Normandie, Poitou et Canada français/02

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II

NORMANDIE, POITOU
ET CANADA FRANÇAIS

ou
De la contribution respective de ces deux provinces au peuplement de la Nouvelle-France et à la formation du peuple canadien-français[1]


Que les Canadiens français sont des Normands, c’est pour plusieurs un dogme, un article de foi à propos duquel il serait péché d’émettre le moindre doute. Pour beaucoup, c’est un axiome, une vérité tellement évidente que son bien-fondé n’a pas besoin d’être démontré. Pour presque tout le monde, c’est devenu un lieu commun, un fait historique sur lequel il n’y a pas à revenir ni même à discuter.

Qu’on me permette de citer une anecdote qui illustre bien cette conviction si répandue, à savoir : qui dit Canadien français dit Normand. Causant un jour avec un Canadien français de type méridional, qui avait des yeux et des cheveux noirs comme ceux d’un Espagnol, je lui demandai s’il savait de quelle région de France venaient ses ancêtres. Il me répondit : « Ils étaient Normands ; il paraît que mes ancêtres venaient du diocèse de La Flèche en Normandie. » — Le malheur, c’est que La Flèche se trouve en Anjou et que la province de l’Anjou est séparée de la Normandie par la province du Maine. Le malheur c’est aussi que l’Angevin est très différent du Normand, sous bien des rapports. Pour ce brave homme, tous les diocèses de France devaient se trouver en Normandie et on ne pouvait venir de France sans venir plus ou moins de Normandie. Mais pourrait-on dire, n’est pas Normand qui veut. L’affirmation répétée d’une opinion et l’insistance à la propager, même si ce faisant, on agit de la meilleure foi du monde, ne sauraient suffire à rendre cette opinion conforme à la vérité.

Peut-être jugera-t-on qu’il est permis à un esprit curieux, — sans qu’il coure le risque de se faire lapider, — de poser devant des gens de bonne foi plusieurs points d’interrogation et d’attirer leur attention sur des faits qui méritent qu’on s’y arrête, qu’on y réfléchisse et qui sont de nature à faire réviser certaines croyances. Ce ne serait pas la première fois que la recherche historique aurait fait s’écrouler des monuments d’apparence inébranlable dont on s’apercevait, en les examinant de près, qu’ils reposaient sur des bases fragiles, sur des hypothèses et non sur des réalités. La conclusion d’un syllogisme n’est-elle pas rigoureuse qu’à condition que ses prémisses soient hors de doute ?

***

Les Canadiens français ont-ils le type physique des Normands, ou plus précisément des ancêtres nordiques, les Northmans, dont on prétend qu’ils sont issus ? D’après Littré, ces ancêtres Scandinaves, qui peuplèrent le Danemark, la Norvège et la Suède appartiennent à une race de grande taille, à peau très blanche, à cheveux clairs et aux yeux bleus. Qui oserait affirmer que cette description s’applique à l’ensemble de la population canadienne-française ?

