I.
LE JOUR DE NAISSANCE.
Le 14 décembre 1503, dans l’hôtel des Tournelles, que Pierre d’Orgemont bâtit en 1390, et qu’embellit le duc de Bedfort, au temps où l’Anglois faisoit montre dans Paris de l’autorité du vainqueur et de la munificence du souverain, deux personnages, retirés dans un oratoire de cette partie de l’hôtel qui, sous Louis XI, prit le titre d’hôtel du Roi, devisoient, assis côte à côte, dans un grand fauteuil à dossier élevé, recouvert, ainsi que les bras, d’un velours rouge à crépines d’or. Des bras du siége se détachoient, comme deux baguettes montant verticalement, et à l’extrémité desquelles venait se fixer une tenture voûtée, aussi en velours rouge, formant le dais, avec d’autant plus d’exactitude, que les panaches blancs en rehaussoient les coins.
Les deux têtes qui se rapprochaient sous le dôme de ce fauteuil, de noble et riche apparence, avaient, l’une pour l’autre, des regards pleins d’aménité ; l’entretien qu’elles agitoient, même dans ce qu’il avait de diffus et de verbeux, révéloit une confiance expansive et tendre, bien rare à reconnoître sous les oripeaux de l’opulence et surtout dans les demeures des rois.
Il est vrai de dire que, de ces deux personnages, l’un étoit Louis XII, l’autre Anne de Bretagne. Louis XII, prince affable et débonnaire, dans la meilleure acception du mot, Anne de Bretagne, si belle et bien conditionnée, et tant pleine de grâces, selon la jeunesse où elle était, a dit saint Gelais. La fiancée de Maximilien, la veuve de Charles VIII et la femme de Louis, avoit alors vingt-trois ans, et faisoit sourire son attrayant visage sous les regards animés d’un époux qui l’aimoit d’amour. Le roi étoit dans sa quarante-unième année.
— …Et, pour lors, me sont advenus seigneur et maître et roi bien-aimé, les souvenirs de toutes ces choses qui, au travers de mes précoces ennuis, ont porté mille fois douce lumière en mon esprit, et confiance en mon ame.
— Et en bon retour, m’advient à moi noble orgueil à cause de tes douces paroles ! Ainsi, est-il vrai, madame la reine, que le duc d’Orléans vous aima de passion forte, du jour où il vous vit si gentille et mignonne, au pays de Bretagne !
— Pourtant, monseigneur, que d’événemens ont depuis ce tems forcé mes yeux à se fermer devant vous !
— Ma bénignité pour le peuple de France a laissé faire, madame, à ces événements qui pareillement m’ont bien contristé ! mais me souviens, puisque c’est l’heure des souvenirs, me souviens, dis-je, que certain jour me vint horrifique et déloyale pensée !…
— À vous ? s’écria Anne de Bretagne avec ingénuité.
— C’étoit à Saint-Denis, et le jour de votre sacre… il me fallut long-temps soutenir au-dessus de votre tête cette couronne de France, trop grande et trop lourde pour votre jeune chef… Dieu m’en octroye le pardon, comme me l’a promis mon confesseur… Sentant frémir sous mes doigts ce joyau royal qui devenoit vôtre, admirant sous mon regard si jolie dame agenouillée, inclinée devant Dieu et la Vierge, et offrant aux regards de mon esprit l’albâtre de ses épaules et de son sein, les délicats et gracieux contours de ses formes… je voulus, oui, je voulus raffermir mes doigts qui trembloient, élever mes mains, abaissées, à hauteur de ma tête, et me couvrir félon et usurpateur de cette couronne dont Charles VIII vous dotoit…
— Oh ! monseigneur le roi !…
— Je l’étois dès ce moment,… je criois : le roi de France s’appelle Louis XII ! Madame, Jeanne de France n’est plus ma femme ! Anne de Bretagne est la reine !…
— Dieu, sans doute, vous retira la voix, pour vous tenir en garde d’un pareil cri ; car il nous eût empêchés de nous retrouver assis à cette place ; la femme de Charles VIII n’auroit plus eu à le pleurer…
— Mais à le venger, voulez-vous dire ?
— À mourir avec lui, monseigneur et doux maître. Et le regard d’Anne de Bretagne s’élevoit, à la fois digne, respectueux et tendre, sur le regard soucieux de Louis XII.
— Il n’y a si doux souvenir, reprit la reine, qui ne se rattache par quelqu’endroit à quelque chose de regrettable et de triste… Assez du passé, parlons de l’avenir.
— N’êtes zingari, bohème, ni hermétique ? dit le roi en riant.
— Au pays de Bretagne, volontiers j’en aurois appris la science… non d’un bohème, mais d’un descendant des Druides… Il en existe, monseigneur.
— Et peut-être gente reine, la connoissez-vous déjà quelque peu cette science ?… Voyons, un essai de nécromancie entre nous ; le cardinal d’Amboise, ni messieurs de Sorbonne, ni ceux de l’officialité, n’en sauront rien !… Parlez donc bohème, ajouta Louis en baisant au front Anne de Bretagne… Parlez, vous faut-il ma main ?
— Non, répondit la reine, le respect m’interdit de tenter secrets et maléfices sur mon doux maître…
— Silence, interrompit le roi en se levant. À travers ces vitraux, je vois passer dans la galerie des Écossais nos chancelier et premier président, Gui de Rochefort et Jean de Ganai… Plusieurs de messieurs du parlement les accompagnent. Et se retournant vers la reine : Faisons trève, gentille amie, aux doux propos qui nous soulagent de notre royauté.
— Les momens que nous leur donnons sont bien courts ! dit la reine en s’avançant, mécontente, près du vitrage.
Un huissier de la chambre gratta à la porte de l’oratoire, l’ouvrit, et annonça le chancelier, le premier président et quelques-uns de messieurs.
— Qu’y a-t-il ? demanda le roi, en voyant sur ces visages la préoccupation du zèle. S’agit-il de quelque dommage en nos archives, de quelqu’arrêt à redresser ?
— Sire, dit en s’inclinant Guy de Rochefort, le chancelier, nous venons en hâte auprès de votre majesté, lui faire connoître qu’à cette heure même les clercs de la Basoche se livrent à un spectacle, soties et mystère, qu’un arrêt de Charles VIII leur a interdit ; et pour rendre plus coupable le mépris des ordonnances, ils insultent le nom du roi dans leurs paraboles…
— N’est-ce que cela, messire chancelier ?… Ramenez la sérénité sur votre visage et le calme dans vos esprits. Nos gars de la Basoche ont eu tort de reprendre leurs spectacles sans y être autorisés ; mais la chose faite, imaginons-nous que l’arrêt qui leur restitue ce droit a été rendu. Quant à ce qui est d’une insulte au nom du roi… je veux que l’on joue en liberté, et que les jeunes gens déclarent les abus qu’on fait à ma cour, puisque les confesseurs et autres qui font les sages n’en veulent rien dire… pourvu toutefois, et la figure de Louis XII s’anima de sévérité, pourvu qu’on ne parle pas de ma femme !… l’honneur des femmes doit être respecté.
— Ce discours, reprit le premier président, est d’un sage et vertueux roi ; mais notre gracieux maître permettra à Jean de Ganai, son féal serviteur, de lui exposer que les prédications et avis ne manquent point aux personnages de la cour, aux bourgeois de Paris et aux basochiens ; le révérend père Maillard satisfait aux besoins de toutes les ames pénitentes.
— Oui, messire, je pense comme vous, dit Anne de Bretagne ; je l’ai entendu dans notre chapelle de Nostre-Dame de toutes les Grâces, sise en notre couvent des Bons-Hommes.
— Établissement pieux ! se hâta de reprendre un conseiller au parlement, que la piété des fidèles Parisiens doit à sa belle et gracieuse reine. Jean Censy est bien glorieux d’avoir aidé, en 1496, à cette fondation, par la vente de son hôtel.
— Le prêtre Maillard continue-t-il ses prêches ? demanda le roi.
— Il en fit un hier, répondit le premier président, qui ne laisse rien à dire aux soties de la Basoche. Toutes les professions des bourgeois y furent passées au crible de sa parole, de telle sorte que beaucoup sont sortis convertis…
— Et beaucoup d’autres pécheurs plus ardens, interrompit Louis XII, c’est l’ordinaire… Mais, voyons, messire Jean Ganai, qui paroissez moult pénétré des dires et sentances du prêtre Maillard… Dites-nous quelques traits de ses censures… Madame la reine se plaît dans ces récits qui concourent aux bonnes actions des hommes, en leur enseignant le bien-vivre.
Louis XII, en adressant cette demande, se complaisoit évidemment à satisfaire le goût du premier président, pour les paroles de l’église ; et le magistrat, docile à l’invitation du souverain, autant qu’empressé de manifester ses dévotes inspirations, se redressa sur soi-même, renfla sa voix afin de mieux imiter Maillard, et fit retentir le royal oratoire des paroles suivantes, qui parurent ennuyer les conseillers et le chancelier, parce que le roi, qui n’y mettoit que de la complaisance, étoit distrait et mal écouteur.
— À vous, marchands, deux mots : N’avez-vous pas, dites-moi, le caractère du diable ?… La fraude, qu’on nomme en français, barat, déception, la fraude est votre aliment !… Vous donnez toujours le coup de doigt sur le bassin de balance, afin qu’il descende !… De trois choses, Dieu nous garde, mes frères, des et cætera des notaires, des quiproquo d’apothicaires et du buchon (poison) de Lombart Friscaire… Pour vous, prêteurs d’argent, usuriers, giboyeurs de finances, la harde du diable vous attache et vous étrangle !… bourgeois de Paris, qui louez vos maisons où les femmes publiques exercent leur immondice métier, où se rendent les agents de la prostitution, vous voulez vivre des produits de la débauche : vultis vivere de posterioribus meretricum, le diable vous brûle, vous et vos maisons !… Quant à vous, imprimeurs et libraires, suppôts de Satan, retournez à lui !… Voleurs, menteurs, allez au diable !…
— Ah ! il s’agit ici, sans doute, dans les reproches du prêtre Maillard, de notre Sainte-Bible, damnablement traduite en français, interrompit le roi, qui vouloit mettre un terme à ce dévergondage de remontrances, dont la reine paroissoit se fatiguer. « Je crois, en effet, ajouta-t-il, que les soties n’en diront pas plus sur ce sujet, que notre révérend. » Le premier président toussoit, et prenoit provision d’air, pour reprendre son discours imité : « Assez, assez, dit le roi ; nous sommes édifiés, messire Jean Ganai ; mais, madame la reine, notre chancelier et messieurs ont sans doute répugnance à se trouver ainsi, à chaque parole, en regard du diable ; Maillard peut le voir de près, sa vertu l’exorcise ; la foule peut le voir de loin, elle est déjà plus qu’à moitié endiablée… Mais nous, qui avons foi, moins dans nos mérites que dans nos bonnes intentions, nous qui désirons conserver la bonne estime des saints, assez des violentes paroles de Maillard : et merci, monsieur le premier président. »
Sur cet avis, le chef du parlement renferma sa piété expansive, et étouffa le grognement qu’auroit volontiers fait entendre son amour-propre offensé, d’une interruption si peu d’accord avec l’habituelle indépendance du prêche.
