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Nos Peintres du siècle/03

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Nos Peintres du siècle
Revue des Deux Mondes4e période, tome 155 (p. 27-59).
NOS PEINTRES DU SIÈCLE

DERNIÈRE PARTIE[1]


V

Ce fut en 1857 que le Palais des Champs-Elysées ouvrit pour la première fois ses portes aux artistes. Ils étaient bien loin de se douter que beaucoup des leurs le verraient tomber !

Cette exposition mit plusieurs noms en relief : Pils, qui attirait l’attention publique avec un Débarquement des troupes en Crimée ; Belly, avec de superbes vues d’Afrique ; et Baudry, avec cinq ou six toiles importantes.

J’ai raconté dans la Vie d’un artiste que ma Bénédiction des blés, très mal placée d’abord, n’avait pu être appréciée que vers la seconde moitié de la durée du Salon, après le remaniement... J’étais devant ma toile, qu’on venait de descendre des hauteurs qui la dérobaient aux yeux du public, et je la regardais, tout heureux de la voir enfin à la cimaise, lorsqu’un jeune homme accourut vers moi et me sauta au cou en me disant : « Que je t’embrasse pour ton ciel ! » C’était Paul Baudry. On me pardonnera de rapporter ici ce compliment qui fait surtout l’éloge du cœur généreux d’où il est sorti. La joie que j’en ressentis fut doublée par celle de revoir cet ami tant admiré.

Il arrivait de Rome, triomphant. Jamais plus beau rayon de gloire n’éclaira un début. Edmond About, un autre favori de cette heure, fraîchement revenu de Grèce, précédé par un roman qui occupait tout Paris, avait dédié à notre jeune peintre le premier volume de ses Salons où il le célébrait dans mainte page. En tête de l’épître dédicatoire on lisait : « Paoliccio mio ! » et cela attendrissait le public.

Il était en effet de petite taille, cet artiste charmant que la foule, pour la première fois, contemplait avec cette douceur particulière dont ses regards caressent les jeunes triomphateurs. Si vous voulez le connaître à fond, vous n’avez qu’à lire sa correspondance si intéressante, qui a été publiée. Il y est tout entier, avec sa vaillance infatigable, sa douceur, sa bienveillante ironie, son cœur dévoué. Il avait redouté beaucoup cette exposition, et il était tout à l’étonnement et à la joie d’un triomphe. Certes l’avenir devait paraître bien beau à ce jeune homme dans l’ivresse d’un tel début. Il en jouissait avec un tact parfait et en toute bonne camaraderie. Hélas ! la gloire ne lui sera guère douce !

C’était une fête de nous revoir. Je fus surpris du changement qui s’était fait en lui. Quoique toujours très brun, il m’apparut comme éclairci ; l’œil plus tendre, la chevelure plus souple, d’une correction imprévue. Nous avions eu des rapports d’amitié discrète et d’estime, huit ou neuf ans auparavant, à l’atelier Drolling. Nous ne les avions entretenus par aucune correspondance pendant cette longue période si différemment passée. Mais nous nous étions suivis en pensée. La publicité lui avait appris mes débuts ; quant à moi, j’en étais resté aux conjectures, car il n’avait montré ses envois de Rome qu’à l’Ecole des Beaux-Arts tandis que j’étais à Courrières. En ce moment, il les exposait en bloc. Baudry était autrefois un garçon silencieux, aimant la solitude, s’isolant par une froide réserve, même au milieu de ses condisciples dont il était le point de mire, car la plupart cherchaient à l’imiter. Il avait la tête énergique, au hâle pâle, des dominateurs. Cependant l’empire qu’il exerçait était absolument involontaire. Nous lui reconnaissions une supériorité. Nous l’appelions « le petit grand homme. » Il était arrivé du fond de sa Vendée, à demi sauvage encore, résolu à parvenir, âpre au travail. Il apportait comme la fauve ardeur de la faune de ses bois. Ce fils d’un sabotier avait d’ailleurs l’audace prudente et réfléchie de ceux qui marchent dans les chemins non frayés. Nous nous serrions autour de lui, nous autorisant de cette indépendance que nous regardions comme une intransigeance pleine de promesses, pour défendre notre personnalité contre la règle académique. Nous l’aurions jugé indomptable, à voir avec quelle hardiesse il brossait ses études à l’atelier.

Mais nous nous trompions ! Baudry était modeste au fond, maniable sous l’influence de son admiration pour les maîtres. De là cette aménité bienveillante qui tempéra l’énergie de son talent et de sa face de corbeau : il ressemblait à cet oiseau. Oui, si nous applaudîmes son exposition de 1857, séduits par tant de charme titianesque et corrégien, nous fûmes étonnés de le trouver si souple à fondre une originalité que nous ne pouvions nous empêcher de regretter, tout en partageant l’admiration générale. Oh ! que sa petite Léda était charmante ! Mais nous n’y reconnaissions plus notre épineux Baudry. Les greffes avaient fleuri sur le sauvageon. Nous attendions sinon mieux, du moins autre chose de l’élève qui, en 1848, dessinait si furieusement des scènes de chouans sur la toile dont il avait tapissé sa chambre, vrai grenier d’une maison isolée au milieu de la place Saint-Germain-des-Prés et que le boulevard a emportée, alors que sa fierté tranquille et son silence méditatif nous imposaient une sorte de respect. Que sont devenues ses figures d’après le modèle vivant, un peu barbares, parfois bizarres de proportions, mais aux articulations si fermement élastiques, aux muscles souples, d’une seule et généreuse coulée !...

On connaît son enfance. Tout le monde a remarqué son tableau célèbre : la Fortune et l’Enfant. Le petit Paul a vu aussi la déesse lui tendre la main, non sur la margelle d’un puits, mais sur les ais mal joints d’une estrade de ménétrier, car le futur peintre des Muses faisait danser des paysans. Et cette fois, la Fortune, qui avait oublié sa roue, se présentait sous les traits d’un aimable homme, M. Renard, directeur des contributions du département. Plusieurs lettres du peintre témoignent à son égard d’une bien vive reconnaissance.

Ce fut dans les forêts rocheuses, parmi les houx épineux, les chênes rabougris aux mille racines tortueuses, les ronces et les fleurs sauvages, que le petit Baudry reçut ses premières impressions de nature. Il y poursuivait les papillons qu’il collectionnait, les yeux ravis de leurs couleurs dont plus tard il se servira pour les harmonies de ses décorations de l’Opéra. Son Supplice d’une vestale porte encore des traces de l’influence première : il y a là des figures enchevêtrées en broussailles avec leurs ossatures rugueuses, sous des muscles noueux, où çà et là une veine court comme une ronce, tandis qu’à côté s’épanouissent des jeunes filles et des enfans, avec l’âpre élégance et la fraîcheur des églantines. Ce tableau se ressent encore du lait sauvage sucé par le nourrisson. D’ailleurs et heureusement, malgré l’influence italienne subie, il ne s’en dégagera jamais complètement. Quelque chose d’âpre et de bien français subsistera dans son goût transformé. Il aura beau chercher les raffinemens, il conservera toujours un peu de foin dans ses sabots vendéens. Mais comme c’eût été plus simple pour lui de ne jamais quitter son pays. Quelque grand que soit Michel-Ange, pourquoi se mettre à copier, et avec quel inouï courage ! cette voûte de la Chapelle Sixtine ? Rien de plus sublime que cette gigantesque épopée. Mais notre ami y a pris une formule qui n’est pas du vrai Baudry. Nous aurions préféré celle qu’il eût trouvée par lui-même.

La commande de l’immense décoration du foyer de l’Opéra, que lui confia son ami Ch. Garnier, a-t-elle été, comme beaucoup l’ont affirmé, une bonne fortune pour notre peintre ? Il a dû le croire lui-même, dans l’enthousiasme de sa joie créatrice, lorsqu’il conçut cette œuvre olympienne toute rayonnante de lumière divine, toute cadencée de groupes aux gestes surhumains. Avec quelle ardeur il en a jeté les brillantes esquisses, tracé les harmonieux cartons ! Mais que ne s’est-il arrêté là, et que n’a-t-il confié à d’habiles décorateurs ce que le reste de ce travail avait d’écrasant. Songez que Baudry a tout peint, lui seul, au moyen de procédés forcément sommaires, de formules nécessairement de pure pratique ; lui, l’artiste d’abord énergique, puis délicat, que nous avons vu passer de la robustesse d’un sauvage début aux souplesses du voluptueux et tendre épicurisme où il ne tarda pas à se complaire. C’est ce peintre, fort et fragile à la fois, que j’ai vu, sur ses échelles, s’épuiser à l’acharnement d’un travail de praticien ! Je crois encore l’entendre me dire : « Tu ne te figures pas ce que j’y dépense de force physique ; » Il eût pu ajouter : « et d’inutile inspiration. »

L’œil du maître, surveillant le travail d’un préparateur, eût mieux conduit une exécution à peine appréciable d’ailleurs dans les conditions où elle se présente. Par quelques retouches, quelques glacis, quelques rehauts, il eût dirigé plus sûrement les larges élans de son imagination toute au souvenir de sa chère Chapelle Sixtine et il eût évité la fatigue d’une vaillance inutile et hâtive qui ne lui a pas laissé le loisir ni le repos indispensables à la pénétration complète de son rêve génial et qui a fait dévier, parfois, en torsions maniérées, l’allure trop improvisée de ses figures d’abord si magistralement conçues.

À ce tour de force merveilleux où s’est épuisé Paul Baudry, combien de Vérités sortant du Puits, combien de Perles et de Vagues adorablement nacrées n’ont-elles pas été sacrifiées !…

Malheureusement il est mort trop tôt. La vieillesse lui eût ramené les sensations de l’enfance et, avec elles, sa puissante personnalité. C’est ce retour au berceau qui a inspiré ses chefs-d’œuvre les plus personnels au Poussin, longtemps aussi trop influencé par l’Italie. Mais Baudry n’a pas eu cette faveur du sort ! Si encore il avait pu exécuter cette Jeanne d’Arc tant méditée, qu’il devait peindre au Panthéon et qui allait lui reconquérir, tout entier, son beau pays de France ! Mais il passa les dernières années de sa vie à peindre ces immenses toiles décoratives du grand foyer de l’Opéra, qu’assourdit la profusion des ors, qu’écrasent d’énormes moulures. Il a dû bien souffrir d’une entreprise si démesurée qu’il fallait pousser à bien, qui ne lui permit pas de se reprendre en toute liberté de création, et qui l’épuisa, je viens de le dire, par le dur travail et le déploiement de force physique qu’elle exigea. De là peut-être cette mélancolie de fond qui ne le quittait plus que très rarement, et qui dégénéra en une profonde tristesse, source probable du mal qui l’a emporté.

