Nos lettres (Tremblay)

La bibliothèque libre.


JULES TREMBLAY

Nos Lettres




Imprimerie du « Courrier Fédéral »
Rue Dalhousie, Ottawa.
1921.

(Texte du discours prononcé — dimanche, 18 décembre — à la distribution des prix aux lauréats des concours faits pendant la Semaine du Livre, dans les établissements de la Commission des écoles séparées d’Ottawa, section française. Ce discours ne devait pas exiger plus de vingt minutes. Sa durée expliquera plusieurs lacunes.)


Les élèves de nos écoles bilingues font aujourd’hui l’un des plus beaux gestes de leur admirable histoire. Ils fêtent la littérature du pays resté français, et plusieurs, dans leur groupe enthousiaste,

« Songent à prendre la carrière
« Quand leurs aînés n’y seront plus. »

L’Association des auteurs canadiens est très heureuse de saluer cette courageuse élite qui prépare, dans le commerce actif des lettres, les œuvres dont la nation sera fière un jour.

Au cours d’une semaine mémorable, la Semaine du Livre, vous avez chanté la plus douce louange qu’il est possible d’offrir à la langue maternelle : vous avez déclamé les plus beaux vers de nos poètes, vous avez médité les plus nobles pages de notre anthologie, et vous avez écrit les impressions qu’elles vous ont laissées.

Le moment est venu de couronner vos travaux et de récompenser, dans l’honneur public fait à votre talent, l’hommage que vous avez rendu, avec tant de zèle et d’amour, à Son Impérissable Majesté la Langue française. Quelques instants encore, et le jury proclamera le nom des vainqueurs.

Permettez-moi, avant que ce moment arrive, de remercier au nom de l’Association le Directeur des écoles, M. Aurélien Bélanger, et Mlle Louise Rocque, présidente de l’Association des institutrices laïques, la Rde Sœur Saint-Guillaume et les RR. Frères des écoles chrétiennes et du Sacré-Cœur, dont la collaboration agissante a largement facilité la marche des concours. À la Commission des écoles catholiques françaises, au personnel enseignant, aux donateurs des prix, à l’administration de la salle Notre-Dame, qui nous accorde une hospitalité si bienveillante, nous devons aussi une gratitude qui n’oublie pas.

L’objet de notre réunion est de glorifier la Patrie dans sa manifestation extérieure la plus durable : la Littérature. Le livre canadien, en effet, représente tout ce qui dure, tout ce qui forme l’entité morale du peuple : foi religieuse, vie artistique, action sociale, activité politique.

L’architecture et les arts plastiques interprètent quelques-unes des aspirations meilleures, sans doute, mais lorsque les monuments s’écroulent sous l’effort de la flamme ou des siècles, les Lettres demeurent, témoins irréfutables, et leur déposition justifie la sentence que la postérité prononce : « Voici la grandeur d’un peuple ! »

Je voudrais être virtuose de la parole pour définir la beauté de l’apostolat littéraire au Canada. Ce sujet touche profondément votre cœur, puisque vous l’avez étudié dès le commencement de novembre, puisque vous le remettez au programme de notre assemblée.

L’âme d’un peuple trouve son expression fidèle, intime, je dirais presque infaillible, dans la Littérature. Plus l’âme est haute, plus les lettres s’élèvent. D’autre part, plus l’écrivain comprend son devoir, plus il cherche à donner au peuple la direction exaltée qui conduit aux grandes choses.


Le Canada français possède-t-il une âme digne d’expression ?

S’il la possède, la littérature qui la représente devant le monde est-elle à la hauteur de sa tâche honorable ?

L’état présent de nos Lettres permet-il de prévoir l’épanouissement prochain d’œuvres susceptibles de faire honneur non seulement à notre petite patrie, mais aussi bien au vaste empire de la Pensée française ?

Voilà trois questions que nous tenterons de résoudre en quelques mots.

