Nora l’énigmatique/06

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Texte établi par Société des Éditions Pascal, cop. (p. 123-150).


chapitre vi

ÂMES TOURMENTÉES

I

Rentrés au Q. G., les rapports déposés et le capitaine Benoît étant occupé avec ses collègues de l’Intelligence à donner suite aux résultats de la journée, Édouard et Nora, qui profitaient d’un répit, se promenaient dans le parc, beaucoup plus vaste qu’il ne paraissait au premier abord.

La nuit était belle, indifférente aux querelles sanguinaires des hommes. Une lune opalescente noyait la campagne d’une lueur diffuse, créant un monde d’irréalité. Le silence bruissant se concrétisait en quelque sorte, enveloppant la nature d’une présence effective que ne parvenaient pas à pénétrer les bruits qui restaient lointains, comme en dehors de l’univers où évoluaient les deux amoureux.

Leurs objectifs de la journée atteints, les troupes se reposaient sur leurs positions. Des pièces d’artillerie entretenaient au loin un feu intermittent : elles n’avaient pas le son brutal du jour, semblant prolonger leur macabre concert par acquit de conscience, en guise de rappel aux hommes trop prompts à jouir de la paix que le carnage subissait seulement une brève interruption. Par les fenêtres du château, ouvertes sur la douceur nocturne, arrivait affaibli le murmure de voix. Tout cela formait un accompagnement au silence, symphonie grandiose de la nuit.

Dans cette atmosphère d’ensorcellement, Édouard, si tendu toute la journée, sentait se lénifier les sentiments tumultueux qu’avaient provoqués les révélations de Nora et qu’il avait refoulés jusque-là, pris par la nécessité de l’action immédiate.

Sentiments contradictoires aussi. Il s’y mêlait la déception de ce que Nora ne fût pas la jeune fille aux réactions élémentaires qu’il imaginait, et la fierté de ce qu’elle fût une femme si exceptionnelle ; la colère d’avoir été tenu dans l’ignorance par elle, et la joie de recevoir enfin ses confidences ; la crainte de la voir s’éloigner de lui maintenant qu’elle s’était démasquée, et l’espoir qu’elle ne le jugerait pas indigne. De tout cela, il lui restait, dans le clair de lune, une profonde mélancolie, mais sans amertume, faite du souvenir de ce qui avait été comme de l’appréhension de ce qui serait. Oppressé par le silence olympien de la nuit non moins que par le poids de sa méditation, il n’arrivait pas à proférer les mots qu’il aurait voulu dire.

Nora allait, respectant son mutisme. S’il avait pu lire en elle ! Le besoin d’agir passé, elle se trouvait faible et petite à ses côtés. Elle aussi sentait que leurs relations entraient dans une phase nouvelle, et elle craignait qu’il ne la trouvât amoindrie par sa participation au drame cruel de l’espionnage.

II

La jeune fille se décida à entamer la conversation.

— Édouard ! dit-elle. Parle-moi ! Cette nuit m’oppresse.

— Que te dire, Nora ? répondit-il avec douceur. Ce que je ressens, tu le sais. Les événements nous ont emportés dans leur tourbillon. Ils ne peuvent avoir qu’une conclusion et tu la vois comme moi… Je t’ai dit, en un autre moment tragique, mais moins que celui-ci : pourquoi ne pouvons-nous être heureux ? Je te le redis, ce soir.

— Mais pourquoi, en effet Édouard ? s’écria l’Italienne d’une voix où perçait une supplication. Si tu le veux, nous le serons.

Il eut un geste découragé.

— Qu’y puis-je ? reprit-il. J’aimais une jeune fille simple… Tes sautes d’humeur correspondaient à ton type et ne relevaient pas d’une psychologie exceptionnelle… Je trouve maintenant en toi une femme tellement peu ordinaire !

— Comprends donc, mon chéri, supplia Nora, que les événements sont plus grands que moi ! Je ne suis qu’une petite fille, au fond !

— Une petite fille qui mène deux grands états-majors et sur qui a reposé le sort des batailles ! Comprends, de ton côté, que cette pensée m’affole. Je ne suis qu’un pauvre sergent, moi ! Je nous voulais un bonheur humble… Tu ne pourrais t’en contenter, toi qui as connu l’enivrement des grandes choses.

Ils arrivaient auprès d’un banc adossé à un arbre.

— Asseyons-nous ici, veux-tu ? dit Nora… Écoute, je vais te raconter ma vie. Je ne l’ai jamais fait, bien que, toi, tu m’aies tout confié. Mais je ne pouvais pas, alors. À présent, je peux. Tu comprendras pourquoi j’ai été entraînée vers les grandes choses, comme tu dis. Tu comprendras, surtout, qu’elles ne sont qu’un accident en ma vie et que j’aspire à en sortir… Décidément, ajouta-t-elle en souriant, je me serai racontée, aujourd’hui !

III

— Je suis née à Averta, poursuivit Nora. Tu sais, tout près de Naples… entre Naples et Caserta ? Petite ville endormie dans le soleil. Du moins en apparence : les passions bouillonnent, au fond de ces bourgs tranquilles, plus fortes que dans les métropoles où l’on s’extériorise en activité.

J’aimais bien ma petite ville. J’y ai passé une enfance heureuse, peuplée d’êtres fictifs, qui reprennent vie quand je revois les coins d’Averta où je les logeais. Tu penses bien, en effet, que ma cervelle trottait joliment ! Ma famille était pauvre. Mais j’étais riche du monde d’imagination que je me créais. Aux yeux de tous, j’étais une petite fille joyeuse, bien que parfois coléreuse, mais toute en mouvement. Personne ne pénétrait jusqu’à l’univers que je portais en moi et où je vivais avec des princes et des princesses de rêve. Ces rêves prirent une forme plus précise, à cause de certaines influences.

