Nos travers/Les malheureuses

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C.O. Beauchemin & Fils (p. 73-78).

LES MALHEUREUSES

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Quelle déplorable éducation est celle qui émousse chez quelques-unes la fierté — je dirais royale — qui fait à la femme sa force et sa supériorité ? On en voit en effet abdiquer d’elles-mêmes le sceptre que la civilisation leur met dans la main et renoncer à l’orgueil légitime qui leur permet d’attendre les hommages.

Mais d’abord la jeune fille, avant d’entrer dans le monde, doit s’être prémunie d’une forte dose de philosophie, ce nom profane de la résignation chrétienne ; autrement, ce sera une recrue de plus dont se grossira le bataillon des « malheureuses ».

La femme dans notre monde policé est condamnée à une passivité humiliante et barbare. Son esclavage est tel qu’il n’est pas une fête d’où la plus belle et la plus adulée ne sorte avec de l’amertume plein l’âme.

Forcée, quels que soient ses moyens ou ses goûts, de se parer avec recherche, elle y est comme en exhibition devant ces messieurs. Maintenant, de choisir au gré de ses préférences et de ses sympathies ceux avec lesquels elle désirerait causer ou danser ; de se soustraire à la compagnie de certain importun, celles qui le tentent sont taxées d’inconvenance. L’audacieuse qui refuserait à un fâcheux l’« honneur » de s’inscrire sur son carnet serait immédiatement mise au ban de l’opinion masculine.

Dans un bal on ne sait donc lesquelles il faut plaindre davantage, de celles qui ont la honte d’être délaissées par des freluquets qu’elles dédaignent, ou de celles qui sont forcées de subir quatre ennuyeux pour un danseur agréable.

Jusqu’à son mariage, la jeune fille qui ne veut pas être oubliée est comme contrainte de se montrer dans le monde, tandis que dans notre organisation sociale, les hommes sérieux qu’elle aurait plaisir à y rencontrer s’en retirent presque tous dès qu’ils commencent à être quelque chose.

Tel est pourtant le pénible noviciat que toute fille à marier se voit dans l’obligation de traverser pour conquérir une liberté relative. Il est si dur, que certaines âmes fières, n’en pouvant supporter le joug, abandonnent prématurément la partie, prêtes à sacrifier héroïquement l’espoir de trouver un mari acquis à un prix si élevé.

C’est pourquoi je prêche la philosophie aux jeunes personnes qui entrent dans le monde, car, au fond, le plus clair de ce qu’elles y trouvent toutes, c’est la contrainte, l’ennui et de cruelles humiliations. Ce n’est que du hasard qu’elles peuvent attendre la rencontre de celui qu’elles aimeraient. Et si d’aventure le même malin hasard s’amuse à leur ravir au bout d’un instant le cavalier qu’une plus ample connaissance allait peut-être transformer en adorateur, il leur est interdit de faire pour le retenir le moindre geste ni de tenter pour le ramener la plus petite démarche.

Le mensonge de sa royauté illusoire, il y va du sort même de la femme de le perpétuer et de faire semblant d’y croire. Les lâches qui dans le combat inégal entre leur cœur et leur dignité laissent la victoire au premier, sont ces malheureuses victimes peu intéressantes qui, en étalant leur désolation stérile, ne s’attirent que le ridicule.

C’est le propre de la charité mondaine de prendre parti pour les heureux, les cruels et les conquérants contre les sacrifiés.

Que de jeunes filles ayant pris, à la suite d’un abandon, la pose d’un deuil dramatique, ont gâté leur avenir, effarouchée la félicité par l’enseigne du désespoir arboré sur leur personne.

Pour un homme une peine de cœur est une auréole et un excellent certificat. Chez nous, je le répète, elle est un objet de risée, une faiblesse qu’à tout prix il faut déguiser sous une contenance naturelle et même joyeuse. Notre conduite doit avoir pour règle l’inflexible axiome « Noblesse oblige ». Et plus on est humble, déshéritée de la nature ou de la fortune, plus on doit viser à cette hauteur de l’âme qui ne se laisse pas abattre par le dédain d’un homme, car alors l’indépendance est notre seul avantage et notre réputation le seul bien dont on dispose.

La vraie jeune fille est une créature si pure, tellement au-dessus de ceux — hommes jeunes ou mûrs — qui ont l’avantage de l’approcher, que je la voudrais plus consciente de sa valeur, plus pénétrée de sa supériorité et autrement jalouse des égards qui lui sont dûs.

Chez les plus désespérées, dans l’éclat qu’elles donnent à leurs « chagrins d’amour, » il a le vestige d’une espérance et l’insistance d’une supplication. Est-il concevable que leur jugement n’avertisse pas ces éplorées qu’une marchandise dont on fait bon marché ne peut que perdre de sa valeur.