Un peuple qui garde sa langue, conserve son âme. En 1608 Samuel de Champlain enfouissait, dans la terre québecquoise, une simple bouture que la prévoyance de Sully venait d’emprunter à l’arbre généalogique de France. Cette bouture perça les neiges et les glaces d’un hiver pénible, et ses bourgeons, déchirés par les éléments qui rendaient hostile aux étrangers la terre nouvellement acquise, poussèrent quand même leur croissance vers le soleil et vers la vie. Huit personnes seulement restaient dans l’Abitation après le scorbut de 1609. Il fallait peu de chose pour abattre la tige affaiblie, mais les racines s’agrippaient désespérément à la falaise laurentienne. La bouture devint un arbre, et cet arbre grandit, portant l’ombrage de ses rameaux sur tout le parcours du grand fleuve. Ses feuilles, emportées dans les bourrasques de la guerre et dans le tourbillon des aventures, tombèrent au delà même des limites que les aborigènes imposaient aux découvertes. En moins de cent ans le verbe miraculeux sonnait clair et franc du Golfe au Détroit, de la baie d’Hudson à la Louisiane. Quand vint le Traité de Paris, la population française primitive s’était quatorze fois doublée. Depuis lors, les 60,000 Français de 1763 sont devenus les trois millions d’aujourd’hui.

Le Canadien a donc gardé sa langue maternelle.

Pour la conserver, le peuple a prolongé des luttes sans cesse reprises, et les batailles qu’il a livrées appartiennent à l’Histoire — pardon, à l’Épopée. Lutter sans donner tout son être à la cause qu’on aime, c’est perdre la bataille avant de l’engager. Demandez-le aux vrais héros du patriotisme, dans toutes les nations ; demandez-leur ce qui les soutenait dans leurs fatigues. Ils répondront : « Ce qui rendit pour nous l’angoisse moins terrible, ce qui porta nos cœurs vers l’ultime triomphe, ce fut l’Âme de la Patrie. » Car elle est universelle, cette âme, chez les peuples destinés à survivre. Elle se forme de mille et une choses, petites ou grandes, qui fleurissent, qui embaument, qui s’agitent autour de nous, et qui se cristallisent dans une pensée commune, dans un même idéal que tous cherchent à réaliser.

Avec le retour de Champlain en 1633, s’ouvre l’horizon de plus en plus reculé, toujours, vers lequel une aspiration collective se porte. La France nouvelle est fondée. Elle croit, elle pense, elle agit. Lorsque Dollard des Ormeaux dépasse le sublime effort des Thermopyles, au fortin du Long-Saut, il porte dans son cœur l’espoir de la Patrie. Madeleine de Verchères pouvait fuir, mais une voix impérieuse lui commandait de tenir, et c’était, dans l’âme de l’adolescente, la voix de la Patrie. Frontenac, de Beaujeu, le marquis de Montcalm, et le dernier, Lévis, sentaient sur eux passer un souffle irrésistible, toujours le même ; et la bannière aux fleurs de lis claquant dans la fumée qui montait des bastions, attestait l’âme de la Patrie.

Plus tard, ce fut au tour des tribuns populaires. La Proclamation de Québec battue en brèche et enlevée d’assaut, les luttes constitutionnelles, l’acheminement vers l’Acte confédératif, et la culminance de toutes ces épreuves dans la résistance aux règlements scolaires, tout cela venait, tout cela vient d’une inspiration unique, commune à tous, et c’est dans les phases variées du conflit, le même cri de ralliement, ici comme sous les ruines de Verdun : « On ne passe pas ! »

Le Canadien a donc conservé son âme nationale.

Il a conservé son âme, parce qu’elle est invulnérable. Elle a pour appui la Croix qui sauve. Le sang des martyrs l’a immortalisée dans les bois d’Ontario, où de glorieux missionnaires ont expié d’avance les fautes de notre race.

Elle a pour soutien la Croix qui console. Partout le signe rédempteur ponctue les routes, et le travailleur lassé n’ignore pas qu’un simple regard donné au Bois sacré fait revenir la paix et l’espoir au cœur.

