Nord contre sud/Première partie/3

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J. Hetzel (p. 29-38).

III

où en est la guerre de sécession


Quelques mots sur la guerre de sécession, à laquelle cette histoire doit être intimement mêlée.

Et, tout d’abord, que ceci soit bien établi dès le début : ainsi que l’a dit le comte de Paris, ancien aide de camp du général Mac Clellan, dans sa remarquable Histoire de la guerre civile en Amérique, cette guerre n’a eu pour cause ni une question de tarifs, ni une différence réelle d’origine entre le Nord et le Sud. La race anglo-saxonne régnait également sur tout le territoire des États-Unis. Aussi, la question commerciale n’a-t-elle jamais été en jeu dans cette terrible lutte entre frères. « C’est l’esclavage, qui, prospérant dans une moitié de la république et aboli dans l’autre, y avait créé deux sociétés hostiles. Il avait profondément modifié les mœurs de celle où il dominait, tout en laissant intactes les formes apparentes du gouvernement. C’est lui qui fut non pas le prétexte ou l’occasion, mais la cause unique de l’antagonisme dont la conséquence inévitable fut la guerre civile. »

Dans les États à esclaves, il y avait trois classes. En bas, quatre millions de nègres asservis, soit le tiers de la population. En haut, la caste des propriétaires, relativement peu instruite, riche, dédaigneuse, qui se réservait absolument la direction des affaires publiques. Entre les deux, la classe remuante, paresseuse, misérable, des petits blancs. Ceux-ci, contre toute attente, se montrèrent ardents pour le maintien de l’esclavage, par crainte de voir la classe des nègres affranchis s’élever à leur niveau.

Le Nord devait donc trouver contre lui non seulement les riches propriétaires, mais aussi ces petits blancs qui, surtout dans les campagnes, vivaient au milieu de la population serve. La lutte fut donc effroyable. Elle produisit même dans les familles de telles dissensions que l’on vit des frères combattre, l’un sous le drapeau confédéré, l’autre sous le drapeau fédéral. Mais un grand peuple ne devait pas hésiter à détruire l’esclavage jusque dans ses racines. Dès le siècle dernier, l’illustre Franklin en avait demandé l’abolition. En 1807, Jefferson avait recommandé au Congrès « de prohiber un trafic dont la moralité, l’honneur et les plus chers intérêts du pays exigeaient depuis longtemps la disparition ». Le Nord eut donc raison de marcher contre le Sud et de le réduire. D’ailleurs, il allait s’ensuivre une union plus étroite entre tous les éléments de la république, et la destruction de cette illusion si funeste, si menaçante, que chaque citoyen devait d’abord obéissance à son propre État, et, seulement en second lieu, à l’ensemble de la fédération américaine.

Or, ce fut précisément en Floride, que se réveillèrent les premières questions relatives à l’esclavage. Au commencement de ce siècle, un chef indien métis, nommé Oscéola, avait pour femme une esclave marronne, née dans ces parties marécageuses du territoire floridien qu’on nomme Everglades. Un jour, cette femme fut ressaisie comme esclave et emmenée par force. Oscéola souleva les Indiens, commença la campagne anti-esclavagiste, fut pris et mourut dans la forteresse où on l’avait enfermé. Mais la guerre continua, et, dit l’historien Thomas Higginson, « la somme d’argent que nécessita une pareille lutte fut trois fois plus considérable que celle qui avait été jadis payée à l’Espagne pour l’acquisition de la Floride ».

Voici maintenant quels avaient été les débuts de cette guerre de sécession ; puis quel était l’état des choses pendant ce mois de février 1862, époque où James Burbank et sa famille allaient éprouver des contre-coups si terribles qu’il nous a paru intéressant d’en avoir fait l’objet de cette histoire.

Le 16 octobre 1859, l’héroïque capitaine John Brown, à la tête d’une petite troupe d’esclaves fugitifs, s’empare de Harpers-Ferry en Virginie. L’affranchissement des hommes de couleur, tel est son but. Il le proclame hautement. Vaincu par les compagnies de la milice, il est fait prisonnier, condamné à mort et pendu à Charlestown, le 2 décembre 1859, avec six de ses compagnons.

Le 20 décembre 1860, une convention se réunit dans la Caroline du Sud et adopte d’enthousiasme le décret de sécession. L’année suivante, le 4 mars 1861, Abraham Lincoln est nommé président de la république. Les États du Sud regardent son élection comme une menace pour l’institution de l’esclavage. Le 11 avril 1861, le fort Sumter, un de ceux qui défendent la rade de Charlestown, tombe au pouvoir des sudistes, commandés par le général Beauregard. La Caroline du Nord, la Virginie, l’Arkansas, le Tennessee, adhèrent aussitôt à l’acte séparatiste.