J’avais pour amie la fille de lointains cousins du grand Enrico Caruso, qui, dans son enfance, tu ne l’ignores pas, vivait comme nous. Son ascension foudroyante restait comme une légende, dans mon milieu, entretenue par ses parents. Naturellement, je ne l’ai pas connu ! J’étais à peine née quand il est mort. La jeune fille dont je te parle avait une nature semblable à la mienne, bien que ses rêveries n’eussent pas la même ardeur. De sa parenté avec l’illustre ténor, il ne lui venait aucune vanité : plutôt une sorte d’émerveillement que, de sa famille, fût sorti un tel être. Elle en gardait un sentiment de ferveur apeurée, comme devant la révélation d’un mystère. Elle me parlait sans cesse du cousin Enrico. Plus tard, j’ai su qu’elle ne connaissait de lui qu’une biographie idéalisée. Ça n’avait pas d’importance : ce n’était pas tel ou tel fait qui l’enflammait, mais l’image qu’elle s’en faisait, ou plutôt le héros que lui présentait son imagination de passionnée. Imagines-tu les perspectives que font miroiter aux yeux des petits Italiens, par ricochet, les destins merveilleux de nos grands artistes ? Ça ne devait pas manquer pour moi, d’autant plus que j’avais une belle voix : tout le monde me le disait.

— Tu chantes ? l’interrompit Édouard.

— Je ne peux plus… Mais, attends !

À mesure que je vieillissais ma voix s’affirmait de plus en plus. Par bonheur, mon père avait un tempérament d’artiste, bien que d’humble condition. Il aimait la musique et en faisait avec les moyens à sa disposition. Fier de mon talent, il s’efforçait de le cultiver. Je chantais à l’église et je pris des leçons d’un musicien du crû, qui ne pouvait me mener bien loin, mais qui m’a donné de solides principes de base. De là, je m’élançais, par la pensée, dans la carrière la plus brillante. Mon amie, la parente de Caruso, m’admirait avec ferveur. Elle me voyait déjà grande cantatrice et attisait les feux de mon imagination. De son côté, mon pauvre papa ne voyait aucune borne à la célébrité qui m’était promise. Tout ce qu’il avait envié pour lui-même, tout ce qu’il aurait aimé à être, sans jamais croire un instant à ces possibilités, il l’entrevoyait pour moi. Je devais être sa réalisation. On faisait de beaux projets. J’irais à Naples, étudier avec des professeurs renommés. Comme il est arrivé dans le cas de tant de nos grands chanteurs, un artiste célèbre me remarquerait et me protégerait. L’avenir ne nous présentait aucune difficulté.

La réalité, sans tout détruire de mon rêve, l’a ramené vers la médiocrité. À très peu d’intervalle l’un de l’autre, ma mère et mon père sont morts, alors que j’atteignais à peine ma quatorzième année. Naturellement, je restais sans argent. J’avais encore de la famille, mais pauvre. On m’aurait bien recueillie : il n’était plus question de leçons de chant.

Je n’allais pas me laisser abattre avec tant de facilité. Je résolus de lutter. Il fallait vivre. J’entrai en condition à Naples. Eh oui ! j’ai été domestique, à bien des endroits et dans bien des familles. Ainsi, je gardais mon indépendance jusqu’à un certain point. Je continuais à chanter, ici et là ; je prenais des leçons. Un jour, on m’accepta dans les chœurs, à l’opéra de Naples. J’avais un pied dans la carrière ! Surtout, je pouvais me consacrer uniquement à la musique. J’ai travaillé dur ; j’ai étudié, et avec les meilleurs maîtres. Enfin, j’ai eu un rôle : je sortais de l’anonymat. J’ai eu du succès ; je montais ; trop lentement à mon gré. Vois-tu, et je l’ai compris plus tard, j’avais le talent d’une bonne cantatrice : il me manquait le surcroît qui fait les très grandes chanteuses. À cette époque, je ne m’en rendais pas compte et j’espérais encore arriver aux toutes premières places. D’autant plus qu’on me remarquait. Un impresario m’organisait une tournée de concerts, qui me mena, non seulement en Italie, mais en France, en Belgique, en Suisse, en Europe centrale.

Tu vois que j’étais déjà loin de mes origines. À cette époque, je menais la vie d’une artiste prospère. Loin d’être domestique, j’en avais à mon service. Je m’habillais bien ; j’étais en somme, une élégante. Mais je ne tombais dans aucune bizarrerie.

J’aimais la société de gens dont le cerveau était orné d’autre chose que de fadaises. Des amis intéressants m’entouraient, écrivains, peintres, musiciens aussi il va sans dire. On pérorait beaucoup, chez moi ! Comme j’ai toujours eu une tournure d’esprit indépendante, je ne me faisais pas faute de recevoir des hommes qui avaient des idées personnelles sur toutes choses, en particulier sur le gouvernement du pays. En régime totalitaire, c’est inadmissible. Avec le temps, la police fasciste a fini par considérer mon salon comme un foyer d’intrigues dangereuses à la sûreté de l’État. Pourtant, je t’assure que nous n’étions pas méchants : tout se résumait à des spéculations académiques sur la science de gouverner les hommes. Mais le fascisme, vois-tu, ne laisse subsister aucune pensée qui n’est pas la sienne ; c’est l’enrégimentement absolu des corps et des esprits ; c’est l’esclavage.

IV

Dès lors, j’ai été en butte aux tracasseries, aux visites domiciliaires, à toute cette persécution dont est capable une police politique. À l’opéra, le directeur, fonctionnaire servile du régime, me voyait d’un mauvais œil. Lui aussi me persécutait, m’enlevant une bonne loge pour m’en donner une exécrable, ne me faisant chanter que rarement et me donnant de mauvais rôles. La vie devenait intenable et ma carrière, compromise.