Elle a pour support l’humble église de paroisse. C’est ici que les aïeux ont leur histoire. Les joies pures, les tendresses avouables, les deuils partagés, l’espérance des familles, tout ce qui fait ombre ou lumière au tableau de la vie, tout cela est écrit dans le registre parfois centenaire, qui parle à la mémoire et plus à l’avenir.

Elle hante les vieilles maisons de billes, où tant de choses déchirantes revivent nos heures tragiques ; elle hante les forêts, où la trace est visible encore de ces hommes obscurs qui passèrent en préparant les voies de Dieu.

Elle règne dans les parlements, et son verbe français demande aux lois leur mot de passe. Car c’est le sol du Canada qui seul importe à notre amour. Les terres étrangères peuvent avoir une part, même large, de nos affections ; mais notre âme, nos forces, nos prières appartiennent au terroir, inondé, imprégné jusqu’au tréfonds du souvenir de nos ancêtres.

Dites-moi : La survivance de la langue maternelle, la conservation de l’âme nationale, les aspects de cette âme, les annales intimes de la race, n’est-ce pas là ce qui mérite le culte passionné d’une littérature sincère ? A notre sens, voilà l’orientation que nos lettres doivent prendre.

Depuis deux cent cinquante ans l’âme canadienne a eu ses orateurs, ses écrivains, ses poètes, ses dramaturges. A-t-elle été dignement interprétée ? Nous abordons résolument l’affirmative.

Lorsque le mouvement littéraire commence, la foule ne sait pas encore ce que la politique internationale prépare au sol canadien. Dès 1650 on versifie, on rime, on fait de la satire qui se communique de main à main. Les épigrammes courent sous le manteau. On entend, près des vastes cheminées, lecture des essais poétiques. Le théâtre, embryonnaire, fait résonner les premiers vers qu’on ait écrits pour la scène depuis le départ de Marc Lescarbot. La nation n’existe pas, c’est vrai, ou du moins rien ne la fait vibrer dans le petit groupe lettré qui s’amuse à narguer la Métropole. La guerre de Sept ans inspirera des strophes en l’honneur de Carillon, mais nos guérets n’auront aucune part dans ce pas d’armes triomphal. Il faut attendre la Cession pour voir sortir de terre le rêve de Champlain. C’est alors que le peuple se concerte. C’est alors que son cœur se met à battre, et sa pulsation se répercute dans chaque individu. Du haut de la tribune et du haut de la chaire, l’éloquence patriote dit publiquement ce que chacun sent dans le secret de sa pensée. De Rocheblave, Papineau, Lafontaine et Morin sont de beaux noms à retenir. Plus près de nous Mercier, le Père Plessis, l’abbé Jean Holmes, appartiennent à la légende populaire. Plus près encore, deux hommes, l’un disparu, l’autre vivant, dominent notre époque et représentent deux courants de l’opinion : Wilfrid Laurier, Henri Bourassa. Tous ces maîtres de la parole font honneur à l’âme canadienne qu’ils ont exprimée.

Le journal, premier forum de l’idée écrite, lance par la plume d’Étienne Parent les mouvements qui renversent la Bureaucratie ; la presse fait sourdre chez nous la source des libertés réelles. Chroniques et récits, nouvelles, impressions de voyage, l’ensemble d’une collaboration qui vient étayer l’article de tête, entre les jours du Canadien et le temps du Courrier de Montréal, représente une phalange active, honorable, des écrivains qui ont manifesté sincèrement, parfois artistement comme Arthur Buies, les divers contours de l’âme canadienne.

