’à mon retour vous n’aurez aucun reproche d’époux à m’adresser. Mon amour n’est pas pareil au vôtre, monsieur, ce n’est pas une faiblesse physique. Je l’aime pour lui, non pour moi. Edmond ! Vous rappelez-vous mes promesses ?…

— Je me rappelle en effet, madame, un honteux marché…, proposé par un assassin à une de ses victimes agonisantes : la possession en échange d’une protection. La victime est morte…, c’était mon cœur, je crois ! l’assassin est ma femme ! Oui, je protégerai M. Maldas. Quant à vous, Renée, vous ne devez même pas être soupçonnée. Priez, si vous savez, étouffez vos remords, si vous pouvez. Je ferai le reste. »

Elle était un peu égarée car, souvent, la folie venait hanter son cerveau durant ses nuits d’insomnies douloureuses.

Elle se pencha jusqu’à effleurer le blason de ses cheveux.

— Vous m’avez permis d’envoyer votre carte, j’ai écrit derrière cette carte. Voulez-vous que je recommence ? … dit-elle d’une voix plus faible.

— Vous avez toutes les audaces, je l’ai appris à mes dépens !… vous ne récrirez pas… voilà qui est sûr, madame !…

— Edmond, l’insulte de Bruno ne signifie rien en comparaison de la mienne. Soyez généreux. Dans un mois, des milliers de gens sauront, s’ils ne le savent pas déjà, qu’un Bruno est jaloux d’un duc de Pluncey. Il ne faut pas qu’on puisse supposer cela venez le voir avec moi ! »

Le duc pris de vertige arpentait sa chambre. Il avait à sa portée un joli petit pistolet tout armé et il eut envie de se faire justice lui-même. Il dit, les dents serrées :

— Le comte de Sartis m’a demandé, ce matin, pendant la chasse, ce que signifiait ce verre brisé. J’ai répondu par l’explication d’un accès de délire. Ma générosité ne peut dépasser cela. Duchesse, retirez-vous, je vous en conjure. Il ne faudrait qu’une fatalité pour que ce jouet que vous apercevez sur ce meuble partît tout seul. »

Elle eut un tressaillement.

— Duc, vous m’avez sauvée une fois ; je vous appartiens aujourd’hui corps et âme, disposez de moi. »

Elle s’agenouilla au milieu de la chambre, le front renversé, les yeux fermés. Maintenant, elle se souciait peu de la vie ou de la mort, puisqu’elle ne pouvait plus agir en faveur de Bruno. À quoi bon se tuer, à quoi bon vivre ? Le duc la contempla un moment silencieux, il ne l’avait pas revue sans témoin depuis l’aveu terrible.

— Je ne suis pas un bourreau ! scanda M. de Pluncey essayant d’être glacial.

— Vous pouvez être un libérateur », répliqua-t-elle en se cachant la tête dans les plis de sa robe.

La lueur de la veilleuse, que Largess avait allumée au plafond en voyant venir la jeune femme, éclairait ses merveilleux cheveux d’or fluide, leur donnant l’apparence d’un nimbe. Un côté du visage se nuançait d’azur aux reflets de la robe et l’autre était d’une blancheur de cire.

— Il doit y avoir des anges qui ressemblent à des meurtriers, se dit le duc en frissonnant, et il ajouta, toujours mentalement : Elle pouvait me tromper, c’eût été un second crime !… »

Elle avait eu l’horreur du rôle commencé, quand il l’avait prise, parce qu’il l’avait froissée dans l’orgueil de son amour ; mais qui sait si elle n’eût pas failli pour sauver Bruno à l’heure même… Tous les crimes se donnent la main…

— Alors, fit-il à voix haute, j’ai à choisir entre l’honneur de mon nom et celui de Bruno, le rival que vous daignez m’accorder ? (Il eut un rire sec.) J’ai choisi, madame, je ne suis plus l’insensé que vous avez connu se traînant à vos pieds, léchant vos mains, vous mendiant. Le temps est passé. Je ne vous hais pas. Seulement je me suis fait votre geôlier, le père des geôliers ! celui qui vous crie : Tu es libre… pourvu que tu n’ailles jamais plus loin ! Vous n’irez jamais jusqu’à Bruno.

— Mais vous le ferez fuir pour qu’on le croie coupable ? Ah ! tuez-moi… tuez-moi ! »

Elle rampa jusqu’à lui, s’attachant à ses genoux, essayant de prendre ses poignets.

— Non, madame, je suis d’un autre sang que le vôtre. C’est moi-même qui lui proposerai bientôt le bonheur que rêvent tous les vrais amoureux. Et je le crois sincèrement épris !… »

Elle le regarda, cherchant à savoir s’il plaisantait selon sa sinistre habitude. Le duc posa ses doigts glacés sur les cheveux blonds qui le tentaient avec leur scintillement de paillettes, et, presque caressant, il lui dit très bas :

— Renée, j’ai à présent une large façon de considérer l’humanité. Vous serez chacun arbitre de votre sort : Aimez-le !… jusqu’à épuisement de votre cœur… Quant à lui, je lui offrirai la liberté quand il voudra ! »

Il souriait. Son sourire se perdait sous sa barbe châtaine.

Renée devint pourpre.

— Je vous demande plus que sa liberté, c’est-à-dire la preuve de son innocence !

— Vous avez une certaine grandeur d’âme, je n’en disconviens pas, Renée, répliqua le duc en la repoussant. Distrayez-vous. Inventez des parties de plaisir étranges, voire des chasses du temps de Pharamond. Ma fortune vous appartient, dispersez-la, cela rend populaire… Allez, Renée… tâchez d’oublier… je crois à l’immortalité de l’âme, mais je ne crois guère à la résurrection du corps… »

Il la releva en soulevant aussi la longue traîne de sa robe pour qu’elle ne s’embarrassât point les pieds.

La jeune femme grelottait, tout inondée cependant d’une sueur brûlante. Que voulait-il dire ?

Enfin elle se retira lentement, le front toujours penché, essayant de deviner la pensée de cet homme du monde qui n’était pas un bourreau.

Le duc, dès que la porte de sa chambre fut refermée, se mit à rire d’un rire convulsif, comme en ont les vieillards lorsque la gaîté leur fait mal.

Et il se coucha, conservant entre ses doigts le toucher délicieux de ces cheveux tout parfumés de verveine.

Renée fut torturée toute la nuit. Écrire à Bruno n’était plus possible. Prendre un confident serait trop dangereux. Restait cette ressource suprême : la mère. Mme de Pluncey n’eut pas la peine de l’aller chercher. Le matin, Largess vint lui annoncer la visite d’une femme en bonnet de linge qui insistait pour parler à la maîtresse des Combasses.

— Une nécessiteuse, sans doute, dit Largess voyant des nécessiteux partout depuis qu’on l’envoyait auprès de gens en prison. — Je ferai entrer à l’office ? ajouta-t-il pour être absolument fixé sur la qualité de la pauvresse.

— Non, dans mon boudoir et tout de suite ! » répondit Renée dont le cœur battait fort.

Elle jeta une mantille sur sa tête, ramenant la dentelle en avant afin de voiler ses yeux fatigués, prit un coffret dans un bahut et gagna le petit salon.

Mme Maldas debout, sa robe raccommodée bien serrée autour d’elle, ne pouvait s’empêcher d’examiner naïvement le réduit capitonné.

Renée ferma soigneusement la porte.

— Asseyez-vous, madame, dit-elle d’un accent très ému en posant le coffret auprès d’elle. Vous êtes ici chez vous. La mère de Bruno Maldas a droit à tout mon respect. »

Ce langage pétrifia la pauvre femme, elle venait pour maudire, elle eut envie de remercier…

— Je voudrais vous rendre cet argent, madame, et elle lui tendit les billets de banque enveloppés dans un papier de soie.

« Je n’y ai pas louché, continua-t-elle, nous ne voulons pas y toucher. J’ai eu tort d’accepter, mais vous avez disparu si vite, le jour de Tourtoiranne… vous vous souvenez ?… que je n’ai pas eu le temps de parler. »

Renée la fit asseoir à ses côtés.

— Comment est-il ? interrogea-t-elle sans s’occuper des billets qui s’éparpillaient sur les coussins de sa causeuse.

— Qui, mon fils ? Ah ! madame, il a pleuré ses dernières larmes, le pauvre. Nous ne comprenons rien tous les deux aux raisons qu’on donne pour le garder. On cherche le mort et j’ai entendu dire par la ville qu’on allait le trouver. »

Renée avança davantage sa mantille sur son front.

— Vous vous alarmez trop vite, madame, il n’est pas coupable, donc il importe peu qu’on trouve l’assassiné… D’ailleurs, rien ne prouve qu’il y a eu assassinat !

— Il l’a déclaré, lui, murmura la mère tâchant de rencontrer les yeux de Renée, il est sûr que le mort est sous la terre du département.

— On ne retournera jamais toute la terre du département, chère femme, c’est impossible. Moi, je crois plutôt que ce Barthelme voyage et qu’il reviendra lui-même dissiper les soupçons.

— Les morts ne reviennent pas, fit la paysanne mélancoliquement.

— Vous n’êtes pas courageuse, madame Maldas !

— J’ai peur. »

Renée frissonna, elle aussi avait peur et souvent, dans ce boudoir rose, elle était venue, à minuit, se rouler sur les coussins moelleux, étouffant ses sanglots, se bouchant les oreilles, s’ensevelissant au fond des divans, des rideaux, pour ne plus entendre les râles de l’homme écrasé. Une semaine avait suffi pour peupler les Combasses des fantômes qui erraient derrière les murs de Tourtoiranne.

— Vous allez souvent à sa prison ? demanda-t-elle anxieusement.

— Très souvent, madame, il n’est pas au secret. Que deviendrait-il sans cette consolation de chaque jour, mon pauvre Nono. »

Ce nom de Nono ébranla le corps tout entier de Renée.

— Nono ! Nono ! répéta-t-elle, vous aussi, vous l’appelez Nono ?

— Oui, madame, c’est un nom d’amitié. Il est si simple, ce grand garçon !

— Voulez-vous lui porter une lettre de ma part ? » dit Renée en lui prenant la main.

La veuve se retira vivement.

— Non, madame, répondit-elle hochant la tête, j’aurais envie de lire ce que vous lui écrivez. »

Cette franchise quoique un peu brutale fit sourire tristement la duchesse.

— Vous ne devinez pas, alors, ce que je lui écrirais ?…

— Je n’oserais pas, madame, pour mon salut.

— Votre salut ? Que veut dire ce mot, chère femme ?

— Je blasphémerais la vierge qui permet de pareils malheurs !

— Lesquels ?

— …Vous l’aimez, madame ! dit la mère ne sachant pas s’exprimer autrement.

— Nono est un honnête homme, mais c’est aussi un grand enfant comme vous le disiez… Ne m’est-il donc pas permis de le traiter en… frère ? N’ai-je pas le droit à vos yeux de le traiter en aînée ? Songez, j’ai deux ans de plus que lui.

— On n’est pas la sœur de mon fils, quand on est devenue duchesse, madame !

— Ah ! s’écria Renée follement, vous me brisez ! Comprenez-vous quelque chose à l’amour… vous ? Savez-vous ce que je souffre ? Devinez-vous mon désespoir et mes colères ? J’aurais épousé votre fils, moi Renée Fayor, si j’avais été digne de lui !…

— Digne de lui ? Mad… mademoiselle… bégaya la veuve étourdie par ces paroles. »

Renée se calma.

— N’est-il pas le meilleur des êtres ?… n’est-il pas bon à rendre bons les méchants ?

— Vous pouviez ne pas vous faire aimer. Vous auriez été bonne, madame ! »

Renée, la face dans ses doigts crispés, murmura :

— Je n’ai pas eu de mère, moi et on m’a appris le mal dès mon enfance. »

Les deux femmes se turent. Après un long silence, très pénible pour la veuve, Renée reprit humblement, car la jeune femme montait un véritable calvaire :

— Vous n’acceptez pas cet argent ? soit, ce serait vous faire injure que d’insister. Seulement, je puis offrir un souvenir à votre petite fille, à celle qui est assez heureuse pour être sa sœur !… Tenez, dans ce coffre, il y a des perles blanches dont la valeur est insignifiante. Je veux que vous emportiez ces bijoux. Elle priera un peu pour moi en échange, je n’ai jamais bien su le faire. »

La mère de Nono pleurait.

— Oh ! madame, je dis comme lui, vous feriez obéir les démons. »

Elle regarda les perles. Elle les trouva jaunies, presque noires à certaine place et elle pensa qu’elles n’avaient pas, en effet, une grande valeur.

Elle les mit dans son mouchoir, repoussant le coffret, trop luxueux à son avis.

— Césarine, va être bien contente, elle qui aime tant les colliers, dit-elle, cela la distraira de ses idées tristes.

— Vous ne prendrez pas la lettre, continua doucement Renée. Voici des fleurs cueillies dans les bois de Tourtoiranne et non pas aux Combasses. Répétez à Nono ce que je viens de vous dire… j’ajoute encore quelque chose », — et elle baisa une à une les fleurs qu’elle tirait d’un vase de Chine.

C’étaient des branches de clématites sauvages, joyeuses comme des houppes de cygne, et des boutons de troènes à la senteur amère. Bouquet sauvage que, seules, les brises des taillis mystérieux avaient secoué.

— Que raconte-t-on à Montpellier au sujet de son arrestation ? demanda la duchesse tout en nouant les branches avec un bracelet de cheveux blonds qu’elle avait détaché de son poignet.

— On en parle peu, madame, on prétend que ce Victorien voulait voler le général. À la campagne, j’ai entendu un paysan… de vos terres déclarer que mon Nono était capable de tuer des petites filles parce qu’il lui en fallait. Comprenez-vous ? Un garçon si sage ! il lui en fallait !

— Infamie ! balbutia Renée.

— C’est pour cela, Madame, que les monstres l’ont défiguré lorsqu’il fuyait les gendarmes, voulant vous revoir quand même, le pauvre !

— Mon Dieu !…, fit la jeune femme laissant couler de grosses larmes sur le bouquet. Moi !… toujours moi !… me pardonnez-vous, Madame ?

— Je vous pardonne, car si vous saviez quelque chose sur le crime, vous la révéleriez pour le faire libre, n’est-ce pas ? »

Renée s’affaissa dans un fauteuil.

— Mon Dieu !… Mon Dieu !… » répétait-elle.

Madame Maldas se retira discrètement, avec l’assurance qu’elle ne savait rien, cette belle duchesse qui aimait tant son fils. Les valets des Combasses l’accompagnèrent jusqu’à la route, puis elle reprit sa marche, très vite, soulevant la poussière, ne voulant pas être en retard pour l’heure de sa visite quotidienne.