Je n’allais pas me laisser faire ! Comme s’annonçait une nouvelle tournée de concerts à l’étranger, je mis ordre à mes affaires, bien résolue à ne pas rentrer en Italie. Il fallait en sortir ! Les fascistes ne laissent pas aisément échapper leurs victimes. Tu pourrais penser qu’ils seraient heureux de se débarrasser d’une personne qu’ils trouvent dangereuse. Mais ils sentent si bien ce qu’a d’exécrable leur régime, conçu uniquement pour mousser leurs intérêts personnels et ceux de groupes privilégiés, qu’ils craignent la présence à l’étranger d’adversaires qui ont pu observer sur place leurs méfaits. D’un autre côté, il y a du sadisme chez eux. Leur police prend un plaisir extrême à torturer des gens. Bien sûr, la police fasciste d’Italie ne tombait pas dans les monstruosités qui caractérisent la Gestapo allemande, mais, compte tenu du caractère moins barbare de l’Italien comparé à celui du Boche, elle s’inspirait du même esprit.

Te dire toutes les démarches qu’a dû faire mon impresario pour m’obtenir un passeport ! Et tous les interrogatoires que j’ai subis ! Les engagements qu’on m’a obligée à signer ! Je signais, mais je ne me croyais aucunement engagée envers ces bandits. Enfin, j’ai pu quitter Naples. Je n’étais pas au bout de mes peines, cependant. On m’a arrêtée à la frontière, sous un prétexte quelconque, et j’ai pensé ne pas pouvoir sortir. C’est alors que j’ai posé un acte qui devait avoir par la suite bien des conséquences. Arrêtée à Ventimiglia… Oh ! comment dit-on en français ?

— Vintimille ? dit le sergent.

— C’est ça ! Vintimille ! Juste comme mon train allait pénétrer en territoire français pour se diriger vers Menton et Monte-Carlo. Je suis revenue m’installer à San-Remo, — sur la Riviera italienne, tu sais ? — afin d’attendre le résultat des nouveaux pourparlers qu’entreprenait mon impresario. Je me morfondais à l’hôtel… Je n’avais pas l’intention de vivre longtemps de la mauvaise mortadella que les touristes achètent au café de la gare de Vintimille et qui leur donne, paraît-il, leur première sensation d’Italie. Tu me diras que San-Remo, c’est merveilleux. Si… Si… Mais je n’avais pas le cœur à m’amuser ni à contempler le paysage.

À l’hôtel, un voyageur me remarqua. Il s’arrangeait pour se trouver sur mon passage, pour m’ouvrir la porte, pour se faire voir. Jeune, le type du militaire en civil, bien élevé mais avec quelque chose de raide, de cassant, il était évidemment étranger. Je voyais son manège et commençais à m’en amuser. Quand il saisit un prétexte pour entamer la conversation, je ne l’ai pas repoussé. J’appris qu’il était allemand, officier en permission disait-il, me laissant entendre tout de même qu’il ne se bornait pas à s’amuser. Je finis par conclure que sa permission était plutôt une… mission. C’était assez mystérieux, mais je ne m’y intéressais que médiocrement. Tout de même, je constatai qu’il avait des relations à l’état-major italien et même à la police italienne. Une idée me vint. Comme il se montrait de plus en plus empressé et qu’il semblait avoir pour moi un cercine… je veux dire le béguin…

— Tu as dû en soulever des passions ! s’exclama Édouard à ce point.

— Pas tellement, répliqua Nora. Lui, il était pris… Je résolus de me servir de lui pour sortir d’Italie… Lui cachant mes véritables idées, car j’avais appris à me méfier des fascistes et surtout des nazis qu’aucun sentiment ne retient, je le priai de presser mon départ, invoquant que mes auditoires m’attendaient en France. Il s’y prêta de bonne grâce et il obtint un succès dont la rapidité m’a étonnée…

Je devais le revoir ! Cet Allemand se nommait Ludwig Sudermann.

— Pas notre prisonnier ? s’écria Édouard Lanieu.

— Lui-même… Commences-tu à comprendre ? répondit l’Italienne.

— J’comprends que j’comprends ! dit plaisamment le sergent.

— Laisse-moi continuer mon récit ; je veux tout dire, reprit Nora.

Je quittais donc l’Italie. J’ai donné des concerts un peu partout en Europe. J’ai chanté à la Monnaie de Bruxelles, au Covent Garden de Londres et même à l’Opéra de Paris. J’avais de beaux succès, mais je ne parvenais toujours pas aux toutes premières places. Je commençais à comprendre que je n’y parviendrais jamais. La vie, loin de l’étouffement fasciste, redevenait belle. Imagine, n’est-ce pas, vivre à Paris, presque toujours ! Et dans de bonnes conditions. Je gagnais de l’argent, non pas des sommes folles, mais assez pour me payer le luxe assez raisonnable que je désirais.

Tout de même, ce n’était pas le bonheur. Je n’avais pas les triomphes que j’ambitionnais. Bien plus, ma voix faiblissait : je le sentais à des signes encore imperceptibles aux autres. Les spécialistes n’y comprenaient pas grand chose, mais soupçonnaient des causes qu’ils m’expliquaient en termes savants et compliqués. Mon art finit par ne plus me suffire, puisqu’il menaçait de me trahir. Je cherchais autre chose, je ne savais quoi. Inquiète, tourmentée, je ne savais où me diriger…

Parmi mes amis, du même genre que ceux de Naples autrefois, il s’en trouvait un qui me vouait une affection tenace. Romancier, de caractère tranquille et plutôt timide, il m’aimait comme un bon chien. Très intelligent, remarque bien. Et du talent ! Un homme supérieur, en somme. Je ne l’aimais pas ; je ne l’ai jamais aimé. D’amour, s’entend. Mais je l’aimais bien… Il me reposait ; il m’apaisait. Et quelle riche conversation. Quand il eut constaté ma grande préoccupation, que je fus en somme descendue de mon piédestal, il s’enhardit jusqu’à me demander ma main. J’hésitai longtemps avant d’accepter.