D’autre part, les Normands de France qui firent souche au Canada sont-ils eux-mêmes les descendants en droite ligne et sans mélange des trois grandes familles de la race Scandinave : la danoise, la norvégienne et la suédoise ? La Grande Encyclopédie nous assure que les invasions des pirates Scandinaves, dans tous les pays qu’ils ravagèrent, ne furent pas des invasions de peuples en masse, mais des invasions de bandes qui menaient un tel genre de vie que, seuls, des êtres du sexe masculin pouvaient en faire partie. Cela ne laisse-t-il pas entendre, par conséquent, que lorsque ces ancêtres nordiques se fixèrent sur le sol de France pour y devenir des Normands, ils épousèrent des femmes du pays, c’est-à-dire des Celtes, puisque les territoires qui constituèrent le duché de Normandie était peuplés alors de tribus celtiques ? L’histoire ne nous apprend pas que les Normands aient amené la disparition de ces tribus par des massacres en masse. Même en admettant qu’ils aient pu constituer, avec des femmes amenées de Scandinavie, des îlots importants de populations exclusivement scandinaves, en différents points du duché, n’est-il pas logique de croire que, si les premiers Normands purent être de purs Scandinaves, leur sang nordique fut de plus en plus dilué dans les veines des générations qui leur ont succédé ? Peut-être n’est-il pas sans intérêt de rappeler que, s’il faut en croire certains historiens, le chef des pirates northmans ou scandinaves, Rollon, premier duc de Normandie, donna l’exemple du métissage de la race en épousant lui-même Gisèle (ou Giscla), fille du roi de France Charles le Simple. Si ce mariage est mis en doute par d’autres historiens, il est du moins certain que le fils de Rollon, Guillaume Ier Longue-Épée, deuxième duc de Normandie, maria sa sœur Gerloc à Guillaume III, Tête d’Étoupe, comte de Poitou et duc d’Aquitaine. N’est-il pas conforme au bon sens de supposer que les Northmans, devenus maîtres du sol français qu’ils avaient conquis et que leur avait abandonné le roi de France, finirent à la longue, dans ce duché où ils occupent ce que l’on appellerait aujourd’hui les postes de commandes, par s’amalgamer avec la masse de la population autochtone pour engendrer une descendance de moins en moins scandinave et devenue fortement celtique chez les Normands qui émigrèrent au Canada 600 à 700 ans plus tard ? Combien moins encore de sang de pirate viking doit couler, en ce vingtième siècle, dans les veines des Canadiens français, descendants de ces Normands des XVIIe et XVIIIe siècles, puisque les générations qui se sont succédées depuis n’ont cessé d’essaimer et de se disperser aux quatre coins de la Nouvelle-France, où elles ont contracté mariage avec des descendants d’émigrants venus de près de quarante autres provinces françaises.

Les Canadiens français ont-ils le type moral, si l’on peut dire, la tournure d’esprit, les inclinations, les penchants naturels qui sont censés caractériser nettement leurs soi-disant cousins normands de la vieille France et différencier ceux-ci des Français des autres provinces ? C’est là une question embarrassante à laquelle pourraient seuls répondre péremptoirement des spécialistes en la matière. Si, pour se renseigner, on consulte la Grande Encyclopédie au mot « Normand », on y découvre, décochés aux Normands, des traits que l’on peut hésiter à rapporter. Je me risque cependant à le faire, après avoir prié de croire que je n’y mets aucune malice. Donc, d’après ce savant ouvrage : réconciliation normande, signifie « fausse réconciliation » ; réponse normande signifie « réponse ambiguë » ; répondre en Normand, signifie « ne dire ni oui ni non ». Dire de quelqu’un : c’est un fin Normand cela veut dire : « C’est un homme adroit et fort enclin à tromper ». D’après un dicton : « Un Normand a son dit et son dédit », ce qui signifie que les Normands sont sujets à manquer de parole. D’après un autre dicton : « 99 pigeons et un Normand font cent voleurs » — Boutades que tout cela, charges exagérées ? C’est plus que probable. Qui oserait affirmer que le Tartarin d’Alphonse Daudet soit un miroir si fidèle que tous les Tarasconnais s’y reconnaissent ? Les Tarasconnais sont les premiers à sourire des galéjades spirituelles de Tartarin. Sans doute les Normands sourient-ils pareillement des traits qu’on leur décoche et autorisent-ils ainsi les Canadiens français, fiers de leur ascendance normand, à sourire, eux aussi, devant le miroir et à ne pas s’y découvrir une ressemblance frappante et indéniable avec cette image de leurs soi-disant frères de race du pays normand.

Est-il bien prouvé d’ailleurs que certaines des particularités que l’on remarque dans le caractère ou la tournure d’esprit des Canadiens français soient exclusivement normandes ? Ne perdant pas de vue que le peuple canadien-français est essentiellement un peuple de paysans, comme on dit en France, ou d’habitants, comme on dit au Canada (en enlevant à ces deux mots tout sens péjoratif), ne peut-on se demander si ces particularités ne sont pas simplement, ou dans une large mesure, des particularités paysannes qui se retrouvent, plus ou moins prononcées, dans la généralité de la paysannerie française ?

