Nos travers/Autrefois

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C.O. Beauchemin & Fils (p. 29-33).

AUTREFOIS

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Ah autrefois ! C’est le mot, c’est le soupir, c’est l’arrêt des bonnes gens au chef branlant et dépouillé de cheveux comme de toute « illusion » (c’est ainsi que s’appelle la jeunesse quand on l’a perdue).

À les entendre rien n’est bon que ce qui n’est plus.

— Jadis, nous ressassent-ils, ce n’était pas comme aujourd’hui…

— C’est pas dommage ! risquera là-dessus quelqu’insolent toupet qui, s’il est issu du crâne dénudé, ira se coucher pour avoir fait cette remarque irrévérencieuse.

— Jadis, reprendra le philosophe au front sans limites, on savait s’amuser. Les plus sages conservaient une fraîcheur de sensation, une certaine candeur qui vous ferait sourire vous autres les belles perruques d’aujourd’hui !

Tenez, pour ne parler que des fêtes de Noël et du Jour de l’An — puisque justement nous y sommes — quelle fièvre, quel enthousiasme on apportait à leurs préparatifs !

Cela commençait un mois à l’avance. Tout le long de l’Avent, qu’on avait encore l’ingénuité de considérer comme un temps de pénitence, on était tourmenté et réjoui tout à la fois, par la vue des précieuses réserves accumulées pour le carnaval. Ah ! la franche gaieté qui s’allumait dans la veillée de Noël !

La messe de Minuit avec son carillon, ses chants poétiques et son touchant mystère était la brillante ouverture de la saison des Fêtes. Emporté par l’émotion générale, il n’y en avait pas un qui n’y allât de ses plus belles notes dans l’unisson du « Ça bergers ».

Et le Réveillon !… Les savoureuses victuailles en étaient toutes pimentées comme un arrière-goût de fruit défendu. Il circulait autour de la table avec le café fumant et les vins généreux, une belle humeur fringante, le montant d’une joie émancipée.


Mais mes enfants, c’était le Jour de l’An qu’il fallait voir nos pères, et nous aussi, parbleu, suivant gaillardement leurs pas.

La grande affaire après les matinales effusions de famille, c’était la visite aux dames.

Les plus gras barbons donnaient à leur paletot un suprême coup de brosse qui renchérissait sur les précautions de la ménagère, lissaient d’une main soigneuse leur bonnet de fourrure et relevaient avec préméditation les bouts de leur moustache. Car, les prétextes d’embrasser les cousines les plus jolies et les plus éloignées se multipliaient en ce jour d’immunités providentielles. Pour lors, le père de famille, flanqué de ses fils, partait en tournée chez les amies.

Nulle tempête ne les arrêtait. Le ciel pouvait verser ses avalanches sur les épaules des galants pèlerins, ils n’en arrivaient que plus joyeux dans les salons où les attendaient un grand feu, un sympathique accueil et le plateau garni des petites coupes de fin cristal taillé où scintillent l’opale, le rubis, l’ambre et le grenat des « cordiaux », créés à leur intention par l’art de l’hôtesse.

Sur le plateau, la croquignole poudrée, enlaçant ses anneaux d’or accompagnait toujours les verres mignons dans lesquels on buvait à « la santé », au « mariage », à la « longue vie » de ces dames, quelques gouttes d’un nectar onctueux qui n’avançait guère les affaires, mais qu’importe !

Vos grand’mères, de bonne heure, revêtaient leurs atours.

Toute la journée, les piétinements des visiteurs, secouant la neige de leurs chaussures dans le tambour sonore, les souhaits, les hommages sans cesse renouvelés étaient à leurs oreilles comme le concert prolongé d’une fête de l’amitié. Ces civilités à nos dames, c’étaient la gracieuse redevance de féaux sujets aux reines de la société. C’était une fonction de sociabilité qui, malgré sa frivolité apparente, avait sa poésie et, surtout, son importance morale.

Dame ! les cousines n’étaient pas toutes éloignées, ni toujours jolies ; mais, c’est égal ! La belle humeur ambiante inspirait des indulgences plénières.

D’ailleurs, en cette circonstance solennelle, on avait des vues plus hautes. On agissait en vertu d’un principe : l’acquittement des devoirs de l’homme envers le Beau Sexe. À nos yeux attendris, les exceptions désavantageuses rendaient la règle plus chère.