— Tu as été mariée ? s’écria Édouard.

— Je l’ai épousé, poursuivit Nora comme si elle n’avait pas entendu l’exclamation. Je ne l’aimais pas, je le répète ; je ne l’ai jamais aimé… Il était vaguement juif ; il s’est converti au catholicisme avant la cérémonie, en partie par amour, en partie par conviction.

Il me semblait avoir trouvé ce que je cherchais. Non pas l’amour. Un foyer, moi qui en manquais depuis la mort de mes parents. Un but dans la vie, puisque je craignais que ne m’échappe celui vers lequel je tendais depuis mon enfance. Je me voyais avec des enfants, apaisée, heureuse. J’abandonnai la scène. Je ne chantais plus qu’en de rares concerts, bien préparés, composés d’œuvres de haute tenue, devant un auditoire choisi… Je n’eus pas d’enfants… Cette éclaircie dans mon existence n’a duré que peu de temps… La guerre est venue…

— Mais, quel âge as-tu donc ? interrompit Édouard.

— Oh ! je suis jeune encore, sourit Nora. Tout ce que je te raconte s’est passé en un petit nombre d’années…

La guerre est venue… Mon mari, mobilisé à l’arrière, était employé au service de l’information, sous Giraudoux. Je m’occupais d’œuvres de guerre. Nous avons traversé paisiblement la période de la drôle de guerre, endormis dans un faux sentiment de sécurité comme le reste de la France. Puis est venu le coup de foudre de l’invasion de la Hollande, de la Belgique, de la France. Comment te raconter l’angoisse des jours que nous avons alors vécus !

V

Quand le gouvernement a quitté Paris, mon mari a refusé de partir. D’abord, parce qu’il était l’un de ces Français pour qui, en dehors de Paris, c’est l’étranger, l’exil, la barbarie, même en France. Il voulait rester pour surveiller nos collections de livres, d’objets d’art, qui étaient vraiment précieuses. Mon mari avait du goût et il avait toujours disposé de fonds, sinon importants, du moins largement suffisants… Ensuite, il était curieux d’observer l’invasion et l’occupation : le romancier songeait aux œuvres qui en sortiraient.

Je le suppliais de s’en aller. Moi, je savais ce dont nazis et fascistes sont capables. Il ne voulait pas me croire, raisonnant que les Boches, pour s’attirer des sympathies surtout en Amérique, se montreraient plutôt magnanimes. Je restai avec lui.

Survint le coup de poignard dans le dos, lorsque l’Italie se jeta à la curée sur la France pantelante. La honte, la douleur, le désespoir que j’éprouvai à apprendre cette bassesse des fascistes ! Ce jour-là, ma vie a changé. L’Eleonora des années antérieures est morte, remplacée par une Nora se donnant, dans l’existence, un but qui la dépassait, je veux dire qui n’était plus elle seule. Je jurais de réparer, si peu que ce fût, le mal que ma patrie d’origine faisait à ma patrie d’adoption. Quelle forme prendrait mon action, je ne m’en doutais pas encore. J’étais sûre de trouver des moyens…

Mon mari avait vite regretté sa décision. Juif par son ascendance, il fut tout de suite en butte aux tracasseries des Boches. Je finis par le persuader de fuir, car il était évidemment noté dans les listes noires de la Gestapo. Il était trop tard. Mon mari a été arrêté dans l’une des premières fournées d’otages que les Boches ramassaient quand trop de leurs soldats se faisaient tuer par les patriotes français… Il était allé à Nantes, pour un court voyage d’affaires… Je ne l’ai pas revu. Quelques jours plus tard, on le fusillait.

Ce fut la fin pour moi. Je te l’ai dit, je n’éprouvais pas d’amour pour lui. Mais, outre le chagrin de perdre un grand ami, je me sentis animée d’une colère froide, définitive contre les êtres inhumains qui assassinaient ainsi un homme innocent de tout crime ; un homme bon ; un esprit supérieur…

Un de ces événements que nous nommons hasards parce que nous n’arrivons pas à en démêler la cause, devait à ce moment me fournir le moyen de venger cette perte personnelle et de servir la France comme je le désirais tant. Un jour que je prenais le thé chez Rumpelmeyer avec une amie, j’aperçus à une table voisine un officier allemand dont la figure me rappelait un souvenir. C’était d’ailleurs plein d’Allemands : ces endroits ne restaient ouverts, en somme, que pour l’agrément des vainqueurs chez qui c’était une récompense fort prisée que d’obtenir une permission à Paris… Mon Allemand me reconnut aussi.

— C’était Sudermann ? demanda Édouard.

— Évidemment, répondit Nora. Mon premier mouvement s’inspirait de mon horreur pour les Boches. Mais je me suis souvenue de son étrange mission de San-Remo. Un plan fantastique commençait à germer dans ma cervelle.