Le roman lui-même, dont on voudrait tant nier l’existence parmi nous, a fait sa bonne part. Pays agricole avant tout, le Canada devait inspirer Gérin Lajoie et faire vivre Jean Rivard. Pays de combats, il devait insuffler au cœur de Napoléon Bourassa l’émotion qui passe dans Jacques et Marie, et placer devant les yeux de Philippe-Aubert de Gaspé Les anciens Canadiens. Pays des grandes pêches, il devait donner la trame de Rédemption à Rodolphe Girard. Pays d’aventures lointaines, il devait suivre Eugène Leduc et son mentor Léon Duroc au fort de la guerre de Sécession, et animer les scènes que Rémi Tremblay a multipliées dans Un revenant. Tableaux du sol, de la guerre défensive, de la pêche maritime, de l’aventure, ils appartiennent à l’âme canadienne diversifiée.

Le théâtre lui-même a joué son rôle. Les Relations nous racontent certaines représentations du XVIIe siècle. D’autres répertoires nous montrent la participation de l’art dramatique aux préoccupations de la colonie. On sait peu, sur la dramaturgie canadienne de ces heures premières, et cependant, entre les pièces commandées de Québec et le Montcalm de M. Louis Guyon en passant par « Les boules de neige » (Louvigny de Montigny), il y a plus qu’un écart de temps.

Dans le domaine scientifique l’abbé Provancher, précurseur de Henri Fabre, le docteur Crevier, qui découvrit avant Pasteur la microbiologie, le Père Carrière et Saluste Duval ont révélé des strates inconnues de notre nature ; ils ont démontré les influences qui s’exercent sur nous par cette loi du rayonnement des corps, symbole du rayonnement des âmes. Ils ont vécu loin du bruit, dans l’approfondissement de vérités latentes, mais leurs veilles, stériles aux yeux du plus grand nombre, ont honoré l’âme nationale en enrichissant le patrimoine universel de la science.

L’Histoire ! Elle débute avec Michel Bibaud, franchit un pas géant avec Garneau, entre dans les détails intimes de la vie avec Benjamin Sulte, jette l’abbé Laverdière sur la piste de Champlain, documente l’avenir en fournissant à l’abbé Verreau des parchemins inconnus, ressuscite un régime seigneurial dans les pages d’Edmond Roy. Ayant posé les bases de son édifice, elle demande à M. Thomas Chapais d’ériger son palais majestueux, et voilà l’Intendant Talon, et voilà Le marquis de Montcalm. Les « perles ignorées » sont maintenant sorties de leur écrin, et dans ce merveilleux tableau de l’épopée canadienne, l’âme de la Patrie salue ses interprètes.

Un sourire passe dans ce déploiement solennel. C’est la Petite histoire. Elle vient, parée de soleil et de verdure, raviver des souvenirs émouvants de la vie patriarcale. M. Adjutor Rivard nous parle, très doucement, de Chez nous, de Chez nos gens, et sa voix arrive jusqu’à l’Académie française. Plus modeste, M. l’abbé Lionel Groulx nous offre ses Rapaillages. Frère Marie-Victorin rêve de botanique dans les coins ombreux de la brousse laurentienne, et rencontre tour à tour, sous les violettes qu’il aime, deux volumes fleurant bon l’odeur des bois et des prés. Ce sourire qui passe est fait d’innombrables sourires cueillis çà et là dans les rapides esquisses brossées sur place, et qui disent tant de choses aimantes au cœur qui se souvient. Et c’est la fine candeur de l’âme canadienne.

Recueillons-nous maintenant. Nous interrogeons la Poésie. La noblesse du langage humain va répondre. Crémazie paraît, au-dessus de tous ses devanciers, tenant la hampe de son drapeau…

« Ô Carillon, je te revois encore… »

Son chant berce nos songes, et longtemps l’âme française tressaillira aux accents du barde québecquois. Louis Fréchette dit sa Légende d’un peuple, et les yeux se mouillent. Pamphile Le May apporte ses Gouttelettes, Nérée Beauchemin offre ses Floraisons matutinales pour adorner l’autel du pays. La jeune école survient, Lozeau, Blanche Lamontagne, Alphonse Des Islets, Lionel Léveillé, et elle chante les variations du thème qu’ont proposé Albert Ferland, Charles Gill et Joseph Doucet. William Chapman, Adolphe Poisson, Rémi Tremblay, dans quelques-unes de leurs pièces, sont avec Joseph Lapointe des chantres de la Patrie. Tous n’ont pas la même envergure, la même inspiration, mais tous interprètent l’âme canadienne dans ce qu’elle a de plus sain, de plus intime, de plus cher.