Soixante-quinze mille volontaires sont levés par le gouvernement fédéral. Tout d’abord, on s’occupe de mettre Washington, la capitale des États-Unis d’Amérique, à l’abri d’un coup de main des confédérés. On ravitaille les arsenaux du Nord qui étaient vides, alors que ceux du Sud avaient été largement approvisionnés sous la présidence de Buchanan. Le matériel de guerre se complète au prix des plus extraordinaires efforts. Puis, Abraham Lincoln déclare les ports du Sud en état de blocus.

C’est en Virginie que se passent les premiers faits de guerre. Mac Clellan repousse les rebelles dans l’Ouest. Mais, le 21 juillet, à Bull-Run, les troupes fédérales, réunies sous les ordres de Mac Dowel, sont mises en déroute et s’enfuient jusqu’à Washington. Si les sudistes ne tremblent plus pour Richmond, leur capitale, les nordistes ont lieu de trembler pour la capitale de la République américaine. Quelques mois après, les fédéraux sont encore défaits à Ball’s-Bluff. Toutefois, cette affaire malheureuse est bientôt compensée par diverses expéditions, qui mirent aux mains des unionistes le fort Hatteras et Port-Royal-Harbour, dont les séparatistes ne parvinrent plus à s’emparer. À la fin de 1861, le commandement général des troupes de l’Union est donné au major-général George Mac Clellan.

Cependant, cette année-là, les corsaires esclavagistes ont couru les mers des deux mondes. Ils ont trouvé accueil dans les ports de la France, de l’Angleterre, de l’Espagne et du Portugal, — faute grave qui, en reconnaissant aux sécessionnistes les droits de belligérants, eut pour résultat d’encourager la course et de prolonger la guerre civile.

Puis, vinrent les faits maritimes qui eurent un si grand retentissement. C’est le Sumter et son fameux capitaine Semmes. C’est l’apparition du bélier Manassas. C’est, le 12 octobre, le combat naval à la tête des passes du Mississipi. C’est, le 8 novembre, la prise du Trent, navire anglais à bord duquel le capitaine Wilkes capture les commissaires confédérés — ce qui faillit amener la guerre entre l’Angleterre et les États-Unis.

Entre temps, les abolitionnistes et les esclavagistes se livrent de sanglants combats avec des alternatives de succès et de revers jusque dans l’État du Missouri. Des principaux généraux du Nord, l’un, Lyon, est tué, ce qui provoque la retraite des fédéraux à Rolla et la marche de Price avec les troupes confédérées vers le Nord. On se bat à Frederictown, le 21 octobre, à Springfield, le 25, et, le 27, Frémont occupe cette ville avec les fédéraux. Au 19 décembre, le combat de Belmont, entre Grant et Polk, demeure incertain. Enfin, l’hiver, si rigoureux dans ces contrées de l’Amérique septentrionale, vient mettre un terme aux opérations.

Les premiers mois de l’année 1862 sont employés en efforts véritablement prodigieux de part et d’autre.

Au Nord, le Congrès vote un projet de loi qui lève cinq cent mille volontaires, — ils seront un million à la fin de la lutte, — et approuve un emprunt de cinq cent millions de dollars. Les grandes armées sont créées, principalement celle du Potomac. Leurs généraux sont Banks, Butler, Grant, Sherman, Mac Clellan, Meade, Thomas, Kearney, Halleck, pour ne citer que les plus célèbres. Tous les services vont entrer en fonction. Infanterie, cavalerie, artillerie, génie, sont endivisionnés d’une manière à peu près uniforme. Le matériel de guerre se fabrique à outrance, carabines Minié et Colt, canons rayés des systèmes Parrott et Rodman, canons à âme lisse et columbiads Dahlgren, canons-obusiers, canons-revolvers, obus Shrapnell, parcs de siège. On organise la télégraphie et l’aérostation militaire, le reportage des grands journaux, les transports qui seront faits par vingt mille chariots attelés de quatre-vingt-quatre mille mules. On réunit des approvisionnements de toutes sortes, sous la direction du chef de l’ordonnance. On construit de nouveaux navires du type bélier, les « rams » du colonel Ellet, les « gun-boats » ou canonnières du commodore Foote, qui vont apparaître pour la première fois dans une guerre maritime.

