Nos femmes de lettres/1

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Librairie académique, Perrin et Cie, libraires-éditeurs (p. 18-54).

I

MADAME DE NOAILLES


On sait la force des arguments par lesquels l’Empereur Napoléon justifiait l’Adoption : le contrat artificiel, créé par une volonté qui tente de suppléer aux insuffisances de la Nature, est conçu à l’imitation de la Nature elle-même. Mais qui n’en pressent les défaillances ? Il n’est jamais qu’une doublure : il peut se substituer dans certains cas à l’ordre naturel… il ne le remplace jamais. Et de même qu’à certains traits moraux s’affirmant soudain chez l’enfant, le père adoptif prend conscience de l’abîme qui les sépare, nous tous qui sommes de pure tradition française, pouvons discerner chez cette Française d’adoption des éléments inassimilables.

Ravivons des souvenirs : images enregistrées dans notre mémoire, si peu que soit vivace en nous l’impression des physionomies observées. Combien de fois est-il arrivé, pénétrant dans un salon, dans une salle de concert ou de spectacle, ou tel autre lieu public, que nos yeux s’arrêtent à une figure expressive, d’autant plus expressive qu’elle est plus différente de ce qu’ils sont accoutumés à fixer. Est-ce la couleur des yeux, le galbe du visage, certains contours de physionomie qui soudain nous viennent avertir ? De tout cela sans doute il y a quelque chose, mais quelque autre chose encore, que nous ne pouvons exactement préciser : le quid proprium d’où naît aussitôt l’intuition, équivalente à une certitude : cette créature vivante ordonne ses sensations suivant une méthode qui n’est pas la nôtre ; elle subit des réactions que nous ne saurions partager et pareillement il est en nous toute une région de l’âme qui à jamais lui demeurera impénétrable. Gardons-nous de nous abandonner au charme dangereux de cette étrangeté : c’est le chant de la Sirène qui perd celui qui s’y arrête. Être différent, voilà une raison suffisante de fixer l’attention. Oublierons-nous pour cela la logique expressive des mots : Étranger… Étranger… syllabes qui se superposent exactement. Dégageons aussitôt des conséquences qui s’imposent d’elles-mêmes.

11 faut être logique en tout : comment la seule investiture d’un nom illustre, fût-il le plus français d’ailleurs par atavisme et par tradition, atteindrait-elle à supprimer vingt années de culture antérieure, où les images de notre pays ne se réfléchirent qu’assez indirectement ? L’auteur n’en faisait-il pas comme un aveu dépouillé d’artifice, le jour où il dédiait un de ses romans : « Aux jeunes écrivains de France… à ceux, ajoutait-il, dont la sympathie m’a chaque jour dans mon travail aidé… » N’a-t-il pas fait mieux encore, en allant plus loin et plus profondément que les hommes ? N’a-t-il pas voulu se rattacher à la terre elle-même, quand il dédiait son premier volume de poèmes : « Aux paysages de l’Île de France, ardents et limpides, pour qu’ils le protègent de leurs ombrages. » Le geste est élégant, le mouvement plein de grâce, en tout digne du sexe qui d’instinct sait trouver les attitudes et camper son personnage. Et je ne doute pas que cet appui ait été réel. Pourtant je me plais à y voir plus encore : un jalon pour l’avenir. Flatterie et caresse de la femme qui reparaît sous l’auteur, qui sait comme avec chacun il convient de s’y prendre, et que nous avons toujours, sur notre douce terre de France, les bras ouverts pour accueillir ceux qui nous viennent de loin. Il faudrait ne rien connaître des vingt dernières années de notre histoire littéraire, pour ignorer que les meilleurs ouvrages signés de noms français furent sacrifiés de parti pris aux productions étrangères. Publier un livre sous le patronage des confrères de sa génération, quand on est femme et de naissance étrangère, c’est s’assurer un double titre à la bienveillance d’un accueil qui, sans ces circonstances, eût pu rencontrer plus de froideur.

