Nord contre sud/Deuxième partie/12

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J. Hetzel (p. 367-380).

XII

ce qu’entend zermah


« Toi, à l’île Carneral ?

— Oui, depuis quelques heures.

— Je te croyais à Adamsville[1], aux environs du lac Apopka[2] ?

— J’y étais il y a huit jours.

— Et pourquoi es-tu venu ?

— Il le fallait.

— Nous ne devions jamais nous rencontrer, tu le sais, que dans le marais de la Crique-Noire, et seulement lorsque quelques lignes de toi m’en donnaient avis !

— Je te le répète, il m’a fallu partir précipitamment et me réfugier aux Everglades.


Un haussement d’épaules, ce fut toute la réponse.

— Pourquoi ?

— Tu vas l’apprendre.

— Ne risques-tu pas de nous compromettre ?…

— Non ! Je suis arrivé de nuit, et aucun de tes esclaves n’a pu me voir. »

Si, jusqu’alors, Zermah ne comprenait rien à cette conversation, elle ne devinait pas, non plus, qui pouvait être cet hôte inattendu du wigwam. Il y avait là certainement deux hommes qui parlaient, et il semblait,
Zermah, l’oreille tendue, écoutait.
cependant, que ce fût un seul homme qui fit demandes et réponses. Même inflexion de la voix, même sonorité. On eût dit que toutes ces paroles sortaient de la même bouche. Zermah essayait vainement de regarder à travers quelque interstice de la porte. La chambre, faiblement éclairée, restait dans une demi-ombre qui ne permettait pas de distinguer le moindre objet. La métisse dut donc se borner à surprendre le plus possible de cette conversation qui pouvait être d’une extrême importance pour elle.

Après un moment de silence, les deux hommes avaient continué comme il suit. Évidemment, ce fut Texar qui posa cette question :

« Tu n’es pas venu seul ?

— Non, et quelques-uns de nos partisans m’ont accompagné jusqu’aux Everglades.

— Combien sont-ils ?

— Une quarantaine.

— Ne crains-tu pas qu’ils soient mis au courant de ce que nous avons pu dissimuler depuis si longtemps ?

— Aucunement. Ils ne nous verront jamais ensemble. Quand ils quitteront l’île Carneral, ils n’auront rien su, et rien ne sera changé au programme de notre vie ! »

En ce moment, Zermah crut entendre le froissement de deux mains qui venaient de se serrer.

Puis, la conversation fut reprise en ces termes :

« Que s’est-il donc passé depuis la prise de Jacksonville ?

— Une affaire assez grave. Tu sais que Dupont s’est emparé de Saint-Augustine ?

— Oui, je le sais, et toi, sans doute, tu n’ignores pas pourquoi je dois le savoir !

— En effet ! L’histoire du train de Fernandina est venue à propos pour te permettre d’établir un alibi qui a mis le Conseil dans l’obligation de t’acquitter !

— Et il n’en avait guère envie ! Bah !… Ce n’est pas la première fois que nous échappons ainsi…

— Et ce ne sera pas la dernière. Mais peut-être ignores-tu quel a été le but des fédéraux en occupant Saint-Augustine ? Ce n’était pas tant pour réduire la capitale du comté de Saint-John que pour organiser le blocus du littoral de l’Atlantique.

— Je l’ai entendu dire.

— Eh bien, surveiller la côte depuis l’embouchure du Saint-John jusqu’aux îles de Bahama, cela n’a pas paru suffisant à Dupont, qui a voulu poursuivre la contrebande de guerre dans l’intérieur de la Floride. Il s’est donc décidé à envoyer deux chaloupes avec un détachement de marins, commandés par deux officiers de l’escadre. — Avais-tu connaissance de cette expédition ?

— Non.

— Mais à quelle date as-tu donc quitté la Crique-Noire ?… Quelques jours après ton acquittement ?…

— Oui ! Le 22 de ce mois.

— En effet, l’affaire est du 22. »

Il faut faire observer que Zermah, non plus, ne pouvait rien savoir du guet-apens de Kissimmee, dont le capitaine Howick avait parlé à Gilbert Burbank, lors de leur rencontre dans la forêt.

Elle apprit donc alors, en même temps que l’apprit l’Espagnol, comment, après l’incendie des chaloupes, c’est à peine si une douzaine de survivants avaient pu porter au commodore la nouvelle de ce désastre.

« Bien !… Bien ! s’écria Texar. Voilà une heureuse revanche de la prise de Jacksonville, et puissions-nous attirer encore ces damnés nordistes au fond de notre Floride ! Ils y resteront jusqu’au dernier !