Non ! la gloire ne fut pas douce à ce vaillant artiste. Elle lui restera fidèle cependant et plus d’une œuvre perpétuera la renommée de sa mémoire. Bien que son instruction première eût été fort négligée, Baudry, à force d’étude, s’était acquis une solide érudition. Théophile Gautier m’a parlé du style de ses lettres, avec beaucoup d’éloge. Il fut de plus un modèle de piété filiale, d’amour fraternel et de tendresse pour ses amis : tout cela justifie bien la dédicace attendrie d’Edmond About : « Paoliccio mio ! »

Meissonier était brillamment représenté au salon de 1857. Sept tableaux : la Confidence, — Un peintre, — Un homme en armure, — Amateur de tableaux, — Chez un peintre, — Jeune homme du temps de la Régence. — Un portrait, et un dessin : — Joueurs d’échecs.

Aucun artiste de son vivant n’a joui d’une gloire comparable à celle de ce peintre. C’est peut-être ce qui a excité l’acrimonie avec laquelle certains critiques chagrins ont attaqué sa mémoire, sans tenu compte des égards dus à toute haute conviction. De si éclatans succès, en éblouissant les uns, ne pouvaient manquer d’offusquer les autres. Un seul homme la trouvait insuffisante, cette gloire, et cet homme c’était Meissonier. Il en doutait même, lorsque quelques heures s’écoulaient sans qu’il en entendît parler. Ce fut le chagrin de sa vie. Chose étrange ! Il avait des mouvemens de cœur généreux ; il n’était pas jaloux ; seulement, si un visiteur de son atelier oubliait de lui donner de constantes marques d’admiration, son silence passait pour un outrage. Notre peintre aussitôt le boudait après l’avoir, l’instant auparavant, embrassé avec chaleur. Et cette susceptibilité, qui le rendait ridicule auprès de ses meilleurs amis, tenait autant à son extrême conscience d’artiste qu’à son orgueil. Au fond, c’était un inquiet et qui avait besoin, comme certains acteurs, des applaudissemens de la claque.

Cette conscience si honorable avait pourtant un côté étroit. L’amour de l’exactitude était tel chez lui, que pour sa Retraite de Russie, il avait fait arranger un terrain de boue dans son jardin, y faisant passer et repasser des roues, des pas d’hommes et de chevaux ; y mélangeant de la farine pour imiter la neige fondante ; et se servant, pour peindre Napoléon, de la vraie redingote grise et du vrai chapeau qu’avait portés l’Empereur. Pour étudier la marche des chevaux, il avait imaginé un plancher adapté à la voiture et avançant de manière qu’il pût dessiner d’après nature le cheval même qui le traînait. Tous les portraits, tous les accessoires sont reproduits avec le même soin jaloux. C’est une reconstitution complète et extrêmement intéressante. On a presque l’illusion de cette funeste fin d’épopée ; mais on n’y sent pas le grand souffle d’héroïque horreur qui circule dans la Retraite de Russie de Charlet.

Ne croyez pas cependant que Meissonier manquât d’imagination ! Je l’ai vu dessiner d’idée des figures très justes de tournure et de caractère : mais sa mémoire et son intuition des choses étaient aussi minutieusement exactes que sa vue directe. Il voyait les détails trop gros et son œil de myope exagérait la perspective comme l’appareil photographique. Il avait la vision aiguë, inapte à saisir les harmonies diffuses, chères aux poètes. Il peignait par plans à facettes, accentuant les formes un peu durement. Il a fait de petits panneaux, qui sont d’incontestables bijoux d’exécution fine et ferme, mais comme ciselés dans le bois. Il ne connut pas le sentiment des souplesses et des veloutés des carnations ; aussi n’a-t-il jamais réussi les femmes. Il ignorait le charme infini de leurs grâces flexibles, de leurs modelés exquis. Il voyait tout, sauf le mystère. Aucun sacrifice, sa curiosité fouillait infatigablement.

Il est encore trop près de nous pour qu’on puisse le classer d’une façon définitive. La postérité ratifiera-t-elle l’admirable place d’honneur accordée à sa statue ? C’est une si belle chose que la conscience absolue d’un artiste, même lorsqu’elle manque d’horizon ! On m’a assuré qu’il avait détruit plus d’un panneau dont il n’était pas content, au moment où un amateur voulait le couvrir d’or. Et pourtant, toute sa vie, il fut dans la gêne. Car il n’était pas seulement fier de son talent, il l’était aussi de ses chevaux, de ses voitures, de son luxe, dont il ne jouissait guère, puisqu’il travaillait sans relâche.

Il me montra un jour ses calèches sur lesquelles il avait peint des animaux en sorte d’armoiries parlantes ; et il me dit : « Les rois ne sont pas assez riches pour avoir des Meissonier sur leurs portières. »

Il vit l’une de ses ambitions réalisées lorsqu’on le nomma maire de Poissy.

Il a prouvé pendant la période, dite du 16 Mai, qu’il était capable d’indépendance politique.

Très petit, le corps presque perdu sous les longs flots de sa barbe de fleuve, il se démenait dans sa marche, aimait à se faire remarquer, et à pousser des exclamations aiguës. Il a eu un très grand tort en sa vie, qu’il a, m’a-t-on dit, regretté au moment de sa fin : ce fut de rendre possible, par son importance, la fatale rupture qui sépare les artistes en deux camps, au grand détriment de l’intérêt général de l’Art.

Mon intention, ici, n’est pas de suivre, à chaque Salon, l’œuvre de chaque artiste, mais de regarder dans ma mémoire leur production d’ensemble, comme je l’ai fait au commencement, le plus souvent sans date précise, seule façon possible de suivre des évolutions, dont les points de départ sont, d’abord, toujours confus et dont le public ne s’aperçoit guère. Ainsi ne donna-t-il pas grande attention, en 1861, aux vastes toiles de Puvis de Chavannes, un nouveau venu qui inaugurait un style inaccoutumé de peinture décorative. Cet élève de Th. Couture avait exposé, en 1859, un retour de chasse que personne n’avait remarqué, mais cette fois-ci, dans les deux très importantes compositions : la Paix et la Guerre, de hautes qualités d’allure furent très appréciées des artistes et obtinrent l’éloquente admiration de Paul de Saint-Victor. Je n’affirmerai pas que ces œuvres fussent absolument nouvelles. On y sentait l’influence directe de l’école de Fontainebleau ; et le Poussin aussi avait bien un peu présidé aux lignes d’un paysage dont la couleur délicate et effacée faisait en même temps songer aux fresques du Primatice. Cependant leur ensemble, quoique composite, ne manquait ni d’originalité ni de noble grandeur. On était d’ailleurs loin de prévoir l’extrême importance que leur peintre prendrait un jour dans l’école française, bien qu’il fût applaudi par les délicats, ce qui est le signe des vrais succès. Nous reparlerons de Puvis de Chavannes à propos de la peinture murale dont il sera le plus illustre maître.

En attendant occupons-nous un instant de Théodule Ribot, qui était fidèle à toutes les expositions.

Il semblait se renfermer dans je ne sais quelle officine espagnole. Il a dû être un habitué de ces salles du Louvre qui, jadis, contenaient quatre ou cinq cents tableaux venus de ce pays, déposés là par les princes d’Orléans, qui les réclamèrent après 1848. Qui d’ailleurs n’eût été attiré par leur fanatique silence ? Il m’en reste comme un rêve plein d’effrayant mystère, d’extases farouches, de noirceurs pieuses et d’éclats fulgurans. Cela sentait le cloître et l’inquisition. Il y avait là des choses d’une intensité lugubre, de férocité froide ; des supplices inimaginables, entre autres celui de ce saint qui, tournant lui-même une meulette, dévidait ses propres entrailles enroulées tout autour. Et ce Saint Barthélémy, de Ribera, quelle merveille horrible ! Des bourreaux l’écorchent tout vif, et le couteau entre les dents, en arrachent avec des pinces les lambeaux de peau sanglante ; et vraiment, les lèvres du patient tremblaient de douleur contenue et de prière. Et le Saint François aux stigmates de Zurbaran, et les Herrera, et les divins Morales, et les Goya ! Comme toutes ces toiles vivaient étrangement dans ces salles austères et monacales pavées de carreaux rouges. Tout cela me revient à l’esprit comme un cauchemar dévot et grimaçant. Comme les décadens d’aujourd’hui y eussent guéri leurs pâles couleurs, leur mysticisme de petites nonnettes névrosées ! Dire qu’il y avait là trente-neuf Murillo, dix-neuf Velasquez, dont son merveilleux portrait d’après lui-même, vingt-six Ribera et quatre-vingt-un Zurbaran !

Est-ce là que s’est formé Ribot ?

C’était un virtuose du pinceau, accrochant de fermes lumières sur des fonds uniformément noirs... Par une singulière coïncidence, les trois premières lettres de son nom sont celles de Ribera ; et il semblerait qu’il n’a jamais regardé autre chose que les toiles de ce maître. Il en reproduit l’effet de cave, la touche dure, sans en donner toute la largeur et nullement l’expression vivante et tragique. Ce qui est manière chez l’Espagnol devient, malgré la verve du pinceau, manie chez le Français. Il exagère de plus l’aspect de terre cuite de son modèle.

Il eut, à la fin de sa vie, de très chauds partisans. Ils ont peut-être raison de lui accorder beaucoup de talent. Quant à nous, nous le trouverions plus intéressant si, au lieu de redire ce qui avait été mieux dit, il avait au moins, une fois en sa vie, ouvert sa fenêtre.

