Nos travers/Insociabilité

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C.O. Beauchemin & Fils (p. 163-171).

INSOCIABILITÉ


« Le ciel a formé l’homme animal sociable. » — Voltaire.
« Le perfectionnement, de l’homme est lié à la sociabilité. » — Portalis.
« L’homme sociable est l’homme par excellence. » — De Bonald.



Je cède aux instances de plusieurs femmes de notre meilleur monde en abordant aujourd’hui un sujet que j’avais écarté à dessein, sachant combien il est périlleux de s’attaquer directement à un élément distinct de la société.

Les reproches que l’on se voit forcé de formuler sur le défaut de sociabilité — cette plaie des classes élevées de notre pays — ne s’adressent pas aux femmes, modèles de politesse et d’assiduité sous ce rapport.

Il me faudra donc, malgré toute l’estime que je professe à certains égards pour nos amis les hommes, dire tout le mal que je pense de leur incivilité et de leur impardonnable négligence des devoirs les plus élémentaires.

Si ce défaut masculin n’exerçait sur nos mœurs la plus détestable influence, on pourrait à la rigueur étendre jusqu’à lui le voile de mansuétude tissé par la bonté des femmes pour couvrir ce que les Anglais appellent d’un mot pittoresque the shortcomings, les faiblesses du sexe opposé. Le silence est à peine permis devant la décadence et la désagrégation sociales qu’on déplore partout et dont sa conduite est le principal agent.

J’ai conservé le jugement d’un grand journal anglais de Montréal, sur la jeunesse masculine de sa nationalité. Je crois l’occasion bonne de le transcrire ici, parce que du même coup il donnera à réfléchir aux anglomanes et m’enlèvera le dangereux honneur d’avoir en cette affaire attaché le grelot. Voici l’écrit dans toute sa franchise britannique (j’allais dire brutale) :

« Il n’y a vraisemblablement pas dans le monde de pays où les bonnes manières soient si peu cultivées parmi les jeunes gens que dans le nôtre. Le ‘noble sauvage’ lui-même a une certaine teinte de courtoisie qui semble manquer totalement, au naturel anglo-saxon. Ce dernier cependant, est susceptible d’un haut degré de raffinement, mais ce phénomène est la caractéristique des objets très durs à polir.

« Sa tendance naturelle est une farouche indépendance qui, réprimée par le frein des convenances sociales, se revêt, comme d’un placage, des apparences de la servilité.

« Si notre race, continue l’écrivain impitoyable, possède la moindre délicatesse native, nous tenons cet héritage du côté celtique de notre ascendance. »

(Voilà qui est particulièrement flatteur pour nous, puisque ces Celtes dont l’auteur se réclame sont nos propres ancêtres.)

« Mais, ajoute-t-il, il y a une tendance de la démocratie vers la rusticité. Le Parisien d’aujourd’hui est un homme déjà beaucoup moins policé que son père. Il est même en arrière du Canadien-Français qui a conservé plus fidèlement la tradition des bonnes manières régnant en France à l’époque de la fondation de cette colonie, et à qui l’on enseigne encore la politesse quoique avec moins de succès qu’auparavant, alors qu’un mauvais contact n’avait pas encore perverti ses façons courtoises. »

« Quoi qu’il en soit, conclut-il, le penchant de la génération nouvelle à la négligence pour ce qui s’agit de l’honnêteté et de la correction du langage ne rencontre que peu ou point d’obstacle. Et la jeunesse affiche des airs prétentieux qui ont l’air de dire à tous ceux qu’elle aborde : Monsieur, je vaux autant que vous. »

Voilà le modèle, peint par lui-même, que certains de nos compatriotes croient avantageux de copier. Pour ceux qui se complaisent ainsi dans une basse et servile imitation, les Anglais ont inventé un mot : flunkeys dont en Français singeurs ou moutons de Panurge ne sont que de pâles synonymes. Thackeray, le Juvénal anglais, a écrit une de ses plus amusantes satires sur le flunkeyism.

Je ne m’arrêterai pas à vérifier l’assertion de notre très modeste confrère anglais sur la cause de la corruption de nos habitudes.