Si les malheureuses se contentaient de se nourrir de leur égoïste douleur ; mais hélas, elles ont leurs victimes. Ce sont d’abord leur famille, un bon père, une mère idolâtre, réduits au désespoir par le spectacle d’une peine devant laquelle ils se sentent impuissants. Ces vrais affligés, dont le malheur n’a pas, comme celui de leur enfant, une certaine compensation trouvée dans le charme des souvenirs et des dangereuses rêveries, ces pauvres parents ont l’âme meurtrie en lui entendant répéter sans cesse qu’elle va mourir.

Il y a aussi les confidents. Ceux-là sont les martyrs qui doivent recevoir avec un dos patient la sempiternelle averse des pleurs, des récriminations et des soupirs lamentables. Ces victimes deviennent d’autant plus précieuses à leur bourreau qu’elles seront les témoins du roman, unique peut-être, qu’une vieille fille cultive religieusement, qu’elle arrose de larmes jamais taries comme on renouvelle les fleurs sur la tombe d’un trépassé sans successeur.

Ce sera quelquefois aussi son confesseur qu’elle ira obséder de sa lubie.

Quand le prêtre lui dira que le meilleur dérivatif à son tourment est la résignation, une vie sérieuse et occupée, l’oubli d’elle-même et de son rêve obstiné, les remontrances glisseront sur cette âme.

Au bout de huit jours elle reviendra encore, poussée par l’inconscient besoin de parler de sa hantise à une oreille indulgente ; elle osera, avec une hypocrisie dont elle-même ne se rend pas compte, demander de nouvelles consolations quand elle ne craint rien tant que d’être consolée.

Eh, mon Dieu, il ne suffit donc pas aux incomprises de savoir que leur affliction n’est qu’un encens qui grise sans le toucher leur bel infidèle, pour les engager à réprimer d’inutiles démonstrations et à refuser l’hommage public de leurs larmes à un indifférent.

L’amour-propre ou même le respect de soi-même n’éprouve donc que chez elles aucune répugnance devant ce rôle de délaissées qu’elles affichent ainsi ? Qu’elles sachent donc que ce qu’elles gagnent par des déchéances de leur dignité est payé trop chèrement et ne leur rapportera rien qui vaille.

Non ; aux yeux de quelques-unes la passion est un dieu à la fois charmeur et despotique. Sitôt qu’elles se croient touchées de son doigt elles se grandissent dans leur propre imagination et se classent immédiatement dans une catégorie d’individus à part, infiniment intéressants et subjugués comme des sujets hypnotiques par une force inéluctable.

Elles aiment ! Songez-donc… leur conduite échappe à toutes les lois, à tous les raisonnements. Voyons, peuvent-elles être maîtresses de leurs actes, de leurs mouvements, de leur volonté ? Elles aiment !…

Aux conseils, aux menaces elles n’opposent qu’une réponse toujours la même et destinée à justifier le sacrifice en bloc qu’elles font de tout — devoir, amitiés, relations mondaines, bonheur, avenir, réputation peut-être.

« C’est plus fort que moi ! » Telle est la formule de leur aveugle obstination.

« C’est plus fort que moi. » Mais c’est là la règle des êtres inconscients.

C’est la loi des êtres privés d’intelligence, le règne de l’instinct substitué à celui de la morale. Cette parole peut mener très loin, elle peut conduire à tout celles qui l’invoquent, pour s’excuser à leurs propres yeux des déchéances qu’elle autorise. Cette maxime est de plus un blasphème sur les lèvres d’une chrétienne.

Trop fort, dites-vous ? Non ; rien n’est plus puissant que la raison et que la volonté. Ce n’est pas en vain que Dieu a donné par surcroît à la femme cette pudeur naturelle qui voile d’une grâce discrète ses joies comme ses tristesses.

Cela a soutenu en des combats douloureux bien d’autres victimes : toute la multitude de ces épouses délaissées dont l’histoire évoque les douces et graves figures. Sans aller chercher si loin des exemples, ne coudoie-t-on pas chaque jour dans la vie ordinaire, d’humbles femmes sachant souffrir noblement sans accabler de gémissements superflus l’auteur de leurs peines ?

On force quelquefois le respect et l’admiration de celui-là, à défaut de son amour. Pour qui nourrirait des idées de vengeance à l’endroit du cruel, une conduite digne et fière est encore la plus propre à lui donner des regrets sinon des remords cuisants de son abandon.

Ajoutons que ces victimes ne sont malheureuses à ce point que parce qu’elles le veulent bien. Une résolution courageuse réussit presque toujours à les sauver de leur mysticisme maladif.

Qu’elles sachent au surplus que pour s’attarder à semer durant toute leur jeunesse des larmes aussi peu glorieuses, elles recueilleront les fruits amers d’une conduite impie et sans dignité.