Ce que nous préférons de son œuvre, c’est son début. Il s’était alors adonné aux intérieurs de cuisine. Je me rappelle de blancs marmitons d’un brio et d’une solidité de peinture très appétissans. En ce temps-là, Ribot promettait de devenir un émule de Lenain.

C’est vers ce même temps que j’ai vu apparaître Gustave Moreau. Après avoir débuté par une Mise au tombeau, tout à fait dans la manière d’Eugène Delacroix, il s’était laissé longtemps oublier, se recueillant dans la retraite, en Italie, loin de tous. Un jour, on le vit arriver avec un Œdipe devant le Sphinx qui fit grande sensation, toile extrêmement travaillée, composée sous l’action d’influences diverses où dominait celle de Mantegna. L’exécution subtile et nerveuse de certaines parties du paysage rappelait Fromentin ; mais j’ai su depuis que le peintre du Sahara, à qui on faisait remarquer cette ressemblance, répondit avec sa bonne foi généreuse : « Je dois plus à Moreau qu’il ne me doit ; c’est lui qui m’a appris à émailler la croupe d’un cheval. » A côté de brillantes qualités qui ornent ce tableau, les personnages se modèlent sèchement, comme taillés dans l’ivoire, avec leurs membres roides et grêles, ornés de riches bijoux ciselés comme par un habile orfèvre. La couleur précieuse dissimule la fatigue et l’opiniâtreté du travail. C’est poignant quand même. Le sphinx est froidement féroce et le héros tragiquement découragé. Nous analyserons plus loin la manière de l’artiste, à propos de la grande action qu’il commençait à exercer sur les élèves de l’Ecole.

Le nom de Fromentin qui vient de nouveau, à propos de Moreau, d’arriver sous ma plume, rappelle à mon souvenir deux peintres orientaux dont je n’ai encore rien dit : Berchère et Guillaumet.

Le premier, très modeste, avec un talent de demi-teinte, est resté dans la pénombre des coins oubliés. Je le regrette. J’ai vu de lui des tableaux d’un calme pénétrant. C’était un poète du pinceau, honnête et délicat, d’une harmonie très douce lorsque l’inspiration le servait bien, ce qui lui arriva maintes fois. Sera-t-il apprécié, aura-t-il son heure ? À voir l’abandon du public, il a dû en douter amèrement. Rien ne nuit comme trop de discrétion à une époque où les charlatans sont crus sur parole ! J’ai vu Berchère une seule fois. L’homme comme le peintre m’a laissé le souvenir d’une distinction réservée et très sympathique. Il a écrit un livre intéressant sur l’isthme de Suez.

Bien différent fut Guillaumet. Il débuta par des toiles sans personnalité, veules et insignifiantes. Elles avaient presque passé inaperçues lorsqu’il exposa un vaste tableau : La Famine en Algérie. C’était une mauvaise imitation des Massacres de Scio d’Eugène Delacroix : dessin mou, aucune construction, des têtes grimaçantes sans expression. On le crut égaré pour toujours. Puis voici qu’apparaît son tableau charmant et qui fit grand bruit : Fileuses Algériennes. C’était miracle ! Peut-être un second voyage en Algérie lui avait-il ouvert les yeux. Il s’était assimilé plus intimement le pittoresque et le caractère de ce pays merveilleux. Certes, en y regardant de près, on trouvait toujours de la faiblesse de construction dans les figures, mais l’effet et le sentiment exprimé sauvaient l’aspect général. Il faut ajouter que l’examen de l’exécution donnait la clef du miracle de la transformation accomplie : on y trouve, au fond, des qualités personnelles, des souvenirs de Fromentin combinés avec le procédé plus gras et laineux de J.-F. Millet. Guillaumet était d’ailleurs doué d’une intelligence rare. Il a écrit de belles pages d’impressions dans la Nouvelle Revue. Sa vie agitée s’est terminée par un drame attristant.

Au moment où nous sommes arrivés, l’école française, on le voit, offrait une très grande variété dans les talens. J’ai tâché d’en indiquer les types principaux, négligeant naturellement. quel que fût d’ailleurs leur mérite, les peintres qui en sont comme la suite affaiblie, eussent-ils l’importance d’un Schnetz ou d’un Lehman. Mais avant que l’ordre de cette étude amène les autres personnalités qui poussèrent aux mouvemens d’art dont il me reste à suivre les manifestations plus ou moins heureuses, je vais surtout m’occuper de la marche générale de la peinture et de ses nouvelles tendances.

Comme j’ai pris la résolution de ne pas discuter les artistes vivans, les noms se feront de plus en plus rares sous ma plume. Je ne dois pas toutefois oublier Ch. Chaplin qui, avec un très agréable talent, continua le genre de l’école du XVIIIe siècle, appliqué à des sujets modernes.

Ses débuts avaient eu une tendance réaliste ; je me souviens de petits tableaux représentant des porchers pyrénéens. Il se fit ensuite remarquer par un beau portrait de sa sœur qui n’avait rien de l’afféterie du Louis XV. Aussi fut-on fort surpris lorsqu’on le vit arriver avec des trumeaux à la Boucher, qui n’étaient d’ailleurs pas sans grâce charmante. Il aimait à provoquer les éveils de la chair ; à opposer, en les faisant lutter de finesse et d’éclat, les roses vermeilles aux seins de lys des jeunes filles. Il a décoré le très élégant salon de l’Impératrice au pavillon de Flore.

En 1847, il avait déjà quitté l’atelier de Drölling dont comme moi il fut élève. Je me rappelle l’y avoir vu à de lointains intervalles. C’était un élégant jeune homme affectant un peu la tournure anglaise.

L’un des premiers, il apporta à la peinture de chevalet l’apparence des procédés de l’art décoratif. Il y gardait ses qualités de coloris et de modelé, qualités que négligèrent plusieurs de ceux qui l’ont suivi dans cette voie ; car ils ont supprimé les valeurs et se sont bornés à de simples silhouettes pâles sous prétexte de faire clair. Ceux-ci se sont contentés du ton abstrait sans le soumettre à la gamme des relations. C’est supprimer la vie. Ils aboutissent au vide.

Nous voyons, d’un autre côté, cette importante question des relations mutuelles des règnes préoccuper une grande partie de l’école française. A la suite des paysagistes de Fontainebleau, des artistes cherchent à découvrir les rapports qui, par mille effluves sympathiques, unissent la vie des choses à celle des êtres. Ils se lancent dans des tentatives visant la multiple expression des effets dans l’infini des harmonies. L’air pour eux n’est plus un fluide impassible, il tremble dans une sorte de vibration morale. Il a ses gaîtés, ses sourires et ses tristesses. L’art associe plus directement le ciel et les élémens aux affections humaines. Solitairement guettés dans le rayonnement de leurs réveils, dans l’énergie de leurs intensités, dans l’apaisement de leurs sommeils, ces élémens, par une sorte de magie harmonique, mêlent leur langage à l’expression de nos sentimens et de nos pensées. La terre chante, sourit ou gémit. L’astre du ciel, clément ou terrible, mûrit ou brûle les moissons ; voluptueux, il lutine les fleurs ; monarque, il transfigure les êtres et les choses dans les ondes de sa pourpre royale ; farouche, il enveloppe leurs catastrophes d’un feu lugubre ; Dieu des airs, lorsqu’il se repose de sa splendide gloire, il s’assoupit dans un champ de prière. Tous les effets de la nature sont tentés. La lune aussi nous montre sa face propice ou menaçante ; lorsqu’elle se mire et qu’elle égrène ses perles sur les flots endormis, ou lorsqu’elle effiloche ses dentelles sulfureuses et ses halos roux dans la mêlée furieuse des nues où elle court échevelée ; mystique parmi les blancheurs des gothiques aiguilles ; charmeuse étrange lorsqu’elle s’évapore dans les poèmes du songe ; merveilleuse quenouille des vieilles légendes, car tout se renouvelle, tout revient, même l’imprévu. Dans l’un des plus beaux tableaux de Millet on la voit incliner, lueur errante, son regard de bonne pastoure sur un parc à moutons.

Oui, tout revient ! Il n’est pas nouveau le souci de la vie passionnelle des choses : il ne fait que se présenter sous une face rajeunie. Léonard de Vinci, le Poussin et Rembrandt l’ont connu. C’est pourquoi ils parlent à l’âme à travers les yeux. Il y a longtemps que la source pleure ou chante, et que l’ondine se démène dans l’onde folle, éparpillant sur la berge des perles irisées. Est-ce que les Grecs n’ont pas tout vu, tout senti ? Mais des siècles se sont écoulés qui n’ont pas aperçu cette lumière du sentiment. La gloire du nôtre sera de l’avoir revêtue d’expressions nouvelles. Aujourd’hui, au lieu de personnifier la nature comme les anciens, on cherche à en transfigurer l’apparence vulgaire en lui prêtant une âme, qui la mette en communication avec l’âme humaine par la magie harmonique des sons, des formes, des couleurs, des rêves et des passions.


VI

Voici Manet. Nous le voyons pour la première fois au Salon des refusés, en 1864, avec un Déjeuner sur l’herbe. Cette toile aurait dû être reçue. Elle renfermait quelques tons fins, des blancs et des noirs harmonisés avec le vert du gazon. En quoi choqua-t-elle les habitudes routinières ? Je l’ignore. Elle ne sort pas des choses alors connues. Après les Baigneuses de Courbet que pouvait-elle avoir d’extravagant ? Peut-être déplut-elle par l’affectation du mépris pour tout modelé. J’insiste sur ce point. C’est peut-être ce manque de modelé qui a fait d’abord passer Manet pour un novateur.