Qu’elle soit ou non due à une fréquentation pernicieuse (evil communications), peu importe au fond. Bornons-nous à dénoncer cet oubli de tout savoir-vivre qu’on voit aujourd’hui s’étaler dans nos salons et le mépris des convenances affecté par le sexe fort, qui semble trouver indigne d’un homme sérieux d’être poli. Reconnaître son erreur c’est déjà avoir fait un grand pas. Et justement l’aveuglement de ces messieurs, la sérénité de leur conscience ignorant le remords, la certitude qu’ils ont d’être corrects, sont les premiers obstacles à vaincre pour arriver à une amélioration. N’a-t-on pas vu un jour certain blanc bec, n’ayant pour toute autorité, comme dit l’autre, que « de l’audace, une redingote et des relations, » venir statuer que les hommes avaient accompli tous leurs devoirs sociaux quand une fois ils avaient prié leur femme de déposer une carte pour eux chez les gens qu’elle visite ?

Les cartes, en vérité, les maris en abusent. J’imagine que leur vanité nous saura gré de le leur reprocher. Oui, messieurs ; ces petits cartons ayant la prétention de vous représenter, qui emplissent nos corbeilles, ne réussiront jamais à nous consoler de votre absence ni à excuser votre négligence.

Quelles bonnes raisons donnez-vous en somme pour vous soustraire ainsi à toute espèce d’obligations ? Que le temps vous manque… Que vos nombreuses occupations… etc. Ah ! tenez, vous me feriez mourir de rire avec vos occupations. Comme si nous ne connaissions pas nos rivaux ! Comme si les clubs chômaient un seul jour, et, que les plus imposants, les plus terriblement graves d’entre vous ne sacrifiaient pas, plus d’une fois la semaine, une petite heure au plaisir d’échanger avec quelques amis la « cerise » de la confraternité ou le Tom and Jerry de la bonne camaraderie.

Si vous utilisiez à notre profit — aussi bien que pour le vôtre — ces miettes de votre temps précieux, il vous serait facile de vous acquitter au moins des devoirs sociaux les plus impérieux, comme, par exemple, de faire une visite à ceux dont vous avez accepté l’hospitalité, ou aux personnes qui vous ont fait la faveur de vous inviter chez elles. Étrange nécessité que celle qui vous accorde juste le loisir de vous rendre à une invitation agréable, sans jamais vous laisser celui d’en prouver votre reconnaissance.

Mais une carte, si peu que cela soit, c’est encore quelque chose. Cela indique de la part du propriétaire un vague sentiment des convenances et une obscure conscience de ce que l’on doit.

Les nouveaux venus de la civilisation, les jeunes chevaliers d’aujourd’hui, se sont affranchis de cette dernière corvée. Un grand nombre d’entre eux ne font pas de visite et n’envoient pas de cartes.

— Nous en sommes réduites, me disait une dame, à inviter dans nos soirées, des jeunes gens qui ne se sont montrés ni au jour de l’an, ni même à la suite d’invitations antérieures qu’ils n’avaient eu le temps que d’accepter. Car je suis de celles qui subissent encore ce vieux préjugé que le parti masculin est indispensable dans une fête mondaine.

— Je vous assure, me déclarait une autre, que la plupart de ces pauvres garçons-là croient nous faire une faveur en venant dans nos maisons se conduire comme des palefreniers. Ah ! vous verrez que dans quelques années, donner un bal sera l’équivalent d’ouvrir ses portes à une horde de sauvages.

— Comment, madame, les choses ne vont-elles pas assez mal comme cela ? Vous croyez que ça va empirer encore ?

— Je ne prévois pas de miracle qui puisse les changer.

Quoique je n’aie pas la mission de faire un cours de Savoir-Vivre, je consens pour cette fois à me faire l’écho des principaux reproches qu’on adresse à la jeunesse.

Les traités de Savoir-Vivre qu’on trouve dans la librairie (et que, par parenthèse, je conseille aux étudiants de piocher à l’égal du code de procédure) s’appliquent plutôt aux détails : ils supposent une connaissance rudimentaire des convenances sur laquelle ils se fondent pour poser les lois particulières.

