Nos Alliés d’Extrême-Orient - Chine et Japon (1917-1919)

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Nos Alliés d’Extrême-Orient - Chine et Japon (1917-1919)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 51 (p. 422-443).
NOS ALLIÉS D’EXTRÊME-ORIENT
CHINE ET JAPON
1917-1919

J’ai montré dans de précédentes études[1] comment, parmi nos Alliés d’Extrême-Orient, le Japon s’était dès la première heure rangé à nos côtés contre l’ennemi commun et dans quelles circonstances la Chine avait, trois ans plus tard, à l’exemple et à l’appel des États-Unis de l’Amérique du Nord, rompu avec les Puissances germaniques pour s’enrôler à son tour et joindre son action à la nôtre.

Il me reste, en reprenant la suite des événements à la date du printemps et de l’été de 1917 où je les avais laissés, à marquer comment la révolution russe, les traités de Brest-Litovsk et les projets d’envahissement des Austro-Allemands dans l’ancien empire des Tsars firent du Japon et de la Chine, par leur situation géographique et la défense de leurs intérêts propres, la barrière et le boulevard des Alliés contre la nouvelle et dangereuse menace de la coalition pangermaniste.

Je devrai, pour mieux expliquer et illustrer cette participation plus active de nos Alliés d’Asie dans cette dernière phase de la guerre, rappeler et résumer les faits les plus saillants de la vie politique intérieure du Japon et de la Chine durant cette période de 1917-1918, au cours de laquelle un nouveau gouvernement a succédé à Tokyo au cabinet du maréchal Teraoutsi, tandis qu’à Pékin était élu un nouveau président de la République chinoise.


I

Au printemps de 1917, la Chine avait rompu toutes relations diplomatiques avec les deux Empires centraux ; les ministres d’Allemagne et d’Autriche-Hongrie avaient reçu leurs passeports et quitté le territoire chinois, des mesures avaient été prises contre les navires allemands et austro-hongrois, contre les banques, les établissements et les œuvres de propagande des deux pays. Mais plusieurs mois encore devaient s’écouler, des dissentiments graves entre les divers partis de la République devaient être apaisés, une tentative insensée de restauration de la dynastie mandchoue devait être repoussée et vaincue avant que la rupture diplomatique du mois de mars 1917 aboutit à la déclaration de guerre contre les Empires germaniques.

C’est la sage fermeté et constance du général Touan, président du Conseil, et des républicains modérés groupés autour de lui, c’est aussi l’influence des gouvernements alliés, des États-Unis, du Japon, de la Grande-Bretagne et de la France qui, dans la crise périlleuse de mars à août 1917, détournèrent la Chine des perfides conseils et intrigues par lesquels les agents ou complices de la coalition ennemie essayaient de l’entraver ou de la corrompre. La politique si résolue et désintéressée du Président Wilson, l’altitude franchement amicale et persuasive du Japon, l’assistance opportune et éclairée des gouvernements français et anglais, en encourageant l’action énergique du général Touan, maintinrent le gouvernement chinois dans la voie où il s’était dès le principe engagé et le lièrent plus étroitement au faisceau des Alliés. Le lendemain même du jour où le coup d’Etat éphémère du général Tchang-hiun était annulé par la prompte résistance du général Touan et où le vice-président de la République, le général Fong-kouo-chang, s’installait au palais de la présidence, le 14 août 1917, la déclaration de guerre de la Chine à l’Allemagne fut officiellement proclamée et notifiée aux Puissances.

La Chine était désormais l’alliée des États-Unis et du Japon, comme des grandes Puissances de l’Entente. Le territoire chinois était interdit aux tentatives et entreprises du souverain au gantelet de fer qui avait, vingt ans auparavant, jeté à Kiao-tcheou, sur le bord oriental du Chan-long, les premières fondations de ce qu’il croyait devoir être la grande colonie germanique de l’Extrême-Orient. La navigation, le commerce, l’industrie, l’expansion financière, les rêves de domination de l’Allemagne sur tout le continent de l’Asie orientale et dans le bassin du Pacifique, tout cet édifice si laborieusement construit s’écroulait d’un seul coup. Après avoir été, dès 1914, expulsée par les forces japonaises de la forteresse et du territoire de Kiao-tcheou, l’Allemagne recevait le coup de grâce de cette Chine dont elle avait espéré faire si facilement sa dupe et sa proie.

Le nouveau président Fong avait, entre autres avantages sur son prédécesseur, d’abord une autorité personnelle plus grande et une carrière antérieure plus brillante, mais aussi le privilège d’être moins antipathique et suspect aux divers partis qui s’étaient jusqu’ici disputé la possession du pouvoir. Quand il avait été élu vice-président le 30 octobre 1916 par les deux Chambres du Parlement que Yuan-che-kai avait dissous et que Li-yuan-hong avait rappelé et restauré, il avait réuni les voix, non seulement des partis modérés et du parti militaire, mais encore des républicains du Sud et du parti avancé, le Kouo-ming-tang. Il semblait donc que sa présidence dût soulever moins d’opposition et même faciliter un rapprochement entre les éléments séparés et hostiles. Mais, depuis cette date, le Parlement avait été une seconde fois dissous, le parti militaire et les généraux n’étaient pas favorables à une réconciliation avec le Sud, et le président lui-même n’avait pas grande sympathie ni confiance envers le premier ministre, le général Touan, qu’il n’avait conservé à la tête du cabinet qu’à cause du rôle décisif joué par Touan dans la lutte victorieuse contre le coup d’Etat de Tchang-hiun. Peu de temps après son investiture, le président Fong cherchait, par ses propres voies et moyens, et grâce au concours de certains généraux amis, à préparer un accord entre le Nord et le Sud. Avant la fin de l’année, il écartait du pouvoir le général Touan et appelait à la présidence du Conseil, au mois de décembre, Wang-che-tcheng, chef de l’Etat-major général de l’armée, qui réassumait en même temps le portefeuille de la guerre. Le cabinet, ainsi remanie, comprenait heureusement au ministère des Affaires étrangères Lou-tchong-siang, ancien ministre à la Haye, et qui déjà avait occupé ce même poste à plusieurs reprises sous la présidence de Yuan-che-kai comme sous celle de Li-yuan-hong, et, à l’Intérieur, Ts’ien-neng-hiun, dont les idées modérées et le caractère conciliant faisaient pour le président un précieux auxiliaire.