— Monseigneur le cardinal d’Amboise, dit à haute voix l’huissier de la chambre.
— Ah ! notre illustre cardinal ! notre bon et vieil ami ! s’écria le roi dont la figure s’illumina aussitôt de la joie d’une amitié heureuse. Les assistans s’inclinèrent devant le premier ministre ; celui-ci rendit hommage au roi et à la reine, dont il baisa la main ; et Louis, saluant avec bonté le chancelier, le président et les conseillers :
— Il n’y a grand dommage, messires, dans le méfait que votre zèle m’est venu signaler ; je vous l’ai dit : laissons débagouler les basochiens sur messeigneurs de la cour, puisqu’aussi bien le prêtre Maillard leur laisse cette besogne entière ; et dans ces sortes de jeux n’octroyons le commandement que d’une chose, c’est le respect dû aux femmes et à madame la reine notre belle épouse, — et leur adressant un geste d’adieu. Bien, — messires, bien ; c’est toujours heur et réjouissance pour moi lorsque je vous vois… Laissez un petit notre amé cardinal deviser avec le roi des affaires de notre France.
— Viens, dit le roi, lorsqu’il n’y eut plus que le ministre en tiers entre Anne de Bretagne et lui ; viens, mon vieux ami, sieds-toi sur la chaise de ce prie-dieu.
Le cardinal témoigna du regard éprouver de la gêne, et son front se plissa.
— Est-ce nouveau malheur ? demanda le roi avec inquiétude.
Le ministre hésita.
— Mes yeux et mes oreilles ont-ils trop de vue et trop d’ouïe ? demanda la reine.
Le cardinal s’inclina.
— S’il s’agit de choses du pays, ou qui me soient à moi seul personnelles, reprit vivement Louis XII, parlez, monsieur le cardinal. Quant à ce qui seroit des affaires de ce royaume, la veuve de Charles VIII a prouvé, pendant la campagne de Naples, qu’elle avoit l’œil juste et la main habile pour le maniement du gouvernement de France ; quant à ce qui toucheroit plus profondément mon cœur et ma personne, n’oubliez pas que madame la reine est ma dame, et prend part à mes joies comme à mes tristesses…
— Il s’agit de Bourges, interrompit le cardinal.
— Madame Jeanne est-elle malade ? s’écria la reine avec chagrin.
— Elle est malade.
— Dieu et les saints et Notre-Dame veillent sur elle ! dirent ensemble et en se signant, Anne de Bretagne et Louis XII.
— Malade ! reprit le roi avec un réel intérêt.
— La fondatrice de l’Annonciade a trop pleuré ; les peines du monde ont trop mortifié son ame, et les pénitences dévotes ont trop macéré sa chair ; j’apprends que la fille de Louis XI va bientôt rejoindre son père à Notre-Dame de Cléri. »
Anne de Bretagne laissa tomber sa tête sur sa poitrine et ne dit mot.
— Dieu me soit miséricordieux ! dit le roi d’une voix triste et recueillie. Ce qui a été fait devoit l’être. Le procès de madame Jeanne a été calamiteux pour son nom et sa gloire, mais son mariage l’auroit été bien davantage pour la France… Il n’est pas un, auprès du roi son père, à qui Jésus pardonne, qui n’ait entendu mes lamentations, prières et repoussemens… Le frère prêcheur, Jean Clérée, m’a ouï mille fois au saint tribunal, me lamenter et sanglotter de ce péché volontaire d’abstinence, au regard de la femme qui me fut donnée par force… et ma vie, Dieu le sait bien, y fut mise en jeu… J’aurois grande honte de réciter la façon dont en usoient ceux qui étoient autour, tant hommes que femmes… Le duc d’Orléans put souffrir si piteuse condition, et se laisser baptiser par les gars de la cour, du surnom d’impuissant, moins justement donné à Henry IV, de Castille… Mais un roi de France veut une postérité… et madame Anne, — il prit avec tendresse les mains de la reine, — avoit au cœur et dans les yeux de quoi fixer mon cœur et mes yeux… Dieu ne m’en punit point, car lorsque mes lèvres se posèrent sur les lèvres rosées que voyez en ce moment si décolorées par la peine, monsieur le cardinal, je ne reçus point le châtiment des premiers époux de Sara…
La reine souleva doucement sa belle prunelle pour regarder son royal ami.
— On me reproche, continua le roi, d’avoir été favorable à Alexandre VI, et, afin de parachever ma rupture avec Jeanne, d’avoir fait d’un fils de pape, cardinal, un duc de Valentinois ? Ce péché me flagelle moins l’esprit que le manque de foi du cardinal de la Rovère, qui, en se proclamant Jules II, t’a traîtreusement arraché la tiare, mon vieil ami… Enfin, nous ferons effort pour conserver la dame de l’Annonciade, et la Vierge la rappelant, nous prierons pour elle.
— Oui, dit la reine à demi-voix.
— Après cette mauvaise aventure, reprit le cardinal d’Amboise, il reste à parler de lamentables choses qui sont particulières au royaume.
— Hélas ! firent ensemble Anne de Bretagne et Louis XII.
— L’année 1503 a été malencontreuse, ajouta le ministre ; la félone poursuite de guerre de Gonzalve, en dépit de notre traité, conclu à Lyon, avec Ferdinand le catholique… la bataille de Cérignoles où a été tué le dernier Armagnac… le mauvais état des finances… la disette, pénurie et contagion qui désolent et détruisent l’armée que commande la Trémouille…
— Tout cela est bien triste ! murmura le roi ; et frappant de la paume de sa main le bras de son fauteuil :
— Fatale année 1503, elle a coûté du sang, des larmes et de l’or à mon peuple !
— Parlons de l’avenir, dit la reine avec timidité.
— C’est le point de mire des foibles et des souffreteux ! dit le ministre.
— Oh ! l’avenir, reprit Louis XII, il a des promesses pour tout le monde, et quand il devient le présent, le guerdon et les munificences dont il vous a leurré la vue sont déjà en avant, bien loin de lui et de vous !… L’avenir !… regardez au travers de ce vitrage : voyez, dame reine, et vous aussi cardinal, regardez le frimas qui gerce l’air, la neige qui blanchit les toitures de notre tournelle… Et dites-moi si derrière ce ciel gris, vous voyez quelque chose ?… rien. Pour moi, lorsque le ciel est ainsi voilé, lorsque pas un rayon du soleil ne traverse l’espace, et ne vient se jouer sur mon front pour y réchauffer l’espoir du lendemain, j’ai froid… je suis triste… et ne compte plus sur l’avenir.
— Tout homme, interrompit gravement George d’Amboise, a toujours un lendemain pour mieux faire… Tout roi de France a la postérité pour le juger.
— Oui, seigneur cardinal, je me dis cela souvent… Mais au quart d’heure qu’il est, je vois peu devant moi… Le tour qu’a pris cette conversation m’a glacé la vue… L’avenir ! qui osera promettre l’avenir ?
— Un sorcier, dit la reine avec enjouement, et cherchant par le jeu de ses beaux yeux à ranimer les esprits de son époux.
— Un sorcier de Bretagne, madame la reine ? demanda le roi en souriant.
— De Bretagne ou d’autre lieu, mon noble sire… Il n’y a pas qu’en nos landes cabine à loups-garous et à sorciers, et au méridian de France, il peut aussi bien se rencontrer voix de prophéties et de paraboles…
L’horloge des Tournelles tinta.
— Écoutons, dit le roi…
— Douze heures, dit le ministre.
Notre dame chérie et belle reine… êtes tant soit peu devineresse, sinon boëme… Dites, mais tout bas, que l’officialité ne vous entende… qu’advient-il à cette heure de plus marquant en un coin de cette France ?
— Il naît un sorcier, répondit la reine en riant.
— Maléfices et mauvais guerdon dans les paroles qu’il dira, car l’étoile des mages n’éclaire point son berceau ! Le ciel est bien gris ! et c’est jour de vendredi… ! dit Louis XII en se signant.
II.
LE LIT ET LE PHILOSOPHE.
Le vendredi 14 décembre 1514, — onze ans écoulés depuis l’entretien ci-dessus décrit, pendant lequel Anne de Bretagne, aimée d’amour par Louis XII, devisoit, de si familière et tendre manière avec le roi, son époux, — l’une des chambres à coucher de l’hôtel du Roi, dans les Tournelles, étoit somptueusement éclairée vers les douze heures de la nuit. Grand nombre de ces dames, pour la première fois qualifiées du titre de filles de la reine par la veuve de Charles VIII, s’empressoit aux apprêts d’une toilette de nuit : toilette de jeune épousée, sans doute, car on y observoit ce cérémonial qui prépare impudiquement une fiancée aux adieux qu’elle va faire à sa virginité. Deux de ces dames prodiguoient spécialement leurs soins à une toute jeune personne, à l’expression inquiète et embarrassée par la honte, mais d’une beauté de visage vraiment ravissante, et laissant voir, à chaque pièce de vêtement dont on la découvrait, des formes d’une rare perfection. Lorsqu’on eut achevé de l’habiller pour sa nuit des noces, ou, pour parler un moins équivoque langage, lorsqu’on l’eut réduite à cet appareil dans lequel Junie fit pénétrer, par sa seule vue, le désir et l’amour au cœur de Néron, elle baissa la tête, et fit présumer par quelques gestes indécis qu’elle délibéroit si elle fuiroit ou demeureroit, si elle resteroit là, peureuse, immobile, ou s’avanceroit d’un pas sur l’estrade et sous les tentures du lit pour y attendre son fiancé, son premier maître.
Peu à peu la clarté des lumières s’affoiblit autour d’elle ; les femmes, préposées à son service, se retirèrent ; et, lorsqu’elle promena son regard autour de cette vaste chambre, qui n’étoit plus éclairée que par un feu de couleur d’opale, échappé d’une lampe en fer doré et de forme antique, elle se vit seule.