— Oui, jusqu’au dernier, reprit l’autre, surtout s’ils s’aventurent au milieu de ces marécages des Everglades. Et précisément, nous les y verrons avant peu.

— Que veux-tu dire ?

— Que Dupont a juré de venger la mort de ses officiers et de ses marins. Aussi une nouvelle expédition a-t-elle été envoyée dans le Sud du comté de Saint-Jean.

— Les fédéraux viennent de ce côté ?…

— Oui, mais plus nombreux, bien armés, se tenant sur leurs gardes, se défiant des embuscades !

— Tu les as rencontrés ?…

— Non, car nos partisans ne sont pas en force, cette fois, et nous avons dû reculer. Mais, en reculant, nous les attirons peu à peu. Lorsque nous aurons réuni les milices qui battent le territoire, nous tomberons sur eux, et pas un n’échappera !

— D’où sont-ils partis ?

— De Mosquito-Inlet.

— Par où viennent-ils ?

— Par la cyprière.

— Où peuvent-ils être en ce moment ?

À quarante milles environ de l’île Carneral.

— Bien, répondit Texar. Il faut les laisser s’engager vers le sud, car il n’y a pas un jour à perdre pour concentrer les milices. S’il le faut, dès demain, nous partirons pour chercher refuge du côté du canal de Bahama…

— Et là, si nous étions trop vivement pressés avant d’avoir pu réunir nos partisans, nous trouverions une retraite assurée dans les îles anglaises ! »

Les divers sujets, qui venaient d’être traités dans cette conversation, étaient du plus grand intérêt pour Zermah. Si Texar se décidait à quitter l’île emmènerait-il ses prisonnières ou les laisserait-il au wigwam sous la garde de Squambô ? Dans ce dernier cas, il conviendrait de ne tenter l’évasion qu’après le départ de l’Espagnol. Peut-être, alors, la métisse pourrait-elle agir avec plus de chances de succès. Et puis, ne pouvait-il se faire que le détachement fédéral, qui parcourait en ce moment la Basse-Floride, arrivât sur les bords du lac Okee-cho-bee, en vue de l’île Carneral ?

Mais tout cet espoir auquel Zermah venait de se reprendre, s’évanouit aussitôt.

En effet, à la demande qui lui fut posée sur ce qu’il ferait de la métisse et de l’enfant, Texar répondit sans hésiter :

« Je les emmènerai, s’il le faut, jusqu’aux îles de Bahama.

— Cette petite fille pourra-t-elle supporter les fatigues de ce nouveau voyage ?…

— Oui ! j’en réponds, et, d’ailleurs, Zermah saura bien les lui éviter pendant la route !…

— Cependant, si cette enfant venait à mourir ?…

— J’aime mieux la voir morte que de la rendre à son père !

— Ah ! tu hais bien ces Burbank !…

— Autant que tu les hais toi-même ! »

Zermah, ne se contenant plus, fut sur le point de repousser la porte pour se mettre face à face avec ces deux hommes, si semblables l’un à l’autre, non seulement par la voix, mais par les mauvais instincts, par le manque absolu de conscience et de cœur. Elle parvint à se maîtriser, pourtant. Mieux valait entendre jusqu’à la dernière les paroles qui s’échangeaient entre Texar et son complice. Lorsque leur conversation serait achevée, peut-être s’endormiraient-ils ? Alors il serait temps d’accomplir une évasion devenue nécessaire, avant que le départ se fût effectué.

Évidemment, l’Espagnol se trouvait dans la situation d’un homme qui a tout à apprendre de celui qui lui parle. Aussi fut-ce lui qui continua d’interroger.

« Qu’y a-t-il de nouveau dans le Nord ? demanda-t-il.

— Rien de très important. Malheureusement, il semble que les fédéraux aient l’avantage, et il est à craindre que la cause de l’esclavage soit finalement perdue !

— Bah ! fit Texar d’un ton d’indifférence.

— Au fait, nous ne sommes ni pour le Sud ni pour le Nord ! répondit l’autre.

— Non, et ce qui nous importe, pendant que les deux partis se déchirent, c’est de toujours être du côté où il y a le plus à gagner ! »

En parlant ainsi, Texar se révélait tout entier. Pêcher dans l’eau trouble de la guerre civile, c’était uniquement à quoi prétendaient ces deux hommes.

« Mais, ajouta-t-il, que s’est-il passé plus spécialement en Floride depuis huit jours ?

— Rien que tu ne saches. Stevens est toujours maître du fleuve jusqu’à Picolata.

