Nos Peintres du siècle/01
Lorsqu’en 1847 j’entrai, comme élève, à l’atelier de Drölling, une sorte d’accalmie succédait aux violentes disputes qui, pendant la Restauration et les commencemens du règne de Louis-Philippe, avaient surexcité les deux partis en lutte : les romantiques et les classiques, autrement dit les coloristes et les dessinateurs. Les fougueux critiques d’art avaient singulièrement adouci leurs attaques et, dans un indulgent éclectisme, Théophile Gautier, leur chef reconnu, en était arrivé à concilier les théories les plus contraires : il partageait ses éloges entre Ingres, Delacroix, les paysagistes, et encourageait en même temps les timides essais des réalistes qui réveillaient la tradition espagnole, flamande et hollandaise. Il déguisait si bien ses jugemens sous la magie de son style prestigieux, qu’il fallait lire entre les lignes pour deviner ses préférences. D’ailleurs, à ce moment, toutes les ardeurs belliqueuses se tournaient vers la politique : l’art vivait en paix.
Désormais consacrés, les maîtres jouissaient tranquillement de leur gloire, surtout ceux qui, comme Eugène Delacroix, Th. Rousseau, et Corot, avaient été d’abord les plus contestés. Leurs efforts se voyaient récompensés par d’éclatantes acclamations, bien que la louange n’eût point encore atteint les divagations dithyrambiques d’aujourd’hui. Tous les talens profitaient de cette impartialité bienveillante, même les jeunes artistes qui cherchaient à explorer les chemins non battus. Seuls, quelques vieux peintres, attardés dans la tradition de David, ralliaient sur leur tête toutes les railleries. Les derniers des rapins les tournaient en ridicule ; et je dois dire que certains de ces retardataires affectaient une dignité morne et pédantesque, bien faite pour excuser tant d’irrévérence.
Seulement notre présomption nous entraînait trop loin, lorsque nous parlions de Louis David, lui-même, comme d’un cuistre. Depuis, une réaction a placé ce peintre presque au niveau des plus grands maîtres. Est-elle plus juste ? C’est ce que nous allons examiner. David est-il un peintre de génie, un initiateur, un rénovateur, ainsi qu’il a été dit ? ou bien, comme l’affirmait notre outrecuidance hasardeuse, faut-il ne voir en lui qu’un habile, mais froid metteur en scène de figures emphatiques et figées, soigneusement dépouillées de tout accent expressif et vrai ? A-t-il compris quoi que ce soit à la beauté grecque qu’il prétendait faire revivre sous les yeux de ses contemporains ? La composition du Serment du Jeu de Paume est-elle autre chose qu’un arrangement théâtral, une réunion de cabotins exhalant, la main sur le cœur, leur patriotisme conventionnel avant la Convention ? Et sa Distribution des aigles excite-t-elle un autre enthousiasme que celui de mannequins dont on croit entendre grincer les articulations sous des mouvemens outrés, forcés et, par cela même, condamnés à l’immobilité définitive ?
Il ne faut rien exagérer ; mais, pour les qualités comme pour les défauts, il y a du vrai dans ces deux appréciations si différentes.
David avait reçu de la nature deux dons rares dont il ne s’est guère servi : la vision franche et l’exécution simple. Il suffit, pour s’en convaincre, de regarder un instant son propre Portrait du Salon Carré de l’école française et les Laides Gantoises de la grande salle moderne. L’un est une merveille d’observation physiognomonique, aux accens formes et sûrs ; les autres sont de la peinture la plus aiguisée, la plus facile, la plus solide et la plus transparente à la fois ; c’est fait tout d’une coulée, en pleine pâte (qu’on me pardonne ces inévitables termes techniques) ; c’est d’une générosité d’ampleur qui défie Frans Hals. Le ton juste s’y affirme du premier coup, admirablement étendu dans de belles souplesses, aussi bien pour les chairs que pour les vêtemens. La mère surtout est absolument vivante et ses filles, si disgraciées, sont superbes de peinture.
Le portrait de Mme Récamier est un chef-d’œuvre laissé en chemin.
Eh bien, malgré ces dons, David ne fut guère en résumé qu’un artiste-rhéteur. Chez lui, le grand peintre a été tué par un caractère orgueilleux, jaloux et mesquin. Il semble avoir fermé ses yeux et son cœur ; n’avoir rien vu, rien senti. Et cependant, « quel temps fut-il jamais plus fertile en miracles, » en émotions, en passions enflammées ; plus palpitant de vie dévorante et d’horreur tragique, de traits d’héroïsme, de fureurs criminelles et de mépris du danger ? Quelle source d’observations pour un peintre doué ! Aucun des drames de la Révolution n’a été traduit par David d’une façon puissamment vraie ; même pas sa Mort de Marat, quoi qu’on en ait dit. On le sent, là, poussé bien plus par la préoccupation d’une popularité malsaine que par une inspiration d’art. Le bras qui pend hors de la baignoire est d’un dessin et d’un modelé de pratique ; l’emmanchement du cou porte mal une tête sans ferme accent, car, en cherchant à atténuer la férocité du type, il l’a rendu insignifiant. Néanmoins, l’effet fut grand sur la foule en délire, pleurant son idole. L’écho d’un tel fétichisme a pu, seul, faire passer pour chef-d’œuvre, jusqu’à nos jours, une toile plutôt médiocre. Ah ! que nous sommes ici loin des admirables qualités des portraits dont j’ai parlé !
L’homme qui a peint L’Ami du peuple, qui a voté la mort de Louis XVI, pour, plus tard, dans son tableau du Sacre, glorifier un César, dut, avant tout, soigner ses propres intérêts. On peut douter de sa conviction, lorsqu’il consacre son pinceau à la représentation des vertus civiques ; de sa bonne foi, lorsqu’il répond à Carle Vernet l’implorant pour sa sœur dont la tête va tomber sous le couteau : « J’ai peint Brutus, je n’ai pas de grâce à demander ! » Un artiste ainsi cuirassé contre la pitié devait garder tout son sang-froid en présence de l’extraordinaire agitation des rues. Il est permis de supposer qu’il veilla d’abord à sa propre sauvegarde, à l’avancement de sa situation, à l’éloignement de ses rivaux. Sa prudence le désintéressa des drames du jour. Il trouva plus sage de s’appuyer sur l’autorité moins discutable, moins dangereuse, du monde antique. Parmi tant de dévouemens sublimes et de crimes, il s’est abstrait dans la morale consacrée de l’histoire, et rien ne troubla le regard tranquillement égoïste qu’il jeta vers les Grecs dont il s’aidait pour l’élaboration de ses toiles civiques. David, ambitieux avant tout, s’est servi de la politique pour arriver à la domination des arts ; et on doit reconnaître qu’il poursuivit ce but avec plus d’âpreté que de délicatesse, cherchant l’appui des tribuns en vogue (témoin Robespierre), pour les renier outrageusement, une fois tombés. Il poursuivit la basse popularité jusqu’à proposer l’abolition de l’Académie dont il avait sollicité les suffrages et dont il faisait partie. Et, quoique l’art charmant et puissant de Prud’hon protestât contre l’envahissement de cet idéal faux, le style de David s’imposa. Et, longtemps, rien ne put contre-balancer son influence despotique ; pas même la direction plus ample que prit bientôt le talent d’un de ses élèves, de Gros, le plus beau des hommes, et dont la séduction eût entraîné l’école, s’il eût été plus ambitieux.
David fut proclamé le rénovateur de l’art français. Quoique perverti et parfois très relâché, on se demande si l’art de ses devanciers directs ne valait pas mieux que cette innovation. Dans tous les cas, elle eût été inféconde, si, comme nous le verrons, Ingres ne l’avait pas singulièrement étendue et modifiée dans son caractère, tandis que Gros y mêlait un sentiment de vie et de couleur ; elle eût été inféconde, comme le sera toujours tout système ayant pour but de corriger la nature pour la ramener à un type uniforme et conventionnel.
Cette préoccupation a gâté même plus d’un de ses portraits ; toutefois, je me plais à signaler encore celui de Madame Chalgrin, si simple, si distingué, où le maître se retrouve avec son aisance et sa force naturelles, dont il paraît ne pas avoir lui-même senti le prix.
Mais j’arrive à son tableau du Sacre, souvent cité comme son chef-d’œuvre. J’ai beau le voir et le revoir, je n’ai qu’une médiocre admiration pour cette immense toile. La figure de Napoléon, quoiqu’elle manque de souplesse dans le modelé, est d’une belle fierté et donne bien le caractère d’un César. Le costume, très habilement peint, a dû plaire à Talma. Pie VII me paraît, aussi, bien en situation, pas trop humble devant le conquérant : il laisse entrevoir une résignation tranquille, sûr que son effacement ne sera pas sans revanche pour la papauté. Le fond de l’église, les ornemens sacerdotaux, tout cela est fort bien exécuté. L’Impératrice tombe en avant dans un équilibre douteux, qui ne nuit pas trop à sa tournure élégante. Mais, pour peu que l’on s’éloigne de ces belles parties, on est frappé du maigre effet qu’elles produisent dans l’ensemble. Et puis, que dire des dames d’honneur debout derrière Joséphine, avec une insignifiance de poupées ? Tous les personnages de l’entourage sont privés de type, chaque fois que la ressemblance n’est pas rigoureusement exigée. Peut-on voir un groupe plus banal que celui des comparses qui terminent la composition à gauche, misérablement guindés dans leurs uniformes d’un ton louche et blafard ?
