Nos travers/La vie de ménage

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C.O. Beauchemin & Fils (p. 150-157).

LA VIE DE MÉNAGE

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On se marie pour être heureux. Cette illusion de la jeunesse qui, au moment où elle prononce le Oui sacramentel, croit mettre le pied sur le seuil du paradis… terrestre, cette illusion est éternelle. Il est entendu, entre amoureux, que sa félicité ne ressemblera à aucune autre, et qu’elle ne sera ni entamée ni diminuée par les vicissitudes de la vie matérielle.

Au dire de quelques sceptiques, cette douce espérance est entièrement vaine ; dans le sourire de pitié avec lequel ceux-là regardent un couple actuellement heureux, il y a l’amertume d’une mauvaise expérience.

Il ne faut pas croire ces victimes qui sont les chats échaudés du proverbe.

Non, sentimentale et confiante jeunesse, tu n’as pas tout à fait tort d’espérer. Le bonheur existe pour certains élus. Et si l’infortune des autres où leurs sombres prophéties t’enfoncent au cœur l’épine du doute ; si, croyant t’éveiller d’un beau rêve, il te vient quelque matin ce soupçon que la vie n’est peut-être qu’une duperie, et son printemps le piège fleuri engageant l’humanité dans une voie douloureuse, chasse ces vilaines idées. Pratique sans arrière-pensée les trois vertus théologales dont Dieu a fait les fondements de la religion, vertus divines en effet qui entretiennent dans l’âme une impérissable fraîcheur : Aime, espère et crois.

Les élus du bonheur conjugal sont ceux qui possèdent le talisman rare d’un amour véritable. J’ai l’air de dire une vérité de la Palisse, ou tout au moins une chose bien banale, mais c’est le cas de répéter que la plupart se méprennent sur le sens mystique du fameux vocable. Tel qui se croit atteint d’un amour inguérissable ne fait que subir un accès de passion.

Si vous me demandez à quoi on reconnaît le sentiment supérieur que je vous indique comme le gage de toute union solide, je n’oserais m’aventurer à vous le définir, mais je me bornerai à vous en donner le signalement. Ce que j’appelle un amour réel — où l’esprit est subjugué comme le cœur est épris — se montre calme et discret, confiant et réservé.

L’échange de cette précieuse affection qui implique une estime et une considération absolues est un palliatif à toutes les misères. Par l’effet de je ne sais quel aimable miracle, il fait sentir sa douceur jusqu’au milieu des épreuves. La manifestation d’une sympathie ardente et d’un dévouement illimité est un baume aux plus âpres douleurs. Les larmes que nous arrache le malheur sont moins amères si on les verse près d’un cœur compatissant.

Le propre de l’amour vrai c’est d’être pratique. Le mari aimant sérieusement sa femme ne négligera aucun moyen de pourvoir à son bien-être et de l’augmenter dans la mesure de ses forces. De même l’épouse dévouée comprenant que le bonheur en ce monde imparfait est subordonné à mille circonstances matérielles : qu’avec une âme magnanime et le cœur le plus épris un homme ne peut se contenter éternellement d’un mauvais dîner, d’une maison mal tenue, du désordre occasionné par la conduite d’enfants mal élevés ou de serviteurs peu stylés, règlera avec sollicitude tous les détails de son intérieur de façon à en faire pour le roi et le soutien de la famille un séjour agréable.

Mais le peu de sérieux qui entre de nos jours dans l’éducation des filles les rend bien inégales à la tâche à la fois grave et délicate de diriger une famille.

L’honnêteté native qui distingue notre jeune race et je ne sais quel fonds de vertu ayant résisté à l’entraînement le plus frivole se révèlent pourtant dans les situations les plus difficiles chez quelques épouses inexpérimentées, les élevant par une espèce de miracle à la hauteur de leurs obligations.

Bien que leurs braves cœurs dans les grandes occasions sachent ainsi se montrer héroïques, la futilité d’esprit et l’aveuglement de l’intelligence, qu’un grand nombre apportent en ménage en guise de dot, ne peuvent manquer, en face de certains problèmes dont la solution demande un jugement éclairé secondé par une grande force de caractère, de faire une désastreuse faillite.