C’est peu d’avancer que Mme de Noailles, en dépit de son nom français, fait à nos yeux ligure d’étrangère : elle est encore une cosmopolite, puisque ses goûts et ses premières expériences nous révèlent une formation où les images enregistrées viennent se combattre, en se confrontant les unes aux autres. Tout écrivain fortement racine se manifeste tel dès le premier abord, et ses héros ont un accent par où se révèle la saveur du terroir : vérité tellement frappante que Ton rougirait d’y insister, elle nous permet d’embrasser d’autant mieux le point de vue contraire. Spontanément viennent s’offrir à nous deux images : celle de l’auteur qui jamais n’abandonna le sol natal, ou du moins ne lui fit infidélité que pour lui revenir ensuite, plus tendre, plus passionné, comme ces amants qui dans les bras d’une autre ne vont chercher qu’un prétexte à mieux aviver les traits de celle que par-dessus tout ils chérissent. Pour certaines natures bizarrement organisées, ou seulement plus compliquées que le commun des mortels, l’infidélité en amour n’est qu’un moyen de contrôle qui, par différence, permet de préciser la valeur de ses sensations. C’est le voyage sentimental, où les aspects sans cesse se renouvellent et nous confirment dans le choix fait antérieurement. De tels déplacements demeurent à jamais incompréhensibles aux véritables fidèles et aux vrais racines. Le clavier de leurs sensations sans doute n’a qu’une faible étendue, mais elles gagnent en intensité, en profondeur, ce qui leur manque pour la diversité, et surtout leur sincérité s’affirme d’un accent quine trompe pas. Faut-il citer des noms ? Celui de Mistral s’imposera comme le plus expressif. Puis voici qu’en face d’eux viennent s’offrir les représentants du type adverse : bataillon serré de ceux qui dispersèrent leur sensibilité aux quatre coins du monde, pour y chercher les rehauts d’émotion que ne suffit point à leur départir la vigueur de leur tempérament : c’est le thème initial, le motif que va quêter le peintre, déplaçant son chevalet à travers les multiples sites de nature, quand le véritable sujet est en lui, s’il veut bien réfléchir que les plus grands maîtres du paysage ne tirent que transfigurer de modestes aspects par la puissance de leur vision.

Cosmopolitisme !… ce sera donc, le plus souvent, besoin de sortir de soi-même, pour chercher l’excitant nécessaire à la production, de suppléer aux défaillances d’un tempérament qui ne saurait, par sa seule vigueur, étreindre son sujet : à une époque où l’originalité véritable tend à se faire de plus en plus rare, quelle meilleure marque de plasticité littéraire ? Nul doute qu’il faille attribuer à cette double cause : origine étrangère et cosmopolitisme, la plasticité de notre auteur. Singulière faculté, commune à tant de femmes, chez celle-ci poussée à un point que l’on rencontrerait difficilement ailleurs, de se plier aux influences, je ne dis pas de les supporter, mais de les accepter, de les quêter, comme un fardeau voulu, attendu, désiré. Chasseresse littéraire, elle est au centre d’un carrefour, et de tous côtés hume les senteurs de la forêt. Tout aussitôt elle prend une piste, puis revient sur elle-même, car elle aurait peur de perdre quelque avantage à s’engager trop avant. Seule la différence de structure mentale pourra nous donner la solution d’une énigme qui n’est qu’apparente. L’homme, quand il imite, demeure presque toujours conscient, ou du moins se reprend assez vite, si pour quelques minutes il s’est abandonné. Imiter, c’est subir. Donc il subit, mais parfois se révolte contre cette soumission. Sentant passer dans sa phrase la cadence d’un maître qui fut trop chère à son oreille, il éprouve un scrupule et se rejette en arrière, tel un cheval qui veut se débarrasser du fardeau. La femme sourit de cette sujétion : c’est une caresse nouvelle qu’elle reçoit. Elle lui rappelle sa vraie fonction et sa destinée qu’un instant elle oublia, quand elle prit en main cet emblème viril : la plume de l’écrivain. Comme elle sait plier son être physique aux caprices de celui qu’elle aime, elle adapte son art à la manière de celui qu’elle admire.

J’ai connu la sœur d’un poète, qu’il est préférable de ne pas nommer, car cette omission permettra à plusieurs de se retrouver en son exemple : elle ne le quittait presque jamais et l’accompagnait dans ses démarches extérieures ; ses yeux tendres et voilés, constamment fixés sur lui, disaient l’admiration, le dévouement du chien fidèle, et seuls faisaient écho à sa parole, car elle eût craint d’affaiblir d’un seul mot ce qu’elle jugeait définitif, étant tombé de ses lèvres à lui. Eh bien, la femme écrivain, c’est trop souvent la sœur de ce poète… seulement une sœur qui entend ne pas garder le silence et par instants commente, en l’affaiblissant, la parole du maître. Un philosophe, prévenu sans doute par excès de misanthropie, mais auquel un perpétuel repliement sur lui-même suscita d’étranges lueurs, n’a pas craint de formuler cette loi primordiale de psychologie amoureuse : « La Femme veut être prise, acceptée comme propriété. Elle veut se fondre dans l’idée de propriété, de possession. Aussi désire-t-elle quelqu’un qui prend, qui ne se donne et ne s’abandonne pas lui-même, qui, au contraire, veut et doit enrichir son moi par une adjonction de force, de bonheur et de foi. La Femme se donne, l’Homme prend. » Nietzsche restreignait son jugement à la femme amoureuse. Mais ne faut-il pas admettre l’unité de constitution mentale ? Possédée par son amant comme femme, comme écrivain la voici qui veut être prise encore par ses maîtres.