Le temps d’y penser, et une petite porte pratiquée avec art dans le lambris tourna doucement sur ses gonds, un homme parut ; il étoit enveloppé d’une vaste robe de drap d’argent à fleurs d’or. On voyoit bien, ses regards ne se portant point en arrière, qu’il étoit le maître au lieu où il se trouvoit, et pourtant il étoit ému ; son pas étoit presque chancelant, sa poitrine battoit fortement, ses yeux enivrés paroissoient éblouis, malgré la demi-obscurité. Il marcha vers la jeune fille, et, avec la ferveur d’un puissant amour, s’agenouilla devant elle, lui prit les mains, les mouilla de larmes tièdes, les baisa de ses lèvres brûlantes ; puis, ce chaste hommage rendu… les derniers voiles de cette toute jeune personne tombèrent ; elle disparut dans les plis de ses draps, dans les bras de son époux !…
Louis XII, âgé de cinquante-trois ans, veuf d’Anne de Bretagne, célébroit sa première nuit de noces avec la fille du roi d’Angleterre, Henry VIII, Marie, qui avait seize ans.
Si ce récit n’avoit été fait que pour conduire à une moralité, il faudroit répéter sur ce roi, si riche d’amour, ce que Pétrone disoit de la dame d’Éphèse, et rappeler les vers que La Fontaine adressoit aux veuves :
…Si votre intention |
En effet, Louis XII fut bien un peu trompé par la surabondante chaleur de son ame, mais la raison d’état fut complice de son infidélité au souvenir de la fille de François de Bretagne. Comme le peuple, qui ne pouvoit se saouler, dit Brantôme, de pleurer la feue reine, il auroit pu long-temps gémir dans la solitude du veuvage, les difficultés de sa situation politique ne lui laissèrent ni le temps pour les larmes, ni le vouloir pour être fidèle.
La France, attaquée à la fois par Maximilien, Henry VIII, les Suisses et le pape, étoit aux abois ; il falloit traiter : après le siége de Térouenne, la bataille de Guinegate, dite la journée des éperons, la Trémouille traita, à Dijon, avec les Suisses ; le concile de Pise fut renié ; celui de Latran, reconnu. Renée, l’une des filles de Louis XII, fut promise à l’un des fils de Ferdinand d’Aragon ; et Marie d’Angleterre, fiancée à l’archiduc Charles, depuis Charles-Quint, passa dans le lit du roi de France, qui donna Tournai et un million d’écus à Henry VIII.
Au prix de ces alliances et de ces traités, la paix fut accordée à Louis. Il étoit de prudence et de devoir d’en utiliser les loisirs à la consolation de la patrie souffrante depuis long-temps ; mais, vieux époux à jeune fille, et la sagesse de l’un se perd dans la jeunesse de l’autre ! Le roi n’eut plus qu’un orgueil, celui de contempler sur son chevet la tête mignonne et jolie de sa seconde femme. Peu s’en fallut qu’il ne fût plus accessible qu’à un chagrin, Grignaux et Duprat le lui épargnèrent ; il étoit temps. L’héritier du trône, à défaut d’enfant mâle, le comte d’Angoulême, fils de Charles d’Orléans et de Louise de Savoie, avoit tenté de plaire à la jeune reine ; il voulut l’aimer et s’en faire aimer ; de sages avis le retinrent ; et Louis XII resta l’unique possesseur d’une enfant, qui, dans ses jeunes embrassemens, dévora le vieillard.
La soixantième nuit depuis cette union, le roi reposoit sa tête, devenue chauve et livide sur le sein éblouissant de Marie ; et, ressentant les angoisses que lui suscitoit son frénétique amour, en lutte avec sa caducité précoce, il tourmentoit sa couche, il parloit haut : dans le rêve de sa fatigante insomnie, il jetoit çà et là des mots qui se prenoient à la réalité du passé, au charme trompeur du présent, à la première et à la seconde épouse… à la France un instant… et bientôt à la mort ! Car vers le matin, il la vit distinctement se dresser devant le lit… Impuissant à la repousser, il tourna son regard avide et désespéré sur la jolie créature si vivante et si fraîche, en contact avec ses chairs si froides ; il approcha de ses lèvres rosées ses lèvres pâles et écumantes, et, dans l’effort d’un dernier baiser, rendit son dernier soupir.
Au soleil levant, le Ier janvier 1515, le comte d’Angoulême s’appeloit François Ier.
La civilisation européenne va faire un pas en avant ; mais comme à toutes les époques, où des races d’hommes se mirent en mouvement, et firent effort pour l’amélioration de leur espèce, de grandes erreurs, de grands crimes seront jetés au travers de grandes et nobles choses : tout sert pour l’enseignement du genre humain.
Tout sert aussi à l’intelligence du prédestiné qui voit mieux que les autres avec la vue commune à tous, qui voit plus loin que tous à l’aide de la seconde vue dont l’a doté la Providence. Le prestige d’astrologie ou de nécromancie qui tenoit Louis XI incliné avec angoisses de corps et d’ame, avec stupeur de regard et de pensée sur la table-zodiaque de Galeotti, cette prescience du lendemain, qui asservit les plus imprévoyans des rois, mais les rois surtout, parce qu’en dépit de leur calamiteuse inhabileté ou insouciance, ils savent bien qu’ils ont plus de destinées que personne autre à mettre au jeu du sort, parce que le mot responsabilité (dont le sentiment date de bien loin avant que son acception littérale fût attribuée au style parlementaire) pèse en définitive, et quoi qu’ils en aient, sur leur froide conscience, cette science nécromantique, astrologique et de seconde vue n’est point, pour le philosophe éclairé ou l’homme sérieux, un mot aussi vain que la vertu de Caton, ni une puissance d’origine aussi céleste que l’ont voulu dire les prophètes et les solitaires ; ni si haut, ni si bas ; ni si menteur, ni si vrai ; et l’errare humanum est s’y retrouve comme dans tout ce qui tient aux hommes, tout ce qui vient d’eux, tout ce qui est dit et prédit par eux.
Toutefois, un homme peut naître sous l’influence d’une condition physiologique telle que par tous les pores, on peut le dire, lui arrive la conviction si tardive chez le vulgaire ; la connoissance nette et précise de ce qui est, connoissance si généralement incomplète parmi les hommes, et quand il a vu ce qui peut être vu, appris ce qui peut être appris, quand il a pesé le genre humain de son temps, quand il a fait l’analyse et la distinction des races, quand il a su lier les intentions aux faits, quand il a enfin réduit à une grande unité qui lui est distincte le grand ensemble du présent ; s’il lui reste de la vue, de l’ouïe, des forces énergiques dans ses organes, de la sensibilité, de la lucidité dans ses perceptions, qu’a-t-il à faire, lui, ambitieux de savoir, parce qu’il sait déjà beaucoup ? Il n’a plus qu’à enjamber son siècle, trop petit pour son observation, puisqu’il l’a déjà jugé ; il n’a plus, lui, parvenu aux bornes de l’horizon, qu’à se poser sur un point, dont le zénith et le nadir ne seront qu’à lui, parce qu’ils sont encore dans les époques futures. Et ici, afin de simplifier cette incompréhensible puissance, ici, l’esprit d’analyse et d’inductions, la croyance en un système providentiel, qui ne permet pas que quelque chose appartenant à une époque soit à jamais perdu pour celle qui suivra ; qui donne une suite à tout, veut que chaque fait et chaque idée soient la conséquence d’un autre fait et d’une autre idée ; tout ce qui a été découvert ou prévu émane de ce système ; le vague désir de voir et de connoître en avant de soi a constamment été inspiré par l’induction, par une foi sincère dans cette pensée que rien n’est interrompu. Christophe Colomb, arrêté court sur la rive des continens connus, mesura l’espace et le cercle de la terre, il jugea l’interruption mathématiquement impossible, s’élança dans cet espace, découvrit une suite aux trois grands continens, le quatrième monde, qu’Améric a baptisé de son nom.
La réflexion, la philosophie de l’histoire donnèrent la lucidité de la seconde vue ; le vulgaire imbécile, complice des imposteurs, fit les sorciers et les prophètes.
Vers ce temps, ingénieusement appelé la renaissance ; lorsque Copernic, Christophe Colomb, Galilée et Frascator… pour les hautes sciences et les découvertes ; lorsqu’Érasme, Lascaris, Rabelais, Commines, Scaliger, Sannazar, Robert-Étienne, Machiavel, Marot, l’Arioste, pour la philosophie et les lettres ; lorsque Maximilien Ier, Ferdinand et Isabelle, Gustave Wasa, Christiern, Henri VIII d’Angleterre, Philippe II, Sigismond, Louis XI, Louis XII, Charles-Quint et François Ier… parmi les rois ; lorsque Bajazet et Soliman II, pour les mahométans ; l’infâme Alexandre VI, le guerroyant et fourbe Jules II, le poétique Léon X, pour les chrétiens ; lorsque Luther et Calvin, pour l’hérésie ; lorsque Raphaël, Michel-Ange, le Titien (que l’empereur Charles-Quint trouvoit digne d’être servi par César) ; lorsque tous ces hommes, tous ces regards, ces sabres, ces bulles, ces conciles, ces prêches, ces thèses, ces pinceaux, ces idées, ces poésies, ces découvertes, lorsque tous ces orgueils remuaient le monde pour opérer sa renaissance… n’est-il pas permis de penser qu’alors un homme en harmonie avec les agitations de ce grand mouvement, et doué d’une perception assez vive pour sonder la conscience de chacun de ces hommes, la tendance de chacun de leurs actes… ait pu passer outre et regarder l’avenir en face ?
III.
L’HÔPITAL ET LE PORTRAIT.
— Tu vivras, enfant !
Ce mot jeté par une voix de jeune homme sur le chevet d’un lit d’hôpital, où languissait, brûlé par la fièvre, dévoré par la peste, un garçon d’environ seize ans, fut reçu par le moribond, jusque-là inattentif, avec la joie de l’espérance, avec l’avidité d’une ardente soif qui s’étanche.
— Et moi ? demanda, en soulevant un peu sa tête à demi rongée par les abcès, un autre malade dont le lit étoit voisin.
— Je vous l’ai déjà dit, lui répondit le jeune homme, dont l’intrépide main pressoit la main de l’enfant pestiféré, vous avez, Jean Varovère, des pardons à demander à Notre-Dame la Vierge… vous avez retenu quelques idées de la conférence qu’eut l’an dernier Martin Luther avec le diable, au sujet des messes privées… c’est mal de se souvenir du mal pour ensuite l’imiter… Priez Dieu, afin d’avoir, vivant, votre pardon : car ce soir, vous serez mort.