D’autres poètes, parmi les enfants du sol, ont préféré chanter l’abstraction, comme Nelligan, Morin, Chopin, Beauregard ; ils sont quand même de la famille si leur cœur vague à l’étranger ou dans les problèmes de la philosophie. Plus tard ils se rapatrieront, comme le voyageur accourt à l’humble toit de chaume où vivent ses parents. Sans doute la poésie du Canada français n’est pas à l’apogée de sa vigueur. Mais ne nous faisons pas plus sévères que l’Académie française, admettons qu’elle a produit, cette poésie, des œuvres remarquables et dignes de louange ; reconnaissons que les hommages venus d’Europe valent au moins tout autant qu’une critique négative, et disons-nous que nos poètes, eux aussi, ont bien représenté l’âme de la Patrie.

L’état présent de nos lettres promet-il une œuvre maîtresse toute prochaine ? Au risque de touiller cruellement le foie des petits-maîtres, nous soutenons pour notre part que la terre canadienne, génitrice heureuse d’idées et de poèmes, peut et doit produire un chef-d’œuvre, conséquence d’une préparation tenace, longue, consciente. Dans notre histoire, chaque génération littéraire annonce un progrès, déterminé, sur l’ascendance. L’art est plus précis depuis vingt ans. Il se fait plus soigneux, plus humain, plus intime. L’écrivain, surpris de distinguer nettement derrière lui une perspective bibliographique estimable — de longtemps la myopie critique l’avait occultée — comprend mieux maintenant l’âme de son pays, éparse dans les milliers d’ouvrages parus au cours du siècle dernier. Un Paul Morin, inspiré comme le fut Louis Fréchette par l’épopée, comme l’était Pamphile LeMay par l’idylle, est capable de donner au Canada des vers dignes de la grande humanité.

La Critique s’est élargie, elle s’est mieux acclimatée aux tendances modernes, elle s’est faite édifiante au vrai sens du mot ; ses représentants les plus notables, MM. l’abbé Camille Roy, le chanoine Chartier, Henri d’Arles et Adjutor Rivard, ont quitté la coutume ancienne, faite d’admiration véhémente ou de grotesque abattage, et dès lors une jeune école d’écrivains, sentant planer autour d’elle une atmosphère plus respirable de vérité artistique, a voulu mériter la confiance dont on l’honorait, et c’est là l’origine même des progrès accomplis depuis 1910. Or la Critique de bon aloi, savante, artiste, humaine, perspicace, est le seul point d’appui sérieux de nos lettres canadiennes. Le public existe à peine, tant il s’intéresse peu à la Littérature.

Heureusement, une réaction se produit. On lit davantage, et mieux. L’école s’occupe des écrivains du terroir, et l’on commence à savoir que l’Académie française a couronné une douzaine d’ouvrages écrits par les nôtres. D’ailleurs la renommée littéraire est ici comme au dehors plus souvent qu’on ne croit l’effet du hasard. La postérité semble seule pouvoir décréter la précellence d’un livre. À l’abri des préjugés bons ou mauvais dont le contemporain est obsédé, elle se prononce longtemps après l’extinction des querelles de temps, de lieux, de groupes. Elle parle quand l’agressive négation a perdu son actualité. L’homme est ainsi fait : il lui faut un auteur mort, bien mort, mort depuis très longtemps. Interrogez la vie des grands littérateurs. Homère, chantant l’Iliade au sein de sa patrie, était pourtant le même poète qui recevait plus tard dans l’exil et dans l’amertume une couronne étrangère. Dante se cachait à Vérone pour finir son poème, et cependant était-il alors inférieur à l’opinion des Florentins qui, après sa mort, acclamaient en chaire publique la Divine comédie ? Corneille, risée de sa ville natale, Rouen, n’était-il pas dans sa misère glorieuse celui dont le front auréolé devait bientôt paraître sur le Parnasse ? Shakespeare, abandonné de ses compatriotes, n’attendait-il pas la résurrection en France, avant d’être admis à l’apothéose, avant que la reconnaissance eût rouvert les dalles réparatrices de Westminster ?