Au Sud, le zèle n’est pas moins grand. Il y a bien les fonderies de canon de la Nouvelle-Orléans, celles de Memphis, les forges de Tredogar, près de Richmond, qui fabriquent des Parrotts et des Rodmans. Mais cela ne peut suffire. Le gouvernement confédéré s’adresse à l’Europe. Liège et Birmingham lui envoient des cargaisons d’armes, des pièces des systèmes Armstrong et Whitworth. Les forceurs de blocus, qui viennent chercher à vil prix du coton dans ses ports, n’en obtiennent qu’en échange de tout ce matériel de guerre. Puis l’armée s’organise. Ses généraux sont Johnston, Lee, Beauregard, Jackson, Critenden, Floyd, Pillow. On adjoint des corps irréguliers, tels que milices et guérillas, aux quatre cent mille volontaires, enrôlés pour trois ans au plus et un an au moins, que le Congrès séparatiste, à la date du 8 août, accorde à son président Jefferson Davis.

Cependant ces préparatifs n’empêchent pas la lutte de reprendre dès la seconde moitié du premier hiver. De tout le territoire à esclaves, le gouvernement fédéral n’occupe encore que le Maryland, la Virginie occidentale, le Kentucky en quelques portions, le Missouri pour la plus grande part, et un certain nombre de points du littoral.

Les nouvelles hostilités commencent d’abord dans l’est du Kentucky. Le 7 janvier, Garfield bat les confédérés à Middle-Creek, et le 20, ils sont de nouveau battus à Logan-Cross ou Mill-Springs. Le 2 février, Grant s’embarque avec deux divisions sur quelques grands vapeurs du Tennessee que va soutenir la flottille cuirassée de Foote. Le 6, le fort Henry tombe en son pouvoir. Ainsi est brisé un anneau de cette chaîne « sur laquelle, dit l’historien de cette guerre civile, s’appuyait tout le système de défense de son adversaire Johnston ». Le Cumberland et la capitale du Tennessee sont donc menacés directement et à court délai par les troupes fédérales. Aussi Johnston cherche-t-il à concentrer toutes ses forces au fort Donelson, afin de retrouver un point d’appui plus sûr pour la défensive.

À cette époque, une autre expédition, comprenant un corps de seize mille hommes sous les ordres de Burnside, une flottille composée de vingt-quatre vapeurs armés en guerre et de cinquante transports, descend la Chesapeake et appareille de Hampton-Roads, le 12 janvier. Malgré de violentes tempêtes, le 24 janvier, elle donne dans les eaux du Pimlico-Sound pour s’emparer de l’île Roanoke et réduire la côte de la Caroline du Nord. Mais l’île est fortifiée. À l’ouest, le canal se défend par un barrage de coques submergées. Des batteries et des ouvrages de campagne en rendent l’accès difficile. Cinq à six mille hommes, soutenus par une flottille de sept canonnières, sont prêts à empêcher tout débarquement. Néanmoins, malgré le courage de ses défenseurs, du 7 au 8 février, cette île tombe au pouvoir de Burnside avec vingt canons et plus de deux mille prisonniers. Le lendemain, les fédéraux sont maîtres d’Elizabeth-City et de toute la côte de l’Albemarle-Sound, c’est-à-dire du nord de cette mer intérieure.

Enfin, pour achever de décrire la situation jusqu’au 6 février, il faut parler de ce général sudiste, cet ancien professeur de chimie, Jackson, ce soldat puritain qui défend la Virginie. Après le rappel de Lee à Richmond, il commande l’armée. Il quitte Vinchester, le 1er janvier, avec ses dix mille hommes, traverse les Alléghanies pour prendre Bath sur le railway de l’Ohio. Vaincu par le climat, écrasé par les tempêtes de neige, il est forcé de rentrer à Vinchester, sans avoir atteint son objectif.

Et maintenant, en ce qui concerne plus spécialement les côtes du Sud, depuis la Caroline jusqu’à la Floride, voici ce qui s’est passé.