La grande difficulté restait, pour le président Fong, comme pour ses deux prédécesseurs, la discorde, l’état de guerre civile entre le Nord et le Sud, ou plutôt entre les partis qui, sous ces dénominations géographiques, continuaient à-se combattre et à déchirer le pays. Chacun des partis, chacune même des fractions de parti avait, pour soutenir ses prétentions, des généraux qui, malgré l’intérêt de classe ou de caste, n’hésitaient pas à entrer en lutte les uns contre les autres. Le prolongement de la dissension entre les factions rivales du pays, bien que les rencontres entre les adversaires fussent rares et peu meurtrières, paralysait l’action et les forces vives de la République et surtout ne lui permettait pas une participation réelle à la guerre contre les Puissances germaniques à laquelle elle s’était depuis six mois promis de s’associer.

Les Alliés avaient cependant, de leur côté, facilité à la Chine, par des mesures et concessions opportunes, l’exécution de la résolution qu’elle avait prise. Les États-Unis et le Japon, comme la Grande-Bretagne et la France, lui avaient marqué leur désir de l’assister, par leur coopération politique et économique, dans l’accomplissement de sa tâche. Relèvement du tarif des douanes, suspension du paiement de l’indemnité des Boxers, prêts au gouvernement central soulagèrent le Trésor, qu’alimentaient d’autre part les revenus croissants de l’administration des douanes maritimes, de la gabelle du sel, les bénéfices considérables réalisés par la hausse des changes et du métal argent.

Le gouvernement japonais qui, dans l’automne de 1917, venait, par la mission extraordinaire du vicomte Ishii à Washington, de s’entendre avec les États-Unis sur la défense des intérêts communs des deux pays dans le bassin du Pacifique et en Asie orientale, ne négligeait non plus aucune occasion de manifester à la République chinoise ses sentiments de bon voisin et d’allié. Le maréchal Teraoutsi et le vicomte Molono témoignaient au gouvernement de Pékin les dispositions les plus cordiales. Ils avaient aidé le président Fong et le général Touan à triompher de la crise du dernier été et à accentuer leur politique de rapprochement avec les Alliés. Le langage tenu par les membres du cabinet Teraoutsi à Tokyo comme par le vicomte Ishii à Washington, à New-York et à San-Francisco, ne laissait aucun doute sur l’esprit d’entente et d’amitié qui animait les relations des deux grands États d’Asie membres de l’Alliance.

Les événements qui maintenant allaient surgir en Russie et affaiblir, sinon ruiner, le front oriental des Alliés en Europe, auraient pour conséquence de donner au rôle des deux grands États d’Asie une importance singulièrement plus directe et active, et de faire d’eux notre armée de secours ou tout au moins notre avant-garde contre le nouveau péril que créait l’effondrement de l’ancien Empire des tsars et l’ouverture, par la brèche de Riga au Dniester, de toute la Moscovie, de la Sibérie, des immenses territoires de l’Asie.


II

La série de crises qui, à la fin de 1917 remirent aux mains des Bolcheviks, avec les villes de Petrograd et de Moscou, la domination de la Russie, les négociations de paix engagées par Lénine et Trotsky avec les Empires centraux, la Bulgarie et la Turquie, la signature, au mois de mars 1918, des traités de Brest-Litovsk, si elles étaient pour les Alliés une grave défaite et la menace d’une nouvelle et prochaine agression sur le front d’Occident, atteignaient de même et inquiétaient nos alliés d’Extrême-Orient. La Chine et le Japon qui, depuis les accords conclus de 1905 à 1912, avaient dans la Russie un bouclier contre l’Allemagne et les Puissances centrales de l’Europe, se trouvaient tout d’un coup découverts et exposés du côté d’où ils auraient pu le moins s’y attendre. Et le danger était d’autant plus à redouter que ce que la Russie et, derrière elle, l’Asie, offraient à l’Allemagne et à ses complices épuisés par le blocus, c’était ou ce semblait être le ravitaillement immédiat et illimité, l’abondance des vivres et des matières premières, la saisie facile de ressources et de réserves que la trahison ou la complaisance bolcheviste livrait sans défense à nos ennemis. L’Asie, que les accords du Japon avec la Grande-Bretagne, la France et la Russie, et l’accession de la Chine à ces accords, avaient convertie en une place forte de l’Entente, risquait maintenant d’être assiégée et envahie comme la Russie elle-même.

La Chine et le Japon, comme les Alliés d’Occident, virent tout de suite le péril. Et, dès la première heure, ils songèrent à se garantir et, par-là même, à sauvegarder la cause commune de toute l’Alliance. Le gouvernement chinois et le président Fong qui, depuis plus de six mois, se laissaient enlizer dans le conflit inextricable entre le Nord et le Sud, comprirent que le moment était venu de s’arracher à ces querelles. Le président Fong, dès le 24 mars, rappela au pouvoir, comme président du Conseil, le général Touan-ki-jouei, qui remplissait les fonctions de haut-commissaire militaire dans le Nord. Touan, en reprenant son ancien poste, garda la plupart des membres du précédent cabinet, notamment Lou-tcheng-siang et Ts’ien-neng-hiun. Il avait pour lui les généraux du Nord. Il savait pouvoir compter en outre sur la sympathie et l’appui du gouvernement japonais.

A Tokyo, le maréchal Teraoutsi et le vicomte Motono avaient, dès le principe, reconnu et accepté le devoir que les circonstances leur imposaient. Sans rompre avec la Russie, dans laquelle ils persistaient à voir une alliée, ni même avec le gouvernement de fait issu de la tourmente révolutionnaire, et tout en laissant leur ambassadeur, le vicomte Uchida, libre de quitter provisoirement Petrograd, ils déclaraient au Parlement que le maintien de la sécurité en Extrême-Orient incombant entièrement au Japon, le gouvernement impérial ne devait pas hésiter à prendre, à n’importe quel moment, les mesures nécessaires et ne devait reculer devant aucun sacrifice pour préserver cette sécurité et assurer une paix durable dans l’avenir.

Le Japon et la Chine étant pleinement d’accord à ce sujet et les deux gouvernements, surtout depuis le retour du général Touan au pouvoir, étant résolus à agir de concert, des pourparlers s’établirent aussitôt entre les deux cabinets pour déterminer les conditions et les modalités de ce concert. Les négociations, engagées à la fin de mars, devaient se prolonger jusqu’à la mi-mai, bien qu’il fût clair, dès le début, qu’elles aboutiraient au résultat désiré. Les 16 et 19 mai, deux conventions, l’une militaire, l’autre navale, étaient signées, entre les représentants des deux pays, et les notes publiées au lendemain de cette signature tant à Pékin qu’à Tokyo témoignaient nettement que les deux gouvernements s’étaient entendus de tout point sur les mesures à adopter pour la défense de leurs communs intérêts et pour la préservation de l’intégrité et de la paix de l’Asie orientale.