L’art exige plus de sincérité.
En résumé, dans toutes les occasions où David est astreint à la vérité, comme dans les portraits, dans des choses qui demandent l’exactitude, il retrouve ses qualités. Mais, partout où il peut se livrer à son idéal, il redevient inexpressif et faux. Non seulement il perd alors tout accent juste, mais son exécution elle-même, parfois si sûre, devient veule, léchée et débile. Comment l’homme qui a peint les Gantoises peut-il descendre jusqu’à ce paravent niais qui a nom : les Amours d’Hélène et de Pâris ? Oui, David a regardé la Grèce ; mais il n’a pas connu les modèles qui lui eussent appris à accentuer les types, même en les simplifiant ; il s’est complu aux grâces bellâtres d’une décadence qui, même au pays des dieux, n’avait pas tardé à succéder aux immortels chefs-d’œuvre.
En nous éloignant de cette vaste toile du Sacre, saluons au passage la charmante Mme Vigée-Lebrun et sa jolie fillette, groupe si tendre dont l’exquise grâce, je le sais, n’est pas exempte d’une nuance d’afféterie qui ne serait pas à sa place sous un pinceau masculin, certaines délicatesses d’âme étant, par la nature, refusées au sexe fort. Comme cette mère est adorable d’idolâtrie berceuse ! Comme l’enfant doit se mirer avec ravissement dans ses yeux limpides ! Ici, en vérité, la peinture est femme et donne bien ce que l’on attend d’elle.
J’arrive, dans ce même Salon Carré de l’école française, à un saisissant tableau : La Justice et la Vengeance poursuivant le Crime. Il est l’une de nos plus belles gloires. Tandis que David triomphait et que la faveur publique allait aussi à ses élèves, à Gérard, à Guérin, à Carle Vernet, Prud’hon, — que l’on a appelé le Corrège français et qui, par un étrange hasard, ressemblait à André Chénier avec lequel, dans un art différent, il avait d’autres affinités comme talent, — Prud’hon, longtemps obscur, luttait dans une situation voisine de la misère. Il avait la vision du beau et cette sensibilité qui ouvre l’âme aux gaîtés et aux tristesses de la nature, de même qu’aux joies et aux douleurs humaines. Aussi, quoique s’inspirant également de l’antiquité, non toutefois de la meilleure époque, il sut donner un charme extrême à des formes un peu convenues, les animant d’un délicieux sentiment d’amour. Il eut des sourires pénétrans ; il sut exprimer l’horreur, la pitié et la dignité sévère. Il connut aussi les heures mystérieuses et l’art de vêtir ses figures d’effets puissans et prestigieux. Je n’ai pas besoin de faire remarquer combien le regard glacé d’une lune tragique exaspère l’épouvante de ce criminel au masque de Caracalla, que poursuivent la Justice et la Vengeance, et combien sa blanche caresse enveloppe tendrement le corps de la victime comme d’un pieux suaire, tandis que les déesses découpent, sur leurs ailes célestes, l’implacabilité de leurs fermes profils.
Si nous comparons cette tragédie unique dans son genre à la froideur pédante de certains Romains et Sabins si impassiblement académiques, étalés sur le mur voisin, nous aurons, en comparant aussi le sort si différent des deux peintres, un nouvel exemple de cette vérité qui montre, de tout temps, le génie sacrifié à la médiocrité habile. Cependant Prud’hon ne s’est pas non plus inspiré directement de la Révolution, de ses drames, de ses idylles inquiètes entre les émeutes sauvages ; mais il en répercuta les échos ; et cela suffit, comme pour André Chénier, à faire d’eux une éclatante exception au milieu de cette rhétorique ampoulée et déclamatoire, parfois d’un sentimentalisme outré, mais d’où la vraie flamme est absente, qui caractérise l’art et la littérature d’une des époques les plus passionnées et les plus sanglantes de l’histoire ; cet art dont nous avons signalé, en commençant, les derniers vestiges tombés dans une inanité auguste et niaise.
On reste rêveur devant le problème de cette contradiction entre un art et la nature qui l’environne et qui aurait dû l’inspirer. Presque partout, une amplification théâtrale sourde aux grands cris de nature qui, bien certainement, clamèrent dans ce milieu terriblement tourmenté, et se perdirent sans profit dans le tumulte des émeutes.
Sans doute, c’est que l’art, pour prêter aux choses sa forme durable, cette intensité synthétique qui défie le temps, a besoin de recueillement, de distance et de repos. Il lui faut le souvenir. Eux-mêmes les artistes furent trop pris dans l’action pour avoir le loisir de la peindre. Effarées au centre d’une agitation continuelle, manquant de recul, les âmes créatrices, comme celle de Prud’hon se réfugièrent dans l’asile que leur offrait l’étude des temps anciens ou dans les allégories ayant quelque similitude avec les préoccupations présentes. Mais rien n’arrête les rhéteurs au cœur froid ; leur faconde s’exaspère dans le bruit, surtout lorsqu’elle est creuse et sonore. Là où les âmes vibrantes se taisent, faute de se reconnaître, le pédant, au plus fort de la tempête, enfle d’autant mieux la marée de ses périodes montantes. Plus d’un tribun de cette époque nous en donne l’exemple. Aussi la Révolution ne verra-t-elle pas son peintre vivant et vibrant. Il appartiendra à la génération suivante. Car le souffle tragique n’ira pas, infécond, se perdre dans l’espace. C’est par la voie de l’hérédité qu’il pénétrera dans le génie d’un homme pour y faire revivre, comme si celui-ci les avait vus, ramenés sous ses yeux, toutes les impressions, les délires et les drames sur lesquels il a passé.
Cet homme sera Eugène Delacroix. Gros et Géricault ont l’insigne honneur de nous l’avoir préparé, un peu au détriment de leur propre gloire. Tel est le sort des artistes de transition.
Ce sont pourtant deux maîtres considérables parmi l’élite de l’école française ; mais l’autre, quoique d’un talent très compliqué et composite, avec plus de défauts, les éclipsera, pour avoir poussé le drame à une intensité jusqu’alors inconnue. Bien que, d’ordre moyen, les qualités de Gros ne soient ni d’un très grand dessinateur, ni d’un coloriste de premier ordre, on peut affirmer qu’il apporte à ses compositions une entente de l’effet, une ampleur d’ensemble qui fait absolument défaut à son maître David. Si sa Bataille d’Eylau et sa Peste de Jaffa manquent un peu de cet imprévu qui caractérise les œuvres géniales, elles ne sont pas dépourvues de mouvement, de largeur et de nature. C’est plus puissant. Dans sa Bataille des Pyramides, l’artiste est moins original. Ici, comme chez son maître, la recherche outrée du style héroïque aboutit à l’emphase. La peinture de Gros est grasse, mais un peu molle.
Géricault, dans le Naufrage de la Méduse, toile encore trop méthodique peut-être, apporte une tout autre énergie d’attitude et d’expression. Comme le groupe principal, sous les affres de la plus atroce des agonies, se précipite, par un avide et suprême effort, vers le signal de salut ! Il y a là, à la vérité, des cadavres superbes, un peu complaisamment étalés pour équilibrer une composition qui, quoique très saisissante, n’est pas complètement exempte de procédés artificiels ; mais pouvait-on demander davantage alors ? C’était déjà bien hardi pour un public habitué, même dans le drame, à la règle et au compas.
Je trouve aussi que le ton brun, qui convient aux poutres et aux planches du radeau, s’étend trop arbitrairement aux groupes et à la mer ; que les modelés des corps, trop durs, devraient, par des transitions plus souples, se relier dans une plus entière homogénéité. Je veux être, dans ces pages, absolument sincère, et l’on me pardonnera d’oser ces quelques critiques à propos de ce grand artiste que j’ai toujours beaucoup aimé.
Au mur de mon premier atelier, était soigneusement accroché le masque de ce maître, moulé après sa mort. Cette admirable face émaciée, décharnée par un long martyre, est poignante. Ses traits jeunes et affaissés sur le squelette qui fait partout saillie, ce noble front, ce nez déprimé et comme aiguisé, cette bouche inerte d’où s’est exhalé un si beau souffle, nous pénétraient d’une pieuse vénération, et surtout cet œil enchâssé comme celui des Arabes, cet œil qu’on se figure si animé jadis par l’ardeur de l’artiste enthousiaste et l’intrépidité du hardi cavalier, cet œil éteint sous la pénombre de l’orbite cave, comme voilé par la tristesse d’un fatalisme résigné. Géricault est mort presque au début de sa carrière ; il n’a pas dit le quart de ce qu’il devait dire. Combien de germes de chefs-d’œuvre détruits ! Que d’esquisses qui n’ont pas été réalisées, comme celle de ce carrousel antique dont on connaît de puissans dessins !