Renée était étendue presque inanimée sur le fauteuil, quand une voix saccadée la fit frémir de tous ses membres.

— Ma chère amie, disait le duc, je suis bien contrarié que l’exactitude de nos pendules… soit exacte ! Cependant, je vous annonce qu’il est midi. Le déjeuner est prêt. Il ne saurait pas plus se passer de vous que moi de lui. Vous offrirai-je mon bras ? »

Renée se leva, cachant son mouchoir trempé, ses sourcils se froncèrent.

— Et de quel droit, Monsieur, venez-vous me chercher ici ! interrogea-t-elle durement.

— Madame, c’est que ce boudoir est bien clos, bien abrité, qu’on y est en sûreté pour la causerie comme pour les aveux et que je tiens à ne pas répandre mes paroles au dehors. Oui, poursuivit le duc, j’avais bâti un nid pour y enfermer le rêve de deux amants. Les deux amants sont loin… à part cela, je constate son utilité et je m’en sers pour vous déclarer, madame, que je désire que vous ne receviez plus la mère de Bruno Maldas chez vous, c’est-à-dire chez moi. »

Le duc, selon sa coutume, était livide. De plus, il clignait des paupières à cause du rose qui lui donnait sur les nerfs.

— Vous aviez espionné, monsieur ? Vous, le duc de Pluncey !

— Oui, madame, répliqua-t-il tranquillement.

— Et vous osez l’avouer ?

— Ne sommes-nous pas dans un boudoir, j’avoue que c’est mon rôle !

— Et vous vous permettez de me regarder pleurer ?

— Je me le permets !

— Je ne vous croyais pas capable d’outrepasser ainsi les convenances. J’ai l’habitude d’agir comme étant chez moi dans le lieu où je me trouve… Me suis-je trompée, monsieur ? Il fallait me prévenir…

— Certainement, mais, ma chère amie, je deviens, moi, l’homme le moins prévenu que je connaisse. Cela me fait perdre un peu de mon éducation première.

« Ensuite, ce bruit d’assassinat qui court me rend prudent… soyez prudente… Mes conseils sont absolument bons !

— Sa mère est arrivée pour…

— Je sais, madame, je sais. Elle agit d’une manière fort convenable. Les basses classes s’améliorent. Maintenant, calmez-vous. Nous sortirons dans la journée…

— Est-ce un ordre définitif ?

— Non, je ne vous ordonne pas la promenade ! fit le duc d’un ton calme.

— Je vous demande si vous me défendez de revoir cette malheureuse femme ?

— Ah ! ceci… oui… expressément défendu pour votre santé. » Et le duc la conduisit à la salle à manger, tout en émettant mille réflexions sur l’état de cette santé.

Une femme de chambre qui les entendit rapporta à l’office que Madame était souffrante.

— Tiens !… dit un cocher, déjà ! »

— Bah ! murmura-t-on, c’est la chasse Louis XIII. Madame nous met sur les dents, mais elle le paye !… »

Elle payait, la fière duchesse, elle payait avec toute sa fierté, toute sa passion, toute sa douleur…

Elle qui n’avait pas eu de mère pour lui apprendre à être douce, à aimer, à consoler…

À partir de la formelle défense de son mari, Renée ne put faire seller son cheval sans qu’un autre cheval fût aussitôt sellé, et le duc, gagnant du champ, la rejoignait.

Quand elle voulait descendre dans le parc espérant quelques minutes de liberté, il lui envoyait un manteau par Largess, sous le spécieux prétexte qu’on était en novembre. La valetaille se gaussait de voir un grand seigneur blasé si amoureux. Il semblait ne plus pouvoir s’en séparer. Elle avait commandé le lendemain de leur union, on avait obéi, et personne ne se doutait du fil invisible qui allait l’enserrer jusqu’à lui meurtrir la chair. La puissance n’était-elle pas irrévocablement établie ? C’était un mariage d’amour !

Pendant la nuit, Renée se livrait de nouveau à ses pensées mortelles. Le duc n’eût pas franchi son seuil, même en cas d’appel désespéré. La chambre, très vaste, la chambre nuptiale avait une nuit qui semblait plus sinistre qu’aucune autre ; une nuit de velours, étouffant les sanglots, d’où les cris ne pouvaient rien ébranler, rien émouvoir. Dans sa somptuosité, le lit, trop large, avait un aspect désert qui la faisait frissonner dès qu’elle y entrait. Les draperies épaisses lui paraissaient menaçantes dans leur lourdeur blasonnée. Ce blason surtout, brodé en relief au ciel du lit, avait toujours l’air de s’abattre sur elle, avec ses deux ailes coupées.

Une de ses femmes aurait pu dormir auprès d’elle ; mais il eût fallu instruire les gens des Combasses de ce que le duc ne voulait pas qu’ils pussent jamais savoir ; ce qui restait d’orgueil à Renée l’empêchait de sonner durant ses crises.

Bruno n’était plus là pour veiller…

Enfin, par une bien froide aurore, elle trouva le moyen de s’échapper. Elle ne demanda ni cheval ni gens. Elle garda son peignoir de satin clair et ne mit qu’une mantille, puis elle s’enfuit par les sentiers les plus couverts, tâchant de s’orienter pour gagner Tourtoiranne le plus rapidement possible. Elle voulait voir son père et lui tout apprendre. Miss Bell, la grande chienne épagneule, suivait la traîne du peignoir qui ployait les herbes sèches ; miss Bell flairait ces herbes une à une, pensant peut-être que la douce odeur de verveine trahirait toujours le passage de sa maîtresse. Au sortir du parc, Renée respira, elle était tranquille, on ne l’avait pas aperçue. Elle se remit en route comme une simple pauvresse du pays.

Combien de temps marcha-t-elle au milieu des cailloux, des ronciers, des ornières, la belle duchesse ?

Elle n’aurait su le dire car le chemin lui était indifférent, et pas une fois elle n’avait daigné se retourner. Seulement elle sentait humides ses fins souliers ; le bord de sa robe secouait des perles, sa poitrine haletait.

Tout à coup, miss Bell leva la tête très haut, on était arrivé près d’un rideau d’arbustes, et le terrain déclinait lentement. La chienne s’arrêta net. Ses quatre pattes parurent s’incruster au sol, ses poils se hérissèrent, sa queue s’abaissa entre ses jambes, ses crocs se découvrirent.

— Qu’as-tu donc, bête folle ? » interrogea Renée s’arrêtant en frémissant, elle aussi. Bell répondit par un hurlement prolongé, un de ces mêmes cris horribles qu’elle avait poussé durant une nuit sinistre.

Renée lui ferma la gueule d’une main et de l’autre elle écarta avec rage les branches des arbres.

Alors, elle embrassa du regard une scène étrange qui fit se dresser, sur son front d’albâtre, ses légers cheveux blonds.


CHAPITRE IX



Ils étaient trois qui dirigeaient ces recherches compliquées et on les appelait déjà les trois témoins sans qu’ils n’eussent jamais rien vu. C’était le père Sancillot, l’homme à la vache, le dernier homme que Barthelme avait rencontré, un gamin avec un morceau de drap gris, et un architecte possédant une phrase lumineuse.

Tous trois, le matin du jour terrible, accompagnèrent la justice. Cela fit, de Gana-les-Écluses à Tourtoiranne, une sensation immense. Chacun était sûr de découvrir quelque chose, car on ne peut vraisemblablement déranger tant de monde sans qu’il y ait un grand résultat.

En tête marchait le maire très inquiet… Sur le territoire de sa commune on allait pratiquer des fouilles ! Une terre vierge encore de tout assassinat ! Ensuite venait le général, ému malgré son maintien rébarbatif ; le juge et un médecin fermaient la marche. Les trois importants entouraient Félix Jarbet qui ne disait rien, mais aussi il n’avait plus rien à dire, son rôle était terminé. La force armée serrait les rangs, selon l’expression du Sabreur ; difficulté peu sérieuse pour elle puisqu’elle ne se composait que de deux simples gendarmes.

Le père Sancillot promenait son œil matois de droite et de gauche :

— Je l’ai entendu comme je vous entends, messieurs, marmotait-il. Où est la maison de M. Bruno Maldas ? et il ajouta : Mon bon père ! Le malheureux ! Il me demandait sa fin. Alors je lui ai montré la maison de notre général… comme ça… en levant le bras de ce côté !…

Il levait, en effet, le bras au ciel en ôtant son bonnet de laine par respect pour la justice, que les paysans qui ont des vaches sans avoir de prairie respectent toujours beaucoup.

Le gamin, fier de sa récente trouvaille, expliquait comment, en conduisant au marché une truie et ses petits, il avait cherché des mûres sauvages le long des grilles du château. Entre deux fers de lances aiguës à ne pas oser y passer la main, il avait cueilli, au lieu d’un fruit noir, un morceau de drap gris.

— Heureusement que je sais lire, répétait le gamin, dont la tête intelligente contrastait avec les accrocs de sa blouse. J’ai compris tout de suite que le bouci était du paletot annoncé.

Quant à l’architecte, il se tenait à l’écart, trop plein de son sujet pour discuter avec le vulgaire.

La preuve morale qu’il avait apportée faisait vraiment honneur à sa mémoire, surtout à sa perspicacité. Un beau jour il s’était présenté au bureau du juge d’instruction. Jeune, d’assez jolie mine, correctement vêtu, il avait plu tout de suite, mais quand il avait déclaré et presque affirmé que s’il y avait cadavre, ce devait être mathématiquement sous le rocher de Tourtoiranne, en citant, à l’appui de cette assertion, la phrase ténébreuse de Bruno : Une belle tombe pour un homme !… le juge s’était écrié « M. Béniard (architecte de 1re classe) vous êtes un garçon d’avenir. » Du même coup, il devenait l’âme de l’affaire. On ne tarissait plus d’éloges sur son compte. Il dut répéter vingt fois cette phrase mortelle et raide comme ses compas, sa mémoire algébrique ne lui fournit pas un commentaire neuf à la vingtième fois.

C’était donc ces trois hommes qui servaient de gouvernail au lourd vaisseau de la justice prêt à s’échouer contre le roc mystérieux du château Fayor.

Le temps, très sombre et très froid, engagea le général à faire allumer quelques feux de bivouac autour de l’ancienne salle de bain de sa fille.

Les paysans saccagèrent les taillis voisins, puis fabriquèrent des torches avec de la paille pour éclairer la caverne qu’ils pensaient voir s’ouvrir à leurs pieds. On avait apporté tous les instruments nécessaires ; crics, pioches, cordages. De nouveau, le général ne perdit pas l’occasion de commander un assaut et tout le monde fit bravement son devoir. L’aube avançant, les nuées se colorèrent au-dessus de Tourtoiranne. Les tourelles eurent des étincelles roses sur la croix de leurs girouettes et les feuillages fanés du jardin prirent des tons d’or. La coupole du petit temple abandonné luisait comme un bijou mouillé, l’eau de la vasque s’écoulait en chantonnant son éternel refrain. Ces choses, dans leur élégance tranquille, paraissaient témoigner d’une innocence absolue. Rien ne sentait le crime, encore moins le cadavre. Le ruisseau demeurait limpide, le temple chaste et mélancolique. Un épais tapis de mousse semblait souder les anciennes fissures de la roche et à l’endroit où elle était retombée, le long de l’herbe drue, le lierre avait repoussé, inextricable, enserrant la pierre de ses festons, ne voulant plus la laisser reculer.

Comme jadis, on coupa ce lierre, la mousse fut arrachée, un vilain lézard s’enfuit, il n’y avait plus d’abeilles, mais la couleuvre n’attendit pas qu’on la tirât de son lit de sable fin, elle bondit presque entre les doigts de l’architecte qui avait voulu constater une éraflure à travers les lambeaux de mousse.

— Mauvais présage ! murmura le juge d’instruction qui était superstitieux.

— Non, objecta le médecin, elle nous recommande seulement d’agir avec prudence. »

Le mot fut goûté de M. Béniard qui, on le sait maintenant, n’en égarait jamais aucun.

Les paysans tiraient les cordes consciencieusement ; ils évitaient d’employer les jurons habituels et les plaisanteries patoises parce que, après tout, ce pouvait être la tombe d’un brave chrétien aussi bien que celle d’un damné. On mit une heure avant d’obtenir un seul mouvement de cette masse inerte. Le général s’impatientait.

— Mais, mille cornes du diable ! gronda-t-il, la prudence ne vous empêche pas d’être forts, je suppose, allons !… hop ! hop !… »

Il fit siffler sa cravache sur le dos de celui qui maniait le cric et le pauvre bonhomme, entendant invoquer Satan dans un lieu pareil, lâcha sa machine du coup. La roche, ébranlée, retomba de toute sa pesanteur contre le petit temple. Un bris de vitre partit en fusée. Les sculptures de marbre se disjoignirent… tout s’abîma comme une maison de cartes. On aperçut la vasque blanche et gisante, faisant songer tristement aux femmes qui s’évanouissent de peur ; puis, il y eut une pluie de cristal, un éparpillement de métaux, et la coupole s’affaissa complètement pendant que la statue de Diane regardait de ses yeux morts…

— Vous ne faites que des sottises ! dit Fayor furieux, ma fille va me mettre à sac pour reconstruire cette bicoque.

— Je suis désolé, croyez-le bien ! déclara le juge, très ennuyé du dégât, car il était rare de trouver, dans les corvées judiciaires, un hôte aussi bourru que l’était le seigneur de Tourtoiranne.

— Je tirerai parti de tous les matériaux », ajouta modestement l’architecte, et on se remit au travail, tandis que le gamin du chiffon gris ramassait sournoisement un morceau d’émail violet dans les décombres.

On avait froid ; de temps en temps la justice daignait s’approcher des feux allumés. Soudain, un grognement douloureux sortit de derrière le rocher.

— Un chien, s’écria Félix Jarbet, l’homme aux idées rapides, laissez-le venir, il nous aidera. »

Presque au même moment miss Bell, d’un élan prodigieux, arriva aux bottes du général.

— Tiens ! c’est toi, miss, dit M. Fayor étonné. Que fais-tu dans les bois ? Annoncerais-tu ta maîtresse… à cette heure !… ce serait un vrai troupier que la duchesse de Pluncey ! »

Et le général se mit à rire bruyamment, attendu que la brise lui piquait la gorge et qu’il prévoyait une formidable attaque de la part de Renée, lorsqu’elle verrait l’anéantissement de son caprice de jeune fille.

Mais Renée ne se montra point.