Si le Japon et la Chine étaient unis dans une parfaite harmonie d’action et de dessein, si le maréchal Teraoutsi et le général Touan avaient pleine confiance l’un dans l’autre, si, de même, les Alliés d’Europe, notamment la Grande-Bretagne et la France, considéraient comme opportunes et avisées les résolutions prises par les d’eux grands États d’Asie, le gouvernement japonais désirait s’assurer d’autre part l’entière adhésion de son grand allié du Pacifique, des États-Unis, avec lesquels il avait encore tout récemment, au mois de novembre 1917, par l’échange de lettres entre le vicomte Ishii et M. Lansing, précisé les lignes essentielles de son entente. — Non pas que le cabinet de Washington ne fût, lui aussi, très convaincu de la nécessité d’opposer une digue aux projets d’empiétement et d’absorption des Puissances centrales ; mais le président Wilson avait en même temps le scrupule et le souci de ne laisser entreprendre en Asie, et particulièrement sur les territoires appartenant à la Russie, aucune action qui risquât de n’avoir point l’assentiment de la Russie elle-même. La difficulté était, dans l’état d’anarchie de l’ancien Empire russe, et dans les connivences que les traités de Brest-Litowsk créaient en fait entre les Bolcheviks et l’Allemagne, de rechercher et d’obtenir cet assentiment que la vraie et saine Russie n’eût pas manqué de donner, mais auquel le gouvernement maximaliste des Soviets ne paraissait nullement disposé à se prêter.

Dans ces circonstances, le gouvernement japonais et l’opinion nippone, par déférence pour le scrupule des États-Unis, et désireux de voir l’unanimité s’établir tant au Japon même qu’au dehors, se firent une loi d’attendre que l’unanimité souhaitée sortit de l’évidence même, sinon du péril, de la situation. — Cette évidence, d’ailleurs, et ce péril ne devaient pas tarder à éclater. L’opinion, non seulement en Europe, mais aux États-Unis, se prononçait de plus en plus pour une intervention des Alliés en Asie et pour la reconstitution d’un front d’Orient qui, si éloigné qu’il fût dans l’espace, pouvait peu à peu se rapprocher et tenir lieu de l’ancien front russe effondré. La tentative hardie des Tchéco-Slovaques en Sibérie et des Alliés sur la côte mourmane fut au dernier moment comme un stimulant pour vaincre les hésitations et rallier les dissidences.

C’est le 4 août 1918 que les cabinets de Washington et de Tokyo firent connaître, par des déclarations concertées, l’accord dont les termes avaient été arrêtés entre eux sur le caractère et les limites du concours allié qui devait seconder en Sibérie l’action déjà entamée et susciter de proche en proche le réveil de résistance et le relèvement de la Russie elle-même. Les deux gouvernements, dans ces déclarations, avaient surtout pour objet de manifester, en même temps que leur accord, leur ferme propos de ne rien entreprendre contre la souveraineté de la Russie, de ne pas intervenir dans le règlement de ses affaires intérieures, mais, au contraire, de lui fournir l’occasion et le moyen de rétablir son-autorité et son contrôle sur l’administration de son propre territoire et la direction de ses destinées. « Les États-Unis et le Japon, était-il dit dans la note de la Socrétairerie d’Etat de Washington, sont les deux seules Puissances qui soient aujourd’hui en position d’agir en Sibérie pour accomplir la tâche ici tracée. » — « Le gouvernement japonais, était-il dit d’autre part dans la note du cabinet de Tokyo, empressé d’accéder aux désirs des États-Unis, et d’agir en harmonie avec les Alliés, a décidé de procéder dès maintenant à l’expédition des forces suffisantes. En adoptant cette décision, le gouvernement impérial demeure inébranlable dans son constant désir de cultiver des relations de durable amitié avec la Russie et le peuple russe, comme dans sa ferme résolution de respecter l’intégrité territoriale de la Russie et de s’abstenir de toute immixtion dans ses affaires intérieures. Dès que les objets que les Alliés se proposent seront atteints, toutes les troupes japonaises seront immédiatement retirées du territoire russe, la souveraineté de la Russie demeurant intacte dans toutes les phases politiques ou militaires de l’expédition. »

L’accord s’était fait non seulement entre les États-Unis et le Japon, mais entre les divers partis du Japon, y compris la grande majorité de la presse. Les mesures militaires, déjà conçues et préparées dès le printemps et dès la signature des conventions spéciales avec la Chine, purent être exécutées sans retard. Les troupes, soit de Mandchourie, soit de Corée, soit de la division de Kokura, dans l’île de Kiu shu, étaient toutes à proximité et prêtes. Deux bâtiments de guerre japonais avec des équipages de débarquement étaient depuis quelques mois déjà dans de port de Vladivostok. Des contingents français, anglais, américains, allaient à bref délai se joindre aux forces japonaises et prêter prompte assistance aux Tchéco-Slovaques et aux Cosaques qui tenaient la campagne dans la Sibérie septentrionale et la région de l’Oussouri contre les Austro-Allemands associés aux Bolcheviks, et l’efficacité de l’intervention ne devait pas tarder à se manifester. Mais, au moment même où prenait corps et figure le projet longtemps différé de l’action commune des Alliés sur le front d’Extrême-Orient, des changements importants se produisaient tant à Pékin qu’à Tokyo dans la composition et le personnel des gouvernements chinois et japonais. C’était aussi l’heure où, sur le front d’Occident, l’offensive vigoureuse et géniale du maréchal Foch allait imprimer a la guerre un caractère et une allure dont l’effet se ferait sentir à l’autre extrémité du théâtre de l’universel conflit.