Nous avons dit que David, spectateur des drames révolutionnaires, s’était complu dans une forme glacée, au lieu de développer l’admirable don de vie qu’il étouffait en lui. Eugène Delacroix, qui n’a pu évoquer qu’en rêve cette époque pleine de grandeur furieuse et de sanglant héroïsme, va, bien que réactionnaire en politique, la fixer révolutionnairement dans sa sauvagerie et, pour ainsi dire, toute palpitante d’actualité.
Par quel mystérieux chemin d’atavisme s’est accompli ce miracle ? C’est que les révolutions amènent des transformations de sentimens qui, à cause des obstacles dont nous avons parlé, ne peuvent pas d’abord trouver leur expression, mais qui, ne pouvant pas non plus manquer de la donner, — fatalement toute force acquise ayant son effet, — vont charger un héritier de ce soin. Une nouvelle forme se préparait, on en respirait le pressentiment. On la voit qui commence d’apparaître sous l’Empire, lorsque, l’activité des passions s’éloignant, se dispersant par le monde, voilée sous la fumée des gloires militaires, laisse quelque trêve au recueillement des centres d’art. Non, ce ne fut pas par hasard, qu’issue de tant d’évolutions ardentes et d’un idéal sans frein, cette forme s’affirma dans l’entraînement contradictoire d’une réaction politique et morale, avançant lorsqu’elle semblait reculer jusqu’aux époques barbares sous le nom de Romantisme et, étrange anachronisme ! revêtue de la défroque du moyen âge, époque dont les peintres ne connaissaient qu’une vague apparence pittoresque. Et voici que nous voyons Victor Hugo et Eugène Delacroix incarner l’expression héroïque, vibrante et désordonnée de la Révolution dont, à leur début du moins, ils ne partagent nullement les idées.
C’est que l’art ne procède pas des spéculations scientifiques, mais des sensations des âmes, des commotions qui ébranlent le cerveau ; des élans des cœurs dont les conséquences, la science l’admet aujourd’hui, peuvent se transmettre par atavisme. De plus, les artistes obéissent à des impulsions qu’ils ne sauraient raisonner ou qui, même, contredisent leur raison. De là, l’inconscience des vrais révolutionnaires en art. Tout en exaltant parfois le style de ses tableaux jusqu’au délire, jusqu’à la frénésie, Delacroix invoque les classiques ; il n’a aucune admiration pour le génie avec lequel il a le plus d’affinité, Victor Hugo. Son idéal, c’est Racine, le plus équilibré de nos poètes ; il dessine d’après l’antique et les médailles de Syracuse ; il étudie Raphaël et Rubens. Le grand poète romantique, lui, d’abord royaliste, mais révolutionnaire en littérature, a davantage conscience du mouvement nouveau qu’il donne aux lettres ; mais il n’est pas plus juste pour le peintre. Un jour, en présence de Leconte de Lisle qui me l’a raconté, le sculpteur Christophe crut bien faire, pour complimenter le poète de la Légende des Siècles, de le comparer au peintre des Massacres de Scio. Victor Hugo répondit par cette boutade de mauvaise humeur : « Delacroix, un misérable artiste ! »
C’est pourtant chez ces deux hommes, si mal disposés l’un envers l’autre, que le grand ébranlement des âmes par les drames épiques et féroces de la Révolution revit, en dépit de leurs préférences.
De là, le grand souffle qui court à travers l’œuvre de Delacroix, cette force irrésistible malgré les emprunts, et les faiblesses, et les recherches maladives, souffle que n’ont pu arrêter, détourner, ni perdre, tant d’influences étrangères, tant d’écueils, tant de lacunes, car ni Bonington, ni Géricault, ni Tintoret, ni Rubens, ni les autres maîtres qu’il s’est assimilés et, d’autre part, ni l’aristocratie hautaine de ses goûts et de sa tenue, ni ses préférences pour tout ce qui est mesuré, ni les poulaines, ni le pourpoint du moyen âge, ni les ardeurs d’Afrique, rien n’a empêché son génie d’être, sinon pour les principes, du moins par la passion et l’emportement de l’imagination, l’héritier tumultueux, indiscipliné, sauvage de la Révolution, à laquelle son père avait été activement mêlé. Ces élans sublimes font passer sur des défauts impardonnables ailleurs. Son Boissy d’Anglas, c’est la Révolution dans toute sa violence. Aucun tableau, dans toute l’histoire de l’art, ne lui est comparable comme évocation ; c’est la vie poussée à son paroxysme de véhémence et de confusion épique : c’est prodigieux, et c’est frappant de clarté supérieure, comme tout ce qui a été vu et rendu dans la spontanéité du génie enflammé. C’est le chef-d’œuvre des tragédies populaires.
Personne n’a plus raisonné son art que Delacroix, et personne n’a été plus inconscient. S’il avait vu clair dans son génie, il eût évité certains sujets qu’il a affectionnés, qu’il a souvent répétés, et où il perdait ses qualités principales. Il y avait chez lui contradiction entre le tempérament de l’homme et celui de l’artiste. Dans le monde, il apparaissait discret et distingué, correct, presque sans passion. De fait, il connut à peine l’amour ; ce fut un froid et prudent voluptueux. A l’atelier, au contraire, en peignant certaines toiles, il eut des fureurs de lion, des rêves sur- humains, des visions épiques où son âme vibra de l’ébranlement des catastrophes passées et, tout entières, ressenties par répercussion. Mais il n’entrevit pas la beauté de la femme, qu’il a tant et si vainement cherchée dans ses harems, où des corps mous et pléthoriques se déhanchent parmi de rances colorations. En Afrique, il n’aurait dû s’arrêter que devant les convulsionnaires ou les fantasias folles et ne pas s’attarder aux repos lascifs des oasis. Il eut l’intuition des épopées terribles et des martyrologes ; mais il s’épuisa vainement à la recherche de la majesté sereine et divine. Il resta fermé aux tendresses et aux douces extases. Il eut les âpres joies, les tressaillemens de ses créations héroïques et funèbres ; il ne connut point le bonheur intense et caline des familiers du foyer et de la nature.
Pauvre grand artiste ! ta face ravagée expliquait tout cela, ta face sublime selon les dramaturges que tu n’aimais pas, laide pour le monde que tu recherchais, ta tête de souffrance, ta tête de lion malade... Tu fus malheureux, car tu fus le persécuté de ton génie. En vain tu rêvas la beauté pure, elle t’a fui. Le Dante, les Massacres de Scio, l’Entrée à Constantinople, le Naufrage de Don Juan, l’Assassinat de l’Évêque de Liège, le 1830 et par-dessus tout le Boissy d’Anglas, tels sont les drames superbes dont l’infinie puissance, ô révolutionnaire à l’existence si rangée, t’assurent une des plus belles gloires de l’art ! Le romantisme dans les lettres et dans la musique inspira plus d’un génie, mais, en peinture, Delacroix me semble son seul représentant vraiment illustre. Il n’eut pas d’élèves qui le continuèrent. Il ne commençait rien, il réalisait la plénitude d’un art très particulier.
Les Johannot, les Devéria, Louis Boulanger, à qui Victor Hugo et Théophile Gautier consacrèrent des odes célèbres, et tant d’autres, qui firent du bruit jadis, n’ont plus pour nous de signification vivante. On ne regarde guère aujourd’hui cette fameuse Naissance de Henri IV qui passionna un instant l’opinion.
Le camp des romantiques chercha en vain à ériger en système, à établir en théorie ce qui était insaisissable, pure émanation géniale. On fit grand tapage, on se disputa pour des nuances à peine appréciables. Les plus ardens portèrent des cheveux démesurément longs, des pourpoints, des souliers à la poulaine ; rien n’évoqua l’inspiration féconde ; tout était dit par le maître ; il n’y avait plus rien à trouver dans sa voie et l’on fut réduit à des imitations nulles d’intérêt. Cependant des talens mixtes cherchaient à concilier la couleur de Delacroix avec la forme des dessinateurs. Nous les retrouverons plus loin.