— Amen, dit sèchement le malade, en jetant sa tête en arrière.
— Maître, dit un frère lai, préposé à la garde de l’hôpital, que faut-il à ces trois hommes que voilà là-bas, près de la fenêtre, vomissant le sang en grande abondance.
— À tous trois le viatique… et dans une heure, une serge à chacun, si faire se peut.
— Ils mourront !
— Que puis-je ? ce qui fut possible, je l’ai fait.
— Et le faites toujours, maître, car, dans cette funeste pestilence qui désole notre ville de Montpellier, partout et à chaque heure, la charité vous trouve avec les secours de votre science… Mais, voyez ce jeune gars, que tenez si imprudemment par la main, sa lèvre se noircit, ses yeux se tournent… il est mort…
— Il vivra, répondit le jeune homme avec calme et sans retirer sa main.
— Mais il est mort !
— Il est sauvé !… c’étoit une crise… la tumeur qu’il avoit au sein gauche vient de s’ouvrir ; voyez sa paupière battre, le sang reparoître sur ses lèvres… il vivra.
— Et d’un bon cierge honorera votre patron… car le maître Béroni l’avait condamné trois fois dans la journée d’hier, et, en sa qualité d’étranger à notre ville, une bière de beau bois neuf avoit été commandée à son intention.
— C’est bien au maître Béroni d’honorer ainsi les étrangers ; sa prévoyance à l’endroit de ce jeune homme tournera au profit de ses restes mortels : dans la bière du malade guéri on couchera demain, à l’heure de l’angelus, Béroni mort de la peste.
— Le savant maître Béroni ! s’écria le frère lai avec incrédulité.
— Il manque à cet Italien qui flaire la docte faculté de Montpellier, avec la convoitise d’un jeune clerc prêt à entrer dans les ordres, il lui manque l’œil qui voit et la main qui touche ; et n’étoit l’air infect de cette maladrerie qui ternit jusqu’aux trumeaux du parloir, il auroit vu ce matin une tache jaune se former au-dessous de son œil gauche.
— Et cette tache, maître, c’est la mort ?
— Avec la peste. Toutes deux ensemble pour rendre hommage en la personne du sire Béroni, à la bonté de mes fardemens, dont il a répugnance et mauvaise estime.
La dernière partie de cette phrase accusoit peu de charité, et une croyance sévère dans l’efficacité de ces fardemens, œuvres, à ce qu’il paroissoit, du jeune visiteur de l’hôpital de Montpellier. Mais ce n’est pas qu’en 1525 que l’attachement à un système et la prédilection pour un onguent, élixir ou potion, ont inspiré à messieurs des facultés de médecine l’idée de cet apophthegme : périsse le malade plutôt que le médicament. Le frère lai parut du reste si frappé de l’assurance de son interlocuteur, qu’il ne témoigna vouloir faire aucune objection à la sentence de mort qui venoit d’être portée ; craignant même d’éveiller sur sa propre personne une si funeste sagacité, il s’éloigna avec l’arrière-pensée d’aller voir si la tache jaune du visage de Béroni étoit déjà devenue noire.
— Maître, dit le garçon de quatorze ans sur le lit duquel s’appuyoit le jeune homme ; je me sens mieux… la vie me revient.
— Jeunesse est plus habile que sapience et prudence, messire écolier… car, à quelques mots du missel et du lexicon qui vous sont échappés pendant la loquacité de la fièvre, et au milieu du récit assez diffus d’un tapage nocturne… je juge que vous êtes écolier…
— En la classe d’Athanas Aubriot, au collége de Boncourt, sis en la rue Bordet de Paris, ès-murs de Sainte-Geneviève qui avoit de si jolis moutons, » répondit le jeune moribond ressuscité, avec toute la gaieté d’un homme en santé.
— Malencontreuse idée, qui vous amenoit de si loin en cette ville, pour y trouver le terme de vos joyeuses années.
— Un mien oncle, qui me servoit de curateur, m’avoit attiré en ce pays pour lui voir palper une grosse succession… J’ai vu mon oncle rouler mort sur les sacs, et moi je me suis réveillé dans cet hôpital.
— Bientôt en sortirez, et pourrez retourner à la grande ville…
— Avant que cette joie me soit accordée, interrompit vivement l’écolier, en attachant sur son médecin un regard où se peignoit la reconnoissance, dites à Antoine Minard, écolier de Boncourt, né de Jérôme Minard, bourgeois de Paris, à qui il est redevable de la vie ?
— Satisfaire à cette demande seroit un soin futile et de pure vanité, si votre heureuse physionomie n’inspiroit le désir de se souvenir de vous : par échange, donc, on me nomme Michel de Nostredame, fils d’un notaire de Saint-Rémy, diocèse d’Avignon, où je suis né le 14 décembre 1503, heure de midi. Mes aïeux paternels et maternels ont été célèbres dans la médecine… et j’obéis aux conseils et enseignemens qu’ils m’ont laissés. À donc, Antoine Minard, lorsque sur vos joues, encore livides, reparoîtra le coloris du jeune âge, lorsque vos jambes auront recouvré leur force et agilité, demandez au père gardien de cet hôpital la demeure de Michel de Nostredame… puis venez à lui, il vous ouvrira ses bras, comme un vieil ami.
Après ces paroles, le médecin pressa affectueusement la main de son malade, lui sourit, et se retira.
Une pestilence presqu’aussi effroyable que celle qui désola la vicomté de Paris, en 1466, ravageoit alors la ville de Montpellier ; et telle étoit la violence du désastre, que la grande quantité des savans qui illustroient la faculté de médecine de cette ville, étoit insuffisante pour les soins à donner aux malheureux frappés de la peste. C’étoit toutefois une grande cause de tranquillité d’esprit chez les malades, que de savoir leurs souffrances livrées à l’investigation des plus habiles d’entre les médecins de la France d’alors.
La faculté de Montpellier est renommée dès la fin de la deuxième race de nos rois : à la poursuite des Sarrazins dans la Provence, par Charles-Martel, est peut-être due sa fondation ; quoi qu’il en soit, des hommes d’un grand savoir en constituèrent l’organisation. De plusieurs parties de l’Europe on venoit y suivre des études médicales, et les honneurs du doctorat y étoient brigués par tous les mérites authentiques du travail et du savoir. La première charte officielle de cette faculté fut dressée par à Louis XII, qui assigna un traitement à ses docteurs-gérans, traitement augmenté par Charles VIII, et successivement par Charles IX, Henri IV, etc.
Le savant Arnaud de Villeneuve, alchimiste, médecin et devin, inventeur de l’aqua vitæ (eau-de-vie) et de l’esprit de vin, chercheroit envain aujourd’hui, — lui qui florissoit vers l’an 1295, en la docte faculté de Montpellier, — les traces sérieuses de cette antique et noble fondation. Sous Charles IX, les premiers médecins des rois, sortis la plupart des rangs de cette faculté, employoient encore leur crédit à la cour, pour en conserver la dignité et en secourir les besoins ; mais alors, l’esprit de centralisation n’avoit pas suscité l’égoïsme à ce point que, pour la science, les arts et l’existence politique, Paris seul fût la France entière ! Ce n’est que vers 1560, que Montaigne, parlant de Paris, a dit : Je ne suis François que par cette grande cité.
Le jeune homme qui, en s’éloignant, avoit adressé à l’enfant Antoine Minard des paroles si affectueuses, sortit de l’hôpital, monta une rue étroite et malsaine, encombrée par des porteurs de cadavres, et, arrivé sur une petite place, que décoroit alors quelques plate-bandes d’herbes desséchées, et un orme souffrant parce qu’il étoit mal aéré, il passa une clef dans la serrure d’une porte basse, taillée en ogive, et chargée de gothiques sculptures ; puis, comme se ravisant, il suspendit le mouvement de sa main prête à tourner la clef, se recula de quelques pas, regarda au deuxième étage de la maison : sur les petits vitraux croisés par des lames légères en étain, une tapisserie, trouée par le temps et de couleur verte, retomba ; la main qui la soutenoit s’éloigna rapidement ; mais Michel de Nostredame l’avoit aperçue, il poussa un gros soupir, se rapprocha de la porte, qu’il ouvrit et referma sur soi.
L’ameublement intérieur de cette maison étoit pauvre, par conséquent incomplet et triste. Une pièce du rez-de-chaussée étoit entièrement vide ; au premier, deux pièces contiguës renfermoient, l’une un lit, l’autre deux ou trois vieux siéges, et une grande table de forme carrée, sur laquelle on remarquoit, au milieu de nombreux papiers, quelques volumes, — possession riche en ce temps-là, — un clepsydre, inexact comme ils l’étoient tous avant que le savant Amontons ne les eût perfectionnés (1698), des alambics, des squelettes d’animaux, plusieurs instrumens de chirurgie, et les modèles, en bois grossièrement travaillé, d’instrumens de physique ; à la tenture délabrée de cette pièce, pendoient, sur un carton blanc, le dessin, à la main, du système planétaire de Nicolas Copernic ; et, auprès, la copie sur parchemin du testament de Charles III, successeur du roi René, qui légua la Provence à Louis XI.
Avant de mettre le pied dans cette dernière pièce, ayant issue sur l’escalier de la maison, Michel de Nostredame s’arrêta encore, suivit du regard les marches qui conduisoient à l’étage supérieur, écouta ; et, n’entendant rien, il pénétra, mélancolique et pensif, dans le sanctuaire de ses travaux ; dans cet asile où tout homme, animé de la passion des lettres, jette à ses pieds la vie réelle, pour saisir, au vol de son esprit, l’idéale existence dont la science et l’avenir sont la substance.
Il faut un instant laisser parler Chavigny le Beaunois, pour connoître sommairement, et avec l’exactitude que promet la naïveté de l’écrivain bourguiguon, le personnage de Michel de Nostredame. « D’une stature moindre que médiocre, de corps robuste, alègre et vigoureux ; le front grand et ouvert, le nez droit et égal, les yeux gris, le regard doux, et en ire comme flamboyant ; le visage sévère et riant, de sorte qu’avec la sévérité se voyoit en icelui, conjointe, une grande humanité ; …quant à l’esprit, vif et bon, comprenant ce qu’il vouloit ; de nature taciturne, pensant beaucoup, parlant peu ; éloquent, colère, patient du labeur… »
Malgré l’incohérence des lignes tirées par ce coup de crayon, nous ne recourerons à aucune subtilité de l’art pour ajouter au portrait tracé par le contemporain de Michel de Nostredame, nous nous bornerons, afin de rendre plus compréhensible le grand personnage que nous produisons en scène, à quelques détails inévitables, concernant sa famille et ses précédens.