Je touche à une question qui a excité beaucoup de controverses plus ou moins ardentes. Je sais combien mon intervention est délicate ici. L’intérêt de la vérité doit être plus que jamais mon seul but et mon seul mobile. D’abord une chose me met à l’aise ; c’est que Manet, comme homme, m’était fort sympathique et, si je n’aime pas son laisser aller, j’ai goûté plusieurs de ses œuvres et je les préfère toutes à la banalité courante. Ceci dit, j’affirme que son influence, très considérable, n’a fait que retarder le progrès parce qu’elle a amené la peinture facile des simples ébauches, peinture accessible à d’innombrables amateurs qui ont partout multiplié les barbouillages, au détriment de l’art et des vrais artistes. Cette dernière considération explique la folle cohue des adhésions intéressées. D’ailleurs cette influence a été d’abord une réaction ; car, comme Courbet, Manet, dans les commencemens, s’inspirait des vieux tableaux. Et si plus tard il a modifié sa manière, c’est pour amener la peinture blanche et par plaques crues, sous prétexte de lumière. Or cette erreur aboutit à empêcher toute lumière, puisqu’elle est la négation des valeurs relatives sans lesquelles aucune vibration lumineuse ne peut se produire. Nous assistons maintenant à une réaction en sens contraire et le succès va plutôt aux tableaux noirs. Ce sont toujours, dans le même cercle tournant, les mêmes fluctuations au milieu desquelles les créateurs marchent sans détourner les yeux de l’horizon où tendent leurs efforts.

Oui, Manet fut d’abord un réactionnaire : puis, l’initiateur des productions faciles, multipliées et stériles.

Rousseau et Corot, élèves des anciens, s’étaient engagés dans les sentiers non battus ; ils y ont fait de vraies découvertes de valeurs et de vibrations ; en eux, la nature chanta des hymnes imprévus. Ils ont ajouté des strophes au grand poème de l’harmonie universelle, suivis par Millet, Daubigny, Troyon, Fromentin, et autres explorateurs de régions nouvelles. Eh bien ! qu’a fait Manet ? On l’a vu au boulevard des Italiens où une trentaine de ses toiles furent réunies en une exposition particulière. C’est là que commença une dispute qu’on eût crue sans importance et où les critiques furent beaucoup plus nombreuses que les éloges. Tous ces tableaux témoignaient d’une facilité hâtive très éloignée de la vraie fécondité. Il y avait des scènes de la rue, des toréadors, des paysages, des natures mortes, dont quelques-unes très fines ; des pochades informes, des choses plus faites, — tel cet élégant Enfant porteur d’une épée, — mises à peu près au point désirable ; oui, il y avait de tout dans ce concert de toiles, et si le peintre y révélait des bizarreries particulières, des trivialités osées, on y eût en vain cherché un accent nouveau de la nature. On y trouvait surtout des imitations extrêmement lâchées, ignorantes même, parfois plus ou moins heureuses ou informes, de Velasquez et de Goya. On a prétendu que l’Homme mort était presque une copie du premier.

Et des critiques à courte vue acceptèrent, comme des trouvailles de génie, ces vieilleries assez maladroitement exhumées. Oui, Courbet et Manet commencèrent par donner des œuvres inspirées par les vieux maîtres et c’est par une étonnante erreur qu’elles furent présentées comme des manifestations d’un art nouveau. Ils durent eux-mêmes n’en pas être dupes. Mais il fallut bien qu’ils justifiassent ce rôle de révolutionnaires qu’on leur attribuait, et ils s’élancèrent avec une impétuosité peu réfléchie dans le champ des recherches personnelles. Manet y fut-il plus heureux que Courbet ? Nous le verrons plus loin.

Je suis l’ennemi des coteries. L’isolement où j’ai vécu m’en a d’ailleurs toujours tenu à l’écart. Je ne suis donc pas suspect lorsque j’affirme que je suis partisan convaincu de la liberté dans l’art. Mais je crois aussi que le caprice seul est impuissant à rien produire de durable. La nature a des lois essentielles qu’il est absolument nécessaire de connaître et d’approfondir. L’observation de ces lois, loin de nuire à l’originalité de chacun, ne fait que la développer en intensité et lui permettre sans danger les plus grandes audaces. D’un autre côté, je crois à l’éternité de l’art, je crois que les époques de folie et de défaillance ne font que préparer de nouveaux efforts qui amèneront des phases triomphantes et encore inconnues. Après cela, je suis bien à mon aise pour affirmer que, depuis quinze ou vingt ans, les rêves les plus creux, les théories les plus insensées se sont fait jour. On nie l’évidence du vrai ; on fait la nuit du néant, pleine de rêves bizarres et vains. Des créations monstrueuses et informes sont proclamées incomparables merveilles. Toute extravagance trouve un critique d’art pour crier au sublime. Plus elle sera insensée, plus son thuriféraire exaspérera l’exagération dithyrambique de ses éloges : « C’est divin ! c’est inespéré ! » sont des expressions faibles aujourd’hui. Pour combattre ou louer des chimères, on a besoin d’une langue chimérique. La langue française si belle, si claire, si nerveuse, si ferme, si rayonnante, qui a servi à merveille tant de génies, se complique de mille efflorescences maladives comme ces vieilles branches de pommiers qui se couvrent de lichens et de verrues. Bientôt nous n’y verrons plus la coulée de la sève, l’allure de la vie ; et, comme ces rameaux déchus, bientôt elle ne donnera plus’ que des fruits malingres.

Le public, en attendant, ne sait plus à qui entendre. Tout est renversé. Les artistes laborieux qui suivent les expositions avec des œuvres vaillantes que parfois a trempées une misère discrète, sont accusés de chercher la réclame dans un grand et mercantile bazar. Qui les accuse ainsi ? — La réclame elle-même, qui devrait au moins les laisser tranquilles, et qui les écrase du pied en se dressant pour célébrer les « palpitations géniales » des seuls honnêtes, seuls modestes et sincères vivant dans de laborieuses solitudes, — laborieuses en effet, car il en sort des cargaisons de barbouillages. Oh ! ceux-ci ne font pas de « concessions ; » ce sont de vrais « indépendans » qui ne transigent pas avec leur conscience ; ils ne « sacrifient pas au public : » pourquoi faut-il qu’ici, sacrifier au public, ce soit dessiner, modeler, avoir le sens commun !

Mais je reviens au cœur de mon sujet. Nous en étions à Manet qui, bien involontairement sans doute, fut l’occasion de toute cette Babel. Je crois qu’il en serait lui-même effrayé. Il ne fut pas moins le point de départ de cette grande licence. Depuis sa mort, une extraordinaire réclame a battu le rappel autour de ses ébauches, réclame inexplicable, car lorsqu’on revoit les toiles de ce peintre au Luxembourg, son Olympia entre autres, on est surpris de tout le bruit qu’elles ont fait. Ce sont des blancs plaqués sur des noirs, des noirs sur des blancs, des figures sans la moindre souplesse, cernées de gros contours comme des vitraux. Les recherches personnelles de Manet se sont bornées à juxtaposer, dans une sorte de marqueterie, des notes claires et crues, qui parfois ne manquent pas d’agrément, au mépris de tout modelé. On sait combien il est difficile de bien modeler, tout en gardant la fraîcheur du ton. Et pourtant qu’on ne s’y trompe pas : sans modelé, pas de vie. Il ne donnait que des images inanimées. Il inventa cette mode de peinture blafarde et criarde à la fois, plate, aux pâles couleurs, effleurée, où la moindre fermeté s’accentue en dureté.

Cette manière a pu servir à certaines peintures décoratives, comme nous le verrons plus loin. Mais on citerait difficilement un de ses adeptes qui en ait fait autre chose, dans la peinture de chevalet, que des imitations blafardes.

Certes on ne peut pas faire dériver de Manet notre Henry Regnault, bien qu’il ait aussi médit du modelé. Je vois plutôt en lui, comme en Gustave Moreau, un romantique attardé. Son Général Prim fut un très remarquable début. Il est peint avec une crânerie, une fougue, une facilité de brosse presque téméraires, sans pourtant porter la marque d’une bien réelle originalité. Il fait penser à la fois aux Anglais, à Velasquez, à Eugène Delacroix, je dirais même à Devéria, s’il n’était très supérieur à celui-ci. Il faut pourtant reconnaître qu’il garde au Louvre une bonne tenue, ce qui prouve un vrai mérite.

Puis Regnault changea de route. Il n’a pas eu le temps de nous prouver qu’il eût eu raison de le faire. Sa Salomé ferait croire à la négative. Ce tableau est brillant, facile, et d’un art tout extérieur comme caractère. Regnault s’éprit tout à coup pour l’Espagne d’une passion sans mesure, d’un enthousiasme exclusif. Il eut le délire de la lumière, de la lumière dévorant toute demi-teinte, tout modelé. Ses lettres écrites de Grenade témoignent d’une exaltation extraordinaire. Son amour pour le soleil de ce pays ressemble au vertige héroïque des cigales. Son génie, toujours frémissant, s’y enflamma, un peu dans le vide, avec l’intrépidité de ces frêles virtuoses des blés qui meurent de la trépidation de leurs cris exaspérés. Ainsi écrivit, peignit et combattit Henry Regnault, sa prunelle folle de rayons, son âme fanatique de gloire, son cœur brûlant de patriotisme. Eût-il été un grand artiste ? Je n’en doute pas, si la mort n’en avait fait un héros tombé, jeune, comme le souhaitaient les Grecs, et pleuré par la patrie.

Le tableau de cette mort était digne d’être peint par un autre artiste ardent, De Neuville, qui peut-être s’en fût inspiré, si lui-même, il n’eût trop tôt suivi dans la tombe son vaillant camarade. Alph. de Neuville avait toutes les qualités du peintre militaire ; la fougue et la flamme pour animer ses combats et l’amour ardent de la patrie, au point de ressentir la douleur de ses plaies. Ne discutons pas son art ; acceptons le tout entier comme une vibrante manifestation de dévouement chevaleresque.il se compose en grande partie de grandes esquisses admirablement justes de mouvement et d’expression, prises sur le fait avec leur coloration et leurs effets toujours bien appropriés. Il avait débuté, encore adolescent, il y a bien longtemps, par une Bataille d’Inkermann, où, à côté d’inexpériences inévitables, on remarquait déjà toutes ses qualités naissantes. Puis, pendant plusieurs années, il ne donna que des toiles ordinaires, jusqu’au moment où la rage de nos défaites lui inspira les œuvres si vivantes qui font honneur à notre école. Il mérite sa statue. Comme homme, De Neuville, très beau garçon et toujours tiré à quatre épingles, ne laissait nullement deviner l’âpreté de son talent. Cœur généreux, il se réjouissait du succès de ses camarades autant que des siens propres : demandez-le à Détaille, qu’il aimait comme un frère.