J’ai hâte d’arriver à un artiste d’une intransigeance étroite, digne de se dresser comme adversaire devant le grand romantique qu’il combattit tout en répudiant les préceptes de son propre maître David. Il s’agit d’Ingres, que l’on continue, longtemps après sa mort, d’appeler M. Ingres, comme on dira toujours M. Thiers, parce que tous les deux avaient un aspect très bourgeois. Le sculpteur Préault, homme d’un talent fantasque, mais d’infiniment d’esprit, avait trouvé un mot double qui a fait fortune : « Monsieur Ingres est un Chinois égaré dans Athènes, et Pradier part tous les matins pour la Grèce et arrive tous les soirs au quartier Bréda. » La seconde moitié du mot est absolument juste, la première ne l’est qu’en partie. Un Chinois, je le veux bien, par instans, car l’œuvre de notre peintre contient véritablement plus d’une chinoiserie. Mais qu’il se soit « égaré dans Athènes, » ceci est une erreur contre laquelle je proteste de toutes mes forces. J’ignore si Ingres alla vers la Grèce, ou si c’est la Grèce qui vint à lui, par l’importation de ses moulages et de certains de ses chefs-d’œuvre ; ce que je sais, c’est qu’il connut la glorieuse cité des arts anciens et que, loin de s’y égarer, il alla droit son chemin vers son vrai sanctuaire. Il ne se laissa pas séduire par les héros de la décadence chers à David, non ! un trait de lumière le conduisit aussitôt au point culminant de l’Acropole où trône Phidias, toujours roi de la forme, après tant de siècles de ruines. Il comprit ce divin interprète du Beau : et, en présence du dessin vivant et superbe retrouvé, il jura d’en être le pontife. Il a tenu parole. Il faut ajouter qu’auparavant il avait pris conseil de Raphaël.
J’ai employé le mot pontife sans y ajouter malice ; il fut le grand prêtre d’un culte renaissant. Ingres avait d’ailleurs dans tout son être une apparence sacerdotale. Je sais bien que sa silhouette, un peu ridicule, aurait pu convenir à un vulgaire sacristain, avec son profil aux jambes courtes, aux bras trop grands, et cet embonpoint qui le bombait par devant, tandis que, de la nuque, droite, son dos descendait en ligne directe jusqu’aux talons, sans un pli de la longue redingote. Mais, dès qu’on avait vu son beau front et ses admirables yeux noirs chargés d’éclairs, on croyait se trouver devant un pape de génie.
Le mot génie n’est pas excessif ; car, si ce génie fut étroit, il en acquit une plus profonde pénétration. Tout un côté de l’art lui fut fermé ; mais cela importait peu à sa mission. Le fanatisme fermé est bon aux initiateurs.il s’insurgea contre les faux dieux et, nouveau Polyeucte, il abattit leurs idoles aux faces solennelles et nulles qu’aucun souffle de vie ne dérange. Et, dût sa mémoire être accusée de sacrilège, la vérité me force à dire qu’il n’épargna ni l’Apollon du Belvédère, ni le Laocoon, ni la Diane au faon, ni même la Vénus de Médicis qu’adorait Canova. Ce fut une consternation dans l’Olympe. A la forme enseignée par David, avec ses muscles ronds comme des moulures, avec les cheveux et les favoris bouclés en volutes, il substitua le dessin de la vie, souple et varié, les modelés pleins, les articulations flexibles, avec je ne sais quoi de noble dans l’accent vrai. Il ne chercha pas à corriger la nature d’après une convention ; au contraire, il en simplifia les images tout en les accentuant dans leur sens individuel et expressif. Il fut surtout un peintre de morceaux ; il en a fait beaucoup de superbes, que tous les artistes connaissent, tels que le portrait de Bertin. L’Apothéose d’Homère est d’une belle ordonnance, un peu froide. Le Saint Symphorien me semble accuser une trop grande préoccupation d’étaler des muscles : mais le martyr et sa mère qui l’exhorte sont d’une très simple et noble allure.
Hélas ! il arrive aussi à Ingres de se laisser aller à des pauvretés enfantines, à des recherches maniérées, comme sa Vierge à l’hostie, ou même nulles, comme sa Jeanne d’Arc, où tout est en zinc, sauf la cuirasse qui est en carton. C’est ici qu’apparaît « le Chinois.»
Mais ce qui est incomparable, ce qui n’avait jamais été fait avant lui, que nul n’a refait ni ne refera, c’est la collection de ses merveilleux portraits à la mine de plomb. Tandis qu’il n’y indique les vêtemens que par des traits simples, souples et sûrs, il apporte aux têtes le modelé le plus ravissant, fondu dans des miracles de physionomie. Toutes marquent leur temps, elles en exhalent l’esprit tout en gardant leur souffle individuel. Elles vivent bien à l’instant précis, et elles sont éternelles par la magie de l’art. Ces costumes, ainsi traités d’une pointe absolument attentive, montrent toutes les habitudes des corps. Les modes ainsi dessinées, si étranges qu’elles soient, ne paraissent jamais surannées.
La meilleure gloire de David est d’avoir commencé Ingres et pour récompense, celui-ci l’a démoli, à ne pouvoir se relever. Ce fut bientôt un anéantissement complet. On entendait dire de toutes parts : « Qui nous délivrera des Grecs et des Romains ? » On ne voulait parler ni des vrais Grecs ni des vrais Romains, mais de ces faux héros qu’à leur place on nous avait si longtemps servis. Au contraire, on fouilla davantage l’histoire et les productions de l’art antique. Les vases étrusques, depuis longtemps au Louvre et qui étaient restés presque inconnus, apportèrent mille renseignemens de mœurs, de costumes, d’objets usuels, d’élégantes armures, de casques aux nobles cimiers et passionnèrent la jeune école qui s’était appelée néo-grecque. Ces trouvailles intéressantes, évoquant la vie antique, achevaient de rendre ridicule tout le régiment de ces guerriers fameux, entièrement nus, n’ayant pour protéger leurs membres en boudins, qu’un bouclier et un casque de pompier. Nous étions alors ignorans et présomptueux dans notre ardeur aventureuse et néanmoins pleins de conscience et de sincérité : on nous pardonnera les gorges chaudes dont nous saluions le départ des faux dieux vaincus.
Un de nos amis, le paysagiste Nazon, homme de beaucoup d’esprit, qui alors exposait avec succès et qui, à côté de ses tableaux, faisait de jolis vers, imagina un jour, à l’exemple de Lemierre, un poème sur la peinture ; et, prenant pour point de départ cette époque encore indécise, malgré l’éclat de quelques génies, mais, à coup sûr, fatiguée des froids classiques conventionnels, Nazon commençait son premier chant par cet hémistiche (le seul d’ailleurs qui eût pris forme) :
« Enfin David mourut... »
Si nous considérons une autre face de l’époque de la Révolution, nous voyons que, surtout sous l’influence de J.-J. Rousseau, l’un de ses précurseurs, elle eut de fréquens élans de cœur vers la nature. Mais ce sentiment, ayant subi, comme tout le reste, l’influence de ce temps qui ramenait tout au mythe, prit la forme d’une simple abstraction allégorique. La nature apparut comme une sorte de maternité des peuples, entrevue à travers les dogmes, farouche et jalouse, donnant au républicain ce qu’il réclamait : « Le fer et le pain, » et qui, entre deux émeutes, garde encore d’une main la pique des combats, tandis que de l’autre elle tend sa mamelle gonflée de lait amer. La Nature, ainsi comprise, ne répond nullement à l’idée que nous nous en faisons aujourd’hui et que nous allons étudier.
Nous venons de constater, j’y insiste, une contradiction qui nous montre une époque brûlante de passions sublimes ou criminelles, s’exprimant presque toujours dans un style enflé, lorsqu’il n’est pas trivial et grossier, et se personnifiant dans une mythologie surannée qui n’a plus rien de la poésie des sources divines auxquelles elle a été empruntée. Nous avons vu l’abus même de cet art de convention ramener les artistes à des accens de vie et de vérité ; puis, dans sa fiévreuse et inconsciente inspiration, Eugène Delacroix insuffler à la peinture une vaillance nouvelle, lui apporter des palpitations et des frissons inconnus ; Ingres, enfin, ce bourgeois de génie, avoir bientôt raison du dessin glacé et rond qui avait la prétention d’exprimer la forme humaine et, réveillant Phidias, lui demander le secret des vivantes souplesses et des accens variés ; nous allons maintenant nous occuper de ceux qui nous ont révélé de nouvelles ardeurs, de nouveaux sourires, de nouvelles mélancolies de la nature, non plus considérée comme simple décor à peine entrevu derrière les convulsions humaines, mais observée par des solitaires, dans ses côtés intimes et éternels...
………….
L’art se développe surtout aux temps de repos qui succèdent aux agitations, aux bouleversemens. Les orages, en déplaçant les limons, en charriant les détritus, après avoir détruit, donnent la fécondité à des terrains arides jusqu’alors : c’est ce qui arriva. Après ses fureurs, ses conquêtes sociales, sa gloire militaire qui étonna le monde, la France vaincue, blessée, reprit une vie nouvelle dans des langueurs et des attendrissemens de convalescente. Pour les âmes tendres, ce fut un renouveau béni dans la délivrance de sanglans cauchemars. La terre reverdit. Une aurore vermeille rayonna parmi les rêves de l’horizon.
Je suis, comme tous les vieillards, désabusé de bien des choses, mais je bénis le ciel d’avoir permis à mes yeux naissans d’entrevoir tant de doux réveils à travers la brume de mon berceau et les premières clartés de ma jeunesse. Alfred de Vigny, Lamartine, Victor Hugo, Eugène Delacroix, commençaient de s’élever comme des astres. Mme Récamier personnifiait l’idéale beauté ; Chateaubriand rayonnait, irisé comme le soleil du soir. Tout effort consolateur se tournait vers la nature et s’y purifiait. Tout, jusqu’à la licence, revêtait je ne sais quelle apparence attendrie. La grisette même, Lise, respirait la poésie des bosquets de Romainville ; la vulgarité bourgeoise, avec la Muse de Béranger, s’y enivrait d’un parfum de lilas.
