Nos travers/Fiancés

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C.O. Beauchemin & Fils (p. 103-109).

FIANCÉS

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On est convenu de dire beaucoup de bien de la manière dont se font en ce pays les alliances. Par contre, il est de mise de critiquer celles qui s’appellent mariages de raison.

Ces mariages en effet sont tout-à-fait à l’antipode des nôtres. Malgré la préférence généralement accordée à ces derniers, j’hésite cependant à suivre le courant et à trouver nos coutumes excellentes.

Dites-moi vous-mêmes ce qui vous paraît meilleur d’un mariage de raison ou d’un mariage… déraisonnable. Les mariages d’amour courent de grands risques de mériter ce qualificatif.

À la réflexion on comprend que les premiers soient plus sûrs, justement parce qu’on s’y fait « une raison » et qu’on suit non pas un entraînement aveugle, mais l’inspiration de la sagesse.

Et tenez, voulez-vous que je vous le dise franchement ? Au fond, je n’aime ni les uns ni les autres et sur ce chapitre je suis partisan du juste milieu. L’une de ces unions ressemble trop à un calcul, l’autre trop à une folie.

Ne blasphémons pas contre Cupidon, et donnons-lui son dû en admettant que dans tout bon mariage il doit entrer beaucoup d’amour et un peu de raison.

Seulement, comme il serait téméraire de demander tout cela aux jeunesses qui dans cette affaire sont parties contractantes, il est entendu que les fiancés se chargent de la partie sentimentale et que l’autre ingrédient, c’est-à-dire la part de raison, est fourni par les parents.

Ce petit arrangement suppose de la sagesse d’une part et de la soumission de l’autre. La sagesse, la clairvoyance ne manquent pas où elles sont nécessaires, mais ces précieuses qualités voient leurs bons effets paralysés par la complète indépendance des jeunes filles en ce qui touche leurs histoires de cœur. Ce domaine intime est pour les pères et les mères comme un sanctuaire inviolable qu’ils croiraient profaner en essayant seulement de voir ce qui s’y passe.

Et leur sollicitude, qui ne peut pourtant pas se désintéresser du sort de l’enfant chérie, en est réduite aux conjectures basées sur les faits extérieurs.

Par un phénomène assez compréhensible, il suffit qu’une inclination se déclare dans le cœur d’une ingénue pour que tout de suite une réserve se glisse entre elle et sa mère. Des confidences, ses amies, ses sœurs peut-être en recevront, mais les parents, rarement.

Cela s’explique par le fait que les premiers incidents de ces romans peu sérieux au début et dont le dénouement n’est pas toujours le mariage, sont des événements puérils pour les gens d’âge. On se confie à ses camarades, à ceux de sa génération qui seuls peuvent comprendre tout ce qu’il y a d’éloquence dans un soupir poussée d’une certaine façon, de signification dans un regard rapide et de profondeur dans certaines paroles en apparence insignifiantes.

Puis on prend le pli de ces cachotteries innocentes, et l’on s’y tient par habitude quand les choses prennent une tournure plus grave.

J’ai connu un père qui — tenu dans l’ignorance d’un événement de nature à l’intéresser au plus haut point — demandait à sa fille affairée à l’achat de son trousseau :

— Est-ce que je serai invité à la noce ?

Les parents abdiquent trop facilement leur autorité devant le premier caprice de cœur de leur fillette.

Ils ont d’abord une révolte du bon sens et des velléités d’être sévères. La jeune fille trop précoce, qui affiche avec un petit prétendant sans moustache des manières de fiancée et se pavane gravement dans les rues à toute heure du jour en compagnie d’un échappé de l’université est assez rudement rabrouée et reçoit l’ordre de cesser ce manège ridicule. Mais comme en général, on est peu pratique, et qu’on ne se préoccupe pas d’écarter radicalement les occasions que ces enfants ont de se rencontrer ; comme on continue de laisser l’écolière aller seule à ses cours quand on doit supposer qu’elle ne manquera pas de trouver sur son chemin le jeune soupirant embusqué, les choses ne sont pas changées.

Neuf fois sur dix la ténacité et l’insubordination des enfants ont raison de la fermeté paternelle.

Devant leur entêtement suscité par la contradiction et affectant les dehors d’un attachement durable, l’autorité finit par s’incliner avec une sorte de respect, comme si le doigt de l’amour eut marqué les rebelles d’un sceau sacré.

Il est certain que la cour assidue qu’un audacieux imberbe peut faire à la moindre petite bouture de femme a pour effet de conférer à celle-ci une émancipation prématurée telle que celle octroyée par le mariage qui rend à la jeune épouse l’usage de ses droits avec la liberté de ses actes.

Or, comme je vous le disais, ceux qui ont pour mission de la guider et d’assurer son bonheur, en dépit d’elle-même s’il le faut, en arrivent trop aisément à la formalité du lavement des mains.

— J’ai bien essayé, vous diront-ils, de lui faire entendre raison, mais rien n’y a fait, ni les prières, ni les défenses, ni les menaces. — Que voulez-vous, « ils s’aiment ! » invoqueront encore certaines mamans romanesques.

Après cela, on se résigne à tout, et on attend tranquillement le désastre prévu : un mariage absurde.

Mais tout est bon pour empêcher un mauvais mariage, — la distraction, les voyages, la réclusion forcée, la férule même !

Il ne faut pas trop se hâter de jeter au feu la salutaire férule, ni laisser trop tôt sa fille juge de sa conduite et maîtresse de ses actions.

Les parents ne sont-ils pas payés pour savoir que seule l’expérience rend sage et qu’en faisant la jeunesse l’arbitre de son avenir ils l’exposent à de funestes méprises ?