J’ai revu Sudermann et j’ai joué de l’apitoiement auprès de lui. Il a fini par me considérer comme une élégante dénuée de scrupules autant que de ressources. Après bien des travaux d’approche, car il est prudent, il m’a fait comprendre que je gagnerais beaucoup d’argent en participant à un service de guerre du plus haut intérêt. Du reste, Sudermann n’est pas un homme bas. C’est un officier, comme le capitaine Benoît, qui sert son pays. Très sincèrement, il voulait me persuader qu’en devenant sa collaboratrice, je servirais ma patrie d’origine, alliée de la sienne à cette époque-là et aussi la « cause de l’humanité ». Nazi convaincu, il croit dur comme fer que le nazisme doit organiser le monde pour le plus grand bien de celui-ci. Évidemment, il convient que l’Allemagne prédominera, tout en ayant des associés subalternes et surtout des esclaves. Mais n’est-ce pas dans l’ordre des choses ? La nation allemande n’est-elle pas l’élue des puissances célestes, destinée à régénérer l’univers ?… Tu ne te rends pas compte de la bizarrerie de ces cervelles nazifiées… D’ailleurs, la lecture nous a appris que les Boches ont toujours eu ces idées : ne parlait-on pas, dans la dernière guerre, du « vieux bon Dieu allemand » ?… Je prêtais une oreille apparemment bienveillante à ses propositions.

Il faut te dire qu’une amie, connaissant mes sentiments, m’avait déjà laissé entendre qu’elle était en relations avec certain organisme où je trouverais à m’employer pour réaliser mon désir. Tant et si bien que j’ai connu le chef du service secret de l’Angleterre en France. Je lui ai exposé mon projet de pénétrer chez l’ennemi afin de jouer un double jeu utile à notre cause. Il lui a fallu quelque temps pour se convaincre de ma sincérité ; puis il a cherché à me dissuader de cette idée dangereuse. Rien n’y faisait. Je suis têtue ! Alors, il m’a accordé toute son aide, me prodiguant conseils et instructions.

De son côté, Sudermann me mettait peu à peu au courant du métier. Enfin, je commençais à lui rendre des services. Mon chef anglais me fournissait des renseignements, d’une importance minime aux yeux des Anglais et qui étaient exacts ! Sudermann jubilait. J’avais toute sa confiance.

Je ne te dirai pas tout ce que j’ai accompli dans ce domaine. Petit à petit, j’acquérais de l’importance, d’abord parce que je ne me dépensais pas trop : je n’agissais qu’à bon escient. Les Fridolins me prisaient de plus en plus, attendu que les autorités britanniques s’arrangeaient parfois pour que je livre un morceau de choix. Au besoin, on consentait un sacrifice assez considérable à cause des avantages que procurait ma présence chez l’ennemi. Parfois, on me faisait livrer un espion qui menaçait de trahir.

Quant à ce que je rapportais de l’autre camp, c’était incalculable. J’avais donc atteint mon but.

Lors de l’invasion de l’Italie par les troupes alliées, d’un commun accord mes chefs allemands et anglais ont jugé que je serais plus utile ici. J’y suis venue et tu sais le reste, en gros. Il faut ajouter que, autant que possible, je me réfugiais effectivement, comme je le racontais, chez des parents ou d’anciens amis. Ces genslà n’avaient que des notions très vagues sur ma carrière de chanteuse et ignoraient totalement ce que j’étais devenue après mon départ d’Italie.

Maintenant que je viens d’accomplir mon grand coup, je pense que je vais abandonner la partie. Les Allemands finiront par savoir et je n’aurais plus aucune utilité pour les nôtres. D’un autre côté, j’en ai assez. J’aspire à autre chose. Ma grande exaltation est tombée, d’autant plus que j’ai réalisé mon ambition.

Vois-tu les mobiles de mes actes et comprends-tu que je suis une femme bien ordinaire ? Je ne suis pas la jeune fille insouciante que tu pensais : j’ai été touchée, et fortement, par la vie. Je ne suis pas, non plus, l’écervelée, la coquette que tu me croyais à Gerardino : c’était un personnage que je me composais pour dérouter les soupçons. Est-ce que je t’en parais moins intéressante ?

VI

— Intéressante ! répondit Édouard. Tu ne poses pas la question sérieusement ! Tu sais bien que, t’étant racontée, tu montes encore très haut à mes yeux. Tu es comme une héroïne de ces romans d’aventures dont j’ai toujours aimé la lecture, parce qu’ils me reposaient.

C’est bien comme je te disais : tu as évolué dans un monde que je n’ai connu que par les livres ; tu es une de ces personnes qu’on ne croit pas réelles… Et pourtant, à t’entendre me raconter tout cela, d’une voix simple, comme à l’un de tes pareils, ça ne me paraît pas si lointain. Je sens que c’est près, au contraire. Des aventures semblables auraient pu m’arriver, à moi ! Tu as été villageoise, pauvre, en service… Ça te rapproche de moi.

Tout de même, tu n’en es pas restée là. Tu as connu déjà, une vie bien remplie. Tu as frayé avec des gens d’une sphère si supérieure, dans le domaine de l’esprit.

Moi, tu le sais, ce n’est que par de vaines aspirations que je me suis élevé au-dessus d’une condition, humble, à cause de la grande tragédie de ma famille. J’aurais pu être tout autre chose : en somme, nous étions d’un milieu bourgeois où j’aurais pu m’attendre à bien davantage… Que te dire de plus ? Je ne sais pas… Il va me falloir réfléchir, mettre de l’ordre dans mes idées.

— Oui, dit Nora. Mais ne t’arrête qu’aux valeurs proprement humaines. Ne te fais pas plus petit que tu ne l’es en réalité. Vois-toi avec mes yeux. Ce que j’aperçois en toi, c’est l’homme aux ressources, sentimentales et intellectuelles, si grandes, mais qui n’ont pu se mettre en œuvre. Tu dormais : la guerre t’a indiqué ta voie. Mûri à la suite de cette grande aventure, tu ne flotteras plus au gré des vents comme autrefois. Tu es devenu homme, vraiment. Prends conscience de toi-même et tu verras qu’il n’y a pas de fossé entre nous.

Ils avaient repris leur promenade dans le parc baigné d’une clarté lunaire. Édouard se laissait pénétrer par ces paroles qui correspondaient à des pensées jusque-là informes en lui. C’était comme un mur qui s’abattait, le mur de l’impasse où il avait cru que s’était engagé le chemin de son existence.