III

Le général Fong-kouo-chang, lorsqu’il devint, au mois d’août 1917, président de la République chinoise, et même six mois plus tard, lorsqu’il se crut affranchi de la tutelle gênante de son premier ministre Touan, n’avait pas osé rappeler à la vie l’ancien Parlement dissous deux fois, d’abord par Yuan-che-kai, puis par Li-yuan-hong : Il comprenait cependant que la République ne pouvait se maintenir sans l’apparence tout au moins d’un organisme parlementaire, il avait donc, conformément à la faculté que lui conférait l’article 17 de la Constitution provisoire de 1914[2], fait voter par le Sénat non élu (Ts’an-yi-yuan) qui tenait lieu des Chambres électives, trois lois relatives à la réforme du mode d’élection des deux Chambres et à l’organisation du Congrès chargé d’élire le Président de la République. Ces trois lois avaient été ratifiées et promulguées par décret présidentiel du 17 février 1918, et bien qu’émanant d’une origine non populaire, non reconnue par une partie considérable de la nation, elles étaient les seuls textes législatifs substitués à l’ancienne Constitution virtuellement abolie. C’est en tout cas en vertu de ces lois qu’ont eu lieu, au mois de juillet 1918, les élections des deux Chambres et, le 12 août suivant, la réunion du Parlement ainsi constitué.

Les influences alors dominantes à Pékin n’étaient plus celle du président Fong, ou celle de l’ancien Parlement et des partis avancés, ni celle des généraux politiciens sur qui le président Fong avait cherché à s’appuyer, mais celle du président du Conseil Touan rétabli au mois de mars par le président Fong, qui avait dû s’incliner devant un pouvoir supérieur au sien et, d’autre part, celle d’un petit groupe, d’une élite, souhaitant et reconnaissant pour chef l’homme d’Etat qui, depuis la mort du vice-roi Li-hong-tchang, représentait le mieux, et par les qualités les plus hautes, l’ancien mandarinat chinois, je veux dire Siu-che-tch’ang qui avait été sous l’Empire vice-roi, ministre membre du Grand Conseil, tuteur de l’héritier du Trône, et qui, sous la République, avait été président du Conseil et grand chancelier du président Yuan-che-kai. — Avant la date fixée pour l’élection, le général Touan, qui secondait la candidature de Siu-che-tch’ang, avait annoncé sa résolution d’abandonner la présidence du Conseil. L’attente quasi unanime de l’opinion et des partis était, d’autre part, que Siu-che-tch’ang, s’il était élu, s’appliquerait tout d’abord et de tout son effort à réaliser la réconciliation entre le Nord et le Sud et à pacifier le pays.

Le 4 septembre, Siu-che-tch’ang fut élu président par 425 voix sur 436 votants. Il était réellement porté par le vœu unanime du Parlement et de la nation.

Le président Siu-che-tch’ang, par sa carrière passée, par son caractère, par l’élévation et la culture de son esprit, comme par les intentions qui lui étaient attribuées, devait inspirer confiance à la nation chinoise. — Il appartenait à la catégorie des hauts fonctionnaires et des lettrés sur lesquels avait jusqu’en 1911 reposé le gouvernement de la Chine. Il était membre de cette académie des Hanlin qui, fondée au VIIe siècle de notre ère, et bien qu’abolie par un décret présidentiel du 2 juin 1912, était pour les Chinois le séminaire, non seulement de la haute culture intellectuelle, mais de l’administration et du gouvernement du Céleste Empire. Par une coïncidence qui sans doute n’était pas un hasard, mais plutôt un signe des temps, les deux présidents du Sénat et de la Chambre qui venaient d’élever Siu-che-tch’ang à la présidence de la République, Leang-che-yi et Wang-yi-tang, étaient également membres de l’académie des Hanlin. Le gouvernement et la représentation nationale de la Chine revenaient donc, comme dans l’ancienne tradition, et sous le régime nouveau de la République, à l’élite intellectuelle, au mandarinat lettré.

Le président Siu-che-tch’ang, loyal et dévoué au nouveau régime dont les destinées lui étaient confiées, n’avait à aucun moment soutenu ou servi les partis extrêmes, ni les sudistes dans leurs tentatives révolutionnaires, ni Yuan-che-Kai dans son rêve de restauration monarchique, ni le général Tehang-hiun dans son coup d’État de rétablissement de la dynastie mandchoue. Il n’avait fait d’opposition ni à Li-yuan-hong, ni à Fong-kouo-tchang, ses prédécesseurs. Quant au général Touan et à sa politique générale, notamment en ce qui concerne Ia déclaration de guerre contre l’Allemagne et l’accord avec le Japon et les États-Unis pour la défense commune de l’équilibre et de la paix de l’Asie orientale, Siu-che-tch’ang n’avait cessé d’en approuver les grandes lignes. Mais le général Touan avait résolu, avant même l’élection du nouveau président, de quitter le pouvoir pour se consacrer entièrement à ses devoirs militaires. Pour le remplacer, Siu-che-tch’ang fit appel à l’un des membres de l’ancien cabinet, à Ts’ien-neng-hiun, ministre de l’Intérieur, qui, le 10 octobre, c’est-à-dire à la date où le nouveau président prenait officiellement possession de sa haute magistrature, assuma la présidence du Conseil. Ts’ien-neng-hiun est, lui aussi, comme le président Siu et comme les présidents du Sénat et de la Chambre, membre de l’académie des Hantin. Nouveau témoignage de l’harmonie d’origine et d’inspiration qui unit les hommes d’État appelés à gouverner ou à représenter la Chine dans cette période si décisive de son histoire.


IV

Trois semaines après l’élection de Siu-che-tch’ang comme président de la République chinoise, et avant même qu’il fût installé au palais de Pékin, une crise ministérielle prévue depuis plusieurs mois substituait à Tokyo au cabinet conservateur et bureaucratique, présidé par le maréchal comte Teraoutsi un ministère libéral et parlementaire ayant pour chef M. Takashi Hara, président du parti constitutionnel (Seiyukai), fondé en 1900 par le prince Ito.