Durant la seconde moitié de l’année 1861, le Nord possédait assez de rapides bâtiments pour faire la police de ces mers, bien qu’il n’eût pu s’emparer du fameux Sumter, qui, en janvier 1862, vint relâcher à Gibraltar, afin d’exploiter les eaux européennes. Le Jefferson-Davis, voulant échapper aux fédéraux, se réfugie à Saint-Augustine en Floride et périt au moment où il donne dans les passes. Presque en même temps, un des navires employés à la croisière de la Floride, l’Anderson, capture le corsaire Beauregard. Mais, en Angleterre, de nouveaux bâtiments sont armés pour la course. C’est alors qu’une proclamation d’Abraham Lincoln étend le blocus aux côtes de la Virginie et de la Caroline du Nord, et même le blocus fictif, le blocus sur le papier, qui comprend quatre mille cinq cents kilomètres de côtes. Pour les surveiller, on n’a que deux escadres : l’une doit bloquer l’Atlantique, l’autre le golfe du Mexique.

Le 12 octobre, pour la première fois, les confédérés tentent de dégager les bouches du Mississipi avec le Manassas, — premier navire qui fut blindé pendant cette guerre, — soutenu d’une flottille de brûlots. Si le coup ne réussit pas, si la corvette Richmond peut s’en tirer saine et sauve le 29 décembre, un petit vapeur, le Sea-Bird, parvient à enlever une goélette fédérale en vue du fort Monroe.

Cependant, il est nécessaire d’avoir un point qui puisse servir de base d’opération pour les croisières de l’Atlantique. Le gouvernement fédéral décide alors de s’emparer du fort Hatteras, qui commande la passe du même nom, passe très fréquentée par les forceurs de blocus. Ce fort est difficile à prendre. Il est soutenu par une redoute carrée, appelée fort Clark. Un millier d’hommes et le 7e régiment de la Caroline du Nord concourent à le défendre. N’importe. L’escadre fédérale, composée de deux frégates, trois corvettes, un aviso, deux grands vapeurs, vient mouiller le 27 août devant les passes. Le commodore Stringham et le général Butler attaquent. La redoute est prise. Le fort Hatteras, après une assez longue résistance, hisse le drapeau blanc. La base d’opération est acquise aux nordistes pour toute la durée de la guerre.

En novembre, c’est l’île de Santa-Rosa, à l’est de Pensacola, sur le golfe du Mexique, une dépendance de la côte floridienne, qui, malgré les efforts des confédérés, reste au pouvoir des fédéraux.

Toutefois, la prise du fort Hatteras ne paraît pas suffisante pour la bonne conduite des opérations ultérieures. Il faut occuper d’autres points sur le littoral de la Caroline du Sud, de la Géorgie, de la Floride. Deux frégates à vapeur, le Wabash et le Susquehannah, trois frégates à voiles, cinq corvettes, six canonnières, plusieurs avisos, vingt-cinq bâtiments charbonniers chargés des approvisionnements, trente-deux vapeurs pouvant transporter quinze mille six cents hommes sous les ordres du général Sherman, sont donnés au commodore Dupont. La flottille appareille le 25 octobre, devant le fort Monroe. Après avoir essuyé un terrible coup de vent au large du cap Hatteras, elle vient reconnaître les passes de Hilton-Head, entre Charlestown et Savannah. Là est la baie de Port-Royal, l’une des plus importantes de la confédération américaine, où le général Ripley commande les forces des esclavagistes. Les deux forts Walker et Beauregard battent l’entrée de la baie à quatre mille mètres l’un de l’autre. Huit vapeurs la défendent, et sa barre la rend presque inabordable à une flotte d’assaillants.

Le 5 novembre, le chenal a été balisé, et, après un échange de quelques coups de canon, Dupont pénètre dans la baie, sans pouvoir débarquer encore les troupes de Sherman. Le 7, avant midi, il attaque le fort Walker, puis le fort Beauregard. Il les écrase sous une grêle de ses plus gros obus. Les forts sont évacués. Les fédéraux en prennent possession presque sans combat, et Sherman occupe ce point si important pour la suite des opérations militaires. C’était un coup porté au cœur même des États esclavagistes. Les îles voisines tombent l’une après l’autre au pouvoir des fédéraux, même l’île Tybee et le fort Pulaski, lequel commande la rivière de Savannah. L’année finie, Dupont est maître des cinq grandes baies de North-Edisto, de Saint-Helena, de Port-Royal, de Tybee, de Warsaw, et de tout ce chapelet d’îlots semés sur la côte de la Caroline et de la Géorgie. Enfin, le 1er janvier 1862, un dernier succès lui permet de réduire les ouvrages confédérés, élevés sur les rives du Coosaw.

Telle était la situation des belligérants au commencement de février de l’année 1862. Tels étaient les progrès du gouvernement fédéral vers le Sud, au moment où les navires du commodore Dupont et les troupes de Sherman menaçaient la Floride.