C’est cette base nécessaire qui manque au très grand nombre des jolis cavaliers de notre société. Et les exceptions à ce très grand nombre ne sont pas toujours, comme on le sait, ceux qui appartiennent à d’excellentes familles ni même les plus intelligents. Les pains d’orge se retrouvent à tous les degrés de l’échelle. Quelques-uns même semblent croire qu’un nom illustre les dispense de s’astreindre au joug de l’étiquette. C’est être naïf et doublement absurde en ce pays où un nom ne vaut que par le mérite de son propriétaire et par l’éclat qu’il sait lui donner. Les titres, les particules dont se prévalent encore dans le Vieux Monde tant de nobles imbéciles et de brillantes nullités ne sont rien sur cette terre démocratique où la célébrité ne se transmet pas.

Un jeune homme auquel une dame fait l’honneur de l’inviter chez elle doit bien se rendre compte qu’on lui fait une faveur. En se rendant à un bal ou à quelque fête que ce soit, il ne lui faut pas songer seulement à satisfaire ses goûts, ses préférences, en même temps que l’appétit d’un estomac robuste. Se disposer, au contraire, à faire plier son inclination aux exigences de la bienséance, rechercher les occasions d’être utile à ses hôtes et agréable à tous, c’est l’A B C de cette civilité indispensable, qui, selon l’expression de La Rochefoucauld, « commence et forme les premiers nœuds de la société. »

L’absence de ces conditions essentielles au caractère d’un gentilhomme, et l’égoïsme débridé qui les remplace, nous fournissent l’espèce de ces rustres qui, en entrant dans un salon, saluent froidement par acquit de conscience les maîtres de la maison, passent devant toute une rangée de dames assises, sans s’incliner, sans même songer à regarder s’il n’y a pas quelques-unes parmi elles, dont ils burent le vin et usèrent les tapis la veille — à qui, par conséquent, la simple courtoisie commande de présenter leurs respects. Ah ! bien oui, leurs respects ! Se douteraient-ils qu’une telle obligation existe, qu’ils ne sauraient jamais s’en tirer. Les compliments usuels, les formules banales de politesse, que dans tout pays civilisé les hommes savent adresser aux femmes suivant leur âge ou condition, sont de l’hébreu pour nos jeunes mondains. Leur formule à eux ne varie pas. Aux femmes âgées comme aux jeunes ils ne manquent jamais de commencer par secouer la main, ce qui les dispense de courber l’échine. Bonjour, madame ! Après cela leur vocabulaire est tari. Ignorant ce qu’il faut dire, ils se mettent alors à vous bombarder de questions pour ne pas rester coi : Qu’avez-vous fait l’été dernier ? Allez-vous au théâtre ? Étiez-vous chez Mme X… ? Et ils s’empêtrent, articulent d’un air à la fois distrait et embarrassé des Certainement ! Oh non ! Oh oui ! et ne savent plus comment se dégager.

Ils n’ont pas au salon cette aisance, cette souplesse de bon aloi qui permet à un jeune garçon de s’incliner devant une dame, d’échanger avec elle quelques paroles aimables en restant debout, et de la quitter après quelques instants en la saluant de nouveau. Ils accostent avec gaucherie et démarrent difficilement.

Craignant l’effort d’une conversation pénible, ils s’y dérobent en feignant de ne pas voir celles à qui des égards sont dûs. Aussi faut-il voir quelques-uns de nos lions — chez qui la timidité même, cette grâce de la jeunesse, revêt une forme offensante, — traverser un salon, bousculant les personnes âgées ou les inconnues comme des meubles encombrants, pour rejoindre une figure de connaissance. S’ils rencontrent une jeune fille aussi mal élevée qu’eux, ils iront avec elle prendre possession d’une pièce ou de quelque endroit un peu isolé pour s’y absorber dans un tête-à-tête prolongé, sans plus se soucier du reste de la compagnie que si elle n’existait pas.