Quel beau temps !
Un art finit ; un autre resplendit à son apogée, et semble en appeler un troisième pour s’y modérer et ne pas mourir de pléthore : ce dernier s’inspirera de l’immense amour de la nature qui va régner partout, dont l’idée pénètre à travers les obstacles jusqu’aux pauvres villages.
Or, l’amour de la nature, ici, ne s’adresse plus à un mythe, ce n’est plus un culte simplement abstrait ; c’est cet incomparable tressaillement qu’excite, dans les cœurs, le grand concert des élémens avec leur vie, leur caractère, leurs vibrations et leurs accords. La France épuisée aimera aussi la nature comme on aime une mère qui ne voit ni les gloires ni les fautes de son enfant, mais seules ses angoisses et ses plaies vers lesquelles elle se penche, dévouée tout entière à leur guérison. C’est passionnément que l’art se tourna vers elle.
On dira que cet amour de la nature est de tous les temps, qu’il existe chez tous les êtres. Je le sais ! Cependant, chez beaucoup de gens, cet amour n’est qu’une sorte de rêverie purement passive, comme l’attrait d’une digestion insubstantielle et voluptueuse. Les animaux, les végétaux la connaissent aussi, cette joie qui fait tout exulter par les belles journées, les fêtes du soleil. L’anémone de mer, les plantes comme les hommes, s’épanouissent à la douceur des rayons et, par les mauvais jours, se crispent dans la tourmente. C’est ainsi que tous les élémens savourent l’universel amour, cette suprême consolation des éternelles douleurs.
Mais ce n’est que dans le recueillement de la paix, surtout après les secousses convulsives, que cet amour en engendre un autre, source des arts, celui des poètes et des peintres, qui ne se contente pas de s’emplir les yeux de l’ivresse des ciels et des (leurs, mais qui s’intéresse aux formes, aux couleurs, aux harmonies, qui fouille le monde, qui y cherche une âme qui le féconde ; je parle de l’amour qui crée.
Et c’est une bonne fortune pour cette passion créatrice que de pouvoir s’exercer sur des pays et des êtres primitifs et dans des centres d’ignorance. Elle fut sous ce rapport servie à souhait. Car, malgré les quelques grands noms cités plus haut, au moment de la chute de l’Empire, le peuple, la bourgeoisie et les académies de province étaient revenues à l’innocence première en fait d’art. Le règne des héros n’est pas celui de l’esthétique. Rien n’en éloigne les ambitions comme de les tourner vers la gloire des conquêtes. Napoléon Ier n’aimait pas les idéologues. Il chantait faux et la peinture n’avait pour lui qu’un but : propager sa gloire. Il exila l’admirable Mme de Staël, esprit supérieur qui, avec tous les défauts emphatiques de son temps, eut un sentiment élevé de la nature et des arts. C’était le temps des psychologues et des critiques allemands ; elle les connut, notamment les frères Schlegel. Ils prêchèrent dans le vide. Quelque illustres qu’ils fussent, que pouvait-on recueillir de leurs traités diffus et nébuleux ! pas même ce demi-jour dont parle Corneille dans la langue pressentie de Victor Hugo : « Cette obscure clarté qui tombe des étoiles. » C’était donc dans le public l’ignorance complète. En vain, les principaux chefs-d’œuvre de l’Europe affluaient au Louvre, ils n’éclairaient pas l’opinion. Les erreurs les plus singulières s’étalent dans les catalogues et leurs supplémens souvent nécessaires à cause de l’arrivée d’œuvres nouvelles. Celui de 1810 classe Rubens, Rembrandt et P. Potter parmi l’école allemande !
Mais cette obscurité, je le répète, se trouva propice aux chercheurs qui allaient expérimenter de nouvelles lumières. On était hors des courans de vérité, mais aussi des préjugés routiniers. Les chemins étaient déblayés.
Pendant la Restauration, ce fut comme une aube nouvelle dont la lueur s’étendit insensiblement jusqu’aux petits centres de province, dont elle dissipa peu à peu la brume épaisse.
On ne se figure pas jusqu’où allait l’ignorance des milieux où se passa mon enfance. Je me souviens, au temps de ma jeunesse, que les bourgeois en étaient encore à cette affirmation qu’ils croyaient flatteuse, lorsqu’on leur montrait un tableau : « Que de coups de pinceau ! » ou à cette question : « Ce qu’il y a de plus difficile, n’est-ce pas le mélange des couleurs ? — Non, répondait un connaisseur, c’est l’écaille du poisson. » Telle était l’idée que se faisaient de l’esthétique des professeurs, des avocats, des médecins. Sauf à Paris, on n’était guère plus avancé dans les grands centres. Partout on admirait le miracle du trompe-l’œil, que les procédés photographiques étaient encore loin d’avoir détrôné. La moindre imitation réussie avait du prestige. Maintenant les enfans eux-mêmes n’y sont plus pris. Ils entrent en plein dans des raffinemens d’art. Ils y perdent d’ailleurs les étonnemens et la joie de trouver par eux-mêmes des expressions imprévues.
Je me souviens qu’à l’âge de huit ou neuf ans, dans mon jardin, par l’ivresse des rayons et des reflets, parmi les papillons, les bourdons et les abeilles et les parfums de réséda, quelle incomparable volupté me prenait rien qu’à essayer le dessin d’une branche de pêcher, lorsque, peu à peu, je voyais apparaître sa forme sous mes doigts. Je sortais à peine de l’enfance lorsque je visitai une exposition à Bruxelles. Mes yeux ne rencontreront jamais plus pareille fête. Je tombai en extase devant des chose» nulles, rien que parce qu’elles me paraissaient naturelles.
A Bruxelles, des paysagistes s’étaient remis à l’étude des sites champêtres assez mesquinement ; à côté d’eux, les peintres d’histoire, élèves de David exilé, en étaient encore aux parodies de la Vénus de Médicis et de l’Apollon du Belvédère.
A Anvers, le romantisme régnait avec la majesté sans façon d’un roi d’Yvetot. L’ombre de Rubens devait sourire.
On le voit, après les trois ou quatre grandes personnalités dont j’ai parlé, c’était presque le néant. Quelques éclectiques très sages, néanmoins, commençaient à apparaître. Mais, partout, on se reprenait d’amour pour la nature et l’on prévoyait, à quelques symptômes, la venue prochaine d’un autre art. Tel, à quelques futiles épaves inconnues, Christophe Colomb pressentit un nouveau monde.
Chateaubriand, Bernardin de Saint-Pierre et Lamartine ont plus fait que tous les autres pour répandre la lumière en montrant ces harmonies de la nature qui préparent à l’intelligence des arts du dessin.
C’est alors que Fontainebleau, à l’abri de ses chênes et de ses hêtres, vit naître l’admirable colonie de ses paysagistes. Et ceci eut lieu en même temps que le triomphe du romantisme.
La naissante école, à peine remarquée d’abord, devait grandir et le remplacer.
Notez bien qu’en ce temps-là, l’art ne courait pas les rues comme aujourd’hui. Ses vraies manifestations étaient rares et les niaises, discrètes. On n’y mettait pas de malice : le rendu pour le rendu. Avant Daguerre, je viens de le dire, n’était-ce pas déjà très beau, que d’imiter servilement un objet quel qu’il fût ? C’étaient des étonnemens même devant la réalisation d’une plate vérité. On recherchait des transparences inutiles, des touches subtiles, l’habileté manuelle, les tons chauds. Ah ! si l’on revoyait une exposition d’alors à côté des nôtres de maintenant ; quel progrès accompli ! Mais avons-nous plus de chefs-d’œuvre ? plus d’inspirations exquises ?
La production s’est multipliée de plus en plus dans une précipitation, une facilité de moyens toujours croissantes. Tout le monde se figure avoir droit au talent aujourd’hui. L’art a mille caprices et mille audaces qu’il étale au public avec la plus insistante prodigalité. Il s’affiche sur tous les murs, il s’impose jusqu’à la satiété, jusqu’au dégoût. Alors où le fuir ? Il vous poursuit partout ; vous le retrouvez dans les gares, le long des voies ferrées, mêlant sur de provocantes enseignes ses notes les plus violentes à la douceur des champs. Il ne vous laisse aucun repos, c’est une hantise qui vous obsède. Au fond du plus humble village, vous trouverez toujours quelque vieille chaumière affligée de quelque affiche tapageuse.