— Et il ne semble pas qu’il veuille remonter, au delà, le cours du Saint-John ?…

— Non, les canonnières ne cherchent point à reconnaître le Sud du comté. D’ailleurs, je crois que cette occupation ne tardera pas à prendre =fin, et, dans ce cas, le fleuve tout entier serait rendu à la circulation des confédérés !

— Que veux-tu dire ?

— Le bruit court que Dupont a l’intention d’abandonner la Floride, en n’y laissant que deux ou trois navires pour le blocus des côtes !

— Serait-il possible ?

— Je te répète qu’il en est question, et, si cela est, Saint-Augustine sera bientôt évacuée.

— Et Jacksonville ?…

— Jacksonville également.

— Mille diables ! Je pourrais donc y revenir, reformer notre Comité, reprendre la place que les fédéraux m’ont fait perdre ! Ah ! maudits nordistes, que le pouvoir me revienne, et l’on verra comment j’en userai !…

— Bien dit !

— Et si James Burbank, si sa famille, n’ont pas encore quitté Camdless-Bay, si la fuite ne les a pas soustraits à ma vengeance, ils ne m’échapperont plus !

— Et je t’approuve ! Tout ce que tu as souffert par cette famille, je l’ai souffert comme toi ! Ce que tu veux, je le veux aussi. Ce que tu hais, je le hais ! Tous deux, nous ne faisons qu’un…

— Oui !… un ! » répondit Texar.

La conversation fut interrompue un instant. Le choc des verres apprit à Zermah que l’Espagnol et « l’autre » buvaient ensemble.

Zermah était atterrée. À les entendre, il semblait que ces deux hommes eussent une part égale dans tous les crimes commis dernièrement en Floride, et plus particulièrement contre la famille Burbank. Elle le comprit bien davantage, en les écoutant pendant une demi-heure encore. Elle connut alors quelques détails de cette vie étrange de l’Espagnol. Et toujours la même voix qui faisait les demandes et les réponses, comme si Texar eût été seul à parler dans la chambre. Il y avait là un mystère que la métisse aurait eu le plus grand intérêt à découvrir. Mais, si ces misérables se fussent doutés que Zermah venait de surprendre une partie de leurs secrets, auraient-ils hésité à conjurer ce danger en la tuant ? Et que deviendrait l’enfant, quand Zermah serait morte !

Il pouvait être onze heures du soir. Le temps n’avait pas cessé d’être affreux. Vent et pluie soufflaient et tombaient sans relâche. Très certainement, Texar et son compagnon n’iraient pas s’exposer au-dehors. Ils passeraient la nuit dans le wigwam. Ils ne mettraient pas leurs projets à exécution avant le lendemain.

Et Zermah n’en douta plus, quand elle entendit le complice de Texar — ce devait être lui — demander :

« Eh bien, quel parti prendrons-nous ?

— Celui-ci, répondit l’Espagnol. Demain, pendant la matinée, nous irons avec nos gens reconnaître les environs du lac. Nous explorerons la cyprière sur trois ou quatre milles, après avoir détaché en avant ceux de nos compagnons qui la connaissent le mieux, et plus particulièrement Squambô. Si rien n’indique l’approche du détachement fédéral, nous reviendrons et nous attendrons jusqu’au moment où il faudra battre en retraite. Si, au contraire, la situation est prochainement menacée, je réunirai nos partisans et mes esclaves, et j’entraînerai Zermah jusqu’au canal de Bahama. Toi, de ton côté, tu t’occuperas de rassembler les milices éparses dans la Basse-Floride.

— C’est entendu, répondit l’autre. Demain, pendant que vous ferez cette reconnaissance, je me cacherai dans les bois de l’île. Il ne faut pas que l’on puisse nous voir ensemble !

— Non, certes ! s’écria Texar. Le diable me garde de risquer une pareille imprudence qui dévoilerait notre secret ! Donc, ne nous revoyons pas avant la nuit prochaine au wigwam. Et même, si je suis obligé de partir dans la journée, tu ne quitteras l’île qu’après moi. Rendez-vous, alors, aux environs du cap Sable ! »

Zermah sentit bien qu’elle ne pourrait plus être délivrée par les fédéraux.

Le lendemain, en effet, s’il avait connaissance de l’approche du détachement, l’Espagnol ne quitterait-il pas l’île avec elle ?…

La métisse ne pouvait donc plus être sauvée que par elle-même, quels que fussent les périls, pour ne pas dire, les impossibilités d’une évasion dans des conditions si difficiles.