VII

Comme ils approchaient de la maison, ils en virent sortir le capitaine Benoît.

— Ah ! vous voilà, dit-il… Je désirais causer avec toi, Édouard, mais je ne voudrais pas troubler…

— Je vous le laisse, répliqua Nora. Je suis épuisée. Il faut que j’aille me reposer un peu.

Les deux hommes marchèrent en silence pendant quelques instants. Puis le capitaine se décida.

— J’imagine, dit-il, que vous vous êtes expliqués… Avant d’aller plus loin, il faut qu’à mon tour je me confie à toi. Nous en sommes tous à un point où doivent cesser les quiproquos dans l’atmosphère desquels nous vivons depuis quelque temps… Je ne sais comment aborder le sujet. Je crains de tomber dans le mélo… Un souvenir littéraire me revient. Tu sais, n’est-ce pas, qu’à la fin du 18e siècle florissait en France le drame à mouchoir, aux péripéties compliquées, qui se dénouaient souvent par la révélation d’une paternité grâce à un objet que gardait l’enfant depuis toujours : la « croix de ma mère », comme disait le papa Faguet, jouait un grand rôle dans ces dénouements… Eh bien, nous voilà en somme à une telle phase… Qui je suis en réalité, t’en doutes-tu !

Édouard s’arrêta net.

— Ne me torturez pas, murmura-t-il. La pensée m’est déjà venue que vous êtes… lui… Surtout le soir de Morona, dans votre chambre… Je l’ai repoussée… Ne me la remettez pas en tête.

— Il le faut, Édouard, répliqua le capitaine. Après, quand tu m’auras entendu, nous nous séparerons si tu veux… J’espère que tu ne voudras pas.

La perception vint au sergent de cette situation fantastique où son supérieur paraissait le supplier.

— Oui, Édouard, reprenait l’autre, je suis… lui… Le soir de Morona, tu as peut-être remarqué que j’ai caché à l’aide d’un vêtement, des photos : ta photo de bébé et celle de ta mère, qui ne m’ont jamais quitté… Le hasard nous a rapprochés. Tu ne saurais croire l’émotion brutale que j’ai ressentie quand j’ai su, à l’examen de ton dossier, qui tu es. J’ai eu un moment l’idée de m’éloigner immédiatement, parce que je me croyais indigne, incapable… Je n’ai pas pu. Dans un roman-feuilleton, on parlerait de la voix du sang. Peu importe ! Je suis resté. J’ai voulu réparer, un peu ; t’aider à faire ton chemin dans l’armée. Je sentais bien que ça t’agaçait ; j’ai senti aussi que tes mouvements d’impatience recouvraient une sorte d’attirance… Si je me décide à parler, c’est qu’un grand changement s’est opéré en moi et que, peut-être, notre vie à tous se modifiera : tu en décideras… Je ne dirais rien, si nous n’étions entre soldats…

Ne parle pas encore. Que je te dise tout ; après, tu jugeras mieux.

Je me doute bien que mon départ m’a valu les épithètes de sans-cœur, de vaurien, que sais-je. En réalité, je suis parti afin d’éviter une torture, une vie malheureuse à des êtres que j’aimais. Ah ! tu sais, la vie n’est pas simple et l’homme, changeant et divers comme dit Montaigne, est un animal bien compliqué. Ou je me trompe fort, ou tu es de ceux qui peuvent comprendre.

Je me vois avec une parfaite lucidité, car j’ai eu le temps de réfléchir, de m’analyser, tu penses bien. La méditation n’a fait qu’éclaircir ce que je ressentais autrefois un peu confusément bien qu’avec force.

Tu le sais déjà, j’ai fait la dernière guerre. Je l’ai faite avec entrain, avec ardeur : la guerre était mon élément. Comme pour toi, c’est elle qui m’avait révélé à moi-même. Seulement, moi, j’avais eu une adolescence plus dorée que la tienne. Sans être riche, ma famille vivait bien comme on dit et m’avait donné une solide instruction. Ça, tu le sais aussi… Car je pense bien que tu as connu les miens ? Ils vous ont aidés ?

— Ils sont ruinés depuis longtemps, dit Édouard.

— Ah ! murmura le capitaine, j’ignorais.. J’ai bien fait la guerre. Tu vois, j’ai le D. S. O., la croix militaire… Comme tant de jeunes officiers, je suis retombé dans la vie civile comme dans un monde hostile et inconnu. L’insouciance de la vie des camps, l’exaltation du danger, l’ardeur que nous mettions dans une existence qui pouvait être si brève, tout nous manquait à la fois. Et quelles perspectives ? L’armée permanente ? Elle était si restreinte, chez nous, que bien peu pouvaient y entrer. Et puis, la vie de garnison, en temps de paix ! Restait le bureau : de longues heures, chaque jour, derrière un pupitre, à compulser des dossiers. Je n’étais pas de ceux qui peuvent s’en accommoder.

Vaguement ingénieur, je me trouvai un emploi où j’eus du succès, mais qui me plaisait médiocrement. Je connus ta mère, femme de grâce physique et morale, être exquis. Nous nous sommes aimés tout de suite et mariés, sans beaucoup tarder. Nous avons vécu un bonheur profond, surtout quand tu es venu nous unir davantage. Mais il y avait tout un côté de moi qui ne s’adaptait pas. Je restais désaxé. Peut-être n’était-ce que physique : je veux dire que je me sentais de l’ébranlement nerveux qu’avaient causé les années de tranchée, sous les continuels barrages d’artillerie.