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Quoi qu’il en soit, l’idée peut venir de faire une expérience assez curieuse, celle de rechercher parmi les Français qui vinrent fonder et coloniser la Nouvelle-France, parmi ces pionniers ayant laissé un nom ou ayant, de par l’influence exercée sur leurs contemporains, le plus contribué à façonner à sa naissance l’âme canadienne-française, de rechercher, disons-nous, quels furent ceux qui n’étaient PAS d’origine normande. Procédant donc par élimination, on découvre, en feuilletant les pages de l’Histoire du Canada, par François-Xavier Garneau, les faits suivants :

D’Argenson venait de Touraine ; de Beauharnois était Breton ; de Beaujeu était originaire de la région lyonnaise ; l’intendant Bégon était de Blois ; François Bigot était de Bordeaux ; Marguerite Bourgeoys était Champenoise ; Samuel de Champlain, le fondateur de Québec, était de Brouage, en Aunis ; Adam Dollard des Ormeaux venait de l’Île-de-France ; Louis de Buade, comte de Frontenac, venait également de l’Île-de-France et appartenait à une famille d’origine béarnaise ; de la Gallissonnière était de Rochefort, en Aunis ; Louis Hébert, le premier colon était Parisien ; le marquis de la Jonquière était un méridional ; Monseigneur François de Montmorency-Laval était né à Chartres, capitale de la Beauce, en Orléanais ; Jean de Lauzon était d’origine parisienne, semble-t-il ; François de Lévis était né en Languedoc, d’une famille de l’Île-de-France ; Paul de Chomedey de Maisonneuve, le fondateur de Montréal était Champenois ; Jeanne Mance était également Champenoise ; Mère Marie de l’Incarnation, fondatrice des Ursulines, venait de Touraine ; le père Marquette venait du Laonnois ; Louis de Saint-Véran marquis de Montcalm, était de Candiac, en Languedoc ; de Monts venait de la Saintonge ; Jean de Poutraincourt était Picard ; Pierre Radisson était de Paris ; de Salaberry était né en Navarre ; Jean Talon était né en Champagne ; Philippe de Rigaud, marquis de Vaudreuil, était d’une famille originaire du Languedoc.

Voilà 25 noms de personnages historiques qui n’étaient pas normands. C’est une liste incomplète. Il serait intéressant de la compléter et de dresser en regard, pour établir une proportion, la liste des autres personnages historiques qui, à la même époque, vinrent de Normandie.

Mais bien d’autres facteurs, assurément, ont eu une influence. On peut estimer que les personnages historiques, si considérables soient-ils, ne sont pas le facteur qui contribue le plus à former l’âme d’un peuple. Les mères et les éducateurs n’ont-ils pas une influence beaucoup plus grande ? Combien alors il serait intéressant de déterminer de quelles régions de France vinrent les premières mères canadiennes, les premières ursulines, les premières religieuses de la Congrégation de Notre-Dame, les premiers jésuites ? Combien intéressant aussi ce serait de procéder à des recherches semblables en ce qui concerne le clergé.

Il se peut que, dans la formation de l’âme canadienne-française et de la tournure d’esprit canadienne-française, dans l’orientation de la mentalité canadienne-française, l’influence normande ait été prépondérante et que le parler normand, avec son accent particulier et son vocabulaire du terroir, ait supplanté l’apport linguistique des autres provinces françaises. Sur ce dernier point l’historien Garneau, l’abbé Stanislas Lortie, M. Adjutor Rivard et d’autres ont sans doute raison quand ils soutiennent la thèse que les Normands, ayant été les plus nombreux, parmi les premiers arrivés, furent, en conséquence, en position avantageuse pour influencer le parler des habitants de la Nouvelle-France et lui donner une physionomie nettement normande.

Quant à l’importance présumée de la supériorité numérique des Normands sur les émigrants venus des autres provinces de France, à la fin de la grande période de peuplement de la colonie, il semble que les données dont on dispose aujourd’hui permettent de penser qu’on en peut douter ou, du moins, en discuter.

L’abbé Stanislas Lortie, professeur à l’Université Laval, de Québec, s’est livré à une étude approfondie de la question. Il a puisé sa documentation dans les meilleurs ouvrages, de même que dans cette source précieuse que constitue le Registre de confirmation de Mgr  François de Montmorency-Laval, premier évêque de Québec. Il a communiqué au Premier Congrès de la Langue Française au Canada, tenu à Québec en 1912, le résultat de ses recherches. D’après un tableau présenté par lui, faisant connaître le nombre et l’origine des émigrants arrivés au Canada pendant la période capitale s’étendant de 1608 à 1700, la Nouvelle-France aurait reçu un total de 4,894 émigrants, dont 958 venaient de Normandie. Si l’on ajoute à ce nombre, déclare l’abbé Lortie, les 984 émigrants venus, selon Rameau, de 1700 à 1780, on arrive à un total général de 5,878, dont 1,045 Normands.