Ah, le bon temps où la société était, comme elle doit l’être, la réunion des deux éléments qui la constituent. Oui, le beau temps, où les femmes savaient retenir des compagnons qui ne songeaient point à les déserter !…

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C’est ainsi que j’entendis un jour l’une des têtes les plus sévèrement épilées par les ans, terminer par ce soupir la narration de ses regrets.

Une jolie blonde parmi la compagnie qui l’avait écoutée, se récria :

— « Par exemple ! quelle bizarre conclusion. Ce seraient donc nous, les seules responsables du divorce qui sévit depuis quelques années dans notre société ? »

« Il y aurait ample matière à discuter là-dessus, messieurs !…

«  Avec toute l’humilité du monde, pour ma part, je ne saurais admettre que nos amis les hommes se soient tellement élevés, ou que nous ayons tellement baissé, que la raison de la rupture soit toute entière dans cette disproportion.»

« Cependant, si vous êtes de mon avis, nous ne ferons pas de procès. Ces sortes d’éclaircissements sont dangereux. Mais, pour vous prouver nos bonnes dispositions, nous vous tendons la branche d’olivier.»

« On dit aux enfants que c’est le plus raisonnable qui fait le premier pas. Ce n’est pas que nous prétendions l’être bien plus que vous, mais, dites-moi, n’avons-nous pas souvent tenté des démarches conciliatrices en vous attirant chez nous, sous divers prétextes, en vous gâtant même au point de vous dispenser du sacrifice de votre cigare en faveur de notre compagnie ? Mais ne parlons plus de cela. »

« De quelque côté que soient les torts… nous les pardonnons. »

« J’ai une idée. Écoutez : Ce beau, ce poétique, ce chevaleresque passé qu’on nous vante, jouons-le, pour essayer, voulez-vous ? »

« Ne se déguise-t-on pas encore avec les robes à paniers, la perruque poudrée, la culotte de satin pour danser le menuet et faire valoir des grâces que nos mœurs ne fournissent aucune occasion de déployer ? »

« Faisons les galantes gens d’autrefois, rien que pour rire ! »

« Ce sera vous qui commencerez. Vous ferez le personnage du gentilhomme de jadis. »

« Le jour de l’An vous iriez dans les maisons amies, rendre vos devoirs à la dame de céans », et lui exprimer dans un compliment délicatement tourné (il faudra piocher les vieilles formules) votre reconnaissance de ses bons procédés : invitations, etc., durant le cours de douze mois passés. »

« Vous vous informeriez de son jour et réclameriez la faveur d’y venir lui présenter quelquefois vos hommages ou lui demander une tasse de thé — que vous seriez sûr de boire au milieu d’une très charmante compagnie, »

« Vous apprendriez à papillonner dans un salon, allant librement de l’une à l’autre avec un mot gracieux pour toutes et sans crainte de troubler les tête-à-tête, ennemis de tout entrain dans une réunion mondaine. »

« Enfin, de notre côté, nous tâcherions de tenir dignement notre rôle. Nous nous étudierions à mettre assez de verve dans la riposte pour que vous preniez, intérêt à ce tournoi de galanterie. »

« Ce serait charmant, je vous assure, et, il me semble que, chacun de notre côté, nous gagnerions quelque chose à ce jeu. Quand ce ne serait que de nous habituer aux façons de la jolie comédie. »

« Pour nous, les femmes, le profit serait que ce que nous pouvons avoir d’esprit s’aiguiserait, se développerait à la faveur de cet exercice. Ce serait, encore, de nous donner le goût et le soin d’une culture nécessaire pour tenir tête à nos interlocuteurs. »

« Au commencement, il serait entendu que nous fermerions les yeux sur les gaucheries des débutants. Tous, nous aurons besoin d’indulgence. »

« Ah, jouons au passé. Ce serait si joli ! »

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Ainsi parlait la blonde beauté, avec l’approbation d’une nombreuse assistance féminine, l’histoire ne dit pas quel fut le sort de son rêve gracieux, ni si la froide tombée des petits cartons blancs, cessa d’ensevelir sous leur neige, le seuil de sa demeure.


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