L’heure était venue. La chienne, l’unique témoin du drame devait, la première, révéler la présence de la victime. Elle rampa lentement vers la place béante d’où la couleuvre avait fui. Elle baissait les oreilles, frissonnait de tous ses membres, fermait ses paupières soyeuses. Un grognement sourd et continu s’échappait de sa gueule qui aspirait une large bouffée d’air à chaque pas.

— Voyez ! » dit Félix avec une énergie d’homme désormais convaincu.

Les gendarmes se rapprochaient. L’architecte était très agité, de cette agitation à la fois curieuse et égoïste de l’être à l’abri qui va voir le tonnerre tomber bien loin de lui. Le père Sancillot levait son bras plus haut.

— La brave bête, répétait-il, elle a la connaissance d’une personne.

— Ma fille sera furieuse ! » se disait derechef le général au paroxysme de l’énervement.

Miss Bell pénétrait dans les ronces sans se soucier des longues soies qu’elle abandonnait aux épines, elle n’aboyait plus. Le rocher se soulevait assez vite pour qu’on pût la suivre, mais Félix, debout, l’index en l’air, interdisait l’accès à tous, craignant d’effaroucher l’impitoyable chercheuse.

Tout à coup, Bell hurla d’un accent si lugubre que le frisson saisit jusqu’aux gendarmes immobiles.

— Arrêtez ! » ordonna Jarbet sûr de son fait. Les cordes s’enroulèrent aux pieux de fer plantés à quelques mètres. Les paysans assujettirent leurs crics et on se regarda un instant avec un sentiment d’indicible angoisse.

— C’est là… » dit le policier avec un calme imposant, puis il céda sa place au docteur, chargé de la constatation médicale. Les torches furent allumées au brasier voisin, le juge s’avança, on forma le cercle… la chienne se taisait.

Un peu à côté de la source, qui avait creusé son lit à travers le sable, en se détournant de cette horreur, on distingua une face aplatie ressemblant à une figure humaine comme une médaille rongée peut ressembler à un buste.

Les chairs, sorte de moisissure verdâtre, étaient restées, en partie, dans les interstices de la pierre qui les avait écrasées, et les os mis à nu avaient l’aspect de bois brûlé. La poitrine, à jour comme une dentelle, fourmillait d’insectes bizarres dont le grouillement seul suffisait pour arrêter le museau de l’épagneule. Les vêtements adhéraient au corps, lui formant une peau hideuse dans laquelle paraissaient et disparaissaient les gros vers sortis de la poitrine. Les jambes s’enfonçaient dans le sol aussi profondément que des troncs d’arbre.

Les cheveux bruns s’étalaient comme une plaque d’encre découlant du crâne ouvert. Au milieu de cet amas immonde, une chose rouge éclatait pareille à un dernier caillot de sang. C’était près de la ceinture le coin d’un portefeuille à peine entamé par les insectes.

Le juge d’instruction se baissa. Il saisit de sa main la mieux gantée le portefeuille et l’ouvrit.

On eût entendu bruire l’affreuse vermine sur le cadavre, tant le silence devint solennel.

— Il y a une lettre décachetée adressée à M. Bruno Maldas, dit le magistrat gravement. Mais avant de la parcourir il dut la décoller, le papier était tout imprégné d’une humidité poisseuse. Le général avait ôté son chapeau, les paysans l’imitèrent.

— Général, ajouta le juge, la lettre vous concerne. »

À ce moment, on eût perçu le mouvement d’un feuillage, si on y avait fait attention, d’un feuillage cliquetant comme de petits os de squelettes. Cependant personne ne bougea. Tous étaient suspendus aux lèvres de M. Fayor qui certainement allait laisser échapper une partie du secret en lisant la lettre.

— Comment, s’exclama le général se secouant de dégoût, ce Victorien Barthelme me demandait ma fille en mariage et il priait mon secrétaire de faire parvenir sa demande ! Étrange ! Étrange !… je n’aime pas ça !… Il envoya une chiquenaude sur le papier pour lui enlever sa moisissure.

— Prenez garde ! fit le juge d’instruction, vous tenez la preuve la plus convaincante du crime.

— Je ne comprends pas. »

Pour toute réponse, le juge désigna le ciel auquel cet homme croyait.

Les paysans, à distance respectueuse, n’osaient échanger une réflexion. Le père Sancillot se signait, l’architecte rêvait, le gamin tâchait d’en voir davantage.

— Il faut faire approcher le tombereau, dit Félix froidement, et je propose de retirer le cadavre avec la terre qui l’environne, opération délicate dont je prends la direction, si vous le permettez. »

Le docteur approuva d’un geste et on procéda immédiatement à la triste opération.

Pendant qu’on bêchait autour de ce corps décomposé, la chienne prise d’une peur subite se sauva du côté de la colline. Alors le général eut l’idée de la suivre des yeux et il aperçut, descendant le sentier abrupt, un couple qu’il n’attendait pas à ce moment funèbre.

— Monsieur le duc, madame la duchesse ! » murmura un domestique effrayé.

— Empêchez-la d’avancer, s’écria le général, ému par un sentiment facile à comprendre, duc !… m’entendez-vous ?… »

Mais les amoureux n’entendaient rien, ils avançaient en causant très bas. Le duc était vêtu de son costume de petit lever, il paraissait s’être échappé sans avoir voulu passer par les doigts habiles de son valet de chambre. Les brodequins de peau blanche, trempés jusqu’à la cheville, lui donnaient l’air d’un collégien en rupture de maison paternelle, et la duchesse ne s’occupait pas plus de son peignoir clair, déchiré par les vieux églantiers, que lui de sa tenue d’intérieur mise en hâte. Ils s’aimaient bien ces grands seigneurs dont les premiers serments, dédaigneux de la terre entière, s’étaient échangés sur l’informe cadavre gisant devant eux.

— Arrête ! je t’en prie, Renée ! dit encore le général frappant du pied.

— Que se passe-t-il ? » cher beau-père, demanda le duc avec un sourire très calme et, au lieu de s’arrêter, il conduisit la jeune femme juste en face de l’assassiné dont les orbites regardaient avec deux trous béants. Un cri rauque traversa l’espace, Mme de Pluncey, qui, depuis un quart d’heure, était pour ainsi dire suspendue sur cette scène infernale par les poignets nerveux de son mari, s’abattit inanimée à côté des restes du malheureux Barthelme.

On se précipita vers elle, l’architecte puisa de l’eau dans un gobelet d’argent trouvé dans les décombres, le médecin apprêta sa trousse.

— Vous êtes entêté, vous ! grogna le général. Vous ne lisez donc pas les journaux ? Nous déterrons un disloqué et vous amenez votre femme pour jouir du spectacle ! »

Il se moucha bruyamment.

Le duc, aussi pâle que le front de l’assassin, tournait le dos à la roche, il ne voulait rien voir parce qu’il avait déjà trop vu.

— Je suis désolé, répondit-il, mais je ne lis plus les journaux depuis mon mariage, vous le savez bien ! Renée a voulu boire sa tasse de lait dans une de ses fermes nouvelles. Nous sommes partis en étourneaux. Elle me fait toujours oublier que j’avais, avant de la connaître, l’âge d’être député. Puis il se retourna.

— Horrible chose ! » dit-il, se découvrant en présence de la pierre tombale debout et semblant le menacer de tout son poids.

Il interrogea ensuite le juge d’instruction.

— Eh bien, monsieur le duc, fit celui-ci, la preuve est évidente. »

Et le magistrat se pencha à l’oreille de ce gentleman si parfaitement maître de ses impressions.

— Vraiment, vraiment ? murmura le duc… je vais éloigner d’abord la duchesse… vous permettez, n’est-ce pas ? »

Renée ne faisait plus un mouvement. On l’emporta jusqu’au château, et quand elle rouvrit les yeux, elle ne reconnut même pas son ancienne chambre de jeune fille. Elle avait le délire.

Le duc, d’instinct, avait deviné sa fuite, il croyait, lui, à la fatalité qui ramène le criminel sur le lieu de son crime pour le châtiment, et comme ce hasard était juste, il avait simplement aidé le hasard en apparaissant derrière l’épaule de Renée à la minute suprême où la jeune femme épuisée allait peut-être se trahir.

— Je veux tout avouer, avait-elle déclaré, mon silence me pèse plus que ce meurtre, laissez-moi passer. »

Mais M. de Pluncey n’était pas un bourreau, il sauvait les gens malgré eux pour les abandonner plus tard à leur conscience, et deux bras solides avaient enlacé Renée la forçant à suivre tous les détails de l’horrible opération.

Le tombereau s’achemina vers la ville accompagné de Jarbet qui avait plutôt l’air d’accompagner un char de triomphe qu’un cercueil. On lui avait tout confié, du reste, avec assez d’empressement. Le policier songeait à la confrontation et excitait le vieux cheval poussif que le père Sancillot conduisait par le nez. Un soleil d’hiver, aux lueurs louches, éclairait la face réjouie de ces deux hommes. L’un sifflotait à mi-voix, l’autre calculait ce que reçoivent les témoins pour leurs frais de voyage, en se disant que ce voyage-ci devait lui compter double.

Près des faubourgs ils tournèrent dans les petites rues, afin de ne pas traverser le marché, et ils passèrent devant une pharmacie dont les volets venaient de s’ouvrir.

— Halte ! commanda Félix, j’ai besoin de prendre quelques désinfectants, avant déjeuner, en guise d’apéritifs. Père Sancillot, vous êtes-vous lavé les mains ? »

Le paysan haussa le cou d’un mouvement de tortue.

— Pourquoi faire ? »

Jarbet eut un rire de Parisien que jamais rien n’étonne de la part d’un être des champs et entra dans la boutique.

Le pharmacien était un gros homme ventru, ni jeune ni vieux, avec des yeux verts de chat noir. Il regarda ce nouveau client et, comme il connaissait tous les siens, il manifesta une certaine surprise, histoire de commencer une conversation intéressante.

— Entre nous, je peux vous le dire, fit le policier en se lavant les mains, nous avons trouvé la clef du mystère… et elle poisse un peu, cette clef… un peu ! »

Il reflaira ses doigts, puis voyant la mine ébahie du pharmacien.

— Vous connaissez bien l’histoire de Tourtoiranne ? le secrétaire d’un général Fayor…

— Ah ! mon Dieu ! bégaya monsieur Chauvol consterné, il s’agit du crime de Maldas !

— Précisément, le crime sans cadavre ! Nous avons tout découvert aujourd’hui. Combien vous dois-je ?

— Oh ! presque rien : 50 centimes. C’est épouvantable ! Alors, il a tué… pour de bon ? il a tué, ce Maldas ?… »

Et le pharmacien terrifié n’osait approcher de sa devanture, tandis que le vieux cheval poussif toussait en regardant les bocaux multicolores.

Le père Sancillot leva son bonnet.

— Je suis témoin ! dit-il fièrement.

— À charge ! » ajouta Félix désignant le tombereau.

Le pharmacien ne saisit pas la plaisanterie, mais il ferma très vite sa porte sur les sinistres visiteurs.

Presque en même temps une jeune femme entra par une autre issue.

— Ton chocolat est prêt, dit-elle, avec l’accent criard des femmes de province quand elles s’impatientent et qu’elles n’ont plus besoin de plaire.

— Oh ! petite… petite… si tu savais ?

— Eh bien ! quoi… Chauvol… si je savais ?

— Mais non… je ne peux pas te le dire… tu es trop avancée… ça te donnerait peut-être un coup !

— Quoi donc ? je suis sur les braises ! »

Et la petite femme, ronde comme les pilons de son mari, roula jusqu’à lui en répétant.

— Je veux le savoir… je veux le savoir ! »

Elle était dans un état intéressant fort avancé, en effet, et Chauvol eut peur de lui donner une envie désordonnée.

— Voilà ! c’est du crime de Tourtoiranne dont il est question ; on a découvert l’homme tué.

— Ah !

— Tu comprends ? il est coupable ! Il ne faut plus, sous aucun prétexte, dire que tu l’as connu, nous aurions des démêlés, je ne veux pas, moi. »

La jeune femme hocha la tête.

— Bah ! fit-elle avec un dédain niais, nous étions encore enfants quand il venait chez nous et les enfants peuvent bien ne pas se souvenir. Je ne me le rappellerai plus, c’est bien simple. Allons…, viens prendre ton chocolat.

Cette jeune femme était Lilie Névasson.

Bruno, ce matin-là, avait mieux dormi que de coutume, et le bruit des grosses roues de ce tombereau le tirèrent d’un rêve rose : il voyait… mais qu’importe ce qu’il voyait ? La voiture venait de s’arrêter dans la cour.

Nono se leva, s’habilla et déjeuna sans se préoccuper du cheval qui soufflait en face de sa fenêtre grillée. Vers midi, on frappa à sa porte durement, il entendit une voix lui demander s’il avait besoin de boire parce qu’il n’aurait de l’eau que tout au soir. Ce détail l’étonna beaucoup.

— Et pourquoi n’aurai-je de l’eau que ce soir ? riposta-t-il à travers son guichet.

— Vous n’imaginez pas que je vais me déranger deux fois au lieu d’une. C’est la règle, à présent, répondit le gardien dont l’accent paraissait avoir changé en une nuit.

— Mais !… » voulut protester Nono.

On referma brutalement le guichet.

— Il y a quelque chose, pensa le jeune homme ému malgré lui, et il ajouta : Il y a aussi que j’ai froid. Maman m’a promis hier un gilet chaud, rien ne vient ! »

Il s’assit sur son lit, la tête appuyée contre le mur. Ses yeux s’emplirent de larmes. Pourquoi avait-il quitté ce rêve plein du parfum aimé ?

— Ah ! qu’il était long, ce procès d’un innocent ! Il en deviendrait idiot, bien sûr ! » Machinalement, il porta à sa bouche un petit papier, presque un pétale de fleur sèche. Pour Nono, ce papier représentait l’espoir et, chaque fois qu’il s’endormait en le tenant sur ses lèvres, il avait remarqué qu’un rêve consolant le visitait durant sa nuit de prisonnier.

— Credo ! » murmura-t-il doucement. C’était son unique prière du matin. Il croyait.

Il n’aurait pas fallu lui demander en quel Dieu ; le Dieu de Nono était féminin !…

Tout à coup une exclamation déchirante retentit dans la cour, sous le grand porche. Les muscles de Bruno y répondirent par une vibration qui ébranla son corps entier. Il avait reconnu la voix de sa mère. D’un bond, il fut aux barreaux.

— Maman…, où es-tu ? Qu’est-ce que tu as ? Les exclamations devenaient plus faibles, elle s’éloignait ou on l’éloignait.