C’est comme le nez de Bodinier : Bodinier était un peintre chez qui la nature avait exagéré cet appendice. Un jour, il vint aux rapins la fantaisie de dessiner ce nez sur de nombreux murs de Paris. L’artiste partit pour l’Italie, mais à chaque étape de son voyage il retrouvait, sur quelque pan d’édifice, sur quelque tronc d’arbre, le fameux nez accompagné d’une main indicatrice ; et cela se continua jusqu’en Sicile, puis en Égypte, et lorsqu’il fut arrivé à la deuxième cataracte, il était toujours là, sur le rocher où finissait la route, ce nez inévitable, précédé de la main qui montrait le désert. Oui, aujourd’hui l’art et ses mille complications fantaisistes et funambulesques envahissent le monde entier. sainte simplicité, où te trouver encore ? Elles sont de plus en plus rares, ces thébaïdes propres à l’éclosion des âmes prédestinées aux arts et où, après leurs études dans les musées, les peintres pouvaient s’isoler au fond d’une nature gardant son caractère primitif et ses harmonies éternelles, loin des affiches criardes, des villégiatures vaines, des cabines des plages. C’est dans la plus silencieuse de ces thébaïdes, hélas ! méconnaissable aujourd’hui, qu’au milieu d’une zone d’ignorance profonde, je m’ouvris aux premiers rayons de l’art qui m’arrivèrent insensiblement.
Souvent j’interrompais mes jeux pour écouter les entretiens de mes parens sur les faits et les préoccupations du moment dont ils suivaient les péripéties dans diverses publications de Paris. Aux murs solitaires de notre jardin, ils avaient entendu, mêlés au bruissement familier des choses de la nature, les échos merveilleux du canon des grandes journées de Juillet tandis que j’étais encore au berceau. Mais bientôt les ardens combats qui passionnèrent les arts et les lettres, murmurèrent à mes oreilles d’enfant, rumeurs de marée montante qui nous arrivaient par les chaudes journées, dans le recueillement des crépuscules ; harmonies mystérieuses dont j’ignorais encore le sens et qui n’en vibraient pas moins dans mon jeune cerveau avec les trépidations des cigales ; c’étaient les accords lamartiniens, les rêves irisés de Chateaubriand, les roulemens de tambour de Barbier et les sublimes métaphores de Victor Hugo, celle, par exemple où il comparait les clartés perdues dans l’œuvre ténébreuse des sophistes, à ces étoiles qui brillent à travers les arbres, et qu’il ne faut pas prendre pour « les fleurs de ces noirs rameaux, » citation écoutée religieusement tandis que le couchant étoilait les bosquets sombres du jardin ; et je sentais déjà la différence entre sa beauté et celle des classiques où j’apprenais à lire.
Plus tard ce furent les effets de chambre noire, les effrois macabres d’Eugène Sue ; les rodomontades et les témérités héroïques d’Alexandre Dumas. J’étais moins renseigné sur les choses de la peinture. Cependant Thoré, dans la Démocratie pacifique qu’on recevait à la maison, nous racontait, à propos des salons, combien étaient chaudes les disputes des Ingristes et des fanatiques de Delacroix. Je n’entendais rien aux théories de Thoré, mais il s’agissait d’art, ma passion, et, au milieu de mon éden solitaire, les périodes confuses de l’écrivain n’en bourdonnaient pas moins délicieusement à mes oreilles. C’est par lui et dans ces conditions exceptionnelles que j’appris l’existence de l’admirable colonie des paysagistes que l’amour de la nature retenait au fond des retraites champêtres et des bois. Je devais ne pas tarder à les connaître et à les aimer.
Camille Corot, et ensuite Théodore Rousseau, furent des novateurs modestes, inconsciens à leurs débuts. C’est plus récemment qu’est née, dans quelques esprits trop aventureux, l’absurde prétention de créer un art de toutes pièces. Nos deux futurs grands peintres consultèrent d’abord les maîtres anciens dont ils pénétrèrent le sens. Pour voir plus loin, pour découvrir de nouveaux horizons, il faut se placer sur les plateaux déjà conquis. Sans cela, c’est se condamner à errer dans l’obscurité barbare pour ne jamais en sortir.
Les maîtres de Corot furent le Poussin et Claude Lorrain qui, lui-même, procède du peintre des Andelys. Poussé par un sentiment irrésistible, par un profond et tendre amour de la nature, lorsque le jeune Camille pouvait s’échapper du triste magasin de rouennerie où son père le retenait prisonnier, on se le figure courant au Louvre, d’abord vers Claude, plus éclatant et dont les rayons d’or et les élégantes silhouettes durent souvent le consoler des pauvres lignes du comptoir et des sombres rayons de la boutique natale. En fils soumis, il y revenait pourtant, à cette triste boutique ! Il attendait, il patientait. Il nous l’a raconté lui-même, à notre table à Courrières, en 1861, et avec quelle verve charmante, mis en train par une vieille bouteille de bourgogne qu’il savourait en délicieux épicurien.
Il avait déclaré à son père sa formelle résolution d’être peintre. A chaque jour de l’an, il lui en faisait la nette déclaration. M. Corot, l’inébranlable négociant, répondait invariablement : « Retourne à ton magasin ! » C’étaient là toutes ses étrennes. Camille retournait à son magasin. Mais un jour, à bout de patience, le bon fils, depuis longtemps majeur, déclara, avec la douceur d’une résolution définitivement prise, qu’il n’y retournerait plus. M. Corot répondit tranquillement : « C’est bien ! je te ferai quinze cents francs de rentes, pas un sou de plus ! » Et il tint parole. Et Corot qui était la charité et la générosité mêmes, il la mille fois prouvé depuis, Corot dont on savait la famille riche, passa longtemps pour un avare lésinant sur les cadres de ses tableaux. Je dis longtemps, car il avait plus de soixante ans lorsqu’il perdit son père que l’entêtement semblait éterniser.
Donc, désormais, il sera pauvre mais libre. A son aise il retourna au Louvre accoutumer ses yeux aux lignes harmonieuses, imprégner son âme à la magie solaire du Débarquement de Cléopâtre ; plus tard, se recueillir devant la pensée plus haute, la poésie épique du Poussin. Je crois ressentir son ravissement à contempler les admirables fonds de Ruth et Booz, de la Terre promise, avec leurs naissans orages accrochés, dans leur agglomération électrique, aux pitons des montagnes encore baignées des lueurs vierges de la création. Il reconnaîtra son ancêtre dans le peintre d’Apollon amoureux de Daphné, ce chef-d’œuvre inachevé, où des groupes de l’âge d’or respirent un divin crépuscule, d’aériens mystères, inconnus auparavant et que le jeune élève n’oubliera jamais. Et il aura son atelier modeste où abriter ses rêves ; d’où il pourra s’échapper à toute heure du jour, pour aller « courtiser la belle dame » (c’est ainsi qu’il appelle courtoisement la nature), la surprendre à son petit lever dans la brume des aurores, dans l’ardeur des midis, et encore dans la mélancolie des couchans vermeils.
Corot fut attiré par l’Italie comme le Poussin dont il retrouva le souvenir vivant, dont il suivit les traces sur cette grave campagne de Rome qui dort dans l’immobilité et le silence, le sommeil qui la repose de tant de gloire et de tant de bruit. Son séjour préféré fut toutefois le lac de Nemi, où les barques amarrées s’enchevêtrent dans les lianes suspendues des aunes gigantesques qui se mirent, couchés tout au long, sur la tranquillité de l’eau. Que de fois il a dû évoquer le souvenir de Tivoli et de Nemi, par les matins brumeux, dans les rêves de sa villa de Ville-d’Avray assise au bord de l’étang. Il retrouvait là les aunes et les saules penchés sur l’eau, les frais ombrages d’où émerge un pavillon comme une réminiscence de la Sibylle, les hauts peupliers antiques et le soleil criblant les pelouses d’une pluie d’or.
C’est là que, les yeux tournés vers l’étang, son buste écoute chanter les oiseaux.
Je le revois là, tel qu’à Courrières, le long de la Souchez, lorsqu’il m’est venu, déjà vieillard, encore candide, ému, adorant le beau sous toutes ses formes, passant de ses enthousiastes soubresauts à d’enfantines déclarations d’amour pour la moindre fleurette.
Tout le monde a vu le portrait de Corot que la photographie a multiplié, « sa pipette » à la bouche. Il attire par une fine bonhomie de fermier campagnard, des éclairs de bonté et d’intelligence dans les yeux brillans sous une couronne de cheveux blancs, le front toujours serein ; le nez mobile ; une grande suavité sur les lèvres arrondies en une sorte d’extase, dont les coins ne se relevaient jamais, même pour sourire. Tout en lui était charme, simplicité, effusion naïve. Ceci explique l’étonnement d’un cultivateur chez qui nous entrâmes un jour, à Arleux dans le Nord. Ce brave homme qui avait entendu parler du grand peintre bien connu dans la région, l’aborda en ces termes, étonné d’une telle simplicité : « Comment, vous êtes M. Corot ? le grand Corot, le Corot des journaux ? — Oui, mon ami. — Eh bien ! monsieur Corot, on est fier, on est hureux de voir dans Arleux des gens sérieux, des gens prononcés, des gens conséquens ! »
Pas plus que Corot, Th. Rousseau ne fut un novateur absolu. Nous avons vu d’ailleurs qu’on n’en trouve aucun dans toute l’histoire de l’art. Nous verrons plus loin quels sont les travaux de ceux qui eurent cette prétention.