Le cabinet Teraoutsi, malgré des succès incontestables dans sa politique extérieure et malgré les services éminents rendus au Japon et aux Alliés tant par son chef que par son ministre des Affaires étrangères, le vicomte Motono, avait eu une vie difficile et mouvementée. — Formé le 9 octobre 1916 et comprenant des hommes de grand talent, il avait été combattu dès le principe à cause du vice originel que lui reprochait l’opposition, c’est-à-dire parce qu’il n’avait ni base parlementaire, ni programme satisfaisant aux exigences des partis constitutionnels. Quoique, par les élections générales qui eurent lieu le 20 avril 1917, il eût obtenu, grâce il est vrai à l’appui du parti Seiyukai, une majorité de 200 voix, il eut, dès la session extraordinaire des Chambres aux mois de juin et de juillet, et plus encore dans la session ordinaire de janvier à mars 1918, à subir des attaques violentes, d’abord sur sa politique intérieure et financière, mais aussi sur sa politique extérieure que cependant le vicomte Motono dirigeait d’une main singulièrement expérimentée et ferme. Le maréchal Teraoutsi avait dû, devant l’insistance agressive du Parlement, remanier de fond en comble le budget qu’il avait soumis aux Chambres. Au lendemain de la session ordinaire de 1918, et à la suite des critiques formulées contre la politique du gouvernement à l’égard de la Chine et contre les projets d’intervention en Sibérie, le vicomte Motono, d’ailleurs épuisé par la maladie à laquelle il allait succomber trois mois plus tard, s’était retiré du cabinet et avait cédé la place à l’un de ses collègues, le baron Goto, ministre de l’intérieur, qui, tout en n’abandonnant pas la ligne jusqu’alors adoptée, s’efforça cependant d’apaiser l’hostilité de ses adversaires et surtout du vicomte Kato, chef du parti Kenseikai, qui avait été le ministre des Affaires étrangères du cabinet Okuma.

La situation déjà affaiblie et précaire du maréchal Teraoutsi se trouva aggravée dans l’été de 1918 par les troubles survenus dans la vie économique du pays, par le renchérissement des prix et par la crise du riz dont la cherté et l’insuffisance devenaient une calamité publique. L’opinion et la presse se montraient sévères pour le Gouvernement. Tous les partis, la Chambre des Pairs elle-même, exprimaient leurs doléances et leurs plaintes au Président du Conseil et aux ministres accusés d’imprévoyance. Les voix se faisaient chaque jour plus nombreuses et plus impératives pour réclamer la démission du cabinet, attendue de la majorité du pays comme le premier et indispensable soulagement à la détresse du peuple.

Le maréchal Teraoutsi ne restait pas sourd à ces cris significatifs et il ne s’obstinait pas à garder le pouvoir. Mais il désirait, après avoir assuré le maintien de l’ordre et après avoir achevé la mobilisation des troupes expédiées en Sibérie au secours des troupes tchéco-slovaques, préparer, conformément aux traditions et méthodes japonaises, la transmission du gouvernement dans les conditions les plus propres à ménager et garantir la sécurité de l’avenir. Depuis quelques semaines déjà il était en négociations à cet effet avec le prince Yamagata, président du collège des « genro » et chef du parti conservateur, ainsi qu’avec le marquis Saionji et M. Hara, chefs du parti constitutionnel (Seiyukai). — Peut-être le maréchal Teraoutsi et le collège des « genro » eussent-ils préféré désigner au choix de l’Empereur comme chef du futur gouvernement le marquis Saionji, qui avait été deux fois déjà président du Conseil, qui avait laissé le souvenir d’un esprit vraiment libéral en même temps que fidèle aux idéaux de la culture et de la conscience japonaises. Mais le marquis, devenu depuis sa retraite à la fin de 1912 une manière de « genro, » et peu ambitieux lui-même du pouvoir, ne paraissait nullement impatient de se charger à nouveau du fardeau des affaires. Et, d’autre part, le Parlement, les hommes politiques, l’opinion et une notable partie de la presse semblaient s’accorder à penser que l’heure était venue de tenter l’expérience d’un cabinet entièrement parlementaire et homogène, uniquement composé de membres des Chambres et présidé par celui qui, depuis 1913, était le chef du parti constitutionnel. M. Hara, qui siégeait à la Chambre basse depuis de longues années et qui, dès 1900, avait été l’un des lieutenants du prince Ito lors de la fondation du Seiyukai, était, par l’ancienneté des services et la disparition de ses aînés, le représentant le plus adéquat des principes et des tendances au nom desquels avait été mené le combat contre la bureaucratie et les clans.

Le 26 septembre, il était chargé de former le cabinet. Il n’appela à en faire partie que des membres du Parlement et de son propre parti, à l’exception des ministres de la Guerre et de la Marine, le général Tanaka et l’amiral Kato, qui, en raison des événements militaires et de l’expédition de Sibérie, furent maintenus à leurs postes. Le baron Takahshi, ministre des Finances, M. Tokonami, ministre de l’Intérieur, M. Noda, ministre des Communications, M. Nakahashi, ministre de l’Education, M. Yamamoto, ministre de l’Agriculture et du Commerce, étaient membres du Seiyukai et la plupart d’entre eux avaient appartenu aux précédents cabinets du marquis Saionji. Le vicomte Uchida, nommé ministre des Affaires étrangères, avait déjà occupé ce portefeuille dans le second cabinet Saionji, il était entièrement dévoué au parti libéral. Sa carrière professionnelle de diplomate avait été particulièrement brillante-Ministre à Pékin, ambassadeur à Vienne, à Washington, à Petrograd, il avait partout réussi avec éclat. Durant sa dernière mission en Russie, il avait su, sans rompre avec les Bolcheviks, ne rien répudier ni compromettre des liens existant depuis 1907 entre l’ancien empire des Tsars et le Japon. Il était, d’autre part, plus versé qu’aucun autre fonctionnaire japonais dans la connaissance des affaires de Chine et des États-Unis. Nul n’était mieux fait que lui pour adoucir et atténuer la grande perte qu’avait été pour le Japon et les Alliés la mort du vicomte Motono.

M. Hara, pour inaugurer son entrée en fonctions et pour souligner le caractère nouveau du ministère qu’il allait présider, crut devoir accomplir une sorte de cérémonie rituelle, sur le modèle de celles par lesquelles la cour impériale de Tokyo faisait notifier aux divins ancêtres, au temple d’Ise, les événements importants de la vie nationale. Il se rendit avec les membres du cabinet et les chefs du parti Seiyukai sur la tombe du prince Ito, à Omori, pour annoncer solennellement au fondateur du parti qu’un ministère entièrement homogène et parlementaire venait de prendre le pouvoir. — Il saisit ensuite les premières occasions que lui offraient la réunion des membres de la presse japonaise et étrangère et la session de la Chambre de Commerce de Tokyo pour confirmer que le cabinet Seiyukai appliquerait au pouvoir le programme et les principes qu’il avait toujours soutenus sur la consolidation de la défense nationale, sur la réforme de l’Instruction publique, sur le développement des industries, sur l’amélioration du régime des chemins de fer et des ports.