Il y a des hommes qui se contentent d’une femme qui soit une habile ménagère et sache s’habiller. Ces deux conditions d’après eux suffisent pour « faire honneur à leur position. »

S’ils ne devaient pas avoir d’enfants, nous laisserions ces gens peu difficiles appeler tout à leur aise leur épouse-intendante un trésor ; mais dès que son titre de mère impose à celle-ci le devoir de conduire des âmes et de former de jeunes intelligences, ses talents domestiques deviennent insuffisants. D’inflexibles principes religieux et une bonne instruction doivent ajouter leurs lumières à la science utile de faire d’excellentes confitures, de bien tenir sa maison, et de dire avec grâce, peut-être même avec esprit, dans son salon, d’aimables banalités.

Aussi bien, sans ce secours surnaturel, à la meilleure des ménagères et à la mère la plus dévouée il manquera toujours quelque chose. Car c’est avec une intelligence éclairée qu’on forme des enfants sains de corps et d’esprit, comme c’est la résignation et l’humilité chrétiennes qui font accepter à une femme moins fortunée que ses compagnes l’infériorité relative de sa position.

La raison pour laquelle l’espoir des jeunes filles attendant du mariage une félicité sans mélange est souvent déçue, c’est que dans leurs rêves elles ne font pas la part des misères inhérentes à toute existence ; c’est qu’on a négligé de préparer leurs forces et leur volonté à affronter courageusement le prosaïsme de la vie et qu’elles voient dans leur avenir une espèce de conte de fée où minuit ne sonne jamais pour l’heureuse Cendrillon.

Il ne faut pas compter uniquement sur la bonté et la tendresse d’un époux pour la paix du ménage. Une femme n’est heureuse que si elle achète son bonheur par de constants efforts, que si elle le sait mériter par sa correspondance aux bons sentiments qu’on lui témoigne.

En un mot, pour assurer l’harmonie qu’on rêve de voir régner dans son ménage, il faut moins se préoccuper de ce qui nous est dû que de ce que nous avons à faire nous-mêmes.

C’est l’oubli de cette règle charitable qui est la cause des malentendus si fréquents au début de la vie conjugale. La nouvelle épouse, sous prétexte de ne pas laisser « prendre de mauvais plis à son mari », épie ses paroles, le ton dont il les dit, jusqu’à ses moindres gestes, et prétend corriger par des bouderies enfantines ce qui lui déplaît dans sa manière d’agir. Maintenant, pour peu que celui-ci s’alarme de la tournure que semblent prendre les habitudes de sa chère moitié et qu’il se mette aussi sur la défensive, le jeune couple jouira de la lune de miel la plus nuageuse jusqu’à ce qu’un bon jour, cédant aux instances de leur affection, les nouveaux mariés se décident à déposer les armes pour s’évertuer à se plaire tout bonnement l’un à l’autre.

La dignité qui sait garder une mesure dans la démonstration du dévouement est louable du moment qu’elle n’est pas exagérée et qu’elle ne donne pas aux rapports matrimoniaux un caractère égoïste.

Pour être plus pratique, nous passerons des idées générales à des faits particuliers, et nous indiquerons la cause la plus commune du désordre et de la ruine de tant de familles.

La notion ou plutôt l’entente de l’économie fait défaut non seulement à la femme canadienne, mais à notre nation toute entière. Je voudrais qu’on me citât le nombre de nos hommes d’État ayant approfondi la science de l’économie politique.

Cette impéritie de la classe dirigeante et gouvernante, pour laquelle (à quelques exceptions près) l’équilibre financier est le secret du sphinx, se retrouve dans nos institutions publiques et privées.

Elle est la plaie de nos familles où le chef lui-même, qui gagne avec plus ou moins de facilité peu ou beaucoup d’argent, ne sait pas le plus souvent fixer le chiffre de la dépense et abandonne au hasard, à la fantaisie de sa femme ou de ses enfants le règlement de cette question.

C’est pourquoi l’on voit tant de gens vivant — selon l’expression bien connue — « au-dessus de leurs moyens, » et un si grand nombre de familles réduites à la pauvreté par la disparition du père, après avoir connu des années de grande prospérité.

La femme que l’on blâme le plus souvent dans ces sortes de désastres n’est cependant ni la seule ni la première coupable. Il est avéré que la Canadienne est une femme d’intérieur, une ménagère bien intentionnée et laborieuse, une mère d’un dévouement exemplaire.

Mais son amour de l’ordre, mais sa volonté de bien faire, toutes ces qualités, avec les courageux efforts qu’elles inspirent, ont besoin d’être dirigés.