D’après ce même tableau présenté par l’abbé Lortie, il serait venu, de 1608 à 1700, 93 émigrants de l’Angoumois, 524 émigrants de l’Aunis, 569 émigrants du Poitou et 274 émigrants de la Saintonge, ce qui donne un total de 1,460 pour ces quatre provinces réunies. Si l’on ajoute à ce total les 1,782 émigrants venus de ces quatre mêmes provinces de France, de 1700 à 1780, selon le calcul de Rameau, rapporté par l’abbé Lortie, on arrive pour elles au total général de 3,242 émigrants.

En d’autres termes, sur 4,894 émigrants reçus de 1608 à 1700, 958 venaient de Normandie et 1,460 venaient de l’Angoumois, de l’Aunis, du Poitou et de la Saintonge réunis, et, sur 5,878 émigrants reçus de 1608 à 1780, 1,045 venaient de Normandie et 3,242, c’est-à-dire plus du triple, venaient de ces quatre autres provinces que l’abbé Lortie désigne comme « provinces du sud de la Loire ».

Or il se trouve que ces quatre provinces du sud de la Loire sont des provinces-sœurs en quelque sorte, des provinces qui constituent un bloc, un tout, non pas seulement géographique, dont on ne peut dissocier les quatre parties constituantes.

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Le dictionnaire et les géographies donnent à l’ancienne province du Poitou les limites suivantes : au Nord, la Bretagne et l’Anjou ; au Nord-Est, la Touraine ; à l’Est, le Berry et la Marche ; à l’Ouest, l’océan Atlantique ; au Sud, l’Aunis, la Saintonge et l’Angoumois.

Il s’agit là du Poitou proprement dit. Mais l’histoire montre que son influence prépondérante de même que ses limites territoriales s’étendirent beaucoup plus loin, qu’il fut comme un pôle d’attraction pour l’Aunis, la Saintonge et l’Angoumois qui, tels des satellites, gravitèrent autour de lui.

Après la disparition du royaume carolingien d’Aquitaine, créé en 888, et l’anarchie qui en résulta, le Poitou commença de connaître des jours aussi glorieux que ceux qu’il avait connus sous la domination romaine et à jouer dans l’histoire de la France un rôle de première grandeur. Dans son Histoire de Poitou, Paul Boissonnade, professeur à la Faculté des Lettres de l’Université de Poitiers, exposant la situation à cette époque, dit : « Un État provincial, l’État poitevin, s’est créé, est arrivé à son apogée en trois siècles et s’est placé un moment à la tête de la France. » Plus loin, il dit encore : « L’État poitevin ou comté de Poitou est devenu ainsi en 935 l’un des premiers États féodaux du territoire français. » Ramnulf II, fils du fondateur de la dynastie comtale poitevine, se proclamant l’héritier des rois d’Aquitaine, prit le titre de duc des Aquitains. Il adjoignit à son comté la Saintonge, au IXe siècle. Son successeur y ajoute l’Aunis. Au xe siècle, l’Angoumois passait à son tour sous la suzeraineté des comtes du Poitou, ducs d’Aquitaine, dont le domaine finit par s’étendre de la Loire aux Pyrénées. Dès ce moment ces quatre provinces : Aunis, Angoumois, Poitou et Saintonge avaient lié leur sort. Par la suite, en dépit des vicissitudes diverses de l’histoire de France, elles n’échappèrent plus à l’attraction qui les tourna fatalement les unes vers les autres.

Dans l’organisation romaine de la Gaule, Poitou et Saintonge, que les légions conquérantes de César avaient trouvés, un demi-siècle avant Jésus-Christ, semblablement peuplés de tribus celtiques n’avaient-ils pas déjà appartenu à un même ensemble, puisque les Romains avaient fait de Poitiers, en Poitou, la métropole administrative et militaire et de Saintes, en Saintonge, la métropole religieuse et économique de la province créée par eux ?