Le vicomte Uchida, de son côté, fit une déclaration catégorique sur la ferme résolution du Japon de poursuivre loyalement avec ses Alliés la politique de guerre et d’après-guerre. Il affirma l’entière harmonie et communauté de cette politique avec celle des États-Unis, de la Grande-Bretagne et de tout l’Occident. Il s’exprima enfin de la manière la plus nette sur le sincère désir du gouvernement impérial de marcher d’accord avec la Chine et d’aider de toutes ses forces au relèvement de la Russie. « Nous sommes tous unis par un devoir commun, par notre résolution d’empêcher que ce grand pays ne soit dépouillé au moment où il est réduit à l’impuissance. »

La Grande-Bretagne et le Japon avaient récemment témoigné par la mission du prince Arthur de Connaught à Tokyo et du prince Higashi-Fushimi à Londres, par la remise au roi George V et à l’empereur Yoshi-hito des bâtons de maréchaux des armées japonaise et britannique, la solidarité et l’unité des deux pays et des deux armées. Cette même solidarité se marquait à l’heure la plus critique et la plus sombre à l’égard de la Russie temporairement affaiblie, mais que les Alliés faisaient vœu de ne point abandonner.


V

L’heureux accord intervenu entre le Japon, les États-Unis et la Chine permettait une action immédiate et rapide, à travers la Mandchourie, dans les bassins de l’Oussouri et de l’Amour où les Tchéco-Slovaques, aidés de quelques détachements cosaques, luttaient avec peine contre les prisonniers austro-allemands mêlés aux Bolcheviks.

Le contingent japonais était le plus nombreux, étant à proximité, et put être mobilisé et transporté en quelques jours. Dès le 18 août, il débarquait à Vladivostok sous le commandement du général Kikuze Otani, l’ancien commandant de la garnison de Kiao-tchéou, qui fut unanimement accepté comme chef de tous les corps alliés, français, anglais, américain, italien et chinois. Un plan habilement conçu et. exécuté avait pour objet et eut promptement pour résultat de repousser les Austro-Allemands et Bolcheviks, d’une part, de la région septentrionale entre Vladivostok et Blagovestchensk, d’autre part, à l’Ouest, entre Kharbine, Manchuria et Chita. Les troupes chinoises avaient, avec un détachement japonais, gardé la frontière mandchourienne de l’Ouest que les Cosaques de Semenof n’étaient pas assez en nombre et en force pour fermer aux assaillants. La cavalerie et l’artillerie japonaises, assistées des éléments français et britanniques, nettoyèrent en quelques semaines toute la contrée comprise entre l’Oussouri, le Soungari et la rive droite de l’Amour, où les Tchéco-Slovaques étaient dangereusement menacés. — Dans la première moitié d’octobre, les Japonais, maîtres de ces immenses espaces et appuyés sur l’Amour comme sur la ligne du Transsibérien, parvenaient au lac Baïkal et s’emparaient d’Irkoutsk où ils établissaient leur quartier d’hiver. — A l’extrême Ouest et au Sud jusqu’au Volga, les Tchéco-Slovaques, qui d’abord avaient occupé des positions importantes telles que Pensa et Samara, étaient pour un temps débordés par les gardes-rouges que Trotsky avait recrutés parmi les anciens soldats de l’armée régulière que tentait l’attrait des hautes soldes et du ravitaillement abondant.

Sur les confins entre l’Europe et l’Asie, l’action de nos Alliés d’Extrême-Orient avait accompli sa tâche et barré la route aux Austro-Allemands que leurs revers ininterrompus et Croissants sur le front d’Occident, dans les Balkans et dans l’Empire musulman, du Bosphore au golfe Persique, allaient réduire à la capitulation.

Dans cette dernière phase de la guerre, comme dans la première période de 1914, l’effort japonais, secondé par le concours chinois, a prouvé sa résolution et son efficacité. Le cabinet Hara a continué, à cet égard, la tradition de ses prédécesseurs avec cette nuance peut-être que le cours des événements donnait à l’action japonaise une portée plus directe et plus coordonnée avec l’action générale des Alliés. Le Japon et la Chine sentaient en même temps le contre-coup des prodigieux progrès que faisait en Occident l’offensive franco-anglaise et italienne. Le vaste et infini théâtre de la guerre obéissait à la même impulsion, à la même volonté de vaincre, à la même certitude du triomphe final.

L’avènement en Chine du nouveau Président de la République se traduisit par un changement manifeste dans la coopération aux efforts unanimes des Alliés et aussi dans les décisions plus strictes, plus rigoureuses envers les ennemis. Le président Siu-che-tch’ang prenait à l’égard des sujets austro-allemands restés en Chine, de leurs établissements, de leurs entreprises et de leurs tentatives persistantes d’obstruction ou de propagande, des mesures que la longanimité des présidents Li et Fong avait fâcheusement différées. Les sujets ennemis étaient expulsés du territoire de la République ou internés. Ceux d’entre eux qui avaient été indûment conservés dans les administrations internationales de la douane maritime, de la gabelle, des postes, des contrôles financiers, étaient définitivement congédiés. Les bâtiments de commerce autrichiens et allemands étaient ajoutés au tonnage allié. Par un acte opportun et avisé, le même président Siu réclamait le rappel du ministre des Pays-Bas à Pékin qui, chargé de la représentation des intérêts allemands, avait avec un zèle intempestif interprêté et accompli sa mission comme si elle exigeait de lui une protection aveugle des audaces et initiatives germaniques les plus contraires à la sécurité de la Chine même et des Alliés.