Un jour il aperçut chez M. Goupil ma Ronde de la Saint-Jean qui venait d’y arriver. Il en fut content, et je ne saurais dire avec quelle joie il me l’écrivit aussitôt. Cette brave lettre, je la conserve parmi mes plus précieux autographes.

Avant d’aborder G. Moreau, disons quelques mots de son ami intime : Elie Delaunay.

Cet excellent peintre, qui mourut sans avoir pu terminer son œuvre principale, sa peinture murale du Panthéon, était un laborieux tranquille et lent, mais dont les aspirations ne manquaient pas de noblesse et qui mettait de l’énergie à l’accentuation des types. Nature réservée, fermée, et quand même sympathique, Delaunay avait la parole rare et légèrement ironique, et même l’air dédaigneux, bien qu’il ne le fût nullement. Il recherchait la solitude, et pourtant ce n’était pas un rêveur ; il l’aimait par esprit d’indépendance. Il a fait de bons tableaux, jamais vulgaires, d’un style sévère, comme cette Cène très remarquée, et qui fut son meilleur envoi de Rome. Il me semble moins heureux lorsque, dans ses sujets mythologiques, il cherché la beauté de la femme. Il n’y met pas toujours toute la souplesse nécessaire. Parfois il alourdissait ses toiles sous l’insistance d’un pinceau trop consciencieux, serrant le dessin jusqu’à la sécheresse. La Peste de Rome, qui n’est véritablement qu’une grande esquisse, est une de ses plus belles œuvres, d’un sens touchant et dramatique.

Mais, la meilleure part de son œuvre se compose de ses portraits. Dans ce genre, il a fait quelques vrais chefs-d’œuvre. Les succès de Delaunay ne pénétrèrent jamais parmi le public et n’intéressèrent que les artistes et les amateurs délicats ; cela prouve que, s’ils ne furent pas toujours brillans, ils restèrent de bon aloi. Il avait une tête monacale, et on n’aurait pas été étonné de le voir peindre dans un couvent à l’exemple des artistes du mont Athos. Il était, je le répète, très lié avec cet autre mystérieux dont parfois il subit l’influence : Gustave Moreau.

Encore un solitaire ! et plus fermé que Delaunay qui, tout en s’isolant, montrait ses œuvres. Le peintre du sphinx, lui, les dérobait à ses meilleurs amis, les cachant avec un soin fébrile, autant par crainte de la mobilité de ses propres impressions que par défiance de celles des autres. Il fuyait les conseils qui eussent pu porter atteinte à sa personnalité, d’ailleurs très complexe et d’ordre composite. De là, cette misanthropie inhérente aux solitaires et qui d’ailleurs n’empêchait pas que, dans ses relations, il fût l’homme le plus séduisant et le plus sociable du monde. Aussitôt qu’il se livrait, il mettait un extrême abandon dans ses confidences, et la plus rigoureuse politesse jusque dans les vives impatiences de son tempérament nerveux. Il avait des enthousiasmes lyriques tenus en bride par ses doutes philosophiques, de la générosité, des élans de cœur, et une vraie indignation contre toute perversité ou duplicité.

En peinture, il faisait grand cas de l’exécution. Il aimait beaucoup celle de Vollon et détestait véhémentement celle de Puvis de Chavannes. On voit que la nature de l’homme était aussi compliquée que celle de l’artiste. Il avait des côtés insaisissables, mais c’était un vrai charmeur, et sa mort a vivement impressionné ses amis qui l’adoraient.

Son œuvre très subtil n’est pas facile à juger d’une façon absolue. Près de certaines recherches chimériques communes aux isolés et qu’on remarque surtout dans ses nus, aux membres d’ivoire arrondis à la lime et ornés de maigres fanfreluches, s’ouvrent des écrins de vrais trésors. C’est un poète confus et un joaillier précis. Les topazes, les émeraudes, les escarboucles, éclatent avec une implacable acuité de ciselure sur des rêves sans fond. On le trouvait souvent, le samedi, au Louvre, avant l’heure de la séance de l’Institut, en extase devant certaines toiles de la petite galerie des Primitifs italiens. Comme eux, il fut habile à composer une architecture fantastique et riche, et à la peupler d’apparitions étranges.

Que d’élémens forment son talent ! Il part de Delacroix qu’il a entrevu à travers son cher Th. Chasseriau, cet autre peintre aux hautes visées, qu’il aima comme un frère, qu’il a célébré dans un de ses meilleurs tableaux : Le Jeune homme et la Mort, et dont il ne parlait jamais sans une profonde émotion. Chasseriau ne se détacha jamais complètement de son premier maître, bien qu’il ne tardât pas à associer à son influence celle d’Ingres, compromis peu propre au développement de sa personnalité, et que je regrette, car, particulièrement doué, il n’aurait jamais dû se détourner de son chemin. Gustave Moreau, au fond de toutes ses transformations, est resté un Delacroix en miniature. Plus imaginatif par la couleur que par la forme, il interprète en coloriste précieux et dramatique en même temps, les mythes antiques qu’il déforme en y introduisant des symboles modernes. Car il est très moderne, ce byzantin dont la fantaisie mêle des étrangetés très neuves à des aspirations vers je ne sais quelle Inde monstrueuse, cet artiste bizarre, sorte de nécromant qui évoque les morts en invoquant l’avenir.

C’est avant tout un poète charmeur. Il recherche bien plus, dans ses peintures, l’arabesque générale que la beauté de la forme humaine. Il ne construit pas ses figures ; il n’y met pas le souffle. Ce peintre érudit connaissait toute la peinture des maîtres dont il s’aidait pour exprimer des pensées personnelles. Malgré ses efforts à la poursuite d’une belle exécution, il ne parvint jamais à vaincre toutes les difficultés désespérantes de la peinture à l’huile, et à trouver sa manière définitive. Son triomphe, c’est l’aquarelle. Chez lui, à côté de cette opulence barbare et raffinée qui semble lui arriver des rives du Gange parmi d’étincelans vols d’oiseaux ; de cette passion des patientes recherches, des laborieux caprices, des colorations puissantes et poignantes ; comme, au lieu de ces maigres rigidités à la Mantegna, nous préférerions la vie abondante et saine, la circulation du sang dans les vrais muscles, la sereine simplicité et la large saveur de l’éternelle beauté. En somme, il a fallu à Gustave Moreau, pour bien souder ensemble tant d’emprunts, d’exquises qualités et une personnalité non douteuse. Il fut plutôt un grand artiste qu’un grand peintre.

Orateur admirable, avec quelle éloquence il parlait de son art et de la musique qu’il adorait et pratiquait aussi ! Dans sa jeunesse il chantait délicieusement, d’une ravissante voix de ténor. Ajoutez à tout cela une noble ambition, un amour de la gloire réduite à quelques admirations de choix. On ne peut pas dire que physiquement il fût beau, mais il séduisait tous ceux qui l’approchaient par sa parfaite distinction et sa verve généreuse.

Tel fut Gustave Moreau.

Personne ne fut plus aimé que ce solitaire si noblement jaloux. Mais sa mémoire nous pardonnera de trouver dangereux le grand ascendant que, par son enseignement trop âpre au prosélytisme, il exerçait sur ses élèves. Et si Manet peut être jusqu’à un certain point responsable des écarts de ceux qui se sont appelés impressionnistes, probablement parce que leurs impressions sont d’autant plus étalées qu’elles sont moins profondes, Gustave Moreau n’a-t-il pas servi d’excuse, quoique ne sortant pas d’un art respectueux et décent, à cette invasion qui, sous prétexte de symbolisme, nous a valu, viciées par un érotisme de décadence, tant de fausses imitations des naïves hardiesses des Gothiques ?

Je vénère les pieux artistes du moyen âge qui nous ont donné tant d’œuvres adorablement ingénues, d’une brûlante ardeur ; et j’approuve ceux de nos peintres contemporains qui, sincèrement, remontent s’inspirer à l’amour mystique : je ne puis pourtant pas ne pas protester contre l’abus qu’on fait de ces exemples pour exalter des futilités archaïques dont les prétendues naïvetés ne font que souligner, en les voilant, de mièvres obscénités ; contre ces faux mystiques que devrait plutôt attirer l’art pléthorique d’un Jordaens, et qui s’amusent à des enluminures perverses où, parmi les rinceaux d’or et les chétives efflorescences de carmin, se déhanchent des figurines aux yeux de bayadères, aux chevelures multicolores, aux membres lascivement grêles où s’étalent de provocantes mouches pompadour, tout cela filé d’une main habile aux lignes cursives, dont serait jaloux plus d’un maître d’écriture expert.

Mais je laisse à leurs travaux puérils ces profanateurs des rêves de Fra Angelico et je vais m’occuper un instant d’un artiste que l’on a à tort rangé parmi les adeptes de Manet : Bastien Lepage. Ce jeune homme, cette figure si touchante, qui venait à peine de moissonner ses Foins lorsque la mort l’a si prématurément fauché, apportait au contraire une opiniâtre sincérité à l’étude de la Nature. Il exagéra même la recherche de mille détails inutiles. Il les plaquait bien un peu à la façon du peintre des Canotiers, mais là s’arrête la ressemblance. Quel soin ardent et amoureux il mettait à modeler des portraits dont plusieurs sont dignes d’Holbein ! Si, dans ses tableaux il ne dégage pas assez le type de l’individu, comment ne pas admirer encore là son entière sincérité ? D’ailleurs ne céda-t-il pas parfois à de très nobles et poétiques inspirations comme dans sa Forge, d’une si profonde pénétration d’effet, et dans sa Jeanne d’Arc, pleine de si touchantes intentions ?