Dans un but d’unification nationale, lors de la transformation administrative de la France, à la suite de la révolution de 1789, les anciennes provinces furent supprimées et subdivisées en départements. Mais sous la poussée de forces naturelles irrésistibles, les anciens groupements régionaux n’ont guère cessé de se reconstituer et de se rapprocher. Poitou, Aunis, Saintonge, Angoumois font partie d’un tout géographique. En outre l’identité d’origine de leurs populations, leurs besoins complémentaires, la communauté de leurs intérêts économiques et autres au cours des siècles ont fait naître entre elles des affinités nombreuses et des attirances compréhensives en même temps qu’un sentiment de solidarité. Ces quatre provinces forment ce que d’aucuns appellent une harmonie de pays. Pour vivre, se développer normalement et prospérer, elles ne peuvent se passer les unes des autres. Cette renaissance des provinces d’autrefois est tellement réelle, tellement palpable déjà que l’on parle couramment maintenant, depuis un quart de siècle environ, de Centre-Ouest de la France, très vaste région assez nettement délimitée, qui englobe en son centre le Poitou et les trois provinces de l’Aunis, de la Saintonge et de l’Angoumois, qui en sont inséparables.

Il existe entre les Aunisiens, les Angoumoisins, les Poitevins et les Saintongeais tant de liens divers de parenté qu’ils ne se sentent aucunement dépaysés les uns chez les autres ; ils se sentent « pays » les uns des autres, selon l’expression familière. N’est-il pas significatif, par exemple, qu’il existe un journal rédigé en patois poitevin, qui s’appelle Le Subiet, des Charentes et du Poitou et qui est répandu (c’est lui qui le mentionne), dans les départements suivants : Charente-Maritime, Charente, Deux-Sèvres, Vendée, Gironde, Dordogne et Vienne ? N’est-il pas significatif encore que, dans un numéro d’un bulletin de la Société l’Amicale des Deux-Sèvres, nous puissions relever les lignes suivantes d’un article publié en 1937 sous le titre « Le patois de chez nous » : « Nul patoisant de la région composée des anciennes provinces et pays d’Aunis, Saintonge, Angoumois, Poitou, n’a perdu un mot des « Amours de Colas ». Il s’agit là d’une comédie imprimée en 1691. Un peu plus loin dans cet article, l’auteur, M. Paul Devigne, secrétaire général de la Fédération Régionaliste Française, déclare que tout patoisant de ces mêmes régions comprend sans peine les pièces de théâtre écrites en patois poitevin par l’écrivain régionaliste contemporain A. Lacroix. N’est-il pas significatif enfin qu’un fascicule d’une anthologie de chansons populaires des provinces de France, publiée à paris, soit exclusivement consacré à des chansons de terroir de ces quatre provinces ? Tous ces faits ne démontrent-ils pas qu’elles constituent véritablement une unité ?

À l’appui de la thèse de cette unité, on pourrait multiplier les faits et les expressions d’opinion qui militent en sa faveur. Par exemple, dans le tome iii de l’ouvrage magnifiquement illustré, intitulé Le Pays de France, publié par la maison d’édition Hachette, en 1925, est compris un fascicule consacré uniquement à ces quatre provinces. Voici quelques lignes extraites de la préface, signée par l’écrivain Ernest Pérochon. « Poitou, Saintonge, Angoumois : pays d’Ouest… » Plus loin « … le pays d’Ouest mérite qu’on le regarde et qu’on fasse halte ». Plus loin encore : « …l’homme du pays d’Ouest est, avant tout un rural ». Et, après cette dernière phrase, Ernest Pérochon énumère les agglomérations principales de l’ensemble qui constitue ce pays d’Ouest : Poitiers, Angoulême, Niort, La Rochelle, Rochefort.

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Et alors, revenant aux statistiques fournies par l’abbé Stanislas Lortie, n’est-il pas loisible de se demander s’il serait exagérément téméraire d’additionner, avec les émigrants venus du Poitou proprement dit, les émigrants venus de l’Aunis, de la Saintonge et de l’Angoumois, puisque ces trois provinces faisaient déjà bloc au XVIIe et au XVIIIe siècles avec le Poitou ? Ce calcul donne un total de 3,242 émigrants venus de ce bloc, de 1608 à 1780, contre 1,045 venus de Normandie.

