Nos travers/À quoi bon

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C.O. Beauchemin & Fils (p. 7-9).

À QUOI BON

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On a bientôt jugé ceux qui philosophent sur les travers de leur temps. Il est entendu que ces bonnes gens ont leurs raisons à eux pour en être dégoûtés :

C’est le pessimiste survivant à sa vogue et faisant la moue du dépit à ses contemporains qui le délaissent ;

Ce sont les incompris, et peut-être aussi les gens qui vieillissent.

Ceux-ci découvrent petit à petit qu’ils deviennent moins indispensables ; que de nouveaux venus distraient l’attention de leurs personnalités. Ils font alors d’amères réflexions sur l’inconséquence du prochain qui se lasse si prématurément de ceux qu’il a estimés.

Ainsi, c’est admis, on ne grogne qu’en autant qu’on n’est pas apprécié ou qu’on vieillit.

L’alternative n’est pas gaie pour moi qui voulais médire un brin de mon siècle…

Eh bien, soit : mes enfants, je radote.

Cet aveu me met à l’aise et m’acquiert le droit de vous dire des vérités.

Je dois vous avouer tout d’abord que je ne vous trouve pas aussi dégénérés que certains Jérémies l’affirment. Vous êtes surtout francs et vous ne dissimulez pas plus vos défauts que vous ne niez vos vertus.

De mon temps on aurait pu presque s’y tromper à première vue.

Le dernier des sots parvenait à cacher son infirmité morale sous un tas de formules courtoises qui le sauvaient des écueils de la conversation.

L’étiquette servait de cuirasse à son insignifiance.

Vous autres, vous avez supprimé la cuirasse et quand vous êtes sots, vous l’êtes simplement et sans détours.

De même, quand vous valez quelque chose, il y a dans votre attitude un air conscient et satisfait de votre mérite, que vous avouez du reste sans vanité avec une candeur très originale.

Cette rondeur et cette bonhomie à la « Yankee » n’est pas votre plus grand tort à mes yeux.

Un de mes confrères, en grognerie, avec lequel j’épanche parfois mes regrets des chères coutumes envolées, me disait un jour :

— Nous sommes dans le siècle de l’ « À quoi bon ! »

J’ai vu de petites gens, longs comme mon pouce sourire d’incrédulité à travers les larmes de leur colère enfantine, à l’évocation de Croquemitaine !

Songez donc, nier Croquemitaine !… À cet âge ! Croquemitaine auquel nos pères ont cru, qui a été la terreur de notre enfance ! Croquemitaine que les poètes ont immortalisé !…

Passe encore pour abolir les rois, mais abattre Croquemitaine !… Là, j’ai jugé de la mesure de votre cynisme.

Vous avez une expérience intuitive qui vous inspire une lassitude précoce des accessoires de la vie, de tout ce qui n’est pas la vie elle-même.

« Vous êtes nés usés dans un siècle trop vieux
aurait dit un poète.

À l’âge où, de mon temps, les jeunes filles s’habillaient de blanc et se coiffaient de fleurs avec une fine et naïve coquetterie, à l’âge où elles allaient errer mystérieusement sous quelque poétique bosquet, on les voit aujourd’hui vêtues comme des impératrices, ayant du métal jusque dans leur chevelure systématiquement disposée, s’asseoir auprès d’une « five o’clock tea table », et ne parler qu’avec une expression languissante, légèrement sarcastique où se lit, clairement, l’ « À quoi bon » de mon vieil ami.

J’ai causé avec les jeunes hommes du siècle. Ils sont d’un positivisme à pulvériser du regard tous les châteaux en Espagne imaginables.

Quand ils en viennent à converser avec les femmes de choses secondaires, telles que la musique, la littérature, etc., ils conservent, pour les juger, les expressions réalistes et conventionnelles des affaires ; ils gardent sur leur figure le pli de l’insouciance, au coin de leur bouche le sourire ironique qui raille l’enthousiasme. L’éternel « À quoi bon ».

Allons, mes enfants, relevez-vous de cet affaissement où s’émousse toute la poésie de votre âme ! Vous ne ferez pas un peuple grand si vous ne répudiez ce positivisme inerte, si vous ne regagnez un peu de l’enfantillage des illusions.

Ne faites pas si large la part de la raison calculatrice et si mesquine celle de l’imagination généreuse ou vous serez d’égoïstes citoyens.


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