Nos travers/Faut-il lire

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C.O. Beauchemin & Fils (p. 22-25).

FAUT-IL LIRE

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Je répondrais, à qui me ferait pareille question, par cette autre : Faut-il manger ?

Notre père Descartes, comme l’appelait Mme  de Sévigné, a donné de l’âme cette définition : « Une substance qui pense. » Or, avec quoi voulez-vous qu’on nourrisse une pareille organisation, si ce n’est avec des pensées ? Cet aliment ne se trouve pas plus dans notre propre fonds que celui de notre corps n’est compris dans la matière qui le compose.

Si l’on ne nous avait jamais dit ce que c’est que Dieu, que le monde et nous-même, le saurions-nous ? Demandez plutôt au sauvage inculte de l’Afrique. Ce barbare qui mange son semblable, quoiqu’il ait une âme, ressemble plus à une bête qu’à l’homme. Pourquoi ? parce qu’il ne pense pas. L’étincelle divine qu’il a reçue avec la vie, son intelligence est éteinte.

Entre cette brute humaine et les saints ou les philosophes, qui ne vivent pour ainsi dire que de la vie de l’esprit, il y a plusieurs degrés. Auquel de ces degrés correspond notre condition ? Cela dépend de la mesure dans laquelle nous exerçons notre intelligence. Les notions élémentaires, apprises au catéchisme et à la classe, si notre esprit ne s’applique pas à les cultiver par la réflexion, resteront en nous comme des tiges étiolées et stériles.

Réfléchir, voilà la fonction naturelle de cette intelligence que le Bon Dieu nous donne pour qu’on s’en serve.

Sait-on bien ce que c’est que réfléchir ?

Ce n’est pas s’arrêter à une sensation comme celle causée par une contrariété, ou même à une idée présentée par l’imagination, comme le plan d’un chapeau nouveau. Si quelqu’un vous a offensée ou froissée et que tout en travaillant vous restiez pendant des heures sous l’impression d’une sorte de colère, laissant ballotter votre esprit par d’obscurs mouvements de rancune, de vagues instincts de vengeance, ce n’est pas penser, cela. Si encore vous vous immobilisez dans une idée fixe, dans la contemplation intérieure d’un objet imaginaire, ce n’est pas davantage penser : c’est ruminer.

La réflexion est une opération plus compliquée. La raison et la conscience y concourent. Il en découle une morale, une règle pour nos actions et notre manière de vivre. Vous reconnaîtrez une personne qui réfléchit en celle qui élève ses enfants d’après certains principes fixes, ou en toute autre qui — dans quelque condition qu’elle soit — n’agit que par des motifs raisonnés. Celle-là a un but dans la vie, elle sait ce qu’elle veut et où elle va.

Les autres ne font que subir l’existence, plus ou moins courageusement, selon leur tempérament ; elles se lèvent pour commencer la corvée quotidienne, sans résumer le travail du jour dans un acte de la volonté, mais résignée à accomplir machinalement une certaine somme de besogne matérielle. Leur prière du matin n’est pas une véritable élévation de l’âme vers Dieu ; ce n’est pas une bonne résolution accompagnée d’une demande de secours, mais une posture du corps et un mouvement des lèvres ; fait insignifiant, sans nul rapport avec ceux qui vont suivre.

De ces deux catégories d’individus, on n’hésitera pas à préférer la première. Notre modèle sera la créature usant du flambeau que la Providence lui a donné pour éclairer sa route, plutôt que celle qui néglige d’allumer sa lampe avant de se mettre en marche. Mais le guide de notre raison, nous l’avons dit, ne se trouve pas toujours en nous. L’inspiration nous vient souvent sous forme de bons conseils.

Le consolateur, le conseiller toujours prêt, le plus aimable des compagnons dans les moments d’anxiété ou de tristesse, c’est un beau et bon livre. Voilà l’ami parfait dont les bienfaits demeurent, après qu’il est parti.

C’est le miracle de la bonté de Dieu que toutes les beautés de l’univers, le charme de pays inconnus, la jouissance d’arts que nous ignorons nous soient rendus sensibles par de simples signes marqués sur une page blanche. Les conceptions des plus hauts génies deviennent, au moyen du livre, les hôtes de nos humbles cerveaux, les pensées des saints se répandent, pénètrent tout doucement dans les âmes et les trésors de l’esprit humain deviennent accessibles aux déshérités.

Il faut lire. Nous serions insensés si nous nous détournions du spectacle qui nous est offert ; nous serions blâmables de refuser les secours qui nous viennent par l’intermédiaire de ces précieux amis : les livres.

Ne regrettons pas les quelques sous consacrés à les acquérir. Ce sont des messagers de joie. Après vous avoir charmée ou consolée, ils vont ailleurs accomplir leur bonne mission. Partout où se déploient leurs ailes blanches, il s’en échappe du bonheur.

Tant qu’un livre subsiste, il garde son âme, sa vertu magique. Lors même qu’il est flétri, ruiné à moitié sous l’usure des doigts qui l’ont feuilleté, quelque rêve, un peu d’idéal gît encore dans ses lambeaux, prêt à surgir pour illuminer une âme. N’y eût-il qu’une phrase intacte sur le dernier débris, cette pensée, vivante jusqu’à la mutilation finale, peut encore semer dans une existence, la graine utile, mère de moissons abondantes.

Le plus beau cadeau qu’on puisse faire à quelqu’un qu’on aime, c’est un beau livre. Entourons ceux qui nous sont chers de ces joyeux, de ces fortifiants compagnons. Une maison sans livres, c’est comme un jardin sans fleurs, un sanctuaire sans lampe ; c’est un désert ou une prison d’aspect rébarbatif ; quelque chose enfin de désobligeant qui glace et qui repousse.

Il faut lire.