Bien long-temps avant 1503, il existoit en Provence, avec des titres à l’estime et à la célébrité, une famille juive du nom de Nostredame. Lorsque parut l’édit de 1512 contre les juifs, cette famille abjura, préférant l’église chrétienne à la persécution ; et deux de ses membres, l’un, médecin de René, roi de Jérusalem et de Sicile, comte de Provence, l’autre également médecin de Jean, duc de Calabre, fils de René, marchèrent avec ferveur dans les voies du Seigneur, après avoir obéi avec une égale ferveur aux rites de la synagogue. Le premier des deux, surtout, Abraham de Nostredame, défenseur dévoué de ses coreligionnaires, lorsqu’il étoit encore juif, avoit été jusqu’à risquer toutes les chances de son crédit sur son maître, car il en sollicita l’interdiction de la justice en la ville d’Aix, afin de sauver, par l’absence de tribunaux, les juifs poursuivis vers Pertuis pour le blasphème de l’un d’eux. Mais le peuple a une justice qui ne se laisse pas interdire par arrêt, ni par ordonnance ; lorsqu’il veut la faire agir, elle ne siège pas, elle marche, et, de son pied implacable, foule les arrêts, les décrets, les gens du roi, tous les suppôts de la justice légale, qui n’est que sa sœur cadette, et ne s’arrête que satisfaite. La justice du peuple d’Aix avoit, en cette affaire de blasphème, remplacé d’office la vindicte des tribunaux, et, en dépit de la protection d’Abraham, le blasphémateur, saisi par ses cruels justiciers, en avoit été écorché vif. La loi du sacrilége, on le reconnoîtra avec plaisir, présentée aux chambres en 1825, attestoit vraiment un grand progrès de civilisation et de tolérance religieuse ! elle ne demandoit que la mort simple !
Le père et la mère de Michel de Nostredame, nés des deux médecins dont nous venons de parler, vivoient honnêtement à Saint-Rémy, et, conformément au désir de leurs parens, avoient voué leur fils à la science médicale, qui, en ce temps-là, loin d’être habillée de ridicules, et travestie, comme elle le fut depuis, étoit en vénération dans l’esprit des peuples, à cause des hautes supériorités intellectuelles qui la cultivoient et professoient. Après avoir suivi les cours de la faculté de Montpellier, le jeune Michel, tourmenté du désir de voir et de connoître, s’étoit aventuré, le mot n’est pas trop fort pour les habitudes sédentaires de cette époque, vers Narbonne, Toulouse et Bordeaux, cueillant la science sur son passage, et enchaînant la jeunesse de son ame dans les réflexions sérieuses auxquelles le livrait son penchant, aussi bien que la gravité de sa profession.
L’esprit avide et interrogateur de ce jeune homme étoit principalement stimulé vers l’observation et l’étude, par la circonstance heureuse des illustrations contemporaines, qui jaillissoient çà et là sur tous les points du globe. Un regard contemplatif qui, à la naissance de la nuit, s’attache à la voûte du firmament, et, à mesure qu’il s’enfonce dans les profondeurs de l’espace, découvre des étoiles scintillantes tout à coup, comme nouvelles venues, ce regard s’agrandit par la sollicitude de sa pénétration, il s’anime, il s’échauffe, il devient multiple ; les cieux se peuplent, et il embrasse les cieux ; d’un pôle à l’autre de son horizon, il a compté, observé et analysé les corps célestes : ainsi, l’esprit animé des saintes inspirations de l’étude et du savoir s’habitue d’abord à supporter les rayons des sciences et des célébrités ; puis il y pénètre, il les interroge, les écoute ; l’enthousiasme le gagne, il cherche où il n’a pas encore vu, s’élance au loin de découvertes en découvertes, de science en science ; va des enseignemens élémentaires à la loquacité mystique de la théologie, aux aridités des connoissances exactes ; de là, à la poésie des arts libéraux, aux contradictions de l’histoire, à l’incertitude des sciences naturelles ; guerriers, poètes, historiens, philosophes, savans, jurisconsultes, il s’enquiert de tout et à tous ; bientôt il a parcouru son équateur intellectuel ; alors, dans le pêle-mêle de tant d’idées, de tant de sciences acquises, il distingue une idée reflétant à ses yeux la lumière de toutes les autres… Il s’en empare, lui donne l’empreinte de son individualité, la nourrit, l’élève, la fait grandir, et la produit devant son siècle, qui la méconnoît peut-être. N’importe, a dit Copernic, j’attendrai ! Dieu a bien attendu plusieurs mille ans avant d’être connu des hommes. Bacon, plus fier et plus sûr de sa force, a dit à ses contemporains : Jusqu’à présent, on n’a fait qu’illuminer par intervalles les chapelles du temple, — j’attache le lustre à la voûte ! Le lustre, c’était sa pensée !
Le cerveau de Michel de Nostredame, ouvert pour tous les genres de savoir, devoit finir par élaborer une idée bonne à jeter dans son siècle ou par-delà son siècle. Au moment où nous voyons ce jeune homme entrer dans le sanctuaire de ses veilles laborieuses, il n’en est encore qu’à ses premières enquêtes scientifiques ; cependant les imprimés connus et à la portée de ses recherches, il les possède déjà dans sa mémoire, et en partie sur sa table d’étude : acquisition précieuse, seul emploi qu’il ait fait du modeste legs laissé par sa famille. L’imprimerie, née en 1450, n’avoit point encore multiplié les éditions des livres manuscrits au point de les rendre populaires. Les manuscrits eux-mêmes étoient en petit nombre dans la bibliothèque de nos rois : celle du sage Charles V, inventoriée en 1380, comprenoit neuf cents volumes ; en 1422, Charles VI n’en avoit que huit cent cinquante-trois : la lenteur des copistes et la cherté du parchemin faisoient des livres un objet de luxe et de magnificence.
Le jeune de Nostredame manifestoit donc son profond amour pour l’étude et les sciences, puisque déjà son onéreuse passion pour la bibliographie l’avoit rendu possesseur du livre de maître Aldobrandin, pour la santé du corps garder (1475), le second livre qui ait été imprimé et composé à la requête du roi de France, afin de conserver les décrets du médecin de Florence, mort en 1327. Près de ce livre figuroit la Somme rurale, compilée par Jean Boutillier, un de nos plus anciens ouvrages sur le fond de nos coutumes, et auquel Charondas le charon avait beaucoup travaillé. Pour l’honneur des copistes, il est utile de rappeler qu’un auditeur du roi, commis à ce par monseigneur le bailli d’Amiens, avoit mis treize mois neuf jours à copier l’in-folio sur deux colonnes de Jean Boutillier. Et auprès de ces deux notables livres, la Doctrine pour l’instruction de tous chrétiens, œuvre de Jean Charlier, plus connu sous le nom de Gerson, du nom d’un village du diocèse de Reims, où il étoit né. Michel avoit pour ce divin auteur une affection bien vive, car il savait qu’il avait subi l’exil pour avoir fait condamner l’exécrable apologie du meurtre du duc d’Orléans par le duc de Bourgogne, et il lui attribuait en outre la sublime Imitation de Jésus-Christ. Avec une prédilection de curiosité, sinon de piété, Michel aimoit à feuilleter l’Histoire de la vie, miracles et prophéties de Merlin (1498) ; il ne rioit pas, tant s’en faut, au récit des magies et miracles de cet Ambroise Merlin qui traversa les brouillards du cinquième siècle, pendant lequel il vivoit, pour sonder les brouillards des illusions et des rêves. Le jeune médecin savoit aussi presque de mémoire, et les cornes élimées du volume l’auroient attesté au besoin, le Jardin de sante (1500), Traité des bêtes, oiseaulx, pierres précieuses, herbes, plantes, reptiles, poissons, translaté du latin de l’Hortus sanitatis de Jean Cuba. Cet ouvrage étoit tout à la fois un essai dans le genre du Spectacle de la nature, et un ample traité de la matière médicale ; il devoit avoir coûté bien des écus au soleil, car il contenoit plus de six cents figures enluminées, témoignage honorable des efforts que faisoit la gravure pour s’unir et marcher du même pas avec l’art typographique. Inutile d’ajouter qu’à la connaissance des écrits contemporains, soit spéciaux, soit sur des généralités, se joignoit celle des aphorismes d’Hippocrate, qui lui avoient fourni un enseignement d’à-propos sur la cure de la peste, faite par cet immortel médecin dans l’Illyrie, et encore la connoissance du traité de Galien sur l’Usage de sparties du corps humain. À l’occasion de ce Claude Galien, et songeant à la difficile réussite de ses essais de fardemens que lui, Michel, commençoit à composer, il avoit l’habitude de s’écrier dans ses momens de découragement : « Hommes de pénible commerce et maniement ! avec vous, ni pas assez faire, ni très-bien faire ! Le trop peu de science est honni par vous, le grand savoir est persécuté ; et le pilori de vos gloses et moqueries que vous destinez à l’ignorant est toujours placé à côté du bûcher sur lequel vous placez les savans. »
À vingt-un ans, qu’il avoit alors, Michel de Nostredame étoit donc déjà entré dans ce temple de science, aux galeries sombres et profondes, qu’illumine, par chapelles, la hardiesse de quelques-uns, mais dont le jour reste impénétrable ou douteux à l’œil myope du vulgaire.
Vingt-un ans ! et, en dépit des aspérités précoces de son ame, un penchant à aimer, une disposition à s’attendrir, des soupirs faciles ; dans la voix, dans le regard, lorsque la sollicitude auprès du malade, la préoccupation de la studieuse veillée n’en altéroient pas l’habituelle douceur, un charme inexprimable, une puissance de persuasion, dont toute ame aimante devoit aussitôt partager les instincts et les sympathies.
Toutefois, comme la hache de la raison avoit de bonne heure élagué de cet esprit tout ce qui auroit pu y susciter le non-sens et le désaccord, il en résultoit pour les combinaisons de son intelligence, comme pour les affections de son cœur, l’influence constante d’un système de rationalité qui le rendoit inhabile à se jeter dans les écarts des passions, impuissant à en subir les poignantes émotions, les vouloirs désordonnés, les caprices, les colères, les bruyantes tendresses, les rages frénétiques et les baisers de flamme !