Ce bloc, qui comprend les diocèses de Poitiers, Luçon, La Rochelle et Angoulême, a joué un rôle considérable dans l’histoire de la Nouvelle-France. C’est, en effet, de l’Aunis, la plus petite des provinces de France, que vinrent Samuel de Champlain, le fondateur de Québec et La Galissonnière. Le premier était de Brouage, le second de Rochefort. C’est de Saintonge que vint Pierre du Guast, sieur de Monts. C’est de l’Angoumois que vinrent les ancêtres de sir Wilfrid Laurier. Et c’est de l’île de Ré, en Aunis, que vinrent les ancêtres de Son Éminence le cardinal Rodrigue Villeneuve archevêque de Québec.

Dans un discours prononcé en 1935, à La Rochelle, en la présence de Son Éminence le cardinal Villeneuve, M. Hubert Cailloux, président de la société « Les Amitiés Canadiennes », s’exprimait comme suit :

« Les Rochelais eurent jadis, et peut-être les premiers, des relations avec le Canada.

« Nos archives mentionnent en 1523 le départ de trois navires, La Marie, La Catherine, La Marguerite.

« En 1533, Le Christophe.

« En 1535, La Marguerite-Antoinette et Le Christophe.

« En 1536, L’Esprit.

« Jacques Cartier écrit lui-même : « Étant en ce fleuve (la rivière Saint-Jacques), nous aperçûmes un grand navire qui estait de La Rochelle. »

« Le tiers des premiers colons canadiens est fourni par nos provinces du Centre-Ouest.

« Pendant un siècle et demi, le siège de l’Amirauté chargée des communications entre la Métropole et ses colonies d’Amérique fut établi en notre ville.

« Les colons, les vivres, le matériel, les troupes, les armes, les flottes de guerre ou de ravitaillement à destination de l’Acadie et du Canada, et jusqu’aux pierres de taille qui devaient servir à la construction des forteresses sur le Saint-Laurent et l’Ohio, partaient de Rochefort et de La Rochelle ».

« C’est à La Rochelle et Rochefort que débarquent, en 1758, les épaves de Louisbourg et, en 1760, les glorieux survivants de l’armée de Montcalm et de Lévis. »

À propos encore de La Rochelle, capitale de l’Aunis, débouché naturel des quatre provinces et leur porte ouverte sur l’Atlantique, face à l’Amérique du Nord, François-Xavier Garneau dit, dans son Histoire du Canada : « Les embarquements en France pour Québec s’étaient faits d’abord du Hâvre-de-Grâce et à Dieppe. La Rochelle se substitua peu à peu à ces ports, et, avant la fin du XVIIe siècle, cette ville fournissait toutes les marchandises consommées au Canada, ou destinées à la traite avec les sauvages. »

Ne convient-il pas de noter aussi que La Rochelle fut la tête de ligne du service postal rudimentaire reliant la France à la Nouvelle-France ?

En cette année 1942, où se célèbre le troisième centenaire de la fondation de Montréal, peut-on ne pas rappeler que c’est à La Rochelle que s’embarqua, en 1641, à destination de Ville-Marie, son fondateur Paul de Chomedey de Maisonneuve, accompagné de Jeanne Mance ?

En 1935 fut fondée à La Rochelle une société que je viens de mentionner et qui s’appelle « Les Amitiés Canadiennes » de La Rochelle et du Centre-Ouest. Son Éminence le cardinal Villeneuve en fait partie, comme membre d’honneur. Voici, tiré du Bulletin Religieux du diocèse de La Rochelle et Saintes, numéro du 30 mars 1935, un extrait de l’exposé fait par M. Ernest Martin du but que se proposait la société dont il était le vice-président. M. Martin, agrégé de l’Université, professeur au lycée de Poitiers et ancien professeur à l’université Dalhousie, à Halifax, Nouvelle-Écosse, écrivait :