— Maman !… maman ! » répéta-t-il.

Personne ne répondit, la cour était déserte.

En face, un voleur, arrêté depuis peu, lui fit un petit signe. Il n’avait jamais parlé à ce voleur, lui ! Mais il se figura qu’on tuait sa mère là bas et il se mit à hurler.

— Je veux sortir !… Qu’on me fasse sortir… tout de suite ! »

Le voleur riait en multipliant ses signes.

— Ça te sera difficile, cria-t-il enfin, tu es au secret, animal ! »

Et, enchanté de jouer ce tour à la justice qui ne tient pas à prévenir son monde avant l’heure fixée, il esquissa un geste très significatif.

Nono retomba lourdement sur son lit. Au secret ! il était au secret ! Il resta inerte, les bras allongés, les yeux hagards, se demandant si son rêve n’était pas changé en un horrible cauchemar. Ce bruit de voiture, l’accent brutal de son gardien, ce cri perçant, ce voleur qui riait…

— Oh ! balbutia Nono, claquant des dents, on ne veut donc plus que je sorte !… »

Enfin, sa porte grinça ; il vit entrer le juge d’instruction, Jarbet, deux gendarmes.

Ahuri, il se releva.

— Que voulez-vous ? est-ce vous qui avez fait crier ma mère ? demanda-t-il avec un frisson d’angoisse.

— Suivez-nous ! » dit sévèrement le juge, et les gendarmes s’approchèrent avec les menottes. La salle où allait avoir lieu la première confrontation était un caveau voûté, glacial d’aspect, ayant d’immenses toiles d’araignées dans ses coins sombres. Quand Bruno entra, il fut obligé de s’appuyer contre le chambranle de la porte. Une atroce odeur de chlore se répandait mêlée aux ferments vagues de la moisissure humaine s’étalant sur les dalles de pierre. Barthelme était revêtu de tous ses lambeaux recousus, désinfectés et lui collant le long des os comme un vêtement de noyé.

Le médecin avait reconstitué la tête ; les cheveux retordus sur le front laissaient suinter de l’acide phénique, pareil à une sueur de vivant. Il tenait dans un gant, rembourré de coton, — car la main droite était absente — un portefeuille rouge.

— Le reconnaissez-vous ? » demanda le juge d’un ton net et tranchant :

Nono mit ses bras en avant pour ne pas le voir.

— Oui, râla-t-il… Je crois que c’est lui ! Mais, je vous en conjure, messieurs, laissez venir ma mère ! »

Un greffier écrivait sur ses genoux, Jarbet secouait son mouchoir.

— Bruno Maldas, continua le magistrat se redressant de toute sa hauteur, le cadavre épouvantable qui est devant vous a été retrouvé sous un rocher, au château de Tourtoiranne. La nuit même du crime vous avez veillé sans pouvoir préciser l’emploi de votre temps, des domestiques l’ont affirmé. Et la veille vous avez trahi votre préméditation en disant à M. Béniard, architecte, pendant qu’on creusait sous cette roche : « Une belle tombe pour un homme ! » De plus, voici le portefeuille de Barthelme, ouvrez-le et lisez la lettre qui s’y trouve.

Bruno prit le portefeuille. Ses pupilles se dilatèrent d’une façon tellement subite qu’on put croire qu’il allait être frappé de folie… Il lut la lettre, puis il la laissa tomber par terre.

— Je ne sais pas ! » murmura-t-il.

Ce fut tout. Nono avait compris qu’il était perdu.

— Répondez donc… Puisque vous êtes innocent ! » dit Jarbet impatienté.

Le jeune homme releva ses grands cils un peu humides.

— Je veillais, je m’en souviens. J’ai entendu un bruit sourd qui fit trembler mes vitres. Du dehors, on a pu voir ma lumière… Ai-je dit ce mot à l’architecte… je ne m’en souviens pas, je n’ai pas sa mémoire. Le rocher est retombé sans que personne fût là pour le pousser ; sans doute, l’homme est passé par hasard il a été tué. Je ne m’explique pas le reste. C’est la première fois que je lis la lettre qu’on voulait m’écrire. Pas plus que moi, vous ne devriez comprendre comment Barthelme entendait épouser Mlle Fayor en me chargeant de faire la demande à son père !… »

Bruno parlait très doucement, du moment que le cadavre avait été se jeter dans le jardin de Tourtoiranne… il fallait se résigner.

— Vous aimiez Mlle Fayor, la jalousie vous a rendu criminel. Avouez-le ! Bien qu’elle ne se doute de rien, elle sera la première à intercéder pour vous. »

Bruno sourit tristement.

— J’aimais si peu Mlle Fayor à cette époque, monsieur, que j’écrivais, à l’heure de la mort de Barthelme, une lettre d’amour à une autre !

— Quelle autre ? interrogea Jarbet avec vivacité, coupant la parole au juge.

— Que vous importe ? répliqua Bruno en regardant le ciel qu’on apercevait comme une étoile bleue par un des soupiraux de la lugubre salle.

— Vous ne voulez pas révéler son nom ? insista le juge.

— Ce serait la compromettre inutilement. Elle est mariée !

— Cependant réfléchissez-y, Maldas ! Votre écrit établirait une sorte d’alibi moral et vous ne devez pas négliger votre défense en présence d’une telle accusation.

— Me défendre ! dit Bruno avec une naïveté douloureuse. À quoi bon, puisque je suis innocent ?

— Des aveux vous sauveraient ! ajouta Félix.

— Vous me condamnez d’avance ? » demanda Bruno, et il se croisa les bras.

Dans l’étoile bleue, il lui sembla distinguer la lueur d’un œil de femme.

— Amen ! » pensa-t-il et ce fut la fin irrévocable de son credo matinal.

— Remmenez-le dans sa cellule », ordonna le juge d’instruction désappointé, il choisira son avocat aujourd’hui.

Vers le soir, un coupé s’arrêta devant la prison. Le duc de Pluncey entra au greffe et se fit donner le compte rendu de la confrontation, parce que le procureur de la République n’avait jamais eu une grâce à lui refuser ; puis le gentilhomme, très énervé par ce qu’il venait d’apprendre, remonta en voiture pour se rendre chez son beau-père

— Eh bien ?… demanda Fayor d’un ton bourru, a-t-il caché la vérité, ce garçon. Mille tonnerres, nous sommes propres avec cette histoire dans nos plantations. Pas un paysan ne va vouloir bêcher mes fleurs !

Au fond, le général n’estimait que les assassins qui procèdent à l’arme blanche. Un assassinat au poignard c’est toujours un combat mais un aplatissement sous un vulgaire caillou…

— Pour un crapaud !… répétait-il.

— Comment va Renée ? répliqua le duc tout frémissant.

— Mieux ; oh ! ce n’est pas une petite maîtresse… elle est debout et je vous jure, mon cher gendre, qu’elle porte très bien son délire. Je crois même que par instant elle est aussi lucide que vous et moi.

— Tant pis ! » murmura le duc fronçant les sourcils.

Edmond de Pluncey traversa le corridor, gagna la chambre à coucher de sa femme et du seuil il congédia le médecin en train de causer avec la malade.

Renée se leva, elle était pâle comme une statue de neige. Ses cheveux défaits enveloppaient sa tête d’un rayon étrange, et à travers une longue mèche fluide, éparse sur le visage, brillaient ses yeux presque noirs.

— Madame, je viens de Montpellier, lui dit le duc la regardant bien en face.

— Et moi j’y vais ! » répondit Renée d’une voix vibrante.

Elle ajouta.

— Je n’ai pas bu la potion qui est ici, et elle désigna le parquet où gisaient les débris d’un verre, je ne dormirai donc pas et je pourrai parler, vous êtes libre de me suivre.

— Renée, dit le duc avec une intonation de pitié, il y a, je crois, une preuve morale à donner pour égarer un peu la justice en attendant la vérité. Il prétend avoir écrit une lettre au moment du crime. Et cette lettre était adressée à…

— Amélie Névasson, mariée aujourd’hui ! Je le sais, il faut que je me la procure… et Renée noua les brides d’un chapeau, mit un châle. Partons, s’écria-t-elle, partons, je suis debout, encore… ; malheur à vous si vous voulez m’empêchez de passer… »

Elle tira de dessous le châle un tout petit revolver armé.

— Malheureuse ! rugit le duc, ose donc… et je ne pourrai plus le sauver…

Elle s’arrêta devant cette poitrine découverte.

— Que dites-vous ?

— Je dis que je le sauverai et que vous pouvez m’aider… »

Elle se rapprocha.

— Vous auriez cette justice !

— Oui ! car, seul, je le puis sans attirer l’attention des juges sur vous.

— Vous m’aideriez… je vous aiderais ?

— À une condition : simulez la folie… J’ai tout préparé, on vous croira. »

Renée réfléchit une seconde.

— Prouvez-moi votre sincérité en m’accompagnant.

— Songez, Renée, répliqua lentement le duc, qu’une lettre écrite par l’accusé ne sert à rien… »

Elle eut un sourire sinistre et ils restèrent l’un en face de l’autre, s’examinant jusqu’au plus profond de l’âme.

Renée savait, par les réponses de Lilie, que cette lettre racontait ses courses nocturnes à travers le jardin, et il n’en fallait pas davantage pour apprendre à l’avocat chargé de la défense que l’accusé était victime d’un dévouement sublime.

— Venez, dit la jeune femme qui doutait toujours, on ne peut avoir ces lettres que par persuasion… si elles ne sont pas déjà brûlées… je refuse de vous fournir les moyens d’agir seul… »

Le duc vit qu’on ne pouvait plus rien sur cette ferme volonté.

— Nous aurons la complicité qu’il vous plaira d’avoir, madame. »

Et froidement, il lui offrit son bras.

Ils sortirent. Le père accourut tout effrayé.

— Où allez-vous, mes enfants ? Renée, tu dois dormir, je le veux !… Il fait trop froid !… et tu n’as qu’une jupe de dentelle. Mais, mille bombes !… je finirai par croire que ce Victorien te tenait au cœur !… Écoute-moi… »

Renée éclata d’un rire sonore qui fit tressaillir tous les vieux murs du château.

Le médecin se précipita.

— Eh ! Madame… le cas est grave… Madame !… Retenez-la, Messieurs !…

— Je veux revoir Victorien ! » s’écria-t-elle en riant plus fort et elle fut, en trois bonds, au bas de l’escalier.

Le duc, lui-même, se demanda si les calmants qu’il lui avait fait prendre de force, le matin, n’avaient pas obtenu le résultat qu’il cherchait.

Il fit un geste résigné et la rejoignit.

— Vous êtes content ? » demanda Renée d’un accent railleur à son mari quand ils roulèrent sur la route de Montpellier.

— Vous me voyez ravi ! répondit le duc en se mordant les poings de rage.

— Où allons-nous ? ajouta-t-il.

— Rue des Trois-Couvents… M. Névasson ! » jeta-t-elle au cocher stupéfait.

À neuf heures du soir, aller chez des plébéiens… la duchesse folle, un assassinat dans le château !

Largess fouetta le pur sang comme s’il se fût agi d’un simple cheval de trait, car décidément le blason de ses maîtres se ternissait !

Le duc fermait les paupières, Renée rattachait ses cheveux. Peut-être ne voulait-elle plus avoir l’air d’une folle. Bientôt, le coupé se ralentit sur le pavé.

— Nous sommes arrivés, je pense, dit-elle en touchant légèrement le bras de son mari.

— Soit », répondit celui-ci, et il s’enveloppa étroitement dans son pardessus de fourrures.

Renée n’avait qu’un châle de l’Inde, bien fin, bien souple, mais elle avait trop chaud.

— Largess, dit-elle d’un accent fort calme au groom qui ouvrait la portière, demandez à M. ou à Mme Névasson, l’adresse de leur fille. Ajoutez que nous avons besoin de médicaments spéciaux. »

Largess obéit. Le duc ne comprenait pas.

— Elle a épousé un pharmacien, autant que je m’en souvienne !… » expliqua Renée.

— Votre cerveau est d’une lucidité effrayante ! » murmura Edmond qui commençait à sentir que la partie était gagnée pour elle si elle trouvait la lettre intacte ; — si on pouvait appeler cela gagner une partie !

De nouveau, on s’arrêta devant la pharmacie Chauvol.

— Allez, je vous attends ! » dit le duc, et il la laissa descendre sans se montrer.

Renée se dirigea d’un pas ferme vers l’homme gros qui était assis pensif à son pupitre d’acajou.

— Où est votre femme ? demanda-t-elle avec sa hauteur habituelle et sans le saluer.

— Ma… ma… fem… me… bégaya le pharmacien interloqué. Que lui voulez-vous ? madame… Elle doit être couchée.

— Je suis la duchesse de Pluncey, monsieur, je désire lui parler… à elle seule !… cela se peut-il ?

— Tout de suite, madame ; elle est souffrante, mais… dois-je l’appeler… ou dois-je vous précéder ? » Le pharmacien absolument confus prit au hasard un flambeau et s’empressa de désigner l’escalier tournant qui occupait le centre de sa boutique.

— Là… en haut… dans sa chambre, madame la duchesse.

— Ne me suivez pas, c’est inutile, monsieur, je désire la voir seule… je trouverai. »

M. Chauvol plié en deux, car il pressentait une chose grave, se contenta d’éclairer le plus haut qu’il put. Il entendit se refermer hermétiquement la porte de sa chambre.

— Mon Dieu ! pensa-t-il, que va-t-il se passer ? »

Dehors, le duc observait derrière le store de son coupé, pendant que Largess soufflait dans ses doigts.

Ce soir-là, Lilie fatiguée faisait de bonne heure sa toilette de nuit. La petite chambre provinciale était bien close. Une bûche se consumait au fond de l’âtre et éclairait par intervalles, d’une lueur sanglante, le bouquet de mariée dormant sous son globe de verre. Le lit avait des rideaux bien repassés, ornés de petits grelots de coton blanc.

Au bas de ce lit, le tapis représentait un gros chien, emblème, sans doute, de la fidélité de M. Chauvol.

Un guéridon de noyer supportait quelques coffrets où se serraient les travaux du jour. Une brassière en piqué se tenait droite au milieu, et, par-ci par-là, des rosaces de crochet inachevées.

Lilie devant sa cheminée se haussait pour arranger ses nattes au-dessus de la pendule qui masquait la glace. Elle mettait une résille blanche, comme le coton des rideaux. Elle était devenue jolie femme, Lilie Névasson, elle avait des fossettes, des couleurs vives et de gros bras de bouchère.

Elle ne pensait pas à se retourner ; elle pensait à la brassière raide et son sourire disait le reste.