Docte et penseur, il désiroit d’aimer et d’être aimé pour l’accommodement de sa vie domestique, pour l’adoucissement de ses sévères réflexions, pour reposer doucement sur un être aimable et gracieux sa vue fatiguée par le spectacle des plus hideuses souffrances ; c’étoit à petit bruit, et sans rompre la sage ordonnance de l’emploi de son temps, qu’il vouloit être amant ou époux ; d’ailleurs, ne portant nullement dans son maintien, dans ses habitudes extérieures, la guinderie du pédantisme, ni l’ennuyeuse morgue d’un sage. Il étoit homme d’un abord avenant, d’un agréable entretien ; malgré le noir costume, commandé par sa profession, rien de sinistre en sa personne ; sur son visage, coloré par une fraîcheur de jeunesse et de tempérance, venoit fréquemment se jouer le sourire ; il portoit la barbe longue et les cheveux courts, ainsi que la mode en avoit été décrétée par François Ier, en 1521, à l’occasion d’une blessure de disgracieux effet, reçue à la tête par ce prince, malencontreusement placé sous un tison allumé que tenoit le capitaine Delorge, sieur de Montgomeri. Les Montgomeri de ce temps-là paroissoient en vouloir à la tête des rois. Celle du jeune Michel de Nostredame étoit sculptée dans de belles proportions, et la toque de velours noire qui la rehaussoit, contribuoit à sa bonne mine.
Le jeune médecin, après avoir fermé la porte de sa chambre d’étude, ne fit aucune attention à ses livres ni à ses papiers ; il marcha çà et là dans la pièce, jetant par intervalles des monosyllabes indistincts, et marquant, par des soupirs à demi comprimés, les différentes périodes de l’idée dont il étoit assiégé. Il tenta de s’asseoir en face de ses livres, l’agitation étoit trop forte ; il se leva, marcha encore, s’arrêta indécis devant la porte, l’ouvrit bien doucement, passa la tête en dehors,… un léger cri lui échappa.
IV.
LE JOUR DE SAINT-MATHIAS.
— Laure ! »
Une jeune fille, vêtue de noir, les cheveux lisses sur un beau front qui relevoit un visage dessiné comme les beautés du Titien, se tenoit appuyée sur la vis, au tournant de l’escalier ; ses bras étoient croisés sur sa poitrine, son sein battoit fortement, ses yeux étoient arrêtés fixes sur le point où se présenta la tête de Michel ; elle n’écoutoit pas, elle étoit là dans une pose de réflexion douloureuse, car ses beaux yeux étaient voilés de larmes, car son charmant visage étoit bien pâle : admirable pourtant à voir ainsi, le corps un peu incliné de côté, de manière à laisser voir un contour d’une grande pureté ; les épaules, la poitrine nues, une gorgerette n’en voilant par l’éclat.
Lorsque Michel de Nostredame fit entendre l’exclamation Laure ! la jeune fille ne changea point son attitude, ni la direction de son regard ; seulement un rouge léger colora ses joues, et, disparoissant aussitôt, les laissa plus pâles qu’elles n’étoient avant.
— Laure ! répéta le jeune homme en s’avançant auprès de la marche de l’escalier, vous étiez là !… Que faisiez-vous donc à cette place ? ajouta-t-il naïvement.
— Que sais-je ! répondit tristement la jeune fille.
— Et des larmes dans vos beaux yeux !
— Elles s’y renouvellent, mais ne les quittent pas.
— Laure !
— Eh bien ! maître Michel ?
Le jeune homme soupira et ne répondit point.
— Pourtant, me rappelle, reprit la jeune fille, en descendant lentement les cinq marches qui la séparoient de Nostredame, que je venois pour vous entretenir d’une résolution commandée par le soin de ma bonne renommée, et mes devoirs envers ce qui reste de ma famille…
— J’entends, vous voulez que je quitte cette maison.
— Pourquoi ? N’en sauriez-vous être le protecteur et le gardien ? Restez-y, car pour moi je vais bientôt la quitter ! »
Le jeune homme prit doucement la main de Laure, l’attira dans sa chambre d’étude, la fit asseoir, se tint debout devant elle, la regarda, et, trop ému, ne parla pas.
— Vingt-quatre février, jour de Saint-Mathias, dit Laure en baissant les yeux ; ce soir commencera la seizième nuit depuis que je suis orpheline et que je pleure ma mère !
— Mon zèle ni mes soins, au moins n’ont pas manqué à ses derniers désirs.
— Oh ! maître Michel, vous l’avez soignée cette bonne mère, comme aurait fait le maître le plus docte qui auroit été mon frère ! » Ces paroles furent dites avec chaleur ; les yeux de la jeune fille se relevèrent sur Nostredame, et, son bras s’avançant, laissa tomber avec confiance sa main sur la main du jeune homme. Lui, posa ses lèvres sur cette main, et, avec un baiser, y déposa une larme brûlante.
— Laure, reprit-il avec inquiétude, mais comme entraîné hors de sa volonté ; Laure, si la perte d’une mère n’étoit pas un malheur trop affreux pour laisser le passage ouvert à une idée étrangère… »
Les lèvres de Laure blanchirent, ses yeux s’ouvrirent plus grands ; Nostredame voulut continuer, il ne le put.
— Eh bien ? demanda la jeune fille avec un indéfinissable accent.
— Rien, Laure, rien ; je ne voulois pas dire cela… j’oubliois…
— Si la perte d’une mère n’étoit pas un malheur trop affreux pour laisser le passage ouvert à une idée étrangère… Voilà ce que vous venez de dire… Eh bien ?
Michel s’agenouilla, tenant toujours la main qui lui avoit été abandonnée, et avec une onction pleine de tendresse :
— Je placerois en votre ame, à côté de la pensée du deuil, celle d’un amour que la Vierge et les saints ne sauroient condamner…
— De quoi parlez-vous, bon Dieu ! s’écria Laure en joignant vivement ses mains.
— Ô pardonnez-moi… je m’oublie…
— Ô répétez donc ces mêmes mots… Répétez-les pour que j’y croie !… Les avez-vous bien dits, maître Michel ? cria la jeune fille, en trépignant.
— À la face du ciel et devant Dieu qui m’entend !
— Vous m’aimez !
— Ange de grâce et de beauté ; je t’adore ! dit le jeune homme avec enthousiasme.
— Le dire si bien, maître Michel, et le dire si tard !
— Le dire si tôt, jeune fille, pour en souffrir si long-temps !
— Pourquoi cela en souffrir ?…
— Vous quittez Montpellier.
— Dois m’y résoudre, ô mon bel ami, mais êtes expert, l’avez déjà prouvé en courses lointaines et voyages ; et de la ville d’Arles à Montpellier, il n’est si loin que le pur et gentil amour ne nous puisse rapprocher… D’ailleurs, je pars et vous restez…
— Non pas en cette demeure…
— Mêmement en cette demeure, répondit l’orpheline avec autorité ; il le faut, je l’exige. De loin, vous sachant en ma demeure, je verrai mieux dans ma pensée chacun de vos mouvemens. À telle place, tel meuble, à telle heure, Michel de Nostredame est dans telle chambre… me dirai-je étant à Arles.
— Ô Laure, s’écria Michel de Nostredame avec passion. Dans quel coin de la science trouverai-je l’explication de cette énigme de mon ame ?… Ne voir, tout le jour, et sans en départir la durée entière des nuits, ne voir que souffrir et mourir !… avoir sans cesse la tête inclinée sur un hideux moribond, qui, bientôt, se change en cadavre… et, dans le même temps, me préoccuper d’amour ! en contact de corps, de regard et de parole avec tout ce qui anéantit le bonheur et brise le dernier espoir, et, à la même heure, rêver les félicités du ciel, rattacher mon cœur à la plus vive, à la plus brillante des espérances ; quand le linceul et la mort sont là ! Voir, d’une seconde vue la plus suave des créatures que madame la Vierge se soit plue à parer de ses charmes et de son innocence.
— Le dire si bien ! et le dire si tard ! répéta Laure en plaçant son front pur comme le plus bel émail sous la lèvre de son amant. Ces nobles et doux propos, dits quarante jours plus tôt… ma mère les entendoit, leur accordoit son sourire et sa bénédiction ! et la jeune fille alloit au maître-autel de la sainte cathédrale recueillir votre serment !… Aujourd’hui, la jeune fille n’a plus de mère qui comprenne ses soupirs, prévienne ses aveux et la conduise sur les marches de l’église… Elle est vêtue de noir ; elle pleure, elle souffre du mal des orphelins et du mal de son amour !… » Elle s’arrêta, ses sanglots étouffèrent sa voix, et, pour la seconde fois, sa tête s’abandonna, mais pour y rester courbée par la douleur, sur le sein de Michel de Nostredame.
Tout à coup, le jeune homme pressant doucement dans ses mains le visage de Laure, l’éloigna un peu, le regarda avec le sentiment d’une préoccupation étrange et visiblement indépendante de la scène d’amour au milieu de laquelle elle naissoit.
— Laure, dit-il ensuite d’une voix grave, il me vient à l’esprit d’inconcevables terreurs…
— À vous ! et pourquoi, bon Dieu ?
— Aujourd’hui, 24 février, jour de saint-Mathias, avez-vous dit ?… ce jour est daté là, — mettant un doigt sur son front, — depuis huit jours environ : dans le rêve de mes profondes réflexions, je vois des grands combats, des captures d’importance, des blessés, des morts… et à ce moment même, un bruit, un cliquetis plutôt, comme un brisement d’armures a sonné dans ma tête… j’ai peur de quelque grand mal.
— Oh ! maître Michel, dit la jeune fille en se reculant de deux pas, d’où vient si grand désaccord entre vos pensées et notre situation à la place où nous sommes ?… Que signifient cette vision, ces armes, ces combats, dans le temps qu’une pauvre fille en larmes vous dit que le mal d’amour est en elle, et que Michel de Nostredame est celui qu’elle aime ?…
— Peut-être, interrompit le médecin, toujours sous l’influence de sa préoccupation, est-ce un avertissement des guerres et maléfices d’amour que me prépare cette passion qui vient nous lier, bel ange : et l’armure qui se brise en mon cerveau, ajouta-t-il en souriant tristement, sans doute est l’indice de la rupture violente d’un nœud, aujourd’hui si doux à former entre nous.
— Oh ! maître Michel, votre science conduit à bien triste fin !