Il eut le défaut de vouloir tout expliquer ; de ne rien laisser dans le mystère et ce fut encore ici par excès de conscience. Son premier succès fut le portrait de son grand-père : étude de bon vieillard très naïve, sous le plein air, très poussée, très large de forme et d’une grande distinction de couleur. Bastien devait avoir une vive tendresse pour sa famille, car l’année suivante on vit au Salon les portraits de ses parens, d’une peinture moins sûre et plus émue. La mère surtout, campagnarde très sympathique, était d’une expression adorable, inoubliable. Aussi combien je fus touché, lors de l’apparition du tableau des Foins, ce succès retentissant du Salon de 1878, de la trouver un jour, devant cette toile, seule, assise sur le divan, illuminée par la gloire naissante de son fils, buvant les éloges des groupes pressés qui l’entouraient. Elle pleurait : larmes de joie mêlée de chagrin. Hélas ! le paysan qui dort, étendu dans l’herbe, à côté de la faneuse enivrée du parfum agreste, le père Lepage lui-même, était mort récemment, n’ayant connu, comme prix du tableau pour lequel il avait posé, que des luttes et peut-être des découragemens ! Et le triomphe ravivait le chagrin de la pauvre veuve. Profondément attendris, nous ne pûmes, mon frère Emile et moi, résister au désir de lui porter nos félicitations et nos hommages respectueux, sans nous faire présenter, persuadés que par son fils nous étions connus d’elle ! Elle fut très sensible à cette attention et quelques jours après, je vis accourir à moi Bastien, qui ne savait comment m’en remercier.

Six ans plus tard, le vaillant artiste était lui-même enlevé à ses rêves et à ses travaux. Que de fois j’ai pensé à l’immense douleur de cette mère si tendre ! Je crois la revoir pleurant devant la statue qui, hélas ! ne lui rend pas son fils. Il avait trente-six ans ! Comme il a travaillé ! Il avait surtout étudié la Nature par ses morceaux détachés ; il est mort au moment où il commençait à embrasser les ensembles et les harmonies. Car il était pris de cette ardente passion de la vie et de ses diverses manifestations, tendance qui semble inquiéter l’art de notre temps, consolant de bien des extravagances. Pourquoi ses Foins ne sont-ils pas au Louvre, puisque leur peintre est mort depuis 1883 ? Sa place n’est-elle pas dans cette grande salle de l’école française, où il ira un jour retrouver J.-F. Millet, qu’il a dû aimer quoiqu’il fût bien différent du maître de Barbizon. Il serait intéressant de comparer ce chercheur d’intimités au grand résumateur.

C’est en effet là que ce dernier a son chef-d’œuvre : les Glaneuses ; et un tableau très bizarre, le Printemps, puis cette petite toile, tant reprise et si touchante, l’Eglise de Gréville, toute pénétrée de ses souvenirs d’enfance.

Le tableau des Glaneuses est le plus complet qui soit sorti de son magistral pinceau ; est-ce à dire que nous le préférions à tous les autres ? Nous trouvons que, comme beaucoup d’œuvres accomplies, il perd en expression ce qu’il gagne en perfection ; Tout y est admirablement pondéré. A peine pourrait-on reprocher à la marmotte bleue de la femme de gauche, de manquer de vibration. On pourrait aussi se demander pourquoi toutes les petites figures agglomérées dans le fond sont blanches, tandis que les trois figures du groupe principal portent des vêtemens de couleur. Mais ce sont là des vétilles auxquelles il ne faut pas s’attacher. Le tout est très juste de caractère. L’harmonie austère palpite dans cette sorte de respiration idéale qui donne la vie aux œuvres absolument supérieures. D’où vient cependant que je préfère d’autres toiles de Millet bien moins parfaites, mais moins détachées de nos sentimens, plus humaines en un mot ? Je retrouve bien ici cette nature cuite au four sous la voûte d’un ciel sourdement chauffé par un soleil sans flamme ; c’est bien cette même atmosphère qui semble chargée de lourds effluves de froment. Au milieu de ces qualités si personnelles, une chose me semble manquer ici, c’est la passion douloureuse du peintre ; ce que je regrette ce sont ses défauts. Les Glaneuses sont certes très supérieures à l’Angélus, et à ce Printemps qui les accompagne ici. Ah ! combien plus intenses ces paysans dont j’ai parlé, exposés en 1853 ; combien plus sublime, bien que ce soit aussi un chef-d’œuvre accompli, son Parc à moutons ; combien plus touchante cette humble Église de Gréville, cette toile sans cesse reprise et fatiguée, tant le peintre a voulu y mêler de son âme, où son pinceau creuse la Nature avec la pesanteur d’un soc de charrue et dont le ciel tant rêvé semble plein de sourires et de larmes !

Millet est certainement l’un des artistes qui ont le plus profondément cherché l’expression de la vie, qui ont fait parler non seulement les êtres mais aussi les choses. Bastien Lepage est loin d’avoir sa puissance ; mais on trouve chez celui-ci des ferveurs ingénues, des ciselures de forme et des souplesses d’épiderme qui manquent au maître de Barbizon, à côté duquel il garderait encore son charme de sincérité. Et puis, qui sait les transformations qui eussent agrandi son talent ? Il cherchait à élargir sa manière, un peu sèche au moment où il est mort, à l’âge où Millet en était encore à son Œdipe. Il fait penser à ces colonnes tronquées des cimetières ; savons-nous ce qu’eût été son chapiteau ?…

Ils furent tous les deux, à des points différens, des passionnés chercheurs de cet art de la vie dont je voudrais, pour terminer cet ouvrage, essayer une étude.

Mais auparavant je veux dire quelques mots de la peinture décorative et de ses procédés que l’on a parfois appliqués à la peinture de chevalet, transposition que n’excuse pas la facilité qu’on y trouve à plaquer des teintes plates sur des fonds sommaires et dont le plus grand charme tient à ce qu’elles ne font qu’effleurer des harmonies facilement agréables par leur douce matité. Quoi de plus différent que ces deux arts, la peinture décorative telle qu’on la comprend aujourd’hui et la peinture de la vie ? On veut que la peinture murale, noble et belle, mais circonspecte, complète avant tout l’architecture qu’elle décore. Sereine et détachée de nos préoccupations directes, elle a, dit-on, pour rôle de personnifier et de continuer, dans sa langue austère et muette, l’enseignement de la chaire ou l’idée de la loi. Elle poursuit, en le modifiant selon les sujets, le caractère auguste et impassible qu’elle a hérité des Égyptiens, des Assyriens et des Grecs, dont parfois, de nos jours, elle emprunte encore les formules. Ainsi comprise, elle est certes digne d’admiration et de respect : sa gloire a traversé les siècles, mais elle est dépendante d’un art jaloux de ses droits contre lequel elle s’est souvent révoltée pour prendre ses libertés d’allure, ne se contentant plus de célébrer des symboles et de balancer des lignes harmonieuses. Elle s’est alors franchement détachée de l’Architecture, qu’elle a animée sans s’y mêler. Je ne crois pas que cette dernière y ait perdu.

Car si pâle, si effacée que soit une fresque, si elle n’évite pas les ciels et les plans fuyans, elle troue les murailles et, comme Samson, ébranle l’édifice : les décorations des Assyriens et des Égyptiens sont plates et sans perspective. Les personnages et les objets sont bien des symboles collés sur le mur. Nous ne savons pas bien ce qu’était cette peinture chez les Grecs. Je crois qu’elle devait aussi supprimer les fuites des plans, lorsqu’elle n’accusait pas franchement les reliefs comme dans cette treille d’Apelles qui attirait les oiseaux. En revanche nous connaissons très bien les peintures murales de Léonard de Vinci, de Raphaël, de Michel-Ange, d’André del Sarto, du Tintoret, de Carpaccio, de Bellini, de Rubens, de Jordaens et des maîtres du siècle dernier. Ils n’ont jamais craint d’attaquer vigoureusement les reliefs qui, ainsi que de vrais tableaux, viennent en avant de l’édifice et sont comme suspendus aux murs que l’on sent derrière, La meilleure façon de ne pas détruire l’architecture ne serait-ce pas de ne rien confondre avec elle ?

Mais enfin, je le répète, j’admets la fresque que l’on préfère aujourd’hui, celle qui ne se sert que de mythe et d’archaïsme, et de symboles. Elle est surtout fille de la philosophie, elle est fille du cerveau et elle a pour idéal l’infini de la pensée abstraite. L’autre art, celui dont je vais tout à l’heure vous entretenir, a devant lui l’infini de la vie. Mais avant de chercher à l’étudier, il faut que je rende justice au maître illustre qui nous a légué les plus beaux exemples de cette peinture décorative philosophique et abstraite, écartant avec soin tout trait de passion et de vie qui pourrait en troubler l’auguste sérénité.

Il est difficile de rencontrer une figure d’artiste d’un plus tranquille et radical exclusivisme. Elève de Th. Couture, dont il ne semble en aucune façon avoir subi l’influence, Puvis de Chavannes étudia les maîtres de la Renaissance. Il s’en inspira d’abord, puis les abandonna. Mais, au lieu d’avancer, il recula jusqu’aux Primitifs ; il se créa comme une seconde enfance. Il vécut alors en face de son esprit imagé, comme le font les enfans isolés lorsqu’ils ont le génie de l’art. C’est avec des yeux pareils aux leurs qu’il a ramené les formes à la simplicité rudimentaire. C’est pourquoi nous l’aimons, car voir ainsi est une vertu en peinture. De là sa grâce ingénue et toute végétale, grâce incorrecte souvent et qui peut se passer de beauté, étant la saveur vierge. Il a le charme des simples et la candeur robuste de ceux que rien n’ébranle parce qu’ils se croient infaillibles. Ils sont infaillibles, donc ils sont dieux ! Et cette conviction leur amène les croyans qui les adorent comme des dieux. Et notre peintre écoutait avec une mansuétude reconnaissante toutes les louanges qui chantaient sa création. Mais à la moindre critique, il s’allumait, rouge : il se redressait en Jupiter de Fourvières. Il ne vous la pardonnait pas. Il avait alors, lorsqu’il vous rencontrait, une façon hautaine de vous jeter son salut sans vous regarder. Généralement, on ne sy exposait pas une seconde fois et l’on s’écartait respectueusement, car on aurait eu-tort de s’en blesser : ne faut-il pas tout souffrir d’un Dieu ? Et puis comment en vouloir à une individualité si peu soumise aux exigences ordinaires ? Sa vie avait quelque chose d’absolu comme son art.

