Nos travers/Les enfants

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C.O. Beauchemin & Fils (p. 179-181).

LES ENFANTS

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Ces chers petits êtres que l’on aime avec le meilleur de son âme, et qui nous tombent du ciel parés de toutes les grâces, avec ce charme impérieux des faibles et des désarmés, m’apparaissent toujours comme de redoutables énigmes.

Ces sphynx ingénus me font profondément réfléchir.

Que de mystères sous ce petit crâne déplumé. L’avenir est là nébuleux et problématique. Les germes de certains défauts, de certaines vertus y sont nichés déjà et dans l’agitation d’une menotte à fossettes, dans la façon qu’ont les enfants de manifester leurs sensations, jusque dans la plainte que leur arrache la douleur — inséparable et précoce compagne, s’attachant comme un lichen à la pauvre humanité — on se prend à chercher des particularités accusatrices, à tâcher de saisir les secrets de leur destinée future.

Et l’on réfléchit, tout en caressant le bébé dont le sort nous préoccupe, que tous ceux que l’on admire, que l’on craint ou que l’on méprise ; que les hommes célèbres, que les femmes adorées de l’heure actuelle, comme aussi les persécutés, les méconnus, les imbéciles enfin, coudoyés chaque jour, ont tous revêtu cette uniforme livrée de l’enfance innocente et gracieuse, sans que l’œil le plus perspicace, sans que même la curiosité passionnée d’une mère aient jamais pu surprendre, dans l’éveil confus de leur intellect le secret du destin, ou pressentir seulement parmi tant de vocations diverses, quel lot leur devait incomber.

Dans l’affaire de l’éducation la nature a le rôle initial et prépondérant.

De l’argile qu’elle nous livre dépend, en grande partie, le succès de notre participation. La culture la plus assidûment appliquée n’a d’efficacité qu’autant que la nature a été généreuse dans la formation de la « matière première. »

Elle semble quelquefois se faire un jeu de ruiner les espérances les plus raisonnables et en apparence les mieux fondées.

Cette singulière conduite de sa part en a mené plus d’un au pessimisme.

Témoin cet homme illustre qui se consolait ainsi de n’avoir pas d’héritier mâle pour perpétuer son nom :

— Je ne prive que les gens qui vivront dans vingt ans de dire : Voyez-vous cet idiot ? C’est le fils d’un homme intelligent !

Il ne faudrait pourtant pas exagérer la part de la Grande Ouvrière dans la responsabilité des enfants qui tournent mal.

Donnons à chacun son dû et admettons que plus d’un mauvais sujet eut pu être au moins un citoyen passable avec une consciencieuse direction.

Mais voilà ! la direction manque pour le moins aussi souvent que les aptitudes chez le sujet à élever.

C’est qu’il y a une sorte d’héroïsme à ne faiblir jamais dans ce devoir difficile de réformer ou de bien diriger ses enfants. Aussi n’est-il pas rare quand il s’agit d’une correction que le plus puni soit encore celui forcé de sévir.

Il faut être doué d’une force d’âme peu commune, on le reconnaîtra, pour savoir au besoin refuser une friandise à la gloutonnerie si amusante et jamais satisfaite des bébés.

Et c’est justement dans ces questions de détails en apparence insignifiantes, qu’on laisse surprendre sa vigilance et qu’on s’habitue à des faiblesses et à des concessions dangereuses.

Car il faut bien prendre garde que pour ces êtres mignons dont la volonté se manifeste si prématurément, on ne peut user trop tôt de fermeté et de méthode.

À cet âge tendre, du reste, l’instinct primant la raison, ils se font tout naturellement à un système. Si l’on accoutume, par exemple, les enfants à ne manger qu’à de certaines heures fixes sans exciter leurs convoitises en dehors de ces heures, leur traditionnelle gourmandise sommeillera indéfiniment.

Cette règle éminemment hygiénique a aussi sa portée morale.

En même temps qu’elle fait des gaillards à l’estomac solide, elle donne du ressort au caractère.

Quelle énergie, quelle sobriété, quelle retenue peut-on attendre d’un sujet dont l’enfance n’a été qu’un gavage continuel et qui n’a eu pendant des années, pour objet, pour récréation, pour récompense que la satisfaction un peu bestiale d’une gourmandise démesurée ?