Le Président Siu enfin, comme son élection l’avait laissé espérer, s’efforçait, dès les débuts de sa magistrature, de préparer et de hâter l’apaisement, la réconciliation qu’il avait toujours considérés comme nécessaires entre les partis et surtout entre les deux grandes fractions du pays, le Nord et le Sud, qui, depuis 1912, maintenaient la Chine en état de guerre civile. Il avait réussi à convaincre, à ramener à ses vues la plupart des chefs militaires du Nord et du Centre, y compris le général Touan-k’i-jouei jusqu’alors obstiné dans sa résistance. Il eut aussi, pour l’aider dans son œuvre, le concours du Japon et de tous les Alliés qui sentaient, comme lui, l’urgence de panser cette plaie par où s’écoulaient les forces et les ressources de la jeune République. — Le nouveau gouvernement japonais avait notamment facilité l’accomplissement de ce grand et généreux dessein, d’abord en chargeant de sa représentation à Pékin un nouveau ministre, M. Obata, qui ne fut pas comme le baron Hayashi, son prédécesseur, suspect, à tort ou à raison, de favoriser un parti au détriment de l’autre, puis en déclarant que, pour mieux témoigner sa résolution de demeurer impartial, il s’abstiendrait désormais de consentir soit au gouvernement central chinois, soit aux provinces, soit aux sociétés, des emprunts dont l’affectation pourrait paraître servir tel ou tel intérêt des partis en lutte. — Le 19 novembre, les voies étant ainsi préparées, le Président Siu pouvait, par un décret en règle, prescrire la cessation des hostilités entre les armées des deux partis. — Les Alliés secondaient cet effort en-faisant faire, par leurs ministres a Pékin et par leurs consuls à Canton, une démarche simultanée auprès du gouvernement régulier comme auprès des révolutionnaires du Sud, et en spécifiant nettement que cette démarche n’était pas un acte de reconnaissance du gouvernement sudiste, pour recommander aux deux adversaires l’oubli de leurs querelles et leur dévouement au bien commun et à la prospérité de la République. Le représentant des sudistes à Canton, Wou-ting-fang, ancien ministre de Chine a Washington, et ancien ministre des Affaires étrangères à Pékin sous la présidence de Li-yuan-hong, accueillit fort bien la démarche des Alliés et se déclara prêt, quant à lui, à faciliter le rapprochement désiré. Il y a donc lieu d’espérer que la Chine pourra recouvrer à bref délai la paix intérieure et l’unité et consacrer toute son activité, ses hautes et précieuses facultés, à l’œuvre commune que les Alliés auront à poursuivre après-guerre avec la même énergie et la même harmonie qui les ont soutenus au cours de la lutte.


VI

La défaite des armées allemandes de la mer aux Vosges et la conclusion de l’armistice du 11 novembre furent célébrées à Pékin et à Tokyo comme la victoire, non seulement du droit et de la justice, mais de la civilisation supérieure dont les Alliés étaient les représentants.

Le Japon, en remplissant au mois d’août 1914 son devoir d’allié de la Grande-Bretagne, la Chine, en répondant aux mois de mars et d’août 1917 à la voix des États-Unis, avaient l’un et l’autre senti avec la sûre divination de l’avenir qu’ils se prononçaient pour la bonne cause, pour celle à laquelle la loi, le destin de l’humanité assuraient le dénouement espéré et voulu. Aucun des deux grands Empires asiatiques ne s’était trompé dans le passé, et dès qu’ils avaient été en contact avec l’Occident, sur le caractère des diverses nations de l’Ouest, sur le rôle qu’elles avaient joué, sur la contribution qu’elles avaient apportée à l’œuvre et au progrès du monde. Depuis le XVIIe siècle la Chine et le Japon, bien qu’enfermés encore dans leur isolement et peu disposes à frayer avec l’étranger, avaient eu la vision lointaine, l’écho déjà perceptible de la puissance britannique et de la grandeur française. Au siècle dernier, l’Amérique s’était révélée à eux comme la terre de la liberté, de la richesse, des desseins infinis. Je ne cède, je crois, à aucune illusion flatteuse, à aucun prestige fictif en rappelant ici ce qui m’avait frappé dans mon expérience personnelle de l’Extrême-Orient, à savoir que, dans l’opinion des mandarins de Chine comme des esprits éclairés du Japon, les grands pays de l’Ouest, ceux qui avaient été les conducteurs et les guides de l’humanité étaient vraiment la France, la Grande-Bretagne, les États-Unis.

L’Allemagne ne leur est apparue qu’il y a un demi-siècle, et si, à Pékin ou à Tokyo, elle a eu certains admirateurs de ses succès éphémères, de son organisation militaire, de son développement commercial, de son habileté à tirer des sciences les applications les plus fructueuses, elle n’avait pas atteint le rang que les Puissances plus anciennes par leur histoire et par leur influence continuaient à occuper. Il n’est que juste, au reste, de constater que, si la Grande-Bretagne, la France, les États-Unis, la Russie elle-même ont, en mainte circonstance, témoigné des sentiments d’amitié, de générosité envers la Chine et le Japon, si l’alliance d’aujourd’hui a été précédée de bonnes et cordiales relations, l’Allemagne n’a guère laissé, soit à la Chine, soit au Japon, que le souvenir d’actes de violence ou de perfides intrigues. Si l’histoire des vingt-cinq dernières années a vu la Chine s’unir avec la Russie et la France, le Japon contracter des alliances avec la Grande-Bretagne, et le Japon, puis la Chine, devenir les alliés de l’Entente dans la guerre qui s’achève, elle montre l’Allemagne avide, incertaine de ses voies, passant d’un dessein à l’autre, excitant les Puissances tour à tour les unes contre les autres, et ne cherchant qu’à pêcher et recueillir en eau trouble les avantages matériels, le butin qu’elle convoitait. C’est par de justes représailles, ou plutôt par un effet de l’immanente justice, que l’Allemagne, vaincue en Occident, était aujourd’hui expulsée des territoires qu’elle s’était traîtreusement annexés à la pointe extrême de l’Asie orientale, comme des îles de la Polynésie qui n’étaient sans doute que les points d’appui, les étapes de ses futures agressions.

Le Gouvernement japonais avait, dans l’ardeur même de la bataille, marqué son admiration et sa foi aux Alliés en décernant un sabre d’honneur à la ville de Verdun pour sa défense héroïque de 1916 et eh remettant au roi George V le bâton de maréchal. L’empereur Yoshi-Hito salua les dernières victoires de l’Alliance en termes dont nos armées ont droit d’être reconnaissantes et fières. A Pékin, pour consacrer et commémorer la conclusion de l’armistice, le président Siu-che-tchang passa en revue, dans les cours et jardins du palais, à la date du 28 novembre, les troupes chinoises et les garnisons alliées, le premier assurément des spectacles de ce genre dont ait été témoin le palais de l’ancienne dynastie mandchoue, devenu la résidence du président de la République chinoise.

En un quart de siècle, de 1894 à 1918, les deux grands Empires de l’Asie orientale, sortis de leur longue réclusion, étaient entrés en une liaison si intime et étroite avec les deux États les plus anciens et les plus avancés en civilisation de l’Europe occidentale, qu’ils s’étaient trouvés mêlés directement à la politique générale du monde, que l’un d’eux, le Japon, avait eu une port considérable à la formation de la Triple Entente de 1907, et que, dans la plus formidable crise de l’histoire, ils avaient tous deux, aux côtés des Alliés, concouru au triomphe de la liberté et du droit sur la barbarie germanique.