Il disait lui-même : « Je veux être non Nature, mais parallèle à la Nature. » C’était traiter de puissance à puissance. J’aime cette fierté et j’admire ce grand artiste tout d’une pièce ! Il y a pourtant une chose qui m’étonne beaucoup chez lui ; c’est qu’il soit revenu à cette naïveté primitive, à cette virginité des colorations édéennes, au Paradis terrestre avant le serpent, après avoir mangé les pommes des jardins de Fontainebleau et de Diane de Poitiers. Qui ne se rappelle l’opulente femme vue de dos dans sa Paix du musée d’Amiens ? Personne n’a peint un morceau d’une désinvolture charnelle plus élégante dans ses formes abondantes. Tout le reste était à l’avenant comme quintessence de raffiné. Son brusque changement devait naturellement désorienter, même ceux qui l’avaient le plus applaudi. Quoi d’étonnant qu’ils aient pris son préraphaélisme pour une décadence ? Je me souviens d’une petite toile qu’il avait envoyée au Salon en même temps que son Espérance et qui était si rudimentaire de forme que tous les membres du jury, dont j’étais, se regardèrent en se disant : « Nous ne pouvons pas refuser Puvis ! Que faire ? » Alors Delaunay nous dit : « Je suis très lié avec lui. j’arrangerai l’affaire, je lui conseillerai de retirer son tableau. » Ce fut fait ; mais Puvis y vit un parti pris hostile et, pendant bien longtemps, s’en irrita tellement qu’il ne saluait plus les membres de ce jury.

Lequel des deux Puvis de Chavannes devons-nous préférer ? La question est difficile à résoudre. L’un est plus ample et plus beau, l’autre est plus touchant. Le mieux est de ne pas choisir et de les prendre tous les deux en félicitant l’école française d’avoir cet artiste double qui, après avoir résumé d’anciennes personnalités, a su être lui-même, tout en continuant à charmer, même dans ses défaillances puériles comme ce Pauvre Pêcheur dont la pauvreté, sur laquelle il est inutile d’insister, désarme la critique comme ces figures barbares que les paysans bretons sculptaient pour leurs jubés et leurs calvaires. J’en dirai autant à propos de sa Sainte Geneviève du dernier Salon dont l’insuffisance absolue de forme a touché tant d’âmes ferventes. D’ailleurs ce sont là les défaillances que les fanatiques prônent le plus. Il en est toujours ainsi.

Oui, il était naïf. Cependant il ne procédait pas comme les vrais simples. Il partait du compliqué pour arriver à la simplicité. Il dessinait d’abord ses figures avec toutes leurs particularités, puis il les calquait en supprimant tout détail. Alors il arrangeait, il modifiait ses compositions en appliquant ces calques les uns près des autres, les enlaçant, les changeant de place, jusqu’à ce qu’il eût trouvé sa satisfaction complète. Et il mettait un goût admirable à l’ordonnance qui sortait de cette façon de procéder. Voyez, à la Sorbonne surtout, comme les figures se balancent, s’ajustent et s’équilibrent. Toutes ces tournures uniformément résumées, tous ces gestes si bien trouvés ont à côté de leur candeur une autorité vraiment magistrale, quoique cela soit posé un peu comme des papillons dans un cadre, et que, pour soutenir une figure, on y trouve parfois le besoin d’un support factice. Mais, je le répète, l’ensemble est ravissant et les grandes localités de tons sont aussi d’un charme singulier même lorsque (comme dans le Doux Pays de l’escalier de Bonnat, où des figures se détachent en clair sur un ciel de soleil couchant) elles ne sont pas « parallèles à la Nature. » Cependant ses groupes sont rarement mus par un sentiment qui unisse logiquement leurs gestes, si admirables d’ailleurs, dans une action commune.

Je trouve que ce défaut de connexité est presque général à notre époque, parmi nos monumens publics, en sculpture comme en peinture. On y voit une symétrie réglée par la géométrie et non une synthèse de passion et de vie. Puvis de Chavannes est le chef incontesté de cet art abstrait ; et il a sa raison d’être aux premiers rangs de l’école française, où tous les genres ont des représentans distingués. Ce que je n’admets pas, c’est qu’on fasse de son œuvre le modèle à proposer aux autres comme le seul art vraiment décoratif ; c’est qu’on n’admette pas que cet art comporte aussi la vraie peinture de peintre et les palpitations de la vie, ce que j’affirme au nom de Michel-Ange, de Léonard, de Rubens et d’Eugène Delacroix. Des artistes vivans le prouvent aussi. Ah ! si l’un de ces derniers le voulait et s’il ne sacrifiait pas trop à l’étrangeté et à la facilité des ébauches, au lieu d’approfondir les trouvailles !

L’art doit avant tout se mouvoir en pleine liberté, vibrer aux tressaillemens de l’âme, aux battemens du cœur, s’identifier avec les passions et les phénomènes qui l’entourent et procéder autant du sang que de la tête.

Différente aussi de l’art monumental tel que l’a compris Puvis de Chavannes, est la peinture d’histoire, qui fait revivre des héros de nerfs et de chair, et craint moins l’anachronisme des détails que l’invraisemblance et l’immobilité.

On comprend que ces formes d’art, dont le but est divers, réclament des procédés différens aussi.

Je ne suis pas de l’avis des critiques d’art qui veulent que la peinture décorative soit toujours abstraite et dépendante ; mais quoi qu’il en soit et de quelque côté qu’on la considère, la peinture de la vie doit être libre d’entraves. Elle peut se servir de toute l’étendue de ses ressources, surtout lorsqu’elle aborde les régions mystérieuses du sentiment et de la pensée. C’est une grande erreur chez certains artistes, de croire que pour exprimer le surnaturel, l’immatériel même, il faille répudier toute matière, et que le rendu de la pensée exige cette pâleur anémique, ce brouillard diffus, cette gracilité fragile dont trop souvent on croit devoir la revêtir. Tout cela n’est que la fumée des rêves incohérens où se dissolvent les fantômes nocturnes. C’est l’erreur aussi des poètes qui prétendent que les idées mystérieuses et subtiles ne se rendent que par la confusion des constructions invertébrées d’un style nébuleux. Plus la pensée est vague, plus la phrase qui l’exprime a besoin de précision grammaticale. Sans cette condition on tombe dans le néant. Cette précision est alors absolument rigoureuse, surtout à la peinture.

Il ne faut jamais oublier que l’art dont nous nous occupons ici, ne peut rien exprimer sans le secours de la matière, puisqu’il ne peut s’adresser au cerveau qu’en passant par les yeux. Pour faire pressentir l’immensité immatérielle, il a besoin de toute l’étendue matérielle. C’est par la vie physique qu’il aborde la vie invisible, toutes deux régies par les mêmes lois. Comment faire pressentir l’infinie puissance de la seconde, par une forme chétive et maladive ? L’art pour l’aborder n’a pas assez de tout son clavier, de toutes ses ressources. C’est pourquoi le procédé éteint et abstrait que l’on impose à un art dépendant ne peut convenir à l’indépendante peinture de la vie, surtout lorsqu’elle a pour but d’exprimer le règne de l’imagination. Il y a des pensées et des sentimens qui éclatent comme des soleils, d’autres qui ne sortent pas du rêve des nébuleuses : ces nuances infinies et diverses réclament tous les moyens d’expression. Rubens n’est jamais plus audacieux, plus éclatant, plus clair que dans ses allégories ; et Rembrandt, le peintre de l’invisible, est le plus puissant des peintres visibles. Pour peindre le surnaturel, il faut toute l’étendue et toute l’intensité du naturel.

Le légitime succès qu’ont obtenu les travaux décoratifs de Puvis de Chavannes, a pu entraîner certains artistes à se servir, pour leurs tableaux de genre et d’histoire, de ses procédés sommaires, de ses larges localités de tons plats, de ses modelés à peine saillans, et ils ont abouti à une uniformité engourdie. Je sais bien que pour tous les arts, la simplicité et la grande unité sont des qualités principales ; mais, dans la peinture dont il nous reste à parler, cette simplicité et cette unité doivent être la résultante de mille variétés, des tressaillemens de la vie et de l’air. Le procédé est appelé, ici, à rendre les âpretés, les souplesses, toutes les inflexions de la nature, tous les frissons de l’épidémie, toutes les vibrations de la lumière ; son unité, c’est la grande synthèse des forces naturelles.

Les artistes qui se sont emparés, pour leur usage exclusif, du mot impressionniste, ont la prétention de se dire les initiateurs de cette recherche des secrets de la vie. Ils s’abusent infiniment. L’impressionnisme est vieux comme le monde. Mais ces prétendus novateurs ont crié plus fort que leurs devanciers : de là la méprise d’un public trop distrait. Les quelques découvertes dont la peinture contemporaine peut s’honorer, ont précédé leur entrée en scène.

Ils ont tout au plus, parmi eux, quelques sentinelles perdues dont les audaces ont pu être utiles, comme nous allons le voir. En réalité, ils n’ont presque toujours fait qu’exagérer ou faussement appliquer des lois que leurs prédécesseurs leur ont transmises. Souvent il les ont dénaturées, poussant jusqu’à l’erreur criarde, la vérité que d’autres avaient affirmée un peu trop sagement peut-être. Ils ont hurlé au lieu de chanter.

Je dois toutefois constater ici que, parmi ces impressionnistes, tous n’ont pas accompli leur entière évolution. Jusque-là, je ne puis condamner des chercheurs à la sincérité de qui je veux croire.

Je citerais même une exception à la vanité de tant de tentatives, si je ne m’étais interdit de parler des vivans. Mais, sans le nommer, je puis bien dire qu’un des artistes qui m’avaient le plus déconcerté par leurs incohérens bariolages s’est tout à coup transformé de la plus heureuse façon. Il n’est pas du reste parmi ceux dont on fait le plus de bruit ; peut-être même l’accusera-t-on de trahir de fulgurantes promesses. Qu’il n’écoute mie ! Qu’il continue à faire des toiles comme celle de cette Messe qu’il exposa au Salon de 1898, section du Champ-de-Mars, où de pieuses femmes, aux blancheurs monastiques, s’enveloppent d’exquises nuances que réveillent, çà et là, les merveilleux reflets d’un vitrail ; et comme cette autre toile du dernier Salon : ce groupe de jeunes filles bretonnes embarquées sur une mer toute perlée de magie argentine, petit panneau très neuf de ravissante impression, bien fait pour consoler de tant de folles outrances.