Soudain, elle laissa choir la résille, une nuance verdâtre se répandit sur ses joues… une tête venait d’apparaître sur son épaule dans la glace.

— Vous ne m’attendiez donc pas ? dit la duchesse de Pluncey avec ironie…

Qui êtes-vous ?… demanda Mme Chauvol se cramponnant à un fauteuil, prête à s’évanouir.

— Je suis Renée Fayor, madame. »

Il y eut un long silence.

Les joues de Lilie devinrent aussi blanches que ses rideaux blancs.

— Madame ?

— Vous avez entendu parler de moi et vous auriez dû prévoir ma visite… »

La femme du pharmacien se sentait prise de vertige.

— Pourquoi vous aurais-je attendue ?… fit-elle le gosier serré.

— Causons, je vous le dirai, reprit la duchesse, et comme elle était partout chez elle, selon son expression, elle laissa glisser son châle, s’assit près de la cheminée, et mettant son menton sur son index :

« Vous avez aimé Bruno Maldas, madame, commença Renée très doucement, un amour d’enfance, peu durable, dont le cœur ne garde aucune trace, dont la mémoire ne conserve aucun souvenir.

» Pourtant il vous aimait bien, lui ! Il vous aimait à en pleurer, j’ai surpris ses larmes ; à en être fou, car il n’osait plus vous oublier. Il vous écrivait tous les jours et ses longues lettres vous révélaient, minute par minute, tous les secrets de sa vie d’homme, à vous encore une enfant. Il y a un an de cela !… Il vous disait ce qui lui arrivait le jour, la nuit, il vous apprenait ce qu’on faisait dans le château maudit qui le gardait loin de vous. Il vous parlait d’une fille noble dont les escapades nocturnes l’inquiétaient.

» Il vous contait que cette fille, pareille aux princesses des féeries arabes, avait bâti une salle de bain splendide. Vous souvenez-vous ? et vous répondiez : « Prends garde, cette insensée me semble dangereuse. » Vous aviez raison, madame !…

» J’ai besoin des lettres de Bruno pour prouver son innocence… c’est la femme qui vient prier la femme ! Vous avez dû garder cette correspondance malgré votre mariage. Rendez-la-moi, il y va de la vie de Bruno… ayez pitié de celui qui ne commit jamais d’autre crime que le crime d’aimer sincèrement. »

Lilie écoutait les paroles mélodieuses de la duchesse sans chercher à comprendre. Elle la regarda joindre les mains, puis se mettre à ses genoux ; une sueur froide mouilla ses tempes et elle répondit machinalement ;

— Je suis enceinte, Madame, la moindre émotion me fait mal. Vous le croyez innocent ? Je l’ai si peu connu ! »

Ce fut tout ce que la petite bourgeoise put répondre, son esprit n’allait pas si loin en si peu de temps, et elle attira un fauteuil de son côté afin de conserver un rempart contre cette énergumène qui pénétrait comme une voleuse chez les femmes honnêtes pour leur apprendre, à dix heures du soir, qu’il existe des sentiments respectables !

Sûrement Bruno l’avait aimée, plus sûrement il le lui avait écrit, et qu’est-ce que cela signifiait ?

Il avait assassiné, ce garçon, il ne pouvait plus être compté au nombre de ses souvenirs.

N’était-elle pas déjà assez malheureuse de l’avoir laissé traverser sa tranquille vie de pensionnaire ?

Et son enfant tressaillait, elle voyait danser la brassière devant ses yeux épouvantés. Le bouquet de noce, lui aussi, tournait vertigineusement. Que se préparait-il ? Un malheur, des démêlés ? comme l’exprimait si nettement M. Chauvol.

— Ne tremblez pas, madame, continua Renée d’un accent qui aurait enchanté les anges, je ne vous veux aucun mal. Je suis venue à vous parce que toutes les femmes sont sœurs. Vous avez aimé Bruno, moi je l’aime !… Il est innocent comme l’enfant que vous portez dans votre sein.

» Il a souffert un peu par vous… C’est pour vous qu’il est entré sous mon toit, soyez bonne pour sa pauvre cause. Il souffre maintenant pour moi, permettez-moi de le sauver.

» Une lettre pareille à celles qu’il vous écrivait est quelquefois toute-puissante sur le cœur d’un juge.

» Votre réputation n’en recevra aucune atteinte, puisque rien n’était plus pur que vos réponses, je les ai lues ? Prêtez-moi ces lettres ! Vous ne pouvez pas les avoir brûlées, car un mari comme le vôtre ne craint pas ces choses-là !… » et elle acheva sa phrase en souriant.

Mme Chauvol regarda avec angoisse une grande armoire de noyer dont elle avait la clef dans sa poche, puis elle répondit d’un ton faible :

— Je n’ai plus les lettres de M. Maldas… je les ai jetées au feu le jour même de mon mariage. »

L’espoir de Renée était bien fou, mais elle avait espéré, jusque-là…, elle laissa tomber sa figure dans ses mains fiévreuses.

— Alors elles sont brûlées ?

— Oui », répondit la femme du pharmacien avec un frisson.

Elle mentait. Le matin encore, après la recommandation de son mari, elle avait relu ces pages naïves et longtemps elle s’était demandé pourquoi Nono lui écrivait, une nuit, cette phrase bizarre : « Le temps est superbe, je suis seul et je pleure, ma Lilie. Ce château que j’habite est plein de mystères qui augmentent mon ennui. Sous ma fenêtre, je viens de voir passer, courant comme en délire, Mlle Renée Fayor… je ne puis voir une femme dans un jardin lorsque brillent les étoiles, sans songer que ce n’est pas toi…, et je pleure. » La lettre était datée de la date même assignée par les journaux à la nuit du crime.

— Prenons garde aux démêlés ! avait décidé le sage M. Chauvol. Lilie enceinte y prenait garde plus que personne.

— Oui, toutes brûlées, appuya-t-elle une seconde fois, et, malgré son émotion, elle examinait, de ces regards curieux qu’ont seules les provinciales, les malines merveilleuses garnissant la robe de chambre de la duchesse.

— Il ne me reste plus qu’à vous supplier de parler ! murmura Renée debout, le front baissé devant la petite bourgeoise.

— Parler ! pourquoi ? je ne me souviens guère de ce qu’il m’écrivait et je n’ai qu’à louer Dieu qui ne m’a pas livrée à lui !… »

Et Lilie croisa ses mains sur son sein oppressé.

Un éclair de mépris jaillit des prunelles de la duchesse.

— Vous êtes l’unique personne qui puissiez intervenir en sa faveur après sa mère.

— On ne défend pas un assassin aussi misérable. Si vous l’aimez, je vous plains, Madame la duchesse. »

Et, tout à coup, la femme de Chauvol se souvenant qu’elle avait désormais l’avantage de l’honneur intact sur une duchesse de Pluncey dont les toilettes étaient citées partout et les extravagances connues de tous les environs, la femme de Chauvol se redressa, ses yeux doux lancèrent un éclair. Enfin, que voulait cette noble intruse ? C’était peu digne de torturer une créature souffrante par les évocations d’un amour malheureux et absurde ! Quels vices cachait-elle sous son cachemire de trois mille francs ?

— Je ne vous demande qu’une chose, madame, s’écria Renée, reprenant sa voix hautaine, c’est de vous rappeler le mal qu’il pouvait penser de moi à cette époque fatale et d’aller le dévoiler aux assises… J’y serai… vous comprendrez, en m’y voyant, ce que je ne peux vous avouer ici. »

Mme Chauvol eut un brusque mouvement de recul, le soupçon lui était enfin permis.

— Je me tairai, bégaya-t-elle les paupières closes ; je vous le jure, ces lettres sont brûlées. »

Renée fut prise alors d’un véritable accès de fureur.

— Mais, rugit-elle, lui saisissant les poignets au risque de la tuer de peur ; mais vous ne devinez donc pas que vous avez, en votre présence, le meurtrier de Barthelme, qu’on me fait passer pour folle et que si, demain, une preuve vivante m’accompagne à la prison de Montpellier, on me croira… l’innocent sera sauvé pendant que le coupable se fera sauter la cervelle ! Entendez-vous, maintenant ? »

Lilie poussa une clameur aiguë. L’heure des fameux démêlés était arrivée ! Elle se sentait étouffée, comme Barthelme, sous un poids énorme.

— Au secours ! cria Lilie se débattant sous l’étreinte brutale de Mme de Pluncey.

— Tu parleras !… Il le faut, je veux que tu parles ! répétait Renée soulevant la masse idiote de la jeune femme, comme elle avait jadis l’habitude d’enlever Mélibar.

— À moi ! cria plus fort Lilie en s’affaissant sur le fauteuil. La duchesse lâcha ces gros bras inertes, et, prise cette fois d’une réelle crise de folie, elle se pressa les tempes à deux mains.

— Infamie ! infamie !… balbutia-t-elle, je l’ai perdu et je ne peux le sauver ! Tout s’acharne contre lui ! tout l’accable ; et moi, je demeure debout au milieu des ruines que j’ai créées sans pouvoir faire un seul pas utile ! Non… je ne suis pas folle… mais je puis le devenir ! J’ai peur… je doute !… Y aurait-il donc des complicités forcées ? Jusqu’à cette femme qui m’offre de se taire !… Se taire ?… que n’ai-je crié plus tôt ! Soit !… qu’elle se taise, je hurlerai, moi, comme ma chienne dans les nuits noires. Allons ! ouvrez cette porte !… Appelez la justice ! Voici le criminel… je suis la liberté de Bruno Maldas !  !… »

Et elle ouvrit la porte toute grande, tandis que Mme Chauvol éclatait en sanglots convulsifs. Ce ne fut pas la justice qui vint, ce fut le duc de Pluncey accompagné du pharmacien terrifié.

— Que vous disais-je ? murmura le duc ; le délire reprend, c’est fini, pauvre créature adorée !… »

Il remit le châle dérangé sur les épaules de la duchesse ; Chauvol courut à sa femme.

— Mais enfin que se passe-t-il ? Lilie, réponds-moi ? Savais-tu que la duchesse était folle ? Elle est venue te demander des lettres qu’on lui a volées ! Elle les demande à tout le monde. »

Lilie employa la dernière ressource des femmes qui ne veulent pas répondre : elle s’évanouit.

Renée regardait fixement le duc.

— Je n’ai pas, en effet, ce que nous venions chercher, les lettres n’existent plus, dit-elle avec désespoir.

— Venez, venez, ma pauvre enfant, répondit Edmond, désormais rassuré. Venez, j’obéis à tous vos caprices, cependant je ne puis tolérer une pareille scène plus longtemps. Un verre de vulnéraire vous attend en bas, et nous remontrons en voiture pour le bout du monde, si vous voulez ! »

Le duc était, comme toujours, parfait dans sa commisération. Renée comprit qu’il était le plus fort. Lentement elle descendit. Sur le comptoir, elle aperçut les médicaments spéciaux que Largess allait emporter. On n’oubliait rien dans cette comédie navrante. Le duc posa, à côté du paquet, un billet de banque et il tendit sa main gantée au pauvre Chauvol abruti.

— Nous nous reverrons, monsieur ; devant un pareil trouble il y a mieux que des excuses à vous offrir…

Renée fixa son regard sombre sur ce marchand qui saluait très bas.

— Je n’ai fait aucun mal à votre femme, dit-elle, mais c’est moi qui ai tué Victorien Barthelme. »

Le duc haussa tranquillement les épaules, Chauvol salua plus bas. Et la duchesse remonta dans le coupé avec la poignante sensation de ceux auxquels on met la camisole de force…

Depuis longtemps la voiture avait fui, pourtant Lilie hésitait encore ! Son mari dormait. Elle s’était levée malgré ses souffrances. Lilie désirait se rendre compte de la folie étrange de la duchesse et, entre-bâillant la grande armoire de noyer, elle sortit de dessous une pile de linge quelques lettres nouées d’un ruban. Il était là, le petit roman du passé !… Elle le trouvait si gentil dans ses couleurs vertes et roses qu’elle n’avait jamais eu le courage de le détruire. Chauvol, malgré ses idées craintives, n’était pas jaloux. Personne ne se souvenait de la frêle histoire du premier âge ! Lilie vaniteuse aimait ce parfum de triomphe amoureux qu’exhalait cette chose morte.

Elle porta les lettres près de la veilleuse, sur la cheminée.

Un moment, elle relut les lignes singulières de la missive nocturne. Un moment, elle attendit, tâchant de comprendre peut-être ce qu’elle allait faire. Puis elle lança les papiers verts et roses sur les braises de la bûche. Une langue de flamme s’allongea… Il était dit que Nono ne serait point défendu par l’amour, et Lilie répéta tout froidement la phrase de son mari :

— Il ne faut pas avoir de démêlés… s’il est innocent, si elle l’aime, cela ne nous regarde pas ! »

Le duc pouvait être content. Le résultat qu’il avait voulu obtenir en sacrifiant sa dignité devant un pharmacien était obtenu… et désormais la duchesse, sa femme serait vraiment folle !…


CHAPITRE X



Les assises devaient s’ouvrir le lendemain, et Bruno avait choisi son avocat. Choisi n’était pas le mot, car le jeune homme avait accepté le premier défenseur qui s’était présenté. Bruno ne croyait plus à rien, moins à sa défense qu’à toute autre chose. Pourquoi aurait-il cru ?… puisque Renée l’abandonnait !

Cet avocat venait d’être inscrit au barreau depuis peu de temps. Il portait de très beaux favoris rouges, et quand il avait vu le client terrible que le hasard lui donnait il avait dit, en caressant ses très beaux favoris : « Voilà un homme mort. » Parce qu’il arrivait de Paris, sûr de lui-même et qu’il avait jugé de suite que l’accusé était un criminel endurci !

Bruno Maldas, depuis sa confrontation avec la victime, demeurait assis, le dos tourné au jour, devant la muraille de sa prison. Il ne se couchait pas, il ne se levait pas. Quand son estomac criait, il allongeait la main, prenait un morceau de pain, puis machinalement ses dents le broyaient, et il retombait ensuite dans une immobilité absolue. Un peu de barbe avait poussé, fort brune, autour de ses joues. Les cheveux broussaillaient, incultes, au-dessus de son front ; l’assombrissement du regard semblait avoir épaissi les sourcils et les cils. Son teint se sillonnait de petites veines bleuâtres, à fleur de peau. Le sang paraissait se figer doucement sous les chairs accablées.

Durant cette pesante captivité, ses épaules s’étaient voûtées, un trou s’était creusé à sa poitrine, et, par moment, il entendait bruire comme une cascade au fond de son cerveau. Ce robuste s’idiotisait dans son désespoir.