Th. Rousseau, comme l’Anglais Constable, semble au départ s’inspirer des Hollandais Ruysdael et Hobbema. C’est dans la forêt de Fontainebleau, à Barbizon. qu’il développa son originalité très profonde et très variée. Je l’ai bien moins connu que Corot. Je l’ai vu au jury de l’exposition de 1867, à son déclin. Il était haut en couleur, d’une stature fortement charpentée. Les cheveux et la barbe, qui avaient été très noirs, grisonnaient. Il avait un défaut de prononciation faisant siffler les s dans sa salive. Son extérieur, un peu rustique aussi, n’éveillait pas l’idée d’un artiste ; il eût pu, aux yeux d’un observateur à courte vue, passer pour un bel huissier de province. Le charme se révélait dans ses yeux de chevreuil, bruns et veloutés, au fond desquels on sentait sourdre des éclairs voilés comme des rayons sous bois.
Timide, un peu farouche, il s’animait entre intimes, prompt aux épanchemens d’une généreuse ardeur de prosélytisme, se résumant en d’ingénieuses formules.
Têtu dans ses recherches et ses luttes opiniâtres, lorsqu’il travaillait en forêt, il restait des heures sur son pliant, couvert d’un manteau feuille-morte, le cou obstinément ployé par une attention qui ne relevait que les yeux, la tête dérobée sous un chapeau de paille à larges bords cachant ses épaules ; et, si immobile, m’a dit Français, qu’il avait l’air d’une ruche ! Ah ! si l’on avait pu voir les essaims de pensées qui, comme des abeilles, s’en échappaient ! Après ces longues séances, il courait, se mettait en transpiration, puis changeait de linge dans la forêt.
Son père, un brave tailleur qui habilla Louis-Philippe et Rouget de Lisle, venait tous les samedis à Barbizon. C’était l’occasion d’une moisson de bruyères qu’il vendait à Paris. Il ressemblait tellement au Roi-citoyen qu’Ary Scheffer le fît poser pour le portrait officiel tant copié.
A ses débuts, Rousseau, comme tous les vrais artistes, très insoucieux des intérêts matériels, travaillait gaiement sous l’étroite fenêtre à tabatière d’une sorte de soupente. C’est là qu’il commença à résumer, dans de petits chefs-d’œuvre, les observations de ses promenades à la campagne. Jules Dupré vint l’y voir. Pris d’enthousiasme, il témoigna à Théodore toute son admiration, chaleureusement, avec ces élans de joie désintéressés qui sont ce qu’il y a de plus doux au monde. Ils s’embrassent, ces deux chercheurs acharnés et destinés à la gloire. Et Jules dit à son ami : « Comment, tu travailles dans ce trou ! »
Il était beau, noble et généreux, le moins pauvre des deux. Il loua un atelier et l’offrit à Rousseau.
Est-ce dans cet atelier que Troyon, cet autre grand peintre, le surprit peignant l’un de ses plus vibrans tableaux : le Givre ?
— Mon petit Théodore, tu as fait là une merveille ! s’exclama-t-il.
— Eh bien ! répondit notre paysagiste, si tu connais un amateur qui veuille y mettre 800 francs, je lui lâche cette toile.
— Tu plaisantes !
— C’est que, vois-tu, j’ai besoin de cette somme.
Troyon se tut, mais de retour chez lui, il prit dans un tiroir huit billets de cent francs, les enveloppa dans une lettre et fit aussitôt porter ce petit paquet à son camarade, par un commissionnaire.
Quelle fut la réponse de Rousseau ?
Il mit sur le dos de l’homme le fameux Givre en lui disant : « Portez cela à M. Troyon. » Ce dernier s’en défendit en vain, il fut forcé de le garder.
Grands artistes, grands cœurs ! O belle époque toute frémissante d’enthousiasme et de générosité !
Nourri des anciens, Rousseau fut dans toute la force du mot un initiateur. Il apporta plus d’élémens nouveaux que Corot lui-même. Sans avoir ni l’un ni l’autre, je le répète, l’absurde prétention de vouloir remettre l’art en question.
Corot, élève du Poussin, avec son goût attique et ses attendrissemens candides, éveille comme les souvenirs d’une enfance qui aurait grandi sur les bords de l’Hissus. Il a des ingénuités d’exécution qui feraient croire à une main inexperte. Ne vous y trompez pas ! Cette main hésitante en apparence obéit à l’esprit le plus sûr, le plus fin. Il a le sentiment des masses, pas un détail superflu. Qu’il file une branche sur un ciel d’argent ; qu’il estompe un mystérieux réduit, qu’il pique une fleurette ; il donne à tout sa juste signification, il mot tout à sa place. Oui, c’est un Athénien attendri par une nervosité moderne. Corot fut un heureux créateur. Il disait lui-même en déroulant ses études, revenu à l’atelier : « Devant la nature je suis un petit garçon, mais ici, je suis le bon Dieu ! » Il fut infaillible et heureux.
Rousseau fut hautain et farouche. J’adore le premier, je préfère le second. Tandis que Corot, toujours alerte, chantonne et, tout en fumant sa pipette, s’épanouit en merveilleux poèmes de fraîcheur et de tendresse, que son extase exulte et s’évapore en efflorescences pures, en symphonies aériennes, Rousseau, dont le cerveau fermente, grisé par les troublans arômes de la terre, trouve une insatiable volupté à fouiller les élémens pour en extraire cette intensité d’expression qui est l’essence de l’art. A l’affût comme un faune, ardent à saisir dans le vif tous les fuyans effets de la nature, il les guette au passage. Il est peu sensible à la permanence des effets coutumiers. Il lui faut la passion avant tout : Par d’aigres printemps, ce sont, baignés de chauds effluves, des halliers dont la verdure s’exaspère aux rayons aigus, dans des efflorescences capiteuses. Ou bien ce sont des frondaisons fauves, pareilles à des robes de tigres, pleines de rayons et de nuit ; des orages d’autant plus sinistres qu’ils cuvent, encore immobiles, leurs fureurs électriques ; ou encore des aurores brouillées dans des pâleurs de convalescence ; enfin, des soirs d’automne embrasés de pourpre comme des manteaux de rois... Hélas ! ce sont aussi des défaillances, de têtues recherches d’absolu ; ce ne sont jamais pourtant les folles extravagances des décadens. Il se soutient toujours par un solide fonds de tradition.
Cependant, son cerveau ne résista pas toujours à tant d’émotions répétées. Comme tous les chercheurs inquiets qui doutent d’eux-mêmes, il eut des ambitions puériles, le besoin de marques extérieures. En 1867, il ne se consola pas, m’ont dit ses amis, d’un injuste oubli, à propos des promotions dans la Légion d’honneur. Cet incident auquel, plus orgueilleux, il n’eût fait aucune attention, aurait, paraît-il, avancé sa mort.
Que de fois le génie reste enfant !...
……………….
Autour de ces deux maîtres, évoluèrent des talens divers. Les plus célèbres sont Jules Dupré, Diaz, Jacques, Cabat, Decamps, Français et Paul Huet.
Jules Dupré, comme Rousseau, rude fouilleur de la nature, s’enferma à l’Isle-Adam, qu’il prit pour centre de ses observations.
Il a son originalité propre qui atteint souvent une réelle puissance. Il aima les prés et les marécages. Ses ruminans barbotent avec volupté dans les mares entre les herbes grasses. Il sut la magie des ciels, la solidité des terrains. Il fit rougeoyer de beaux soirs et frissonner de fraîches aurores. J’ai dit l’homme : beau, ardent, sincère, éloquent lorsqu’il parlait de son art. On connaît son généreux désintéressement. Il eut aussi des excès de conscience. Vers la fin, il s’appesantit trop sur lui-même et alourdit ses toiles.
Ch. Jacques déploya un grand talent dans ses bergeries et ses basses-cours. Il en connut admirablement les mœurs et les figures qu’il rendit parfois d’un pinceau un peu triste, un peu noir : mais toujours d’un juste caractère. Des artistes qui l’ont connu m’ont affirmé que parfois son influence a eu de l’action sur J.-F. Millet et sur Rousseau lui-même.
Millet se dessina plus tard avec une grandeur biblique et une sauvagerie particulière. Nous nous occuperons spécialement de lui dans une autre étude.
J’ai connu Cabat, très gentilhomme, d’une correction, d’une douceur, d’une discrétion parfaites. Très fin causeur, pondéré, toujours correct, d’une honnêteté sans reproche, il m’apparaît dans le souvenir comme un des artistes les plus estimables. Telles aussi ses peintures qu’il m’a été donné de voir. Beaucoup de tact et d’équilibre. Mais nulle part, la trace de hardiesses laissant supposer l’évolution qu’on lui attribue. Il est vrai que je ne connais pas le fameux Jardin de Beaujon qui fit sa réputation et dont on m’a dit des merveilles.