Et ces êtres insociables quittent la maison de leurs hôtes, n’ayant seulement pas rempli le premier des devoirs d’un homme du monde. Pour ceux-là même dont ils ont usé de l’hospitalité sans vergogne, ils n’auront eu d’autres regards et d’autres attentions que ceux qu’on accorde à des maîtres d’hôtellerie vous logeant moyennant finance.

J’ai parlé des devoirs d’un homme du monde. La majeure partie de la jeunesse masculine d’aujourd’hui — d’après les autorités dont je m’inspire — n’en a pas la moindre idée.

La formalité des présentations, par exemple, est une opération douloureuse, à laquelle elle ne se soumet qu’à la dernière extrémité. Égarée au milieu d’une compagnie qui ne lui est pas familière, elle préférera s’ennuyer et bâiller dans son coin toute une soirée que de se soumettre à l’épreuve. J’ai entendu des jeunes gens répéter : « Je désirerais beaucoup faire la connaissance de cette dame. » « Je ne sais ce que je donnerais pour pouvoir causer avec Mademoiselle Une Telle. »

— Mais il n’y a qu’une chose à faire, une chose bien simple : faites-vous présenter.

Un secret orgueil les retient. Ils ont peur que cette dame, que cette jeune fille croie que… qu’elle aille se figurer… je ne sais quoi, enfin. Et ils diffèrent, ils hésitent longtemps, espérant que le hasard leur fournira une occasion toute naturelle qui ne compromettra pas leur dignité…

Mais non ; voyons, mes jeunes amis ! vous empiétez là sur le domaine féminin. Cette fierté n’est pas votre fait. Dans un société civilisée, nulle femme du monde ne s’étonne d’une formalité simplement honnête du commerce mondain. En faisant quelques frais pour vos co-invitées, il est entendu que vous vous rendez surtout agréable aux maîtres de la maison qui, nécessairement, comptent sur le concours de chacun pour l’amusement général et ne convient pas des gens du même monde pour qu’ils se regardent entre eux comme des chiens de faïence.

Les étrangers qui assistent à quelques-unes de nos réunions mondaines où les dames sont rangées le long du mur et les messieurs réunis en groupes sombres — dans l’antichambre ou au milieu du salon — se racontant à demi-voix, nez à nez, des choses peut-être intéressantes, mais qui leur donnent un air fort ennuyeux ; ces étrangers, s’ils ne viennent pas de chez les Esquimaux, doivent constater avec une certaine surprise des façons témoignant d’une grande ignorance du savoir-vivre.

Les personnes qui reçoivent peuvent beaucoup pour réconcilier sous leur toit les deux éléments divorcés. Ceux qui entendent bien leur rôle s’appliquent sans relâche à les remêler, afin de maintenir pour le plaisir des yeux, aussi bien que pour l’entrain des conversations, le contraste des habits noirs avec les fraîches toilettes des femmes.

Le plus grand obstacle à cette harmonie désirable, c’est l’établissement d’une tabagie dans une chambre de la maison.

Ceux qui la maintiennent encore chez eux réfléchissent-ils que, pour être agréables à une partie de leurs invités, ils se montrent peu délicats pour l’autre ?

Car en vérité ces messieurs qui fument chez eux, dans la rue, en venant, en retournant, peuvent bien, « pour l’amour des dames, » s’en abstenir pendant une heure ou deux. Et s’ils ne le peuvent vraiment pas, ma foi, pourquoi mettent-ils un habit et une cravate blanche pour venir satisfaire un besoin qui ne réclame pas d’aussi solennels préparatifs et auquel ils peuvent vaquer si commodément chez eux ?

Maintenant, ayant dit tout cela, et déploré avec vous, mesdames et messieurs, la rusticité de nos mœurs sociales, ainsi que la mauvaise éducation de notre jeunesse, je ne trouve qu’un mot à ajouter.

Quand je cherche le remède aux maux dont nous nous plaignons, je ne puis que vous répéter, croyant l’avoir découvert : Accompagnez votre fils et vos filles dans le monde. Dès le début, vous pourrez réprimer l’impétuosité, corriger les fautes des premiers et montrer au moins aux secondes à ne pas tolérer la hardiesse des sauvageons lancés seuls dans les salons avec l’inexpérience et l’appétit de la vingtième année.