Il regardait le mur obstruant son avenir, dressé en barrière infranchissable devant lui.

Lorsque l’avocat venait, il écoutait ses exhortations comme on écoute le prêtre d’une religion qui n’est pas la vôtre. Ce jeune homme remuant le peinait, ne parlant que de démolir tous les arguments de l’accusation, de tuer la conviction dans l’esprit des juges, de rompre le tympan de ceux qui niaient l’évidence.

Bruno avait seulement protesté une fois au sujet du meurtre et il était redevenu muet.

Il n’avait pas revu sa mère, mais on lui avait promis que le secret serait levé la veille des assises et qu’elle viendrait causer avec son avocat. Dans Montpellier, on savait que Bruno n’avait pas fait d’aveux. Mme Maldas le savait aussi et pourtant la malheureuse femme n’osait plus sortir de sa maison pendant le jour. La victime était découverte, le cadavre avait parlé, il y avait vraiment un vrai crime et quel crime ? La plus épouvantable des tueries car d’aucuns ajoutaient que le pauvre Parisien avait eu la langue arrachée avant sa mort. D’autres se rappelaient la disparition d’une fillette de sept à huit ans qui, en suivant un colporteur d’images, s’était égarée dans une terre labourée. On ne l’avait pas revue et on n’était pas éloigné de croire que le meurtrier de Barthelme l’avait mise également sous quelque grosse pierre.

Le fait établi, qu’on ne pouvait nier, c’était que cette petite avait fui juste à l’époque de l’arrivée de Bruno à Tourtoiranne, vers le mois de mars.

Elle avait pris la direction du château, ne sachant pas l’horrible sort que lui réservait… l’imagination du public.

La veuve du jardinier ne pouvait pas déclarer ce qu’elle savait sans consulter Bruno. Elle craignait d’aggraver l’accusation et quand elle pensait aux châtelains de là bas, elle se souvenait que le jour où elle avait refranchi la grille d’honneur des Combasses, un domestique Lui avait déclaré que M. le duc avait ses pauvres, qu’il était même fermement décidé à n’en pas augmenter le nombre.

Les âmes charitables qui discouraient de l’affaire de Tourtoiranne, en mêlant si souvent le nom de cette demeure aux charges amoncelées sur le prisonnier, n’avaient pas une seule allusion fâcheuse vis-à-vis de ses habitants. Le général avait eu un assassin pour secrétaire, il avait bien eu déjà un voleur, selon les racontars de ses valets. Cet assassin avait probablement jeté un impudent regard sur sa fille ; la fière fille de Fayor, encore une chose inévitable et que le bon peuple admet volontiers avec un assaisonnement de propos égrillards. Les uns se représentaient Bruno comme un rustre sournois rempli de passions sauvages malgré son instruction. Les autres, comme un vicieux sadique tuant pour le simple plaisir de tuer, mais ayant l’esprit de cacher ses victimes et ses vices.

Le duc, très écouté à cause de son nom, avait prétendu un soir au Cercle de la philologie que ce jeune monstre lui semblait intéressant. Il avait mis le système de Gall, qui répond à tout sans rien éclaircir, sur le tapis des hobereaux du département, de sorte qu’on discutait encore en ayant complètement perdu de vue la tête de l’accusé, à force de faire des comparaisons sur celles des autres accusés.

Dans le grand monde de Montpellier, on savait vaguement que la duchesse avait eu un accès de fièvre chaude lors de la sinistre trouvaille et qu’elle n’était pas encore rétablie. On racontait une histoire sentimentale sur l’infortuné Barthelme et deux ou trois vieux gentilshommes, de ceux qui savent que tout arrive dans la noblesse, attendaient les débats du procès avec inquiétude.

À part cela, Montpellier s’animait contre Bruno.

On y regrettait surtout que cette affaire arrivât en même temps que la nouvelle opérette au théâtre ce qui allait donner trop de spectacles à la fois pour les semaines où l’on s’ennuyait.

La veille du jour solennel, l’avocat exigea que son client bût un verre de rhum après son déjeuner et l’invita vivement à fumer quelques cigarettes.

Bruno refusa. Il demanda un livre, n’importe lequel, désirant s’isoler de la terre entière tant que cet importun serait là.

L’avocat eut une exclamation naïve.

— Mais voyons ! mon ami, seriez-vous innocent par hasard ? fit-il extrêmement surpris du calme de l’accusé.

— Vous en doutiez ?… » répliqua Bruno, non moins naïf. Et sur son bon visage reparut un instant son franc sourire d’autrefois.

Ce ne fut qu’un rayon, car bientôt une larme glissa de sa joue sur la page qu’il lisait.

Le défenseur sortit de la cellule tout songeur. Ses grands gestes s’étaient évanouis ainsi que ses grandes phrases. Un scrupule avait fait place à sa solide assurance.

— Diable ! pensait-il, s’il est innocent, alors je vais le faire condamner ! »

Nono ne toucha pas au rhum. Il se retourna vers la muraille, posa son front contre la pierre glacée, et resta plongé dans d’amères réflexions.

Tout à coup la porte s’ouvrit lentement, le guichetier annonça avec respect :

— Maldas, voici M. le duc de Pluncey qui vient vous voir !… »

Bruno recula en chancelant. Un nuage obscurcit sa raison. Debout devant lui se dressait le mari de Renée Fayor.

— Vous !… s’écria Maldas en reculant.

— Moi ! » fit le duc qui se découvrit gravement.

M. de Pluncey regarda autour de la chambre comme s’il eût cherché quelqu’un. Il était excessivement pâle dans ses fourrures noires, et ses deux mains gantées tremblaient presque autant que les paupières de Bruno. Il se retourna pour s’assurer que le guichet avait été refermé.

— Nous sommes bien seuls ? demanda-t-il d’un accent si bas qu’on pouvait à peine distinguer ses paroles.

— Seuls ? dit Bruno se redressant avec une fureur concentrée, vous avez donc peur d’un prisonnier, monsieur le duc ? »

Edmond de Pluncey l’enveloppa d’un regard tellement hautain qu’il comprit tout de suite de quelle haine était faite la protection du grand seigneur.

Nono crispa ses poings.

— Où est-elle ? interrogea de nouveau le duc d’un ton sifflant.

— Renée ? murmura Bruno tressautant, vous me demandez où est votre femme ? »

La tête de Bruno faillit éclater. On venait chercher Renée dans sa prison, chez lui ! Le malheureux crut que sa raison l’abandonnait tout à fait.

— Elle est venue ? reprit le duc, ne mentez pas !

— Et pourquoi serait-elle venue ? »

M. de Pluncey lui posa la main sur l’épaule.

— La vérité tout entière ! Bruno Maldas, Mme de Pluncey doit être venue ici ?

Et Bruno répondit en le regardant fièrement :

— Sur mon innocence, monsieur, je vous jure que je n’ai pas vu Renée Fayor ! »

Le duc eut une lueur de joie fébrile à travers son visage de marbre.

Les deux hommes restèrent quelques instants l’un devant l’autre sans dire un mot. Ils frémissaient tous les deux, mais leurs yeux ne se baissaient pas. Enfin Edmond rompit le premier ce terrible silence.

— Je vous crois, Bruno, dit-il d’une voix plus calme. À mon tour, je vous avouerai la vérité. La duchesse de Pluncey (il appuya sur ce titre) est partie ce matin de chez elle sans réveiller ni moi ni mes gens. Elle est très souffrante depuis longtemps. Le médecin craint une complète aliénation mentale. Je la faisais garder toutes les nuits, seulement on ne peut pas prévoir la durée d’une fidélité quelconque, et le gardien a dû ou s’endormir, ou accepter de l’argent. Renée s’est enfuie dès l’aube. Dans quel but ? je l’ignore ; mais il faut que je la retrouve. »

Bruno eut un geste fou.

— Elle va venir, moi aussi j’en suis sûr ! » cria-t-il éperdu.

Edmond se mordit les lèvres jusqu’au sang.

— Nous la recevrons, dit-il avec une froideur de plus en plus calme. »

Bruno se laissa tomber sur son petit lit de fer.

— Oh ! bégaya-t-il, ne s’apercevant pas qu’il suppliait le mari, allez-vous-en, je veux la voir encore avant les assises… qui sait si elle ne m’apporte pas ma délivrance !… et si je suis condamné, elle m’apportera le courage !… Allez vous-en !… »

Le duc s’appuya au chevet du prisonnier.

— Vous oubliez qui je suis ! fit-il avec un sourire de compassion sinistre.

— Vous êtes son bourreau ! rugit le jeune homme dont les poings se crispèrent.

— Peut-être ! scanda M. de Pluncey, mais elle est le vôtre, Bruno Maldas. »

Les oreilles de Bruno bourdonnèrent, il releva son front déjà penché en avant comme celui d’un désespéré qui va se défendre.

— Elle… mon bourreau ! Renée… et quand vous la gardez de force, elle s’échappe pour venir me voir !

— Bruno, voulez-vous m’écouter ? Ce que je vais vous dire, j’aurais dû vous le dire plus tôt, mais j’hésitais, moi, à leur livrer une femme que j’ai passionnément aimée, qui est la mienne. Bruno, vous m’avez juré, sur votre innocence, qu’elle n’était pas venue. Sur mon nom, par mes aïeux, par la couronne encore sans souillure de mon blason, je vous jure que le véritable meurtrier de Barthelme est celle que vous appelez toujours Renée Fayor ! »

Bruno se renversa en arrière, ses yeux se voilèrent, il devint plus blanc que les draps de son lit, et quand le duc vit ce corps puissant ainsi affaissé, il crut que c’en était fait du jugement des assises. Il passa son bras autour de la ceinture du prisonnier, releva doucement le buste incliné puis, dans son pardessus de fourrure, il chercha son flacon dont le seul étui d’or fleuronné offert au geôlier aurait peut-être suffi pour assurer la fuite de Bruno, et le lui fit respirer, tandis que ses doigts avaient des crispations nerveuses. Nono rouvrit les yeux, repoussa le flacon et hocha la tête comme une bête assommée.

— Ah ! dit-il d’un ton sourd, elle a tué Victorien Barthelme !…

— Oui, répondit le duc presque affable, elle l’a tué. Puisque je suis venu, je peux vous apprendre le reste. C’était son amant ! Lasse de lui, elle s’en est débarrassée. Les enfants brisent leur jouet, cela est bien naturel. Et ensuite elle vous a trompé pour un autre… quand vous l’adoriez, pauvre fou, à l’égale d’une vierge, elle qui n’a ni cœur ni entrailles. Maintenant, au lieu de vous briser elle-même, elle vous fait briser… c’est plus simple et surtout plus commode pour une grande dame ! Voilà ce qui est vrai, Bruno, vous pouvez le déclarer… »

Le prisonnier avait les mains jointes.

— Il ne fallait point me le dire… je ne voulais pas le savoir !… râla-t-il ; puis ses prunelles lancèrent une flamme. Vous me trompez… je crois que je vais vous étrangler avant qu’elle vienne !… ajouta-t-il saisi d’une colère affreuse.

Le duc prit ses mains d’hercule dans ses doigts délicats.

— Enfant, dit-il, j’ai l’âge d’être votre père et j’ai pitié de vous ! Je n’aime plus cette femme qui m’a déshonoré pour jamais. Elle va venir tout à l’heure quand je serai parti, soit ! Peut-être voudrez-vous la prendre, si elle se donne. Eh bien, sachez que cette femme était à moi, lorsque vous n’osiez pas baiser le bas de sa robe… Souvenez-vous !… dans le jardin de son père !… »

Bruno se tordit les bras avec une explosion de souffrance.

— À vous !… à vous !… et elle me laissait dans la poussière à ses pieds !… Mais qu’ai-je donc fait au ciel pour qu’il s’écroule aujourd’hui sur mon cœur ?… »

Le duc ajouta d’un air sombre :

— Elle mérite la mort ! »

Un moment, Bruno regarda cet homme qui voulait que Renée mourût… il essayait de comprendre aussi la possibilité de cette chose affreuse. Soudain, il eut un élan de splendide passion.

— Mais s’exclama-t-il, savez-vous bien que moi je suis celui qui l’aime ! Non ! je ne veux pas qu’elle meure. Je reste ! » et il frappa sur le lit misérable comme s’il voulait s’y attacher pour toujours. Le duc s’éloigna d’un pas le regard rivé au visage radieux du pauvre martyr.

— Vous laisseriez subsister l’erreur, les juges ne se douteraient de rien ? »

Nono ouvrit tout grands ses yeux superbes.

— Oui, mais si elle m’avait aimé seulement une seconde. Oh ! alors ! pour cette seconde d’amour, je donnerais tout mon honneur d’homme en ce monde, moi qui ne suis pas noble, qui ne suis pas duc ! Demain, en face d’eux, je m’avouerais coupable de son crime et ma mère elle-même ne saurait pas que je suis innocent. »

Le duc s’éloigna encore, sa physionomie livide prit une expression de tendresse infinie.

— Bruno, dit-il, vous êtes plus noble que le duc de Pluncey… voulez-vous me donner la main ? »

Le jeune homme d’un mouvement spontané tendit la main.

— Je vous hais ! fit-il d’une voix étouffée par les sanglots.

— Je le sais, Bruno !… Vous me haïrez moins quand je vous aurai dit que cette seconde d’amour pour laquelle vous sacrifieriez plus que votre vie a existé. Vous avez été l’unique passion que Renée Fayor ait jamais pu ressentir… Malheureusement, la peur chez les femmes l’emporte sur l’amour ! »

Bruno Maldas serra à la broyer cette main gantée qui frissonnait dans les siennes.

— Merci, dit-il simplement.

— Qu’allez-vous faire ? interrogea le duc la gorge tenaillée par l’angoisse.

— Ce que vous feriez sans doute à ma place, monsieur le duc, répliqua Nono transfiguré, monter sur l’échafaud avec une bonne conscience !… »

Edmond de Pluncey baissa les paupières… Ainsi, le fils d’un jardinier savait aimer jusque-là…

— C’est impossible, murmura-t-il malgré lui, une femme est si peu pour qui est jeune comme vous !…

Bruno, avec une naïveté charmante, balbutia :

— Je ne sais pas ce qu’elles sont… et vous voyez que je mourrai peut-être sans le savoir !… »

Ses longs cils retombèrent puis la réaction se fit, ses jambes fléchirent, il redevint enfant, ses larmes ruisselèrent.

— Je ne sais pas, répéta-t-il follement, je ne sais pas !… »

Le duc gagna la porte.