« À l’instar de ce qu’ont fait depuis longtemps les Sociétés de Normandie, nous nous efforcerons de réveiller chez eux (nos cousins du Canada) le sentiment de leurs très fortes attaches à notre région, à ces quatre provinces solidaires de l’Aunis, de la Saintonge, de l’Angoumois et du Poitou, qui leur ont donné non seulement des Champlain, des de Monts, des Vaudreuil et combien d’autres colonisateurs et administrateurs célèbres, mais aussi et surtout tant et tant d’homme d’État, d’écrivains renommés, de prélats éminents : leurs Papineau, leurs La Fontaine, leurs Laurier, leurs Chauveau, leurs Bédard, leurs Gouin, leurs Garneau, leurs Fréchette, leurs Villeneuve, leurs Paquet, leurs Morisset, leurs Piette, leurs Maurault, leurs Montpetit, leurs Bourassa, leurs Thibaudeau, leurs Lapointe, leurs Bouchard, leurs Pouliot, leurs Vallée, leurs Beauchesne, leurs Geoffrion, leurs Monet, leurs Denis, etc. »

En ce qui concerne le Poitou proprement dit, ou si l’on préfère, le Poitou seulement, si l’on feuillette l’Histoire de Poitou de M. Boissonnade, on y peut relever les noms suivants qui figurent tous dans l’annuaire de Montréal, édition 1941 : Aubert, Amy, Achard, Beaulieu, Belleville, Bienvenu, Boulanger, Bouthillier, Brisson, Bonnet, Beaumont, Bouchet, Berthelot, Beaudoin, Beaudry, Berland, Beaumanoir, Béreau, Belliard, Bonamy, Bourdeau, Barbier, Berthon, Chabot, Charette, Charpentier, Contant, Champagne, Cornet, Desroches, Desmouslins, Duplessis, Dutremblay, Deschamps, Desloges, Duchêne, Froment, Girouard, Guichard, Guibert, Guillery, Guérard, Guillard, Girault, Guillon, Joly, Lambert, Laporte, Latouche, Lombard, Lefèvre, La Rivière, Lemarié, Laveau, de La Salle, Lusignan, Ménard, Mercier, Mathieu, Neveu, Olivier, Pelletier, Pidoux, Pillet, Régnier, Robin, Ricard, Séguin, Thibaudeau, Voisin, Vannier.

Rien qu’à Montréal, on le voit, nombreux sont les Canadiens dont on peut avec raison, semble-t-il, supposer que les ancêtres vinrent du Poitou. Il faut reconnaître cependant que, parmi les noms cités, il en est qui ne sont pas exclusivement poitevins ; on les retrouve dans d’autres provinces plus ou moins éloignées. Quoi qu’il en soit, certains de ces 71 noms étaient portés en Poitou dès les XIe et xiie siècles.

Si le Poitou a apporté au peuple canadien-français une très forte proportion du sang qui coule dans ses veines, les ancêtres qui vinrent de ce pays lui ont certainement légué aussi en héritage beaucoup d’autres témoignages de ses attaches avec le pays d’Ouest. Il ne peut entrer dans le cadre forcément restreint de ce travail de l’exposer.

Tout de même on peut signaler, en passant, que, parmi les vieilles chansons les plus populaires en pays canadien, il en est qui le sont pareillement en pays poitevin. Cela autorise-t-il à conclure qu’elles furent apportées en Nouvelle-France par les Poitevins ? Le fait que certaines de ces chansons de folklore soient mises, par les écrivains régionalistes poitevins Gaston Chérau et Ernest Pérochon, sur les lèvres de leurs personnages ne suffit pas à prouver, il faut l’avouer, qu’elles sont strictement poitevines. Il est toutefois une chanson populaire dont on ne peut douter que son lieu d’origine se trouve dans les provinces du Centre Ouest de la France, c’est celle intitulée : « Les Filles de La Rochelle. » Ne peut-on signaler également qu’une légende connue de tous les Canadiens français, celle de la Chasse-Gallery, est aujourd’hui encore répandue en Poitou, selon un autre écrivain régionaliste poitevin, Madame Francine Poitevin, qui la fait figurer dans son livre Contes et légendes du Poitou ?

Ne peut-on enfin faire un rapprochement entre les deux faits suivants, le fait que beaucoup de Canadiens français ont un goût prononcé pour les réflexions grivoises, pour les plaisanteries croustillantes, les histoires dites rabelaisiennes et le fait que Rabelais, qui naquit à Chinon, dans la Touraine voisine, vécut longtemps en ce pays poitevin qui fournit tant de colons à la Nouvelle-France ?