Je m’empresse d’ajouter que nous n’avons pas trop à nous plaindre de ces outrances. Elles excitèrent d’abord une douce gaieté ; puis, on se mit à regarder curieusement ces étranges symptômes d’une pathologie bizarre et, parmi des extravagances sans nom, on finit par découvrir quelques audaces heureuses. Les rétines un peu trop timides s’habituèrent aux fulgurations insensées, aux agitations de la forme, et il fut permis aux artistes mieux équilibrés de tout oser, sans craindre l’étrangeté des effets nouveaux ou excessifs. Et voilà comment des colorations folles purent amener des harmonies plus éclatantes, mais n’ayant cependant pour base que les lois découvertes par les précurseurs qui, dans leur réserve discrète, ne les avaient peut-être pas intégralement appliquées.

D’ailleurs, lorsqu’on les compare les uns aux autres, ainsi qu’il est facile de le faire simultanément au Luxembourg, tout le monde pourra constater que les tons outrés des décadens qui sacrifient tout à la lumière, restent ternes et boueux.

Il y a deux sortes d’harmonies : celle qui procède par l’atténuation, l’adoucissement des tons fondus dans une gamme neutre, jouant surtout avec ce que nous appelons les valeurs ; l’autre qui attaque audacieusement les couleurs dans tout leur éclat, ne les accordant que par la justesse extrême des relations. Si les prétendus impressionnistes sont si criards, ce n’est pas qu’ils soient trop colorés, trop intenses, c’est parce qu’ils sont faux et qu’ils ne font pas chanter leurs couleurs dans le chœur harmonieux d’une juste orchestration. Il n’y a pas de violence de coloris qui soit absolument rebelle à cet accord. Si vos tons sont si criards, ce n’est pas qu’ils soient trop éclatans, c’est parce qu’ils sont mal opposés et qu’ils sortent de la logique des reflets ambians. La coloration de la lumière et du reflet qui ne devraient qu’illuminer, sans modifier leur apparence réelle, les objets de vos tableaux, semble leur appartenir en propre. Ce n’est pas le ciel bleu qui reflète en violet le cheval que vous peignez dans ce pré, c’est le cheval lui-même qui est violet sous votre pinceau. Il pourrait être plus violet que vous ne l’avez fait et ne pas le paraître. Pourquoi cette lavandière, dans votre soleil couchant, suspend-elle à la haie son linge qui est absurdement bleu d’un côté et rose de l’autre ? C’est parce qu’elle n’est pas dans l’air et sous le ciel qu’il lui faut. Mettez ce linge dans son milieu d’harmonie, et il vous paraîtra blanc, bien qu’il soit aussi bleu et aussi rose que tout à l’heure. C’est que dans ce dernier cas, le spectateur rend à César ce qui appartient à César, c’est-à-dire, au ciel, le bleu qui tremble sur le linge, et le rose au soleil qui l’éclaire. Cette perception de la couleur intrinsèque des objets persistant à travers la lueur illuminante est le plus grand charme de ces effets prestigieux et la preuve de la justesse de leur harmonie.

Donc, tant que vous restez dans la logique des rapports qui constituent l’harmonie, vous n’aurez rien à craindre de l’emploi des tons les plus violens. Non seulement ils ne hurleront pas, mais les profanes ne les verront pas plus qu’ils ne les voient dans la nature.

C’est surtout par les soleils couchans et au réveil de l’aurore que cette vérité éclate.

Il est une heure du soir qui pénètre l’âme délicieusement et l’exalte par son intensité magnifique. C’est quand le soleil va s’endormir. Tandis qu’il allume d’un feu sombre, et sans presque les éclairer, les objets terrestres, à travers l’horizontale étendue des vapeurs embrasées, ses rayons verticaux par rapport au zénith jettent encore à cette partie du ciel une entière clarté couleur d’améthyste. L’astre, avant de s’éteindre, envoie à la voûte céleste tout son éclat lumineux, laissant encore à la terre le chatoiement de toutes ses richesses colorantes. Presque plus d’ombre, mais des traînées d’azur aux bas-fonds où la flamme ne peut plus dorer le sol. La puissance du reflet égale presque celle de la lumière directe des rayons roses près de s’éteindre. C’est adorable. Tout vibre d’amour dans ce sublime accord du ciel et du feu pour imprégner la terre de leur divine magie. Par la froideur des effluves verts, bleus et violets, épandus de la voûte, c’est un embrasement vermeil qui frémit comme un brasier dans l’eau. C’est l’association étroite de tous les tons les plus opposés ; et l’air les accorde si bien que, tout au charme de cette harmonie, on s’aperçoit à peine de la violence des contrastes qui émerveillent les regards de leur symphonie glorieuse.

Et la même magie, ô peintre, si tu ne sors pas de la gamme logique, transfigurera sur la toile les couleurs qui auront laissé à la palette leur inexpressive crudité, pour prendre l’éclat mystérieux de la vie. C’est mauvais signe lorsque les couleurs appliquées au tableau qui doit les transformer, restent les mêmes que sur la palette.

Les tons chantent rien que par leur juste opposition et ceux qui détonnent au contraire, auront beau être pointillés, sabrés de hachures, glacés et tripotés, ils n’arriveront jamais à illuminer la vie.

Quelle belle recherche que celle des colorations et des vibrations de la lumière ! Mais elle ne suffit pas. La forme aura toujours la prééminence. D’ailleurs elle est plus durable. Ceux qui ne pensent qu’aux exquisités de nuances (et souvent quelles exquisités !) se préparent d’amères déceptions pour peu qu’ils vivent. Que restera-t-il sur leurs toiles informes dans cinquante ans ? Heureusement à côté d’eux quelques vaillans de l’école moderne se préoccupent aussi d’exprimer la vie, non seulement par les vibrations de la lumière, mais aussi par les mouvemens et les palpitations des corps. Seulement, combien s’arrêtent en chemin ! Combien se contentent d’ébauches qu’ils abandonnent au moment où commence la difficulté. Rien de plus insipide en art que des formes mornes et figées. Cependant que dire de ces pochades désordonnées, multipliées par l’impuissance !

C’est qu’il faut être un grand artiste pour finir une œuvre en lui conservant la souplesse et la variété de la nature. Le grand danger, c’est de la refroidir en ramenant toutes ses parties à l’uniformité d’une manière qui n’est plus souvent que routine.

La nature ne crée jamais deux choses pareilles, tandis que la manière humaine a la tendance défaire passer tout dans un moule uniforme. Le génie lui-même n’est pas toujours exempt de cette infirmité contre laquelle il doit réagir ; car, malgré la lumineuse étendue de sa vision, il tomberait facilement dans ce défaut que les ateliers appellent familièrement le chic et qui, appliquant aux choses diverses des indications pareilles, n’est que le vice de la personnalité ! Ce vice insipide ne peut s’éviter que par une étude assidue des types que, même en les simplifiant, il faut toujours accentuer dans le sens qui constitue leur individualité et leur originalité.

J’ai dit que, de nos jours, on s’intéressait à cette recherche de la vie par la variété des mouvemens et des formes, mais qu’on s’arrêtait trop souvent à l’ébauche et à la pochade. Ce qui fait le charme et la vie des bonnes pochades, c’est que le peintre, dans sa précipitation, poussé par une inspiration rapide, y a jeté éperdument, et comme au hasard, les traits et les tons essentiels de sa vision. Ce sont donc ces traits et ces tons essentiels qui doivent tout d’abord ressortir de l’œuvre finie. Arriver à ce résultat qui paraît si simple, est tout ce qu’il y a de plus difficile. Il n’est réalisé que par les forts. Savoir finir, c’est faire des chefs-d’œuvre. La pochade promet tout ; elle ne réalise rien. C’est le spectateur qui finit, en esprit, le tableau. Il est vrai qu’il est flatté de ce qu’on lui laisse ce soin, ce qui le dispose en faveur des faiseurs d’esquisses. Les matins en profitent. Les pochades vivent en partie de hasards heureux, si l’on peut appeler hasards des réussites dues peut-être à une inspiration dont les moyens sont inconsciens. Le hasard est varié, mais il est aveugle. On ne crée pas une œuvre véritable sans mettre de l’ordre dans sa création. Pour être durable, elle ne doit pas être improvisée.

Et l’on s’est aperçu qu’en voulant finir l’ébauche, on l’avait refroidie. Delà le mépris du fini et du travail : c’est que l’on ignore ce qu’ils doivent être, ou que l’on manque de courage et de persévérance dans leur poursuite. Or ce n’est que par le fini que l’on peut faire pressentir l’infini. Évidemment je ne parle pas de ce fini qui consiste à perler et à multiplier les détails. Tout détail qui n’est pas nécessaire à l’expression du sujet l’affaiblit. Toute complication exagérée détruit l’émotion. Loin de compliquer ce que la pochade donne du sujet on est souvent forcé de le simplifier sur le tableau. Il faut aussi insister sur les accens expressifs, les expliquer (ils ne sont dans l’esquisse qu’à l’état embryonnaire) et il faut en même temps les rendre plus vivans. Il faut finir en intensité.

Quel travail de surveillance pour éviter cette uniformité fastidieuse où tombe toujours un fini qui n’a pas été conduit par une science profonde ! Finir une œuvre c’est en tirer toute l’essence expressive, en l’unifiant, tout en la variant dans ses diverses parties.

Que l’œil puisse la parcourir et la suivre dans sa grande liberté d’allure sans être forcé à des arrêts fâcheux. Un tableau fini doit être ramené, par les accens principaux dominant les détails, aux deux ou trois traits de fusain que l’artiste a d’abord jetés sur la toile blanche, débarrassés de tout ce qui ne contribue pas à la rayonnante clarté et à cette variété d’inflexion qui est la vie même. En peinture comme dans tous les arts, la forme a une importance majeure, car elle fait corps avec la pensée. Plus la pensée s’élève, moins elle est frappée par l’apparence grossière et matérielle, plus elle saisit le sens éternel et secret, plus elle s’approche de la lumière divine, et plus elle serre de près la vérité.


JULES BRETON.

  1. Voyez la Revue du 1er juillet et du 1er août.