Les victimes de leur nonchalante condescendance joindront plus tard leurs reproches à ceux que ces parents se feront eux-mêmes devant le résultat de leur incurie.

Les unions hasardées qu’on voit tous les jours se contracter sous le seul prétexte « qu’on s’aime » — et encore comprend-on bien ce grand mot ? — ne tournent pas toujours mal.

Il est notoire en effet que les ménages canadiens sont le modèle des ménages unis.

Mais y est-on vraiment heureux, et cette paix qu’on y goûte n’est-elle pas trop souvent le fruit de sacrifices qu’un peu plus de sagesse dans le choix de son conjoint, eût rendus inutiles ; n’a-t-elle pas été conquise dans les premières années de vie commune par un travail d’assimilation orageux ?

Cette sérénité qu’on remarque partout, êtes-vous bien sûr que ce ne soit pas dans un grand nombre de cas une résignation silencieuse ou de l’abnégation héroïque ?

Qu’on ne se hâte pas de conclure. Le problème vaut qu’on l’étudie à fond.

Un psychologue moderne a noté « qu’on aime un type, c’est-à-dire la réunion dans une seule personne de toutes les qualités humaines qui peuvent nous séduire isolément chez les autres. »

Croit-on que la rencontre d’un pareil idéal soit toujours fortuite, qu’elle ne demande pas au contraire, quelques recherches ? De ce qu’une jeune fille et un adolescent ressentent au sujet de quelque jolie frimousse une chaleur au cœur, en faut-il conclure — qu’ils y mettent ou non de l’obstination — que l’être spécial appareillé aux tendances de leur esprit et de leur âme est trouvé ?

Sans poser à la profondeur, je réponds avec assurance : non, mille fois non.

Épousez un garçon pour lequel vous ressentez seulement ce que vous appelez « de l’amour », c’est-à-dire un sentiment purement instinctif. Serez-vous heureuse ?

Peut-être.

Unissez au contraire votre vie à celle d’un jeune homme qui force votre estime et s’impose à votre admiration par ses qualités sans inspirer du premier coup cet aveugle entraînement des sens. Aurez-vous lieu d’être satisfaite de votre choix ?

Très certainement oui.

Qu’augureriez-vous du sort d’un esquif qu’on pousserait au large sans gouvernail et toutes voiles tendues, prêt à s’abandonner au courant comme à suivre l’impulsion de la première brise folle qui passera ? Son salut serait l’effet d’un miracle.

Sans doute il ne faut pas mal parler de la brise, car la brise c’est l’amour qui donne des ailes, c’est le souffle mystérieux qui enlève et fait courir avec allégresse sur la route difficile, c’est le moteur puissant sans lequel toute navigation sur le fleuve de la vie est laborieuse et terne.

Mais qu’on ne méprise pas non plus le gouvernail, c’est-à-dire, la sage raison qui dirige cette force aveugle. Son rôle dans toute union bien équilibrée doit être prépondérant.

Il ne l’est cependant pas dans le cas de ces jeunes filles auxquelles on permet de subir durant un an ou deux les assiduités accaparantes d’un courtisan qui diffère tout ce temps de faire connaître ses intentions, se réservant une sortie commode pour le cas où un changement de sentiments ou quelqu’obstacle matériel l’empêcheraient de donner suite à ses projets matrimoniaux.

Tant que cela dure, le soupirant s’arroge dans la maison qu’il fréquente des droits de fiancé que — de bonne ou de mauvaise grâce — les parents reconnaissent eux-mêmes tacitement.

Sans trop murmurer ou du moins sans tenter énergiquement de faire cesser une situation absurde, ils souffrent qu’il monopolise effrontément leur fille, qu’on la séquestre en quelque sorte un certain temps pour la leur rendre en définitive vieillie, discréditée par ces sottes aventures.

De fait la période des fiançailles, qui représente un moment de bonheur presque parfait dans l’existence, justement à cause de cela, vraisemblablement, n’est pas une chose normale.

L’hallucination poétique qui l’accompagne, la vie de rêve et d’extase qu’elle ouvre à la jeunesse riche d’illusion, ivre d’espérance, ne sont admissibles qu’à la condition d’être la préface courte et lumineuse de cet acte sérieux et final du mariage.

On gâterait sa vie en en employant les plus belles années et les plus décisives à faire des préfaces.

Les journaux nous ont parlé d’une jeune fille qui portait dans le monde une rivière de diamants dont chaque pierre représentait un engagement rompu.

Cette terrible fille se mirait orgueilleusement de son glorieux trophée : je plains l’homme audacieux qui la prit derechef avec son collier d’expériences, avec sa rivière de désenchantements.

Des révolutionnaires de 1792 qui prétendirent résoudre tant de problèmes sociaux, réglèrent celui-ci par la loi suivante :

« Le premier floréal le peuple de chaque commune choisira parmi ceux de la commune exclusivement et dans les temples un jeune homme riche, vertueux et sans difformité, âgé de vingt et un ans accomplis et de moins de trente, qui choisira et épousera une vierge pauvre en mémoire de l’égalité humaine. »

Faut-il classer cette ordonnance parmi les réformes intempestives de la farouche République ?

Je ne le crois pas. Car sans vouloir préconiser des unions bâclées avec un tel sans-façon, je ferai remarquer qu’elles sont néanmoins moins hasardées que le plus grand nombre de nos mariages « d’amour », et qu’en somme, elles devaient offrir de meilleures garanties pour le bonheur des familles que celles dont un caprice ou même un instinct est le seul mobile.