***

Y a-t-il à cette étude une conclusion ? une suite à donner ? Peut-être.

Je terminerai en exprimant deux vœux. Dans sa préface à l’ouvrage de M. Émile Vaillancourt La Conquête du Canada par les Normands, M. Aegidius Fauteux a dit ce qui suit : « D’autres viendront sans doute qui, avec la même piété, poursuivront le même travail pour les diverses provinces de France et qui écriront tour à tour la conquête du Canada par les Picards, la conquête du Canada par les Poitevins, la conquête du Canada par les Bretons. Souhaitons-le afin que tous les fils qui nous attachent à la France, notre mère, soient de toutes parts et définitivement renoués. »

Faisant écho au souhait de M. Fauteux, mon premier vœu, c’est que, plus qu’il ne semble avoir été fait dans le passé, des chercheurs patients et consciencieux se penchent sans idées préconçues sur la question de l’apport des différentes provinces et des différentes régions de la vieille France dans la formation du peuple canadien-français, afin d’établir dans quelle proportion, numériquement, moralement et linguistiquement ces provinces et régions ont contribué à lui donner, à son berceau, sa physionomie distinctive.

Il serait particulièrement intéressant de savoir s’il est des points de la province de Québec où des Normands et des Poitevins se seraient fixés en nombre assez grand pour y former des îlots. S’il en existait, cela permettrait d’étudier et de comparer les populations de ces groupements, afin de découvrir en quoi elles diffèrent et révèlent de façon indubitable leurs origines.

Plusieurs, j’ose le croire, admettront, à la réflexion, qu’une opinion n’est pas forcément juste parce qu’elle est courante et qu’il convient de séparer ce qui est vérité de ce qui est légende. Plusieurs iront peut-être plus loin et estimeront que les présomptions, sinon les preuves, leur paraissent assez convaincantes pour faire admettre que, dans les veines du peuple canadien-français coule beaucoup moins de sang nordique des Normands ou des Vikings et beaucoup plus de sang poitevin, aunisois, saintongeais et angoumoisin qu’on ne l’imagine généralement.

Peut-être est-ce dans ce double atavisme, dans la présence abondante et dominante de ces deux sangs mélangés, que certains trouveront l’explication de deux tendances qui s’opposent dans l’âme de beaucoup de Canadiens français d’aujourd’hui. Le sang des coureurs de mers vikings leur donnerait le goût du risque et de l’aventure, il en aurait fait des explorateurs et des coureurs de bois. Celui de la race terrienne des gens du pays d’Ouest en ferait des colons hors ligne, des « habitants » profondément enracinés au sol. L’un les pousse à partir et l’autre à rester.

Des fêtes grandioses avaient été projetées, pour célébrer, en 1942, le troisième centenaire de la fondation de Montréal. Mais la guerre est venue. Les circonstances ont contraint de leur donner une bien moindre envergure. Le programme magnifique qui avait été envisagé a été abandonné. Cependant il a été décidé que des manifestations diverses auront lieu, auxquelles on donnera le plus d’éclat possible.[2]

À l’occasion de ces fêtes, nul doute que, comme il est d’usage en pareil cas, il sera question de la Normandie. Mon deuxième vœu, c’est qu’il soit aussi question alors du Poitou et des provinces voisines et sœurs qui, prises isolément, ont très largement contribué au peuplement de la Nouvelle-France, et, réunies, ont, de beaucoup, fourni à celle-ci le plus grand nombre de ses immigrants.

S’il est naturel que la Normandie soit une fois de plus à l’honneur, ne serait-il pas juste aussi d’y associer ces quatre autres provinces : le Poitou, l’Aunis, la Saintonge, l’Angoumois ? Ces provinces possèdent un folklore extrêmement riche et, parmi les richesses de leur folklore, elles offrent aux Canadiennes des costumes très seyants qui feraient bonne figure à côté du costume normand, dont elles aiment se parer et qui leur permettraient de mettre plus de variété dans le rayonnement de leur grâce et de leur charme.


  1. Mémoire présenté à la Société Historique de Montréal, le 25 mars 1942.
  2. Tout ceci a été écrit avant les fêtes du IIIe centenaire. C’est ce qui explique que l’auteur parle au futur d’un événement qui appartient désormais au passé.