— Votre mère est en bas, Bruno, du courage et que Dieu vous conseille !…

— Je me suis donné, je ne me reprends plus, répondit Bruno, si elle ne m’a jamais appartenu je lui appartiens, moi. Dites-lui que mon dernier souffle est à elle ! »

Le duc continua d’un ton très doux :

— Renée peut venir… je vous ai tout avoué… en échange, promettez-moi de ne pas la recevoir ?

Le pauvre torturé, affaissé au milieu de sa cellule, eut un mouvement d’atroce épouvante.

— Je ne peux promettre qu’une chose murmura-t-il pliant sous une infernale douleur, c’est de respecter Mme de Pluncey puisque vous m’avez permis de mourir pour elle !…

— Vous le jurez ?

— Je le jure ! »

Le duc sortit. Dès que la porte fut refermé, Edmond déchira fiévreusement son gant car il avait des haines plus durables que celles d’un manant, lui, et il dit tout haut : Fatalité !…

La mère trouva son fils étendu à la même place… elle se précipita pour l’embrasser. Bruno la repoussa durement.

— Maman, fit-il, prenez garde de vous salir… ne comprenez-vous pas que je suis couvert de sang ?

— Tu es blessé ? s’écria-t-elle, réponds-moi, cher enfant !… »

Césarine, la petite sœur, essuyait les joues de son frère et le mangeait de caresses.

— J’ai tué, » répliqua-t-il machinalement.

Elles restèrent immobiles comme deux statues, le visage décomposé par la honte…

Vers cinq heures du soir, pendant que l’avocat descendait l’escalier de la prison, une femme demandait à voir l’accusé, se disant une de ses proches parentes. Elle était vêtue d’une longue mante brune de paysanne et son capuchon retombait en avant sur sa face. Elle insistait. L’avocat supposa que ce pouvait bien être une maîtresse car elle paraissait très jeune. Il fit introduire la femme en dépit des règlements parce que dans le moment psychologique précédant les assises, tout doit être mis en œuvre pour obtenir les aveux du coupable.

Quand elle fut entrée dans la cellule et qu’on l’eut enfermée avec le prisonnier, elle se crut seule. Bruno était étendu par terre, devant la croisée. La chandelle fumait sur la table et projetait de grandes ombres sur les murailles. On ne distinguait rien. La femme défit sa mante. Sous la bure elle avait une robe de velours.

— Nono, dit-elle, d’un accent de passion indicible, Nono, c’est Renée qui vient te voir, où es-tu ? Il ne bougeait pas. Elle éleva le flambeau et elle aperçut le malheureux pleurant dans ses poings serrés.

— Nono, ne veux-tu pas me reconnaître ? » cria-t-elle hors d’elle-même.

Elle se mit à genoux pour redresser sa tête meurtrie par la dalle. Bruno la regarda fixement.

— Qui êtes-vous, madame ? dit-il d’une voix rauque, je ne vous connais pas ! »

Désespérée, la duchesse essaya de le soulever pour lui appuyer la tête contre son sein.

Ce n’était plus qu’une masse inerte.

— Bruno, je suis là, je viens te sauver ! murmura-t-elle, il n’y a pas de temps à perdre, vois-tu ! Moi, j’ai tellement lutté que mon âme va me faire défaut peut-être au moment où je te l’apporte tout entière ! J’ai voulu te faire ma première confession et puis rester avec toi, comme cela, tout simplement… c’est ma place… je la reprend et demain je leur expliquerai… Mon Dieu !… tu te détournes ? Tu retires tes doigts… Ah !… tu sais déjà quelque chose ? Le duc… le duc !… Il a parlé ? avant moi… Et tu ne m’aimes plus ! »

Ses traits bouleversés faisaient peur. Ses yeux, ses merveilleux saphirs qui éblouissaient par leur éclat magique s’éteignirent tout à coup. Sa bouche se contracta, une férocité hideuse se répandit sur ce visage si fin et si pur. Alors, Bruno eut devant lui l’assassin de Barthelme, tel qu’il devait être pendant le crime. Réellement cette femme avait tué ! Elle avait envie de tuer encore !

— Que ne puis-je déchirer ce monstre plus monstre que moi… Il m’a trahie… il est venu me reprendre ton amour… lui qui avait promis de te sauver !… et ses dents apparurent entre ses deux lèvres pourprées.

— Savez-vous prier ? demanda Bruno lentement, j’ai essayé, je n’ai pas pu… je ne peux que vous pardonner.

— Je refuse ton pardon… puisqu’il est sans baiser !… » répliqua-t-elle se cachant le front dans le velours de sa jupe.

Bruno rampa jusqu’à sa couche.

— Madame… l’heure n’est pas arrivée… demain, quand les jurés auront prononcé, vous serez plus sûre de ma fin.

Renée bondit.

— De ta fin, rugit-elle, en l’enlaçant de ses bras, que dis-tu ? ne comprends-tu pas que je reste… et que tu peux sortir. Je ne suis pas folle, ils le verront bien, va !… Comme ton corps est froid !… comme tes yeux sont brillants… Ne devines-tu pas maintenant ce qui m’éloignait de ta tendresse ? Écoute… écoute donc… j’étais venue décidée à me taire encore parce que je voulais me donner toute… Il me semblait que je me devais et que tu m’étais dû… j’ai trop souffert ! Notre amour a été assez chaste pour me racheter… n’est-ce pas ?… oh ! mon vierge adorable !… j’avais oublié la malédiction qui me poursuit !… Tu m’accuses d’avoir tardé… C’est vrai… mais j’avais là bas des gens qui m’attachaient à mon lit. Les portes étaient garnies de verroux et les fenêtres étaient clouées… Leurs remèdes contre ma folie… Non… non… je ne suis pas folle… Je me suis sauvée, je ne me rappelle plus comment… j’ai été trouver Mme Chauvol… d’abord… Lilie… elle avait brûlé tes lettres… l’infâme ! Ce matin, je me suis cachée trois heures dans un champ, derrière une haie, n’osant pas remuer, car il avait mis ma chienne à ma poursuite… j’entends ses hurlements, je les entendrai toujours… je me sentais capable de la déchirer en morceaux si elle m’avait trouvée !… J’ai gagné la ville ne sachant pas le chemin et je serais bien allée chez ta mère, mais j’avais peur d’elle. Je me suis reposée sur un banc de la promenade. Dès que la nuit est tombée, j’ai cherché la prison… je l’ai trouvée… je te sentais de loin, je savais que tu m’attendais… à présent… à présent… »

Elle se pelotonna aux pieds du jeune homme, mettant sa joue blanche comme une cire sur ses larges mains, et frottant ses cheveux d’or contre sa peau.

— … À présent, Nono, je suis ton esclave, ton bien, ta maîtresse… Renée n’est plus belle, son visage est flétri par le mal… pourtant son amour est si beau !… Quand on pense qu’ils m’ont donné une heure pour rester ici… et nous aurons toute la nuit, n’est-ce pas… tu voudras bien passer avec moi ma première nuit de prison ? »

Bruno tressaillit jusqu’au plus profond de son être.

— Vous avez été l’amante de Victorien Barthelme… soyez bénie…, madame la duchesse, dit-il avec une ironie amère, pour les consolations que vous apportez à vos victimes !… »

Renée poussa une sourde imprécation.

— Le lâche… il t’a tout dit… il ne m’a pas fait grâce d’une seule de tes tortures !…

— Il a bien fait, madame !…

— Tu ne me désires plus, Nono ! » dit-elle en penchant la tête en arrière pour qu’il pût lire dans ses yeux égarés.

Il la contempla d’un air morne.

— Je ne vous crois plus, madame ! » et il repoussa doucement les bras qui l’enlaçaient.

Renée eut un cri sauvage.

— Je veux que tu me croies… je le veux… pourrais-je t’embrasser ainsi si je te trompais ? »

Ils demeurèrent saisis de vertige et haletants dans ce baiser, ne pouvant désunir leurs mains.

— Tu m’aimes ? » bégaya-t-il sentant une passion insensée glisser dans ses veines au simple contact de ses cheveux de soie.

Et Renée, pour répondre, arracha d’un geste effrayant les agrafes de son corsage.

Elle était toute nue sous cette robe, comme les courtisanes qui craignent de ne pas avoir le temps d’aimer. Elle n’avait pas senti le froid. Depuis qu’elle était là, son corps brûlait. Du milieu de ces ombres flottantes et de ce velours qui l’enveloppait d’une nuit intense, son buste resplendit, plus lumineux qu’un rayon de soleil.

— S’ils viennent, lui et eux, ils sauront au moins comment se donne la duchesse de Pluncey ! » dit-elle en riant d’un rire convulsif.

Bruno ferma les yeux.

Pour ne pas la laisser tomber à ses pieds, il la tenait toujours par la taille et il touchait sa peau frémissante.

Renée acheva de faire sauter les agrafes. Le velours coula le long de ses hanches merveilleuses, pareille à une nuée s’évanouissant dans l’irradiation d’un astre.

Tout le poème de la femme, l’immense poème de l’amour était devant lui.

Bruno resserra les bras… un flot de sang monta de sa poitrine à son cerveau.

— Nous rêvons, murmura-t-il, viens !… »

Dans l’éblouissante neige de sa gorge, la mouche noire semblait l’appeler et ce petit signe fait en forme de cœur dardait une enivrante fascination…

— Après, nous mourrons… veux-tu ? demanda-t-il bien bas.

— Oui ! après !… répondit-elle se pressant plus fort contre lui.

… Un coup violent fut frappé à la porte. Renée, par un mouvement instinctif de pudeur, remonta sa robe.

— Madame la duchesse de Pluncey, dit une voix hautaine, nous vous attendons !… »

C’était le duc.

Bruno sortit de son rêve. Il avait compris. Il allait, lui, le trahi, accepter le payement de son sacrifice… Il repoussa brutalement ce corps ravissant qui s’attachait au sien.

— Je vous remercie, Madame, dit-il en la foudroyant de son regard devenu haineux pour la première fois, j’oubliais que vous êtes la femme d’un honnête homme… Adieu ! »

Et il rejeta sur elle, la fouettant avec l’étoffe grossière, sa mante de paysanne.

Renée recula, les bras toujours tendus.

— Nono ! Nono… je t’aime… cria-t-elle d’un accent déchirant… je t’aime… je t’aime !

— Moi, je vous méprise, Renée. Laissez-moi donc mourir sans remords, puisqu’il est convenu que j’ai tué votre amant. Il ne faut pas qu’il puisse me maudire avant que je l’aie rejoint. Votre mari vous pardonnera comme je vous pardonne… allez-vous-en heureuse ! »

Il marcha sur elle, la main levée, ivre de rage, car tout se révoltait dans cet être d’une idéale bonté. Elle le trompait encore, elle l’avait toujours trompé…

— Nous vous attendons », répéta la voix qui vibra dans toute la cellule.

Renée, les yeux démesurément ouverts, regardait la muraille d’où l’ombre gigantesque de Maldas se détachait et avançait un bras prêt à l’anéantir.

Alors, elle eut un gémissement étrange, un gémissement qui ressemblait à celui d’une chienne qui a peur. Elle ramena la mante sur son sein nu et prononça une phrase inintelligible, les yeux tournés du côté de l’ombre.

Le guichetier entra précédant le duc.

L’avocat les suivait.

— Venez, dit M. de Pluncey prenant sa femme par les poignets. C’est une folie dangereuse que la vôtre. »

La duchesse n’opposa aucune résistance. Elle se mit à rire.

— Vous savez, dit-elle, monsieur, que Bell m’a suivie jusqu’ici. C’est vraiment très drôle l’esprit d’une bête !… » Et elle riait !…

L’avocat, très étonné de ce dénouement bourgeois pour cette tentative de grande dame, cherchait la chienne.

Nono répétait, chevrotant comme un vieux :

— C’était donc vrai… c’était vrai que votre mari vous attendait derrière cette porte ?… » Et quand on eut entraîné Renée loin de lui, quand il fut persuadé qu’elle avait joué, avec la permission de son maître, la plus odieuse des comédies d’amour, il se prosterna en murmurant dans un spasme.

— Jésus, Jésus, vous n’avez jamais tant souffert que Bruno Maldas, car vous n’avez jamais aimé !… »

La ville de Montpellier et ses environs tinrent à se faire représenter aux assises du lendemain.

Heureusement pour tous, la nouvelle troupe n’avait pas achevé ses répétitions. Les esprits étaient donc, sans concurrence nuisible, attirés vers les péripéties du drame de Tourtoiranne.

Les notables disputaient encore sur le système de Gall ; on avait ajouté un peu de chiromancie, la veille au Cercle, en prétendant que la paume des mains de Bruno se trouvait excessivement développée… Ainsi les mains des filles de mauvaise vie… ainsi les mains des conquérants… de tous les bourreaux en général.

Et les discussions continuaient à travers les couloirs du palais de justice. Le peuple toujours nombreux à ces sortes de spectacles, se pressait à s’étouffer le long des galeries des amphithéâtres. Il y avait là toute famille de Sancillot, premier témoin qui, brusquement, s’était découvert tous les paysans de Gana-les-Écluses pour cousins, tant sa réputation matoise venait de grandir. Aucun des fermiers de Tourtoiranne et des Combasses n’avait manqué au rendez-vous.

Largess avait entraîné toute la valetaille des deux maisons. Les parents de M. Béniard, l’architecte, le père du gamin au chiffon, personne n’avait fait défaut.

Un jour terne de décembre tombait des vitrages du plafond.

Le président avait un aspect somnolent quoique ses yeux vifs étudiassent l’assemblée afin d’en tirer des déductions personnelles.

En face de la cour, vis-à-vis la robe rouge, était debout un homme fort pâle, le coude appuyé sur la balustrade le séparant du public, dans une attitude pleine d’élégance et aussi d’une gravité sévère.

C’était le duc de Pluncey. Rien ne trahissait l’horreur dont il était rempli.

Quelquefois son bras tremblait, mais il faisait un tel froid, les calorifères du palais étaient si mal entretenus, que l’on pouvait admettre sans interprétation fâcheuse ce frisson de raffiné.

À côté de lui, assis dans la martre doublant son pardessus, le général Fayor croisait les jambes et frisait sa vieille moustache grise. Le général songeait anxieusement aux singulières phases du délire de sa fille. Il toisait la cour parce que cette bande de jupes liguées contre un seul être lui faisait mépriser l’humanité. De temps en temps, ses yeux fixes avaient un voile humide, il revoyait sa pauvre fille enfermée là bas dans la chambre bleue avec un médecin arrivé le matin de Paris et deux gardiens rigides.

Folle ! folle à lier, pour un Victorien trouvé sous une pierre, lui qui avait cru qu’elle choisissait l’époux aimé en choisissant cet impassible duc ! Il jetait un hum ! un sonore dans la foule en faisant volte-face pour cacher son émotion.