Dans sa famille d’abord une jeune fille devrait être mise au fait du chiffre de la fortune paternelle, et apprendre à se contenter de ce qu’on peut raisonnablement lui accorder pour sa bourse personnelle. Au lieu de cela, les enfants grandissent dans l’habitude d’obséder leurs parents pour arracher à leur faiblesse le plus qu’ils peuvent. On songe trop tard à s’adresser à leur raison, et quand, forcé par la nécessité, un père se voit réduit à imposer des privations à son entourage, ceux que sa prodigalité a gâtés sont prêts à l’accuser d’injustice.

Que les maris ne se désespèrent pas trop tôt. Il est encore temps au début du mariage pour rectifier sur ce point l’éducation d’une bonne petite femme et lui enseigner la science de l’économie. Encore faut-il que les susdits maris la connaissent eux-mêmes cette science.

Il y a chance qu’à l’école des affaires ils aient appris l’art essentiel de balancer sagement la recette et la dépense.

Quels que soient l’état et l’étendue de sa fortune, qu’un homme commence donc par en instruire sa jeune femme. Qu’il l’initie à ses affaires, non pas seulement pour l’inquiéter de ses soucis et de ses préoccupations (la femme a ses propres ennuis qu’on augmenterait ainsi inutilement), mais pour l’intéresser à l’entreprise commune et lui permettre d’administrer sa part en associée intelligente.

N’envions jamais le sort des femmes à qui on permet de dépenser sans compter. Nulle fortune ne résiste à ce système ; le temps vient inévitablement où il faut crier à celles qui en ont usé : « Halte-là ! » Et alors il est trop tard pour réparer ses folies.

Moi je conseillerais à l’homme à qui je veux du bien de s’asseoir dès le lendemain de son mariage à côté de sa petite femme, devant une feuille de papier, avec un crayon à la main et de lui dire gentiment sans craindre de gâter l’exquise poésie des premiers moments de bonheur, tâchant d’en profiter au contraire :

— Voici, ma chérie, l’énorme… ou le modeste chiffre de nos revenus. Avec cela il faut confectionner un cadre aussi commode que possible pour notre bonheur. Nous ne nous laisserons pas prendre au dépourvu si vous êtes de mon avis…

Elle ne manquera pas ici d’interrompre :

— Voilà que vous dites encore vous ! payez l’amende.

Vous aussi.

— Encore !

Eh bien, si tu le veux, ma chère femme, nous allons ensemble nous arranger une bonne petite vie.

— Une bonne longue vie.

— Soit, une longue vie bien tranquille, bien sereine à l’abri de toute inquiétude, de tout tracas et de tous remords.

— Ainsi soit-il.

— Écoutez-moi… suis moi bien, mon ange.

Alors, ramenant doucement son esprit enjoué au sérieux de la question, il fixerait avec elle la somme à affecter au loyer, en prenant soin de ne pas obérer trop sérieusement le budget avec ce seul article, ainsi que cela se pratique souvent. Ils conviendraient tous deux du montant à dépenser pour la table, le domestique, la toilette. De cette façon les petits sacrifices que la jeune femme peut être appelée à faire, elle sera la première à en comprendre la nécessité et à se les imposer sans qu’un mari délicat se voie dans l’obligation de les demander.

Pendant qu’ils seront en frais de réfléchir et de raisonner, nos sages amoureux en arriveront à reconnaître l’urgence d’un fonds d’épargne pour… pour l’Imprévu.

Voilà un intrus avec lequel — tout imprévu qu’il est — il faut compter. C’est souvent dans les dentelles d’un berceau qu’on le voit apparaître un bon matin. Mais hélas, il ne sait pas toujours se présenter sous une forme aussi gracieuse.

Quand on est jeune et heureux on ne craint pas l’Imprévu. Je répugne à jouer le rôle d’un prophète de malheur. Et cependant, il faut bien avoir le courage de dire à ceux à qui tout sourit dans le présent : Songez à l’avenir ; sachez envisager bravement la possibilité de ce que vous craignez le plus, et ne vous laissez pas prendre au dépourvu par le malheur.

C’est vivre au-dessus de ses moyens que de ne rien réserver pour les éventualités futures. La cigale de la fable l’ayant appris par ses malheurs se vit bien cruellement confirmer cette vérité par la bouche de l’impitoyable fourmi.

Que sa leçon nous profite. Pourvoyons prudemment à notre sécurité, et n’attendons pas que le monde, après nous avoir encouragés à « chanter, » nous dise aussi avec son cynisme éprouvé, et quand cet exercice nous aura conduit à l’indigence : « Eh bien, dansez maintenant. »