Il y avait autre chose… J’éprouvais comme une grande lassitude mentale et le sentiment de l’inutilité de tout. Vivre, à quoi bon ? Se donner du mal, se démener, s’agiter, pourquoi ? Travailler en forçats, ma femme à diriger son ménage, moi dans mes chantiers, pourquoi ? Ces questions me torturaient. J’en arrivais, me semblait-il, à comprendre les Hindous qui font résider la sagesse et le bonheur dans le Nirvâna, en l’anéantissement de la personnalité dans le grand tout, précédé de la non-résistance aux forces du mal et du bien. Je me mettais à envier les petites gens qui, pensais-je, ont peu de besoins, peu de pensées, peu d’occupations. J’aspirais à me fondre dans l’anonymat de la masse. Ne plus avoir à surveiller constamment sa tenue et ses paroles ; ne pas songer à tenir un certain rang dans la société ; se ficher éperdument du journal et de ses nouvelles ; ne pas se préoccuper des événements politiques, sociaux, artistiques ; ne pas s’inquiéter d’orner son esprit ni d’accroître sa compétence professionnelle. Aucun effort, sauf celui qu’exige la satisfaction des besoins élémentaires ; aucune activité dévorante. N’être plus quelqu’un, mais un être biologique ; ne pas avoir un nom, mais une étiquette ; n’être pas un esprit, mais un corps à peine animé d’un embryon d’âme…

Comprends-tu quelle était ma condition mentale ? Affaiblissement de la volonté, diras-tu ; détente du ressort psychologique ; état pathologique ? Peut-être. Folie ? Si tu veux. Mais, qui dira où finit le normal et où commence l’anormal ?

En tout cas, ces idées prenaient de plus en plus d’emprise sur mon cerveau. Vint un jour où elles ne me quittèrent plus. C’était une obsession. Te dire comme j’en étais malheureux !…

Prends garde que, à côté, subsistait le sentiment inaltérable que vous m’inspiriez, toi et ta mère. Seul, j’aurais pu me délivrer de mon mal, peut-être, en me confiant dans la solitude, en voyageant. Je n’étais pas assez riche pour abandonner mon travail pendant de longues périodes. Je tenais à vous garder le confort que je vous assurais. Contradiction ? Sans doute. Mets, encore une fois, que j’avais le cerveau malade…

Ce qui m’a décidé, c’est que je finissais par rendre la vie impossible autour de moi. Mon caractère s’altérait, évidemment. J’avais des sautes d’humeur désagréables. Le pire, c’était mon air absorbé qui jetait un voile partout. Le climat en devenait intenable, à la maison. Ma pauvre femme, je le sais, l’attribuait aux suites de mon service de guerre. D’habitude, elle gardait un silence parfait. Mais elle était appelée à me défendre contre sa mère, vieille chipie que je n’ai jamais pu encaisser. Oh ! celle-là !… Un médecin de mes amis, vieux camarade du front, réussit à me faire parler. Il me donnait des conseils, voulait me traiter, me faire voyager. Je me refusais à tout. Il me dit un jour : « Mon vieux, ça ne peut durer. Il faut que tu prennes une décision. Tu fais une vie de chien à José ». Il touchait la corde sensible.

Un soir, je me confiai à José, ta mère. Comme toujours, elle fut admirable. Elle comprenait tout, José ! Elle m’a compris. C’est elle, avec mon médecin, qui m’a conseillé de partir. Tous deux, bien sûr, comptaient que je rentrerais bientôt. Je ne suis jamais revenu…

Jamais je n’ai connu l’apaisement : vous avez constamment occupé ma pensée. Toutefois, l’obsession m’a quitté peu à peu.

Il serait trop long de te raconter quelle a été ma vie, depuis. J’ai fait tant de choses ! J’ai vu tant de pays !

Au début, — c’était l’été, — j’ai réalisé ce rêve de me perdre dans l’existence des humbles. J’ai parcouru les campagnes de la province de Québec, remplissant toutes sortes de petits emplois, les abandonnant à ma fantaisie, allant d’un lieu à l’autre. Je me plaisais dans la compagnie de ceux que nous appelons les braves gens. Je me dépouillais de ma personnalité.

L’hiver venu, je suis passé aux États-Unis, afin de tâter de la vie des ouvriers dans les grandes villes, de cette existence qui auparavant m’apparaissait si reposante. Mais, là, non, je n’ai pas pu. Il n’y avait plus le soleil ni les grands espaces pour faire oublier la misère. Et ce n’est pas reposant, la misère !

Je suis descendu lentement vers le sud. J’ai vécu au Mexique, dans l’Amérique centrale, dans l’Amérique méridionale. Dans ces petites contrées si curieuses, — le Guatemala, l’Équateur, la Colombie, — j’ai senti s’éveiller en moi un nouvel intérêt pour l’humanité. La vie y est si facile ! On s’y confond tellement avec la nature, une nature bienveillante et riche.

Mon métier d’ingénieur me servait : l’ingénieur est roi, dans ces pays si peu mis en valeur. Seulement, ce métier, il s’y exerce dans l’aventure encore : il n’y avait pas de rapport avec ce que je faisais à Montréal. Et puis, je changeais d’emploi très fréquemment. Dès qu’une entreprise avait perdu son cachet de nouveauté, j’allais vers une autre. Je gagnais de l’argent ; j’ai commencé à vous en envoyer.

La passion du voyage s’était emparée de moi. Le déplacement continuel, le dépaysement ininterrompu, voilà ce qui enlevait, à mon cuisant regret de vivre loin de vous deux, ce qu’il aurait eu d’intolérable.