Combien de Canadiens recevront le salut triomphal des siècles à venir ? Combien méritent aujourd’hui même cet hommage ? Si le Canada français a donné le souffle à des œuvres saillantes — voyez jusqu’où peut aller le bon vouloir — ces œuvres ne parviennent pas à nous intéresser parce qu’elles ont la tache originelle : elles sont de chez nous. Un livre étranger, de thème à peu près identique, gagne immédiatement nos suffrages, et nous admirons parfois en lui ce que nous méprisons dans nos propres travaux. Regardez certaines pages de Maria Chapdelaine, parmi les plus belles.

Cette tendance est bien française. Nos cousins d’outre-mer viennent de découvrir, grâce à M. Chamard, que la Chanson de Roland est un chef-d’œuvre. Sans la bravoure et la patience de Paulin Paris et de ses successeurs, Ronsard dormirait encore dans la poussière avec les manuscrits enluminés du moyen âge. Seuls contre tous, les dénicheurs d’épopées nationales ont eu la force d’imposer à la critique leurs recherches, leurs opinions, leurs préférences. Les premières conquêtes de ces hommes invincibles portent des noms historiques : Sainte-Beuve, Théophile Gautier. C’est pourtant aux parchemins rongés que la France doit La princesse lointaine ; Cyrano de Bergerac n’aurait jamais paru sur la scène, si la vieille littérature française était restée dans la plus pénible des morts, dans l’oubli.

Étudions nos livres à nous ; nous pourrons alors les juger. Lisons-les, et nous cesserons de les nier absolument. Ne nous contentons pas de l’opinion des autres. Notre presbytisme nous empêche de reconnaître une grande vérité, celle-ci : l’œuvre d’art honore plus la nation que l’artiste. Lisons pour comprendre. Le triage sera vite fait parmi les œuvres meilleures. Comprendre, c’est égaler, dit-on couramment. Comprendre, c’est admirer, surtout, et le lecteur instruit, cuirassé de courage contre l’ambiance désagrégeante que d’ordinaire un éclectisme mal étayé provoque chez les nôtres, pourra rompre d’un mot la plus dure entrave de notre littérature, le snobisme. L’honnêteté judicieuse de ce lecteur saura voir le mérite là où il se révèle, et elle pourra crier aux foules « Voilà un chef-d’œuvre ! » même si ce chef-d’œuvre est canadien.

L’avenir de notre littérature, le chef-d’œuvre attendu — il existe peut-être chez nous, mais nous ne pouvons pas l’embrasser dans son ensemble tant il nous touche de près — tout cela est à l’état de puissance dans le public. Pour que nos lettres se développent, il faut des lecteurs généreux, au sens étymologique du mot. Somme toute le grand homme, le grand écrivain est la résultante des aspirations de la masse vers un idéal supérieur — c’est lui qui prononce le mot que tous ont sur les lèvres. Voilà pourquoi la littérature exprime l’âme d’un peuple.

Faites confiance à nos artistes de la plume. Savez-vous si demain l’Europe ne vous reprochera pas votre oubli, votre négligence, votre froideur même ; savez-vous si le Vieux-Monde ne vous apprendra pas qu’un chef-d’œuvrier se trouvait parmi ces écoliers inscrits au concours de novembre ? Peut-être attend-il, cet étudiant, qu’une main secourable se tende vers lui, l’arrache à la stagnation, l’aide à franchir les bornes de la ville et le conduise aux confins du monde, où il portera dans la gloire et bien haut, l’hymne des trois couleurs, la fierté de la race, l’idéal du terroir, l’âme, en un mot, de la Patrie victorieuse.