— Ma science, s’écria Nostredame en se levant brusquement, et en appuyant sa main avec contraction sur son front déjà un peu plissé par l’étude, ma science, Laure !… deux nuages ont long-temps tourbillonné devant moi, chacun d’eux renfermant un foyer de lumière, et par instans livrant passage à des feux qui saisissoient mon regard, échauffoient ma pensée et l’enivroient… l’un de ces nuages vient de s’ouvrir, la flamme qu’il receloit m’est distincte et se reflète dans tes beaux yeux… mais la science, oh ! l’impénétrable foyer, incessamment roulé dans cet autre nuage qui m’obsède la vue ! Si tu savois, jeune fille, où peut me conduire cette découverte, que je poursuis dans mes veilles !… pour moi plus d’horizon, plus de limites… la terre est ronde ? où commence la courbe s’arrêtera mon regard ? j’en saisirai tous les points de conjonction et d’opposition, j’en explorerai l’équateur et les pôles !… oui, il y a des instans où je comprends cette enjambée des temps et des lieux, pour embrasser encore, comme une saisissable unité, cette science, météore en fuite devant le génie de l’homme ! »
L’exaltation de Michel croissoit à chaque mot, sa voix sonore prenoit des tons inaccoutumés, ses yeux receloient une étincelle, qui chatoyoit dans le jour douteux de l’appartement, et Laure stupéfaite écoutoit immobile, les larmes arrêtées comme des perles sur le bord de ses paupières.
— Jeune fille, continua Michel, il y a aussi des instans où mes livres sont tout ouverts sur cette table, les souvenirs de mes lectures passées sont présens et visibles comme les pages de ces livres ; ces alambics, ces matras placés sur leurs fourneaux allumés distillent les plantes que je leur ai confiées, et parfument l’air de leurs vapeurs aromatiques… alors cette chambre prend un autre aspect ; les féeries s’y réalisent, le passé y revient, le présent est tout entier… l’avenir ! lui, il me manque, il me le faut, je le cherche… ces mondes figurés sur ce tableau de Copernic s’animent et décrivent leur révolution dans un espace imaginaire… je les observe, je les suis du regard, je leur demande l’avenir… il est là — montant au hasard, avec une voix en colère — là, dans la profondeur de ce nuage qui tourbillonne, le seul des deux qui reste sombre et impénétrable…
— Michel ! Michel ! s’écria la jeune fille épouvantée, et en se jetant à genoux, les mains jointes, prions pour les morts, afin qu’ils protégent l’ame des vivans contre les tentations du démon… l’Angelus sonne.
— Prions, dit Nostredame en s’agenouillant aussitôt, et il ajouta d’une voix sombre, avec une expression incroyable de recueillement, il faut prier pour les morts, les vivans et les mourans. Des milliers d’hommes, à cette heure, demandent peut-être un tombeau… des rois eux-mêmes implorent peut-être un lambeau de bannière pour étancher leur sang et des fers pour mortifier leur orgueil… prions. »
Tandis que la poudre du sablier mesuroit la durée de cette étrange oraison, François Ier tomboit sur le sol de la Lombardie vénitienne, tout saignant de trois blessures, l’une au sourcil, l’autre au bras, la troisième à la main droite, et il restoit prisonnier de Charles-Quint.
V.
LA NICHE DE SAINT-PIERRE.
Avant que l’esplanade, dite aujourd’hui la place du Peyrou, située dans la partie la plus élevée de Montpellier, fût, ainsi qu’elle l’est de nos jours, taillée en deux terrasses étagées, ornée d’arbres et de fontaines, dominée par la porte en forme d’arc de triomphe, sur laquelle sont sculptés des bas-reliefs en l’honneur de Louis XIV, roi monumental, dont la vieillesse fut une enfance ; avant ce temps-là, cette esplanade étoit un lieu solitaire, où des esprits rêveurs et contemplatifs venoient jeter leurs rêveries dans le vaste espace d’un des plus beaux points de vue de France : au midi, les belles campagnes du Languedoc jusqu’à la mer ; à l’horizon du nord, le pic de Saint-Loup et les Cévennes ; à l’ouest, les crêtes des Pyrénées, et à l’est, dans le lointain, les Alpes dauphinoises.
Une petite niche en pierre de taille, paroissant assise sur un large banc, s’élevoit sur le point le plus élevé de la plate-forme, à l’ombre pâle d’un grand olivier. Devant cette niche, qui receloit l’image en bois, grossièrement sculptée et mal peinte, de saint Pierre l’apôtre, sur ce banc étoient venus se placer, peu de jours après le 24 février, Laure de la Viloutrelle et Michel de Nostredame.
C’étoit par une matinée au ciel nuageux, mais dont la température étoit tiède, malgré la saison d’hiver ; point de promeneurs sur la montagne, point d’œil curieux pour se placer, tiers indiscret, dans le tête-à-tête ; une main de la jeune fille s’abandonna dans les mains de son amant ; elle paroissoit heureuse, et lui, laissoit échapper des demi-soupirs de sa poitrine oppressée.
— J’ai voulu que nos adieux se fissent à cette place, ô maître Michel ! mon oncle, ce soir, quitte avec moi Montpellier, et depuis son arrivée, mon doux ami, c’est le seul moment que sa sévère surveillance m’ait laissé. Ne me direz-vous rien ?
Une larme échappée des yeux de Nostredame tomba sur la main de Laure.
— L’expression muette de votre douleur, reprit-elle d’une voix attendrie, me déchire l’ame, maître Michel ; parlez, rendez-moi la force et l’espoir ! cette passion que Dieu a ainsi logée en moi peut se désoler de l’absence, mais devra lui survivre, entendez-vous bien ! le moment de nous revoir arrivé vous fixera à jamais près de moi. Ô mon ami, tu seras mon époux !… mais parlez donc, s’écria-t-elle, en laissant passer sur ses traits, mais comme malgré elle, le charme du sourire.
Nostredame tourna sa tête vers elle.
— Voulez-vous, lui dit-il avec passion, que je laisse arriver à mes paroles le feu qui brûle mon cœur ?… voulez-vous que mon désespoir se laisse voir à vous avec des cris et des sanglots ?… Tu ne le sais pas, jeune fille, ce qu’il m’en coûte de retenir, ainsi que je fais, ces cris prêts à m’échapper, ces sanglots prêts à briser ma poitrine !… Je ne te parle pas ? c’est vertu de ma part, c’est crainte de te faire partager la violence de mes émotions.
— Oh ! Michel, interrompit avec incrédulité mademoiselle de la Viloutrelle, dès qu’une fois je me suis dit : Tu l’aimeras ! j’ai bien vu aussitôt qu’entre ma passion et la vôtre, il y auroit différence bien grande ! deux amours vous attachent : celui de la science et le mien ; moi, je n’ai qu’un amour ! à celui-là, nulle distraction. Je vous aime, mon Nostredame, et dans mes yeux sachez lire que la violence de vos émotions n’a rien qui soit plus fort que mon amour !
— Enfant !… baisse-les tes beaux yeux, dit le jeune homme un instant oublieux de sa réserve habituelle ; éloigne ta main de la mienne ; que mon regard ne se perde pas ainsi dans le tien.
Et son bras enveloppoit la taille souple et délicate de la jeune fille, et les battemens du sein de Laure s’arrêtoient comprimés sur la poitrine de son amant.
— Voudrois-tu, dis-moi, continua-t-il avec une mollesse voluptueuse dans les tons de sa voix, voudrois-tu que cet instant réservé aux adieux devînt le moment d’une éternelle alliance ?… ma raison n’est pas invincible, et tu as tant de puissance dans ta séduction !…
— Reculez-vous un peu de moi, Michel, il y a là, près de nous, un saint qui nous écoute.
— Et Dieu qui nous voit, n’est-il pas vrai ?
En disant cela, Michel cessa de presser la taille de Laure, il retira son bras et se recula sur le banc.
— Et vous partez ce soir ?
— Ce soir, maître Michel… mais bientôt viendrez à Arles ? l’horrible pestilence qui désoloit Montpellier, depuis deux jours semble s’éloigner. Vos courageux devoirs ne vous retiendront plus, et votre générosité vous dira que loin de vous je souffre et je pleure.
— À votre nom charmant, mademoiselle, reprit Michel, donnant suite à une idée qui l’occupoit depuis un instant, la Providence auroit-elle donc attaché une ressemblance d’amour avec la Laure de Pétrarque… Je ne suis ni trouvère, ni poète, et pourtant comme le Florentin rencontra pour la première fois sa belle maîtresse en la campagne près d’Avignon, pareillement, je vous vis aux côtés de votre mère, sous un mûrier près de la ville…
— Et vîntes vous ranger près de nous, voyant des soldats prêts à batailler…
— Pareillement, Laure, j’ai pensé ces vers que Pétrarque a écrits :
Una candida serva sopra l’erba |
— Et les récitez, maître Michel, aussi tendrement que si les eussiez écrits :
— Pareillement, me suis dit depuis :
Era ’l ch’ al sol si scoloraro |
Ajouta vivement une voix qui partoit de derrière la niche.
— Le saint a parlé ! s’écria Laure en se levant épouvantée.
— Non, mais un fou, reprit Michel de Nostredame avec sévérité.
— Moins fou mille fois que le seigneur Pétrarque, dit un jeune homme d’environ seize ans, en se montrant à découvert, avec l’assurance et la gaieté d’un écolier. — Le Florentin étoit chanoine, lorsqu’il composa ses tendres canzone, et Laure étoit mariée.
— Elle mourut de la peste en 1348, cette adorable femme, — répliqua Michel sur le même ton d’impatience et de sévérité, — tandis que des écoliers indociles, turbulens et mauvais chrétiens, triomphent du mal, reprennent leurs forces avec la vie, afin d’ajouter à tous leurs torts l’inopportunité de leur indiscrète présence.
Le nouveau venu, entendant ces paroles, donna aussitôt plus de réserve à son maintien, plus de décence et de respect à l’expression de son visage ; il s’avança devant le citateur de Pétrarque, tout en jetant à la dérobée un regard curieux sur la demoiselle qui se tenoit à l’écart et craintive, le visage couvert d’un grand voile noir, espèce de mantelet dont elle venoit de s’envelopper.
— Maître, dit-il, laissez au pauvre Antoine Minard un peu de sa joie, car elle vient du cœur, et est inspirée par sa reconnoissance. Ce matin, le frère lai lui a récité, avec sa voix enrouée, grand nombre de Pater et d’Ave, vingt-cinq fois le premier verset du Magnificat, puis, il lui a jeté sur la face autant d’eau bénite qu’il en faudroit pour purifier le diable, en ajoutant, par forme d’exeat : « Levez-vous et marchez, et n’oubliez de prier Dieu et les saints qui vous ont sauvé de la pestilence par les mains de Michel de Nostredame. » Antoine Minard, qui sait qu’honorer son bienfaiteur, c’est honorer Dieu, a secoué ses ailes allourdies par le mal, a pris son vol hors de l’enceinte de l’hôpital, et est venu, après avoir quêté par la ville son sauveur et son ami, s’abattre à cette place, où il trouve si sévère accueil.