Quelques officiers retraités étaient venus se grouper à gauche, veillant sur ces hum ! de mauvais augure. Cela formait son éternel état-major de réserve, prêt en cas d’attaque à secourir de sa présence sympathique son vieux général. Plus loin, c’était le maire de Gana, timide et enfoui dans un collet élevé, se demandant si vraiment on pouvait lui demander quelque chose concernant cette affaire.

Toutes les femmes des jurés étaient venues pour soutenir de leurs œillades significatives l’opinion trébuchante de leurs maris. Par instant, on entendait des réflexions impossibles à retenir et faites de cet accent bizarre qui exalte les méridionaux quand ils se retrouvent après des années d’absence.

— Le duc ne témoigne donc pas ? ma chère dame, c’est bien étonnant !… »

À quoi l’autre répondait du même ton :

— Il n’a pas voulu qu’on lui fît l’affront de lui payer son déplacement, il ne dira rien, Jules me l’a assuré. Vous savez que c’est la première fois que nous sommes de la justice !… » et elle se rengorgeait sous les brides roses de son chapeau, car ces drames véritables ont cela de charmant qu’on peut y assister sans se mettre en costume d’enterrement.

À la meilleure place, près de l’accusateur public, s’était glissé Félix Jarbet se promettant d’avance trois séances de témoignages, à la condition expresse que le coupable persistât dans ses dénégations.

Le public finit par s’impatienter. On tapait des pieds.

Les préliminaires exaspéraient tout le monde. On voulait voir l’assassin… on voulait l’entendre.

Mme Chauvol, étant donné son état, n’était pas venue à l’audience, mais son mari avait les yeux rivés sur M. de Pluncey.

Les Névasson enviaient beaucoup la place de leur gendre. La belle-mère poussait d’une façon outrageuse de pâtissier de la rue des Trois-Couvents qui la séparait de ce poste de faveur.

Elle faisait, tout haut, mille remarques flatteuses sur la distinction de ce gentilhomme, avouant que les ducs étaient fabriqués d’un levain plus pur que les marchands de drogues.

Dans la salle des pas perdus, à la porte de droite, une vieille femme à cheveux blancs empêchait une petite fille de se jeter dans l’audience pour voir son frère, et par intervalle, on percevait sa voix basse l’implorant :

— N’entre pas… il n’est pas arrivé… il passera de notre côté. »

Ce fut la porte opposée qui s’ouvrit toute grande. L’accusé fit son apparition entre deux gendarmes.

Un murmure profond parcourut les rangs des spectateurs. Le duc ne put réprimer un soubresaut magnétique. Le général fronça les sourcils pendant que les retraités échangeaient des hum ! modelés sur les siens.

Les jurés se penchèrent comme un champ de blé sous le vent, leurs femmes ondulèrent.

Bruno était calme. Une superbe lueur faisait resplendir ses yeux bruns. La joue avait repris un incarnat fiévreux. Au lieu d’être abattu comme le sont les coupables devant le redoutable appareil de la cour, il était presque insolent, lui le doux naïf que le regard d’une femme avait si souvent précipité sur les genoux. En passant à côté du général, il ne baissa point sa prunelle ardente.

— Êtes-vous témoin à charge, vous ? demanda-t-il durement.

Et le général s’emportant, malgré les signes réitérés de ses amis, riposta.

— À décharge !… assassin !…

Bruno se mit à rire et cambra son large torse en croisant les bras en arrière, montrant à tous sa solidité de rustre.

Il avait cependant fait faire sa barbe, le matin, et s’était baigné. Ensuite, dispos comme pour un hymen, il venait se livrer aux cruelles malédictions de la foule.

Dès qu’il se fut assis, le murmure s’apaisa. Tout le monde sachant par cœur les détails du réquisitoire, on attendait les pièces à conviction.

On n’eût pas ce curieux étalage, la victime s’était corrompue à l’air libre et on avait dû l’enterrer au plus vite.

Les docteurs exposèrent seulement les résultats de leurs examens médicaux.

Selon eux, la victime avait été frappée d’abord, puis écrasée ensuite. Il avait fallu déployer une force prodigieuse pour ébranler ce rocher malgré son frêle point d’appui, car il était prouvé que le pic des ouvriers s’était enfoncé de vingt centimètres pendant la nuit.

Le défenseur, selon un usage immémorial chez les jeunes avocats impuissants, faisait claquer ses doigts durant la série des témoignages. Il hochait la tête, froissait ses papiers, cherchait précipitamment une feuille blanche, la griffonnait plus rapidement encore, caressait ses favoris, soulevait ses cheveux bouclés et présentait la mine d’un homme agacé au plus haut degré.

Mais il comptait surtout sur la fermeté de son Maldas…

Bruno écoutait avec une attention distraite toutes les dépositions, souriant quand les témoins prêtaient serment.

Les témoins à décharge furent moins explicites.

Il n’y eut que le général qui, d’abord évasif, devint très positif.

Il avait obtenu la permission de rester auprès de son gendre, attendu que sa déposition devait être fort peu importante quoique le coupable eût vécu de sa vie.

Subitement, il fit un speech très aigre sur les gens de justice qui font des discours pour ne rien prouver, puis se tournant vers l’accusé il l’appela bandit d’un ton presque tendre, avouant qu’il avait été trop raide dans le métier pour ce sournois-là, mais qu’il croyait qu’il s’était soucié de sa fille comme d’une paille et que Barthelme, somme toute, valait moins que lui !…

Ceci, lancé avec la crânerie que donne un grade élevé, fit sensation.

Voulait-il le charger ou le décharger ? On l’ignorait. Les juges firent remarquer au général qu’il était en flagrante contradiction avec lui-même… ils amenèrent une explosion.

— Comment, mille tonnerres ! gronda-t-il, c’est vous tous qui êtes en contradiction. Après avoir cherché à le noircir depuis cinq heures, vous me priez maintenant de le débarbouiller. Sachez ce que vous faites ! guillotinez-le, mais ne vous moquez pas de lui !… »

Cet incident répandit un peu de gaîté.

Bruno répondit au général :

— Vous avez raison ! »

Le général alla se rasseoir tout bougonnant et le cœur gonflé d’une chose qu’il ne pouvait pas dire.

À son tour, l’accusation fit sa sinistre besogne.

Enfin un grand silence se fit. On attendait la plaidoirie du défenseur.

Malgré le froid, quelques jurés s’essuyaient les tempes.

Une dernière fois, l’avocat se caressa les favoris. Pour ne pas perdre une ligne de sa taille, il se redressa étalant ses papiers sur sa planchette, ouvrant ses codes aux endroits cornés, relevant ses manches… Déjà il avait proféré les formules d’usage, quand les mots expirèrent dans sa gorge, et il se rejeta épouvanté sur les gendarmes. Ceux-ci n’avaient pas eu le temps d’empêcher Bruno Maldas d’abattre sa large main sur le bras levé de son défenseur.

— C’est inutile de parler, Monsieur, dit la voix forte de l’accusé, je m’avoue coupable du crime dont on m’accuse… »

Une clameur sortit de toutes les poitrines. C’était, certes, un effet auquel personne ne s’attendait.

La cour eut un mouvement de stupeur. Les jurés se penchèrent tumultueusement en dépit de l’impassibilité imposée. Le général donna du poing sur la balustrade… un cri étouffé retentit derrière la porte de la salle des pas perdus.

Le duc de Pluncey n’avait pas bronché, mais ses yeux devenus clairs se tournèrent vers les yeux devenus sombres de Bruno. La lutte était désormais finie entre ces deux passionnés.

Ce qui suivit fut indescriptible.

Le défenseur, malgré l’aveu, ne voulait pas perdre le bénéfice de sa défense et il s’établit un colloque effrayant. Bruno réfutait tous les arguments développés en sa faveur. L’avocat lui imposait silence en lui soutenant qu’il était innocent. Le discours s’acheva dans la confusion la plus étrange.

Bruno put s’adresser aux juges.

— Messieurs, dit-il d’un ton ferme, je suis un monstre ; je le reconnais et m’en fais gloire ! Voici la vérité : j’ai tué Barthelme parce que nous aimions, lors de mon séjour à Paris, la même femme. Ce n’était pas la duchesse de Pluncey, je le jure ; je ne vous la nommerai pas… Elle est morte. »

En prononçait ces paroles, il regardait le duc qui blêmissait.

— Elle est morte. Vous m’accusez d’avoir tous les vices, parce que je suis un idiot. Mon Dieu ! j’ai vécu comme tous les jeunes gens de mon âge ayant plus d’esprit que moi. J’ai fait l’amour et j’ai bu ce qui a égaré ma main souvent. »

Ici Bruno se mit à rire d’un rire atroce, ainsi que doivent rire les damnés !

» Vous n’avez pas pitié d’un de vos semblables… je vous souhaite de n’avoir jamais rencontré votre rival à la portée d’une roche branlante. Je vous souhaite de n’avoir jamais eu faim d’un corps bien blanc !… Je n’étais pas riche, moi, il me fallait prendre mon bonheur le long des grandes routes… J’ai choisi des filles perdues, cela est sûr, messieurs, j’ai fait ce que j’ai pu et suis allé où me poussait la nature. Je ne me recommande pas à votre indulgence, vous n’en avez pas. Pourtant, je vous préviens, si vous me faites grâce, je vous affirme que je tâcherai de vivre mieux encore !… Désormais je tuerai la première créature qui me dira : je t’aime, pour qu’elle ne puisse plus me trahir !… »

Il y eut un transport d’indignation. Les mères pressèrent leurs enfants contre leur sein… Les maris se rapprochèrent de leurs compagnes… et le président dut imposer silence.

— Auriez-vous d’autres crimes à nous révéler ? » demanda l’un des juges revenu de son trouble.

— Oui !… j’existe !… » répondit Bruno.

… Félix Jarbet riait tout bas et songeait à une phrase sonore de la défense perdue au milieu des rumeurs.

Les hautes protections ne lui serviront pas à grand’chose. C’est toujours comme ça quand le sang leur monte au crâne. Attendons le trac de la fin ! »

Le jury délibéra une heure qui parut un siècle.

Tous ces hommes, énervés par les inutiles détails de la procédure, l’estomac tiraillé par la faim (car il était plus de deux heures du matin et personne ne voulait sortir) tous ces hommes auraient volontiers inventé un couperet pour l’essayer sur le misérable !…

Des théories contradictoires se faisaient entendre.

— Voici les bienfaits de l’instruction ! disait l’un… donnez donc des bourses d’études aux va-nu-pieds de la ville !

— Voilà les fruits d’un abrutissement complet ! disait l’autre, c’était un ignorant qui ne touchait jamais un livre ! »

Le général allait et venait cherchant quelqu’un à assommer.

— S’il m’avait consulté, je lui aurais fait émietter plutôt ce Barthelme ! »

Et quand ses officiers le suppliaient de se taire :

— Il a bien agi, morbleu !… hurlait-il. Oui, je trouve qu’il a très bien agi !…

— Mon cher beau-père, interrompit le duc, on vous prendrait pour son complice !… »

M. de Pluncey souriait de son sourire spirituel qui le rendait si séduisant. Comme on circulait beaucoup, il échangeait des saluts et des poignées de main avec la noblesse des environs.

Mme Névasson ne tarissait pas d’éloge.

— Le gendre qu’il m’aurait fallu ! soupirait-elle.

L’huissier annonça la cour.

Toutes les conversations s’arrêtèrent et par un instinct machinal on regarda la place vide de Bruno.

Bruno avait déjà disparu de la société…

Gravement, la sentence tomba au milieu d’un profond silence.

L’accusé, reconnu coupable sans circonstance atténuante, était condamné à mort !…

Un soupir immense sortit de toutes les poitrines… Il y avait dix ans qu’il n’y avait pas eu d’exécution à Montpellier !…

Bruno fut ramené. Il n’avait rien perdu de son calme. Ses beaux yeux étaient plus sombres, mais il levait fièrement la tête.

— C’est admirable !… » pensa le duc de Pluncey.

On relut l’arrêt de mort.

— C’est bien ! fit Bruno plein d’indifférence.

— Vous avez trois jours pour vous pourvoir en cassation. Avez-vous quelque chose à demander avant qu’on vous mette les menottes, dit son défenseur, la gorge étranglée par l’émotion de son insuccès.

— Où est ma mère ?

— On vient de l’emporter évanouie !

— Alors laissez-moi parler au duc de Pluncey. »

Aussitôt celui-ci s’approcha, il mettait lentement ses gants de daim fourrés de cygne pendant que les gendarmes passaient aux poignets du condamné des bracelets de fer.

— Duc, dit Bruno, avec une inflexion très douce dans la voix, je regrette de toute mon âme qu’on ait prononcé le nom de Mme de Pluncey durant les débats.

À présent, Bruno disait : duc tout court, car on venait de lui conférer la plus puissante des noblesses : celle du martyre.

Edmond se découvrit.

— Je le regrette, monsieur. »

Et le gentilhomme baissa les paupières malgré lui.

— Je refuse le pourvoi, ajouta Bruno… Dites-lui que sur l’échafaud je me souviendrai encore du bien qu’elle a voulu me faire !…

Mme de Pluncey désirait vous sauver… objecta le duc qui semblait s’acquitter d’une simple dette de politesse, elle priera pour vous, monsieur Maldas.

Il était digne, ce grand seigneur, il aurait pu parler du verre brisé… il s’était abstenu ! Mais quand il pouvait, en s’inclinant un peu sur l’enchaîné, lui apprendre que Renée était folle depuis la veille… il sut se taire.

— Au moins mourrez-vous en brave ? demanda le général Fayor exposé à une indicible tristesse.

— Je ne sais pas !… » répondit Bruno en lui jetant un regard d’une suprême douleur.


CHAPITRE XI



Une lampe fumeuse éclairait la bière découverte. Il était là, étendu comme un enfant endormi, et personne n’aurait deviné que ce beau corps ne vivait plus.

La mère avait obtenu cette dernière consolation de le mettre dans un cercueil bien solide.

Au fond du caveau de la prison, quelqu’un pleurait en se balançant la tête sur les genoux. C’était Césarine. Elle avait tellement épuisé ses sanglots, la petite sœur, qu’elle berçait son chagrin pour l’empêcher de crier.

Mme Maldas l’appela.

— Il faut l’embrasser avant que je rejette le drap, » fit-elle.

La petite fille se prosterna auprès de la vieille femme.

On ne voyait rien que la bière très illuminée dans la clarté de la lampe.

Nono avait tout le buste hors du drap et nu.