D’où la série des influences, visibles comme à travers une glace, pour les yeux les moins prévenus. Et c’est d’abord le faisceau des traits romantiques, autour desquels viendront se grouper tous les autres. Comme en un carquois bien garni les plus fortes flèches et les mieux barbelées sont assemblées l’une près de l’autre, ainsi de ces traits littéraires qui doivent porter au cœur de notre admiration, mais sans doute, pour ce qu’ils furent déjà émoussés par l’usage, iront en nous moins profondément.

Comment imaginer un faisceau plus serré d’influences que celles qui présidèrent à la conception d’Antoine Arnault, le héros de la Domination ? Quelles images atteindraient à nous faire sentir, toucher du doigt la formation de cette sensibilité artificielle où viennent converger comme en un prisme toutes les nuances du Romantisme et des disciples du Romantisme ! Il faut bien situer ses personnages, et lorsqu’on écrit un roman contemporain, leur donner une affabulation répondant au thème choisi : Antoine Arnault sera donc un moderne homme de lettres, et, n’en doutons pas, un homme de lettres parisien, qui court les risques de la fortune littéraire, mais quand même se présente à nos yeux revêtu de la défroque illustre des Manfred et des René. Poursuivant comme but unique le frémissement de son être sensible et ces secousses de la machine nerveuse que seule l’exaltation peut donner, c’est par la série des expériences amoureuses qu’il confronte son âme à la réalité, car, après vingt aventures similaires, s’il paraît un instant se fixer aux passionnées étreintes de Donna Marie, ce n’est que trompeuse apparence, et pour, dans le même instant, faire retour aux ardeurs dévoratrices de la Bacchante Émilie. Lorsqu’il pense avoir enfin trouvé l’objet inatteignable où fixer ses désirs, cette Élisabeth qui ne peut être à lui, sur quel ton affolé de lyrisme, nous l’entendons qui fait son invocation Page:Flat - Nos femmes de lettres.djvu/36 Page:Flat - Nos femmes de lettres.djvu/37 Page:Flat - Nos femmes de lettres.djvu/38 Page:Flat - Nos femmes de lettres.djvu/39 Page:Flat - Nos femmes de lettres.djvu/40 Page:Flat - Nos femmes de lettres.djvu/41 Page:Flat - Nos femmes de lettres.djvu/42 Page:Flat - Nos femmes de lettres.djvu/43 Page:Flat - Nos femmes de lettres.djvu/44 Page:Flat - Nos femmes de lettres.djvu/45 Page:Flat - Nos femmes de lettres.djvu/46 Page:Flat - Nos femmes de lettres.djvu/47 Page:Flat - Nos femmes de lettres.djvu/48 Page:Flat - Nos femmes de lettres.djvu/49 Page:Flat - Nos femmes de lettres.djvu/50 Page:Flat - Nos femmes de lettres.djvu/51 Page:Flat - Nos femmes de lettres.djvu/52 Page:Flat - Nos femmes de lettres.djvu/53 Page:Flat - Nos femmes de lettres.djvu/54 Page:Flat - Nos femmes de lettres.djvu/55 Page:Flat - Nos femmes de lettres.djvu/56 et Baudelaire firent le credo de leur esthétique, si bien que Mme de Noailles a pu très justement conclure dans son Offrande à la Nature :

Nature au cœur profond, sur qui les cieux reposent,
Nul n’aura comme moi, si chaudement aimé
La lumière des jours et la douceur des choses,
L’eau luisante, et la Terre où la vie a germé.
La Forêt, les étangs, et la plaine féconde,
Ont plus touché mes yeux que les regards humains.
Je me suis appuyée à la beauté du Monde,
Et j’ai tenu l’odeur des saisons dans mes mains.

. . . . . . . . . . . . . . .


le vous tiens toute vive entre mes bras, Nature.
Ah 1 faut-il que mes yeux s’emplissent d’ombre un jour
Et que j’aille au pays sans vent et sans verdure,
Que ne visitent pas la lumière et l’amour !