Michel, entendant la naïve explication de l’écolier de Boncourt, lui tendit la main avec affection. — Merci du souvenir, et je louerai Dieu ce soir en ma prière, de ce qu’il a doté mes fardemens d’une vertu si efficace. Maintenant, Antoine Minard, allez m’attendre au pied de la montagne, j’aviserai dans quelques instans aux moyens de vous être encore utile.
Antoine Minard laissa échapper un sourire de page, indiqua par un geste qu’il alloit attendre à l’endroit indiqué, et, après avoir salué la dame voilée avec l’aisance respectueuse d’un galant chevalier, s’éloigna la tête haute, le front au vent, comme heureux de sentir la vivacité du grand air pénétrer dans sa renaissante existence.
Mademoiselle de la Viloutrelle se rapprocha de Nostredame, en relevant son voile, et s’asseyant de nouveau sur le banc de pierre, fit signe à son amant de s’y replacer à ses côtés :
— Maître, dit-elle avec un grand contentement dans le regard et dans la voix, si précieux que soient les momens, je ne me plaindrai pas de l’importunité de cet écolier : il vous a nommé son sauveur ; il est venu, le bon jeune homme, honorer le savant qui lui a rendu sa jeunesse et sa vie, — c’est bien.
— Pourtant, Laure, j’aurai peine à pardonner à son indiscrète assurance ; il a pris de notre temps qui nous est compté, et vous allez partir !
— Oui, je vais partir, et ce motif m’a amenée dans ce lieu solitaire ; disons-nous ici ce que chacun de nous deux ne doit plus oublier. Je n’aimerai et ne haïrai qu’une fois en ma vie, Nostredame. La première de ces deux passions m’est venue ; mon ange gardien me préserve de l’autre ! À vous, vont se reporter mes espérances, mes vœux, mes projets, mes veilles, mes rêves, mes jours et mes nuits ! Loin de vous, toutes les tortures de l’absence vont éprouver mon courage et troubler ma raison !… Vous m’aimerez, n’est-ce pas, autant que dites m’aimer en ce moment ?… J’ai grand effroi, je l’avoue, en me livrant, ainsi que mon cœur me le commande, à toutes ces souffrances… La science vous reste, et vous l’aimiez avant moi !…
— Oh ! Laure, la science fera ma gloire et ton orgueil !
La jeune fille fit un geste d’incrédulité ; Michel avança vivement ses bras afin de l’en envelopper ; il heurta dans ce mouvement la statue du saint, qui chancela sur sa pierre d’appui et tomba, renversée, dans le fond de la niche. La statue de saint Pierre avoit été placée là en 1321, tandis que Jacques d’Arragon, roi des îles Baléares, étoit souverain de Montpellier : elle étoit bien vieille ; l’artiste qui en étoit l’auteur avoit porté un ciseau timide sur un morceau de talc d’Italie, n’avoit fait qu’ébaucher les formes du corps, les lignes du visage, réservant la hardiesse de son génie pour la sculpture des clefs symboliques qui désignent aussitôt saint Pierre à la piété des fidèles, le personnage seroit-il vêtu du bournousse arabe et coiffé du turban de Mahomet. Le talc a la propriété de s’enlever par feuilles ; un des côtés du visage de la statue pouvoit l’attester, et cet accident en altérait inévitablement la pureté du dessin et la ressemblance. Le temps, complice de la malveillante impiété des enfans du pays, avoit, en quelque sorte, miné l’apôtre par les pieds, à ce point que plusieurs fois des maçons, ayant sans doute une dévotion particulière au porteur des clefs du paradis, avoient raffermi son immobilité par des couches de ciment, qui même depuis long-temps offensoient les yeux amateurs de la belle statuaire.
L’amour est superstitieux, tout incident se présente à lui comme un augure ; les deux amans, entendant le bruit de la statue qui perdoit son aplomb, se levèrent épouvantés.
— Michel de Nostredame, — dit la jeune fille d’une voix tremblante, — le saint a retenu vos paroles prêtes à prononcer un serment.
— Ma bouche cependant n’alloit point proférer un mensonge… Laure, pourquoi notre amour, s’il n’est pas en sûreté sous la garde des saints ?
— Demande-moi, homme indécis, sans persévérance et sans passion, demande-moi pourquoi ma vie ! s’écria mademoiselle de la Viloutrelle avec douleur.
— Enfant, — reprit Michel, — s’il est dans ma destinée de t’aimer, les augures contradicteurs n’y changeront rien… Pourtant, me rappelle qu’au moment de l’entrée de notre Charles VIII dans Rome, un pan de la tour d’Adrien tomba ; notre roi s’en émut peu, mais les Romains consternés dirent : « Un jour, une statue d’or, debout sur la plinthe du chapiteau d’une colonne, devant le temple de Jupiter, tomba ; les aruspices déclarèrent qu’elle indiquoit aux magistrats de se démettre de leurs charges ; aux fiancés, de rompre leurs promesses… »
— Les fiancés qui obéirent aux aruspices, — interrompit Laure en saisissant vivement le bras de Nostredame, — méritèrent que le sort châtiât leur sottise et leur infidélité… Maître Michel, le jour où je vous aimai, je ne vous le laissai pas voir : silencieuse et craintive, je nourris cet amour dans toute l’innocence de ma pensée, et, le mêlant à la sollicitude que j’avais pour ma mère… orpheline, je suis venue pleurer devant vous, et parce que vous avez parlé, les douleurs de mon deuil se sont presque évanouies dans la joie que m’a causée votre émotion… Que la tour d’Adrien, que les statues de Jupiter et de saint Pierre tombent, que les aruspices s’épouvantent… Laure de la Viloutrelle ne voit rien dans tout cela qui puisse altérer ses sermens, ni changer son amour.
— Aurais-je moins de force que toi ? s’écria Nostredame.
— Peut-être… mais, pour mon repos, pour le vôtre, à cette heure, possible qu’il en soit encore temps, prononcez l’adieu qui nous sépare à jamais, ou le serment qui nous réunira toujours. Le genre de beauté de cette femme ajoutoit à l’expression des passions énergiques, et la trempe de son ame étoit de nature à accepter les chances du malheur, plutôt que le parjure. Une incroyable exaltation se manifestoit dans sa voix, son geste et son regard ; — Michel de Nostredame en fut subjugué, il se jeta à ses pieds, saisit une de ses mains, y appuya ses lèvres :
— Ô mille fois le serment de t’aimer ! lui dit-il avec entraînement.
— Et de mourir avec moi ? demanda-t-elle en laissant rayonner la joie sur son front pâle.
— Et de t’entraîner dans ma tombe ! répondit Michel d’une voix de conviction, et en se relevant pour poser en signe d’adieu, un baiser sur le front de sa maîtresse.
VI.
RÊVE ET SOMMEIL.
Le même soir, la petite maison dont Michel de Nostredame étoit le locataire se trouvoit éclairée au premier et au second étage ; mais la chambre habitée encore la veille par mademoiselle de la Viloutrelle étoit déserte ; c’est dans un cabinet qui en étoit voisin que sommeilloit, endormi par l’ennui et par la Bible, l’écolier Antoine Minard, devenu le commensal de son médecin. Le disciple de Boncourt, livré encore à l’insomnie qui, presque toujours, accompagne la convalescence, s’étoit assis près d’une table, devant une lampe, et avoit commencé la lecture des Paralipomènes. Arrivé au verset 6 du chapitre XVI, où il est dit « que Banaïas et Jaziel devoient sonner continuellement de la trompette devant l’arche de l’alliance du Seigneur ; » l’insouciant enfant avoit laissé glisser son coude sur la table, sa tête s’étoit appuyée sur le livre, et un sommeil bienfaisant, malgré l’incommodité de sa pose, avoit livré sa piété aux bizarreries du rêve.
Pendant ce temps, Michel de Nostredame étoit en proie aux angoisses que lui causoit le départ de Laure. Il avoit beaucoup pleuré, lorsque rentrant dans la maison, aux approches de la nuit, et escorté du jeune Minard, il avait trouvé désert l’appartement de sa maîtresse. En vain son compagnon s’étoit efforcé de lui faire entendre sur le motif de sa douleur de ces mots, qui seroient des impertinences, si on avoit le droit d’être exigeant en matière de consolations ; il avoit installé son protégé dans le cabinet dont nous avons parlé, et, désolé, s’étoit réfugié dans son sanctuaire.
Ce lieu, ordinairement si plein pour lui de choses et d’idées, lui parut vide et triste ; squelettes, livres, fourneaux, alambics, rien de tout cela n’arrêta son regard, et ne prit place dans son esprit. La crise de foiblesse et de larmes fut longue, enfin elle se calma ; l’homme revint, et avec sa virilité, la volonté de consoler l’amour par l’étude. Il lut quelques pages de Galien, puis, prenant une poignée de plantes desséchées, il les soumit à l’action d’un pilon qui bientôt les eût réduites en poudre, puis, après avoir versé dans le creuset quelques gouttes de diverses liqueurs renfermées dans des fioles étiquetées, il transvasa le tout dans un récipient exposé à l’action du feu. Cette opération de cuisine chimique ou pharmaceutique terminée, il alla se placer d’abord devant le testament de Charles III, comme pour lui demander une pensée historique ; il le lut en entier, murmura ces mots : — Le roi René, son prédécesseur, n’a eu, pendant son règne, qu’un talent, celui de peindre en miniature ; — lui, n’a fait en sa vie qu’une action durable, son testament. Et, haussant les épaules, il fit un pas et s’arrêta devant le tableau figuratif du système de Copernic. — Là, du moins, — murmura-t-il d’une voix plus distincte, et avec une intention moins distraite, — là, dans cet étroit espace, sur ce fragile papier, l’œuvre du génie et de la seconde vue ! Oh, chanoine de Warmi, Pythagore, Aristarque de Samos, et le cardinal de Casa, ont pu voir avant toi, mais n’ont pas osé assurer leur coup d’œil ; ta seconde vue a pénétré dans les brouillards du doute et dans les sphères célestes ; la terre, Mercure, Vénus, Mars, Jupiter et Saturne ont tourné, sous ton regard, autour du soleil ