Nos travers/L’art de ne pas vieillir

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C.O. Beauchemin & Fils (p. 194-197).

L’ART DE NE PAS VIEILLIR

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Dites-moi un peu, n’est-ce pas une loi aussi ancienne que le monde, une chose toute naturelle, nécessaire, je dirai même utile que de vieillir ?

D’abord, c’était le seul prétexte honnête de ceux qu’avaient épargnés les mille maux, catastrophes, épidémies qui élaguent constamment l’humanité de ses rameaux trop faibles ou trop abondants, pour faire une fin, car on a beau dire, il faut toujours en venir là ; aussi l’avantage d’avoir trouvé le secret de retarder la dissolution est-il bien discutable. Il faudrait découvrir celui de l’empêcher tout à fait. L’immortalité ou rien.

Ce doit être à dessein que le bon Dieu a laissé s’égarer pendant de si longs siècles la recette du père Mathusalem. Dans ses impénétrables et miséricordieuses vues la longévité pour les mortels ne lui semble probablement que la prolongation d’un misérable exil.

Ne voilà-t-il pas que maintenant, au moyen d’une liqueur magique dans laquelle entrent, comme élément essentiel, quelques parcelles de certains organes d’animaux broyés tout palpitants de vie au moment de la composition du liquide qui s’injecte sous la peau, on va donner à l’homme un rajeunissement merveilleux.

Tout renaît ; les facultés intellectuelles mêmes se ravivent et recommencent leur libre exercice que l’âge avait ralenti.

Mais alors nos aïeuls respectés dont on aime et choie l’aimable vieillesse, nos aïeuls repris de fièvres fourvoyées, munis de facultés subtilisées à de passives créatures, redeviendraient des personnages turbulents, incontrôlables ?

Au lieu d’entrer doucement dans l’heureuse enfance qui revient après la violente mêlée de la vie pour endormir les passions, dénouer insensiblement les liens terrestres, on verrait les bonnes gens mus par l’ardeur d’un égoïsme ravivé, reprendre dans l’arène la place cédée jadis.

Chez certaines tribus sauvages, on tue les vieillards devenus inutiles. L’épreuve qui détermine le moment opportun de l’exécution consiste en ceci : On fait monter dans un arbre le candidat à la mort. Des bras vigoureux secouent cet arbre de toutes leurs forces. Celui qui étreint assez fortement les branches pour s’y maintenir malgré ces violentes secousses, obtient un sursis.

Les civilisés n’agissent pas de même. Ils attendent avec plus ou moins de patience que les anciens choisissent leur moment.

Que deviendrait cependant la longanimité de la sixième génération si les ancêtres, au lieu de se borner discrètement à orner les murs de ses maisons de leurs images démodées, s’imaginaient de se cramponner obstinément à l’arbre de la vie.

La nature humaine est susceptible d’un certain rendement de respect. Je ne tiendrais pas, pour ma part, à courir la chance de voir la vénération de mes arrière-petits enfants faire faillite devant l’impôt extraordinaire qu’exigerait mon opiniâtre vétusté.

À quoi bon vouloir se mettre à durer si longtemps ?

Quelques-uns diront :

— Pour achever une tâche importante commencée.

Hélas, il n’est pas dans les destinées de ce monde ou du pouvoir d’un mortel de compléter quoi que ce soit. Une intelligence humaine peut tout au plus ébaucher une grande œuvre que les efforts des autres mettront peut-être des siècles à parfaire.

Et s’il lui était possible de conclure quelque chose elle recommencerait, aussitôt la première tâche accomplie, une nouvelle entreprise.

Ainsi, quelque vieux que vive l’homme, il ne se déclarera jamais satisfait. Il voudra toujours, comme les enfants : un peu de beurre pour finir son pain, puis un peu de pain pour utiliser son beurre.

Pourquoi alors s’éterniser ?

Pour recommencer cette existence dont on s’est plaint si souvent ? Pour se relancer à la poursuite du bonheur, fantôme bizarre et capricieux dont tous les vieillards sont les dupes ? Pour revivre tous ses souvenirs cuisants qui s’appellent regrets ; pour travailler, s’user, se morfondre pendant de longues années à la recherche de l’or, de la gloire, et manquer son but à la fin, ou n’être plus en état de jouir de sa victoire si on l’atteint, ou perdre d’un autre côté ce que l’on comptait acquis et sans quoi l’or et la gloire sont superflus ?

Serait-ce pour reprendre de gaieté de cœur sa chaîne de forçat humain et subir la loi qui nous condamne à employer toute notre énergie, à dépenser toutes les forces de notre corps pour sa conservation ? Pour entreprendre à nouveau la lutte acharnée, incessante contre la corruption qui nous gagne un peu tous les jours ?

Est-ce pour cela, ou, comme disent les gens de théâtre pour survivre à sa gloire, à l’amour qu’on a pu inspirer, à l’intérêt que l’on a fait naître ?

Pour s’offrir en victime à l’égoïsme de ses descendants dont la sollicitude attendrie, la douceur indulgente sont inspirées par la certitude d’une prochaine séparation ?

Ou, encore serait-ce pour refaire une vie édifiante, mortifiée, réparatrice ? Ce n’est même pas la peine, puisqu’on trouve tout ce qu’il faut en fait de pénitence de l’autre côté.

Telle est la loi naturelle : les vieux après avoir joué leur rôle ici-bas doivent se ranger.

Et si les générations s’imaginaient de s’attarder ainsi, de stationner outre mesure, les survenants, oubliant le respect dû aux anciens qui ne seraient plus les sages, revendiqueraient leurs droits, leur place au soleil injustement détenus par ces viveurs insatiables.

Sachons donc nous en aller à temps pour emporter au moins un linceul et quelques regrets.


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