Je ne voulais pas rentrer, honteux d’abord de la faiblesse qui m’avait fait partir, craignant aussi d’être repris de ma phobie. Je n’écrivais pas, je ne donnais pas de mes nouvelles, entêté encore à ne pas reprendre mon ancien moi et désireux de ne pas raviver par intermittence, chez vous, un souvenir amer…

J’ai été chercheur d’or. J’ai été soldat de fortune, au service des révolutionnaires sud-américains (il y en a toujours, ici ou là !), ou bien en Chine ou en Espagne. Mon expérience de 1914-1918 me valait des grades mirobolants, dans ces armées composées de novices. J’ai vécu en Europe, dont j’ai exploré des coins obscurs…

La guerre est venue. Tout de suite, j’ai senti la nécessité de m’engager. C’était comme une grande lueur qui se montrait à mes yeux éblouis. Alors en France, je passai en Angleterre afin d’y entrer dans l’armée impériale. Je fis état de mes services, mais j’insistais pour qu’on m’acceptât sous mon nom d’emprunt. On invoqua le règlement et je ne sais quoi. Cependant, ma connaissance des langues que j’avais dû pratiquer au cours de mes pérégrinations, non moins que d’un grand nombre de pays, me rendait précieux du point de vue de l’Intelligence. Et l’on me trouvait trop vieux pour les formations de combat. On s’arrêta à un compromis. Officiellement, je suis dans l’armée sous mon nom véritable ; l’autre est mon nom d’agent : dualité utile dans ce métier… J’ai fait toute la guerre, en France et en Belgique, en Égypte et dans le proche Orient, en Tripolitaine et en Tunisie. Me voici en Italie…

Ce que je veux mettre en lumière, c’est que la guerre, qui m’avait fait perdre mon équilibre, me l’a redonné. J’en ai jusqu’à la nausée de l’aventure : j’aspire à rentrer dans la normale, dans une vie régulière, officiel ou particulier ! Je me suis créé des possibilités qui me permettent de gagner largement ma vie, — peut-être de faire fortune, — sans sombrer dans la monotonie, mais sans me séparer de vous. Je songe à certaine mine que je possède en commun avec des amis et dont j’ai eu d’excellentes nouvelles, il n’y a pas longtemps. Il y aurait des voyages, des séjours à l’étranger : vous m’accompagneriez. Je te ferais un avenir intéressant, qui te sortirait de la médiocrité et t’empêcherait de tomber dans le marasme où s’engloutiront bien des soldats après la guerre, comme ce fut le cas après 1918.

Ça, c’est le rêve. La réalisation en dépend de toi et de ta mère. Vous avez parfaitement le droit de continuer votre vie à côté ; j’ai perdu celui d’en réclamer ma part. Je n’ai qu’un mot à ajouter : depuis, surtout, que je t’ai retrouvé, je ne puis envisager l’existence sans vous deux. »

Édouard, relevant la tête, dit :

— Pouvez-vous penser que nous hésiterons ? Je vous l’ai dit, un soir : maman n’a jamais éprouvé d’amertume à votre sujet. Elle m’a élevé dans le respect que je devais à un père, dont elle défendait le souvenir. Je comprends, maintenant, qu’elle avait saisi vos raisons… Vous nous avez terriblement manqué. À moi surtout, je pense. J’avais l’impression de rester incomplet… Mais, là, cette nuit, je me sens incapable d’exprimer… Je veux seulement m’entendre dire, pour la première fois de ma vie : mon père…

Les deux hommes se serrèrent la main, puis reprirent leur promenade en silence.

L’activité de l’artillerie devenait de plus en plus intense, de sorte que l’accompagnement que faisait le bruit du canon au calme de la nuit s’amplifiait en crescendo.

VIII

Le capitaine Benoît reprit la parole.

— Je t’ai parlé ce soir, je le répète, parce que nous en sommes à un tournant. Que nous arrivera-t-il demain ? J’ai vu que tu en pinces pour Nora. Or, bien que j’aie beaucoup d’estime pour elle, elle fait un métier qui n’est pas de tout repos. Je ne voulais pas te laisser t’engager dans une voie trouble, sans te mettre en garde. D’abord, je désirais t’indiquer la source de l’intérêt que je te porte, afin de ne plus exciter tes susceptibilités d’autrefois.

Édouard répondit :

— II ne s’est pas échangé une parole définitive entre elle et moi. Je ne sais s’il y en aura jamais. Cependant, elle n’est pas celle que vous croyez.

Brièvement, il mit son père au courant.

Les deux hommes arrivaient alors près de la maison. Accoudée à une fenêtre de l’étage, ils aperçurent l’Italienne.

— Je ne puis dormir, leur cria-t-elle.

— Si vous avez un costume convenable, répliqua plaisamment le capitaine, venez nous retrouver.

— Je descends : je ne me suis pas déshabillée.

Quand elle fut près d’eux, Paul Benoît lui dit :

— J’ai mis ce garçon en garde contre vous, Nora…

Il vous dira de quel droit… Je vous en demande pardon, puisqu’il m’a appris quelle femme admirable vous êtes… Maintenant, la suite ne dépend pas de moi. Je vous laisse dans le clair de lune.

Il s’en alla, sur un coin de table, rédiger la lettre à laquelle il songeait depuis longtemps.

« José, commençait-il, je reviens. Je ne te ferai pas l’injure de m’excuser : ce serait penser que tu étais incapable de comprendre. Je te reviens avec ma nature difficile, mais guérie je pense. Quand nous reverrons-nous ? Nous reverrons-nous jamais ? La fortune de la guerre en décidera. En tout cas, nous reprenons le rythme de notre vie en commun : la distance n’y fait rien. Nos âmes se raccordent… »

Il en était là quand la porte s’ouvrit. Édouard, rayonnant, lui criait :

— Tu as retrouvé un fils, papa. Veux-tu une fille maintenant ? Nora accepte.

Nora ajoutait en souriant :

Yé souis oune fille soumise.

Le capitaine rit :

— À la bonne heure ! Vous allez vite en besogne, vous deux !

L’aube pointait à la fenêtre et le crescendo des canons s’accentuait au loin.

— FIN —