Nos travers/Les émancipées

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C.O. Beauchemin & Fils (p. 83-89).

LES ÉMANCIPÉES

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S’il m’est arrivé de m’étendre sur la rigueur des lois du monde en ce qui regarde la liberté de la femme, ce n’est pas que je prétendisse les changer, ni que je voulusse prêcher à leur endroit la révolte. Je sais trop bien que les révoltées du despotisme social sont bientôt et fort tristement classées.

Elles forment la catégorie de celles qui jouissent pour un temps, d’une vogue « intense ». Elles sont ces reines éphémères auxquelles tous les favoris, tous les princes charmants de leur génération ont fait un bout de cour, sans jamais songer à les épouser.

Leur beauté, des charmes réels ont, de concert avec la complaisance et l’incurie des parents aveugles, déterminé leur vocation d’émancipées.

Manquant d’une prudente direction et des conseils de l’expérience, elles subissent le sort que le monde égoïste et cruel fait à toutes ses idoles.

Qui les instruira, en effet, des revers qui suivent les triomphes faciles ? Qui avertira la pauvre petite, empressée de plonger ses lèvres roses dans la « coupe enchantée », que la mousse capiteuse cache une lie amère ? Qui donc l’empêchera de suivre, comme le Chaperon Rouge, de lamentable mémoire, la route joyeuse et fleurie qui s’offre à son exultante jeunesse, si ce n’est de sages et vigilants parents ?

Ceux-là au moins savent que le bonheur est un oiseau rare, une proie mystérieuse et délicate qu’on n’attrape pas en faisant la chasse aux papillons. Ils n’ignorent pas qu’un bon mari — puisqu’en cette vallée de larmes ce mot résume pour quelques-unes tout ce qu’une femme peut souhaiter de mieux — ne se trouve pas toujours au sein d’un bruyant cotillon, sur un champ de tennis ou parmi les coquillages d’une plage à la mode.

Les chrysalides qui recherchent l’occasion de se transformer en bons maris, fréquentent bien comme les autres les endroits profanes, mais s’ils ont la vanité d’y promener à leur bras celles « qui font fureur », il est rare qu’ils ne cherchent pas parmi les jeunes filles moins populaires, l’ange modeste qu’ils rêvent de voir à leur foyer ; c’est à de plus simples et de plus timides en réalité qu’ils parleront le langage grave et doux de l’amour sincère. C’est à celles-là qu’ils diront avec émotion après un jeune poète canadien bien connu par ses succès dans la prosaïque science de la politique :

 
Ô vous dont la voix est si douce,
Dont le regard est infini,
Heureux celui qui, dans la mousse,
Avec vous bâtira son nid.


C’est en vain qu’ils essaieraient d’ailleurs, de faire entendre de pareilles choses à la mondaine brillante et frivole.

Cette conquérante, avide d’hommages nouveaux, préoccupée de la quantité plutôt que de la qualité des admirateurs, ne s’arrête pas à pénétrer le sens intime des déclarations qui pleuvent à ses pieds.

Qu’elles soient banales, sottes, convaincues ou spirituelles, peu importe pourvu qu’on les lui fasse.

L’habitude des louanges, l’adulation ont tellement exacerbé sa vanité que d’en manquer un seul jour ferait son malheur. Comme les pauvres reines pour qui le souci de leur rang et de leur réputation passe avant tout, elle arrivera insensiblement à sacrifier à son orgueil les plus chers intérêts de son cœur.

Avec quiconque l’aborde, elle prend l’initiative d’une conversation légère, badine, moqueusement sentimentale, — c’est ce qu’elle appelle flirter — qui déconcerte les sentiments sérieux.

Le flirt entre dans son système. Elle ne s’en cache pas. « Cela m’amuse » avoue-t-elle avec une certaine candeur. À chaque saison, aux eaux, à la ville, aux endroits où elle passe, on lui voit nouer de ces relations éphémères, romans dont elle brûle les étapes et qui même, dans les cas de promenades trop courtes n’offrent pas plus de développement qu’une Table des Matières.

Pas un chapitre n’y manque cependant : Coup de foudre au commencement, adoration perpétuelle, entretiens éternels, promenades solitaires, tristesse au départ, promesse de s’écrire, larme peut-être, oh ! la larme y est, quelquefois.

Et elle recommence ailleurs le lendemain ; c’est sa manière d’affirmer son empire. À chaque conquête, à chaque genou additionnel qui ploie devant ses charmes, elle ressent la joie de l’Indien attachant à sa ceinture la chevelure d’un ennemi nouveau.

Mais cela ne peut pas toujours durer. Et que vaudront dans l’avenir toutes ces marguerites effeuillées, tous ces lauriers flétris ? Des regrets, des reproches, des remords peut-être.

Je propose à la méditation des amateurs d’un sport plus innocent qu’inoffensif, la fable dans laquelle le bon Lafontaine s’est occupé d’elles :


La cigale ayant chanté tout l’été… etc.


Le monde est dur dans son jugement des émancipées.

Avec la détestable logique qui est à son usage, il n’épargne aucune de ses séductions pour attirer dans le piège d’innocentes victimes, ce qui ne le gêne en rien pour n’admettre ensuite aucune circonstance atténuante dans l’arrêt qui les condamne.

Apprendrai-je aux personnes mal guidées qui ajoutent sans cesse au code reconnu de la bienséance des exceptions par trop hardies, que les mêmes jeunes gens qui ont été le mobile ou les instigateurs de leur conduite audacieuse, seront justement les témoins compromettants dont le sourire énigmatique et plein de fatuité insinuera plus que la vérité.

Car le sexe protecteur de notre faiblesse féminine commence toujours par être son ennemi. Sa protection débute au point où ses tentations échouent ; elle s’accorde à qui a eu l’héroïsme d’éviter ses embûches.