Et pourtant, avec quel courage elle l’eût tentée, si elle avait su que James Burbank, Gilbert, Mars, quelques-uns de ses camarades de la plantation, s’étaient mis en campagne pour l’arracher aux mains de Texar, que son billet leur avait appris de quel côté il fallait porter leurs recherches, que déjà M. Burbank avait remonté le cours du Saint-John au delà du lac Washington, qu’une grande partie de la cyprière était traversée, que la petite troupe de Camdless-Bay venait de se joindre au détachement du capitaine Howick, que c’était Texar, Texar lui-même, que l’on regardait comme l’auteur du guet-apens de Kissimmee, que ce misérable allait être poursuivi à outrance, qu’il serait fusillé, sans autre jugement, si l’on parvenait à se saisir de sa personne !…

Mais Zermah ne pouvait rien savoir. Elle ne devait plus attendre aucun secours… Aussi était-elle fermement décidée à tout braver pour quitter l’île Carneral.

Cependant il lui fallait retarder de vingt-quatre heures l’exécution de ce projet, bien que la nuit, très noire, fût favorable à une évasion. Les partisans, qui n’avaient point cherché un abri sous les arbres, occupaient alors les abords du wigwam. On les entendait aller et venir sur la berge, fumant ou causant. Or, sa tentative manquée, son projet découvert, Zermah se fût mise dans une situation pire, et eût peut-être attiré sur elle les violences de Texar.

D’ailleurs, le lendemain, ne se présenterait-il pas quelque meilleure occasion de fuir ? L’Espagnol n’avait-il pas dit que ses compagnons, ses esclaves, même l’Indien Squambô, l’accompagneraient, afin d’observer la marche du détachement fédéral ? N’y aurait-il pas là une circonstance dont Zermah pourrait profiter pour accroître ses chances de succès ? Si elle parvenait à franchir le canal sans avoir été vue, une fois dans la forêt, elle ne doutait pas d’être sauvée, Dieu aidant. En se cachant, elle saurait bien éviter de retomber entre les mains de Texar. Le capitaine Howick
C’est là qu’ils emmenèrent quelques esclaves.
ne devait plus être éloigné. Puisqu’il s’avançait vers le lac Okee-cho-bee, n’avait-elle pas quelques chances d’être délivrée par lui ?

Il convenait donc d’attendre au lendemain. Mais un incident vint détruire cet échafaudage sur lequel reposaient les dernières chances de Zermah et compromettre définitivement sa situation vis-à-vis de Texar.

En ce moment, on frappa à la porte du wigwam. C’était Squambô qui se fit reconnaître de son maître.

« Entre ! » dit l’Espagnol.

Squambô entra.

« Avez-vous des ordres à me donner pour la nuit ? demanda-t-il.

— Que l’on veille avec soin, répondit Texar, et qu’on me prévienne à la moindre alerte.

— Je m’en charge, répliqua Squambô.

— Demain, dans la matinée, nous irons en reconnaissance à quelques milles dans la cyprière.

— Alors la métisse et Dy ?…

— Seront aussi bien gardées que d’habitude. Maintenant, Squambô, que personne ne nous dérange au wigwam !

— C’est entendu.

— Que font nos hommes ?

— Ils vont, viennent, et paraissent peu disposés à prendre du repos.

— Que pas un ne s’éloigne !

— Pas un.

— Et le temps ?…

— Moins mauvais. La pluie ne tombe plus, et la rafale ne tardera pas à s’apaiser.

— Bien. »

Zermah n’avait cessé d’écouter. La conversation allait évidemment prendre fin, quand un soupir étouffé, une sorte de râle, se fit entendre.

Tout le sang de Zermah lui reflua au cœur.

Elle se releva, se précipita vers la couche d’herbes, se pencha sur la petite fille…

Dy venait de se réveiller, et dans quel état ! Un souffle rauque s’échappait de ses lèvres. Ses petites mains battaient l’air, comme si elle eût voulu l’attirer vers sa bouche. Zermah ne put saisir que ces mots :

« À boire !… À boire !… »

La malheureuse enfant étouffait. Il fallait la porter immédiatement au-dehors. Dans cette obscurité profonde, Zermah, affolée, la prit entre ses bras pour la ranimer de son propre souffle. Elle la sentit se débattre dans une sorte de convulsion. Elle jeta un cri… elle repoussa la porte de sa chambre…

Deux hommes étaient là, debout, devant Squambô, mais si semblables de figure et de corps, que Zermah n’aurait pu reconnaître lequel des deux était Texar.


  1. Petite ville du comté de Putnam.
  2. Lac qui alimente un des principaux affluents du Saint-John.