Decamps suivit une route à part. Ce fut un grand artiste, aux nobles visions, aux rêves héroïques, aux inspirations dignes de notre illustre poète Leconte de l’Isle. Mais quelle complication inutile dans sa laborieuse exécution ! Lorsque nous évoquons son œuvre, il nous apparaît rocheux, maçonné, crépi, gratté, poncé, ciselé au burin, nageant dans des glacis bitumineux, plein de hasards, grandiose cependant et passionné en dépit de toute cette alchimie de laboratoire dont les inconvéniens s’exagèrent avec le temps. Le premier, parmi nos peintres, il s’inspira de l’Orient, bientôt suivi par Marilhat ; et il prêta aux scènes bibliques une couleur locale vraisemblable. Ses tableaux familiers représentent des scènes de la vie ordinaire française ou turque. Ses paysages historiques passent de l’Ancien Testament aux premiers temps barbares. Sa vie de Samson est d’un caractère âpre et fort ; sa bataille des Cimbres une immense composition, mêlée à perte de vue de figurines qui semblent taillées dans des roches d’agate, mais d’un effet inattendu et épique, avec ces éléphans chargés de tours d’où pleuvent des flèches sur des légions s’entr’égorgeant. Mais ce qui me fait croire que sa vision touche parfois au génie, c’est le souvenir de certains ciels véhémentement glorieux, où l’amoncellement des nuées se traîne en blocs d’airain que traversent les traits ardens d’un soleil tragique et qui rappellent les évocations sublimes du Caïn de Leconte de Lisle.
Il avait 57 ans lorsque, dans la forêt de Fontainebleau, l’écart d’un cheval lui brisa le crâne contre le tronc d’un chêne. Cette mort qui évoque vaguement Absalon et Brunehaut devait être celle de notre peintre des drames de la Bible et des temps barbares.
Paul Huet paraît procéder directement de l’école anglaise. Il se complaît aux pluies torrentielles, aux orages ruisselans dans des vallées de rousses frondaisons.
Diaz doit beaucoup à Rousseau. Il excelle surtout à exprimer le mystère des sous-bois, à faire fulgurer un éclat de soleil sur le tronc argenté d’un hêtre, dans la nuit de la forêt ; à faire chatoyer de chaudes transparences de feuillage, par les clairières, près des nappes assombries des hautes futaies constellées d’azur. Je ne parlerai pas de ses tentatives trop renouvelées et malheureuses, ayant pour objet de puérils rêves bohémiens et une mythologie nulle malgré ses prétentions corrégiennes. Louis Français que nous venons de perdre, le vieil ami, est encore trop près de nous pour que nous ayons la prétention de le classer définitivement. Personne plus que lui ne savoura la joie de vivre et ne se répandit en effusions affectueuses. Son art fut avant tout aimable et élégant. Etant taillé comme un hercule, ce peintre devait logiquement avoir pour préoccupation une sorte de grâce féminine. Tandis que Corot, dès l’aurore, courtisait « la belle dame, » qu’il l’adorait avec une candeur pudique ; qu’elle lui répondait par des sourires furtifs d’une tendresse infinie ; tandis que la nature, maîtresse passionnée, capricieuse, ardente, irrésistible, tourmentait Th. Rousseau, le jetant dans mille troubles. Français, lui, trouva en elle une amie exquise, pleine de complaisance à se laisser aimer avec une secrète sécurité. Aussi, jamais d’hésitation ! jamais de hâte chez l’amoureux épicurien, modéré dans ses désirs qu’il peut satisfaire tous. Avec quelle méthode infaillible Français établit ses paysages, prépare ses dessous, dispose ses masses, brode les détails ; file les branches ; y infiltre son subtil et tiède soleil aux lutines caresses ; avec quelle adresse il découpe une feuille dans sa transparence, une anémone, une églantine dont le chatoyant rayon effleure d’une caresse les pistils réveillés ! C’est un amoureux toujours élégant, voluptueux et tendre, mais sans forte passion. Aussi est-il satisfait, heureux, et d’une bienveillance affectueuse pour toute la création et pour ses amis.
Ce peintre pondéré a fait, dans sa jeunesse, deux ou trois petits chefs-d’œuvre. Il ne s’en cachait pas, et lorsqu’on lui parlait de certaine prairie italienne, exposée, je crois, en 1849, il souriait avec une satisfaction légitime et, naïvement, il appuyait sur le mot : « Oui ! oui ! un chef-d’œuvre ! »... et d’un air si sincère, si bon enfant, que personne ne songea jamais à s’en choquer. Elle était véritablement adorable, cette simple prairie dont j’ai parlé ailleurs : rien qu’un fossé enfonçant, tout droit dans l’herbe, verte au bord, fauve plus loin, son eau claire qui laisse voir, entre de luisans sabres d’iris et de flexibles roseaux, la terre rousse et les lichens du fond pénétrés de soleil humide ; un ciel d’argent qui tremble entre les broussailles bleuâtres ; et enfin, au milieu de cette douce paix, sombre bijou de ce clair écrin, une vache noire.
Sa Vue de Saint-Cloud est aussi un merveilleux tableau et dont Meissonier fut si épris qu’il voulut y mettre des figures. C’est à propos de ce petit tableau que Français, avec ce naturel exquis qui faisait de lui le plus amusant des conteurs, m’a confié une anecdote intime. J’ai hésité à la donner ici. L’ombre de Corot me pardonnera cette indiscrétion qui montre le grand paysagiste, si glorieux à juste titre, sous un jour trop familier. Qui de nous, d’ailleurs, pourrait lui jeter la première pierre ?
Français avait loué, à Saint-Cloud, un petit logement, deux chambres dont l’une servait d’atelier.
Un jour Corot arriva tout frétillant avec son petit attirail de travail. Et, dans le parc magnifique ils peignirent ensemble, se grisant de la splendeur et de l’air, de toute cette luxuriante verdure et de leur enthousiasme. La séance terminée, on alla dîner chez le marchand de vin, où l’on trouva quelques amis. Le vin était bon, le cuisinier s’était surpassé. Le père Corot ne tarissait pas de verve. Il vidait son verre inconsciemment et des rougeurs de gaité embrasaient ses joues sous l’ardeur fumeuse qui allumait ses yeux. De ses lèvres tombaient des mots charmans qui n’ont pas été recueillis, heureuses saillies dont il s’enivrait. Au gloria, son coude se heurte à celui de son voisin en versant le cognac dans son café, une habitude comique, une façon de simuler un accident pour justifier le trop-plein débordant de la tasse. Il redoubla. Français s’alarmait : «Tout beau, papa, tu sais que tu retournes à Paris ce soir ! » Interrompu dans son lyrisme, le papa, un rapide éclair d’impatience dans le regard, répondit : « Je sais ce que je fais, je ne suis plus un enfant ! »
Mais dès qu’ils eurent repris le grand air, l’élève s’apercevant de quelque incertitude dans la marche du maître, lui prit le bras malgré ses protestations et le poussa, non vers la gare, mais vers sa chambre où il s’endormit aussitôt.
Français dormait aussi dans la pièce servant d’atelier, lorsqu’il fut réveillé par des cris. C’était Camille qui, sous l’empire de je ne sais quelle hallucination, éclatait en imprécations bruyantes et confuses, remuant les meubles. Quoique fort comme un hercule, Français, qui l’avait pris à bras-le-corps pour le recoucher, se sentit repoussé comme par un soudain ressort et alla rouler sur le dos à l’autre bout de la chambre. Il se releva, saisit le maître par les poignets, l’étendit sur le lit et s’allongeant sur lui, le maintint comme dans un étau. Toute résistance était impossible. Corot se calma peu à peu ; bientôt une sueur bienfaisante perla sur son front. Il se rendormit.
Il paraît que cette fureur de somnambule, ces imprécations de Camille lui donnaient une sorte de beauté fulgurante. Telle l’ivresse des poètes grecs qui ne quittaient jamais leur lyre : ivresse d’Anacréon.
Le lendemain, aux premières lueurs de l’aurore, il apparaissait au chevet de son ami, ayant tout oublié, frais comme une rose...
— Comment ! déjà levé ?
— Tu ne vois donc pas cette auréole qui éblouit la fenêtre ? je vais courtiser la belle dame !
Où sont-ils ces paysagistes que j’ai connus dans ma jeunesse ?
Tous sont morts.
Le bon Français était resté le dernier ; il les faisait revivre par ses récits si pittoresques, si animés. Que de fois je lui ai dit : « Pourquoi n’écris-tu pas tant de récits intéressans qui feraient la joie des lecteurs ? » Il me répondait : « Oui, j’écrirai tout cela. » Il a essayé de le faire. Je l’ai vu, presque aveugle, en commencer la dictée, comme Milton, à une jeune fille pieusement attentive. Aux premières pages, la mort le prit. Il partit, emportant tout un monde plein de soleil, de rire homérique et d’aspirations chaleureuses vers le Beau !... Ce fut comme si Corot, Jules Dupré, Th. Rousseau, J.-F. Millet, Decamps, Troyon et Courbet mouraient une seconde fois.
JULES BRETON.