Si un homme trouve sur son chemin des innocentes imprudemment lâchées, des étourdies livrées à elles-mêmes, ou des coquettes trop amoureuses du flirt, le monde l’exonérera toujours d’avoir contribué à compromettre ces inconscientes désarmées.

— Qu’elles ne s’exposent pas, dit sa justice inexorable. Que les parents qui ont le souci de la réputation de leurs filles les gardent et les protègent. On n’est pas tenu d’avoir des égards pour ce qui traîne partout sans paraître appartenir à personne.

Comprenez-vous, les parents ayant l’expérience de ces choses, connaissant la vie, et qui lancent leurs enfants sans guides dans le monde où elles ne rencontrent que dangers, hostilité et rarement un bon conseil.

La première fois qu’une jeune fille va en soirée, sa mère trouve au retour plus d’une observation à lui faire, ou sur son maintien ou au sujet de quelqu’enfantine étourderie qui pour être le fruit d’une ignorance candide n’en doit pas moins être strictement réprimé.

Elle se sera laissé accaparer une partie de la soirée par quelque joli garçon, ou n’aura trouvé aucun inconvénient à s’établir avec un partenaire ayant la réputation d’un flirt consommé, derrière un rideau ; elle se sera, au souper, emparée de la conversation et n’aura pas craint peut-être de tenir tête à un groupe d’hommes s’amusant perfidement à la faire causer ; il arrivera même que d’espiègleries en extravagances elle ait fini par allumer la cigarette de quelqu’agréable fat qui aura eu l’audace de le lui demander.

Que sais-je encore tout ce que peut faire de folies analogues ou pires, une ingénue dont personne ne contient l’exubérante vivacité, que les sourires approbateurs et l’apparente admiration des hommes encouragent au contraire.

On a vu trop souvent le résultat d’un pareil entraînement car nos salons contiennent un certain nombre de ces émancipées au verbe haut, aux façons désinvoltes.

Pour ces victimes de notre anarchie sociale je ne puis ressentir que de la pitié et de la sympathie, car je réserve toute mon indignation pour les pères et les mères imprévoyants qui ne les ont pas suffisamment gardés.

Aux jeunes canadiennes de la génération actuelle on peut fort heureusement approprier cette peinture de la bourgeoisie de 1796 en France faite par un romancier de nos jours.

« La liberté dont jouissait les jeunes filles les exposait à des aventures et à des tentations, et leur cœur inexpérimenté sentait trop vivement pour se contenir toujours ; mais contre le danger qu’elles affrontaient sans crainte, elles étaient défendues par une honnête nature transmise de mère en fille depuis des siècles, ainsi qu’une noblesse qui se transmettrait par les femmes et devenue invincible comme une habitude, infaillible comme un instinct. »

Il ne serait pas raisonnable toutefois de se reposer uniquement sur cet atavisme bienheureux qui fait nos compatriotes honnêtes comme leurs mères le furent.

L’habitude de la vertu est un héritage qu’il faut cultiver ; une moralité instinctive ne résiste pas éternellement au nombre et à la violence des tentations.

Notre système tout entier est à refaire. Prétextant l’exiguïté des maisons dans les villes, on a pris l’habitude d’inviter pour les bals les jeunes filles sans leurs mères. Cette transgression exceptionnelle a suffi à établir le principe ; l’on voit maintenant des excursions en bateau ou en voiture, ainsi que des parties de campagne auxquelles la grande nature donne un caractère de liberté absolue, où une vingtaine de jeunesses sont placées sous la direction d’une ou deux chaperonnes bien peu imposantes parfois. C’est une mère intéressée et vigilante et non une étrangère sans autorité qu’il faut dans ce dernier cas, pour avertir son enfant que les circonstances lui imposent une conduite toute particulière et lui interdisent comme une inconvenance des plus graves de disparaître un seul instant, en compagnie d’un jeune homme, de la vue des autres.

Ce sont de ces précédents regrettables, de ces coutumes démoralisatrices que certains parents s’inspirent pour laisser leurs filles revenir la nuit au retour d’une soirée, escortées par des jeunes gens, ou aller en même compagnie à des théâtres dont on peut dire des merveilles mais qu’eux, en somme, ils ne connaissent pas.

C’est aussi une inconséquence impardonnable que de permettre à ses enfants d’aller sans une escorte sérieuse — une sœur mariée à défaut du père ou de la mère, un frère dévoué qui s’interdit toute distraction pour rester entièrement à la disposition de ses sœurs — recevoir l’hospitalité dans les cercles masculins, (militaires ou de sport), et à bord des frégates étrangères qui visitent nos ports.

Les cas sont rares où une femme peut accepter l’hospitalité masculine : quand elle le fait ce doit être avec une réserve et une prudence extrêmes, non pas que l’on doive trop mettre en suspicion la loyauté d’amphitryons de nos amis les hommes, mais parce que, peut-être, la nouveauté et l’étrangeté de la situation mettent en éveil la malveillance du monde.

On m’a raconté qu’il y a deux ou trois ans une jeune fille avait été invitée à déjeuner à bord d’un vaisseau de guerre. On n’explique pas pourquoi son père et sa mère lui permirent de se rendre sans eux à la prière des galants marins, mais les autres convives survenant un moment après elle, remarquèrent en entrant dans le carré des officiers, le chapeau de cette émancipée qu’elle avait déposé sur le piano et que recouvraient en partie les coiffures galonnées de ses hôtes. L’irrévérence était peut-être involontaire, mais elle était flagrante. Je me figure que si le gentil couvre-girouette de la demoiselle s’était abrité à l’ombre des ailes en dentelle noire d’une capote maternelle, les casquettes marines se seraient maintenues à une distance respectueuse.