L’Asie orientale, après avoir joué ce rôle pendant la Grande Guerre, a eu à collaborer à l’œuvre de la paix et à déterminer avec les Alliés les mesures propres a assurer et garantir d’une façon durable le bénéfice de cette paix. Le Japon et la Chine ont montré d’ailleurs, dans le choix des délégués qui devaient les représenter à la Conférence de Paris, le prix qu’ils attachaient à leur coopération. Le Japon a pour délégués, outre ses ambassadeurs, à Londres, à Paris et à Rome, le vicomte Chinda, M. Matsui et M. Ijuin. deux personnages de haute autorité ; le marquis Saionji, qui fut deux fois président du Conseil, et le baron Makino, ancien ministre à Rome, ancien ambassadeur à Vienne, ancien ministre des Affaires étrangères. La Chine avait désigné comme délégués son présent ministre des Affaires étrangères Lou-tcheng-siang, et Chengting Thomas Wang, ancien ministre, ainsi que ses ministres à Washington, à Londres et à Bruxelles.

Le marquis Saionji, qui est venu achever ses études à Paris vers 1869, et qui y avait, a cette date, noué d’étroites relations d’amitié avec M. Georges Clemenceau, qu’il a été heureux de retrouver, est, avec le feu prince Ito et le regretté comte Hayasbi, l’homme d’Etat d’Extrême-Orient qui a le mieux connu et compris l’Europe et qui a, en toute circonstance, témoigné à la France la plus sincère et profonde sympathie, Lou-tcheng-sjang, qui avait accompagné le vice-roi Li-hong-tchang dans son ambassade extraordinaire en Europe on 1896, et qui, après avoir représenté la Chine aux deux conférences de la Haye on 1899 et 1907, fut ministre de Chine à la Haye et à Pétrograde, a, lui aussi, une connaissance approfondie de l’Europe : il possède complètement notre langue et peut être considéré comme l’un des Orientaux les plus familiers avec nos idées et sentiments.

Au Japon et à la Chine appartenait, dans les fondations et les œuvres de la paix à conclure, un rôle essentiel. Par leur situation territoriale, ils constituent à la Russie, sur sa frontière orientale, la même sécurité et garantie que lui offrira, sur sa frontière de l’Ouest, la Pologne enfin rendue à sa mission historique et s’étendant des Carpathes à la mer. Dans tout le bassin du Pacifique, la Chine et le Japon concourent, avec les États-Unis et les grandes Puissances maritimes, à rendre efficace la police des mers et à prévenir toute tentative que pourrait faire le pangermanisme pour ressusciter son rêve de domination. La Chine et le Japon seront de même de puissants auxiliaires des Alliés dans l’application et le maintien de la politique économique destinée à préserver le monde contre le retour des méthodes et des pratiques exécrables par lesquelles l’Allemagne de Guillaume II avait cru accaparer et asservir tout le globe.

La Chine et le Japon enfin ont leur place dans la Société des Nations qui, préparée par les conférences de la Haye, est apparue au sortir de la dernière guerre comme la nécessaire et durable conquête de la civilisation contre la barbarie. — Leur antique et haute culture, les doctrines confucianistes qui ont fait l’éducation de leurs peuples, les liens qui depuis un quart de siècle les ont si loyalement et solidement unis aux grandes Puissances dont, à l’heure critique, ils sont devenus les fidèles alliés, leur assurent dans cette société d’honneur et de salut le rang auquel ils ont droit et qu’ils tiendront avec autant d’attachement à la cause commune que de foi dans l’avenir. Ainsi que le disait le regretté Edouard Chavannes dans la dernière conférence qu’il fit en Sorbonne au mois de juin 1917 ; « Les forces morales lentement élaborées au cours des siècles vont manifester encore leur puissance : elles agiront, comme elles ont toujours agi dans le monde, pour la loyauté, pour la justice, pour l’idée que l’homme se fait de sa dignité. » Sur ces hauteurs, sur cette chaîne de faite des idéaux humains, la pensée de l’Extrême-Orient se confond avec celle de l’Occident.

La délégation japonaise avait proposé au contrat de la Société des Nations un amendement qui, dans sa pensée, devait figurer au préambule même du contrat, et dont le but était de reconnaître l’entière égalité des Nations contractantes. Cet amendement, bien qu’il eût recueilli à la commission préparatoire une majorité importante, n’avait pas, été définitivement accepté. Le baron Makino, second délégué du Japon, l’a de nouveau présenté à la séance plénière tenue par-là Conférence le 28 avril dernier. Il a exprimé son « poignant regret » de n’avoir pu obtenir l’unanimité nécessaire, mais il- s’est, en termes d’une grande noblesse, confié à l’avenir du soin de voir consacrer par la Société un principe si parfaitement conforme à son esprit et à ses statuts.

Sur le territoire de Kiao-tcheou repris à l’Allemagne par l’expédition japonaise de septembre à novembre 1914, et qui avait fait l’objet de la convention intervenue le 25 mai 1915 entre la Chine et le Japon, ou plutôt sur la procédure de restitution de ce territoire à la Chine, une divergence s’était élevée entre les deux États de l’Asie Orientale. Le Conseil des Puissances, après examen attentif de la question, s’est rallié à la conclusion que l’Allemagne devait renoncer en faveur du Japon à la cession à bail et aux avantages qui lui avaient été consentis par la Convention de 1898. Quant à la restitution du territoire de Kiao-tcheou à la Chine, elle demeure réglée par la Convention sino-japonaise du 25 mai 1915 et, en ce qui concerne les chemins de fer du Chan-tong, par les accords complémentaires du mois de septembre 1918, sauf certains détails accessoires à déterminer ultérieurement, s’il y a lieu, entre les gouvernements chinois et japonais sur l’exploitation et la police des dits chemins de fer.


A. GERARD.

  1. Voir les articles publics dans la Revue les 15 mai 1916, 1er juillet 1917, 15 février et 15 juillet 1918 : « l’Evolution de l’Asie orientale, » « l’Extrême-Orient pendant la guerre, » « Les États-Unis et l’Extrême-Orient, » « le Front d’Asie et la tâche des Alliés. »
  2. Le texte de cette Constitution, traduit par M. A. Vissière, ministre plénipotentiaire, professeur à l’Ecole des Langues orientales vivantes, a été publié dans le Bulletin de l’Association amicale franco-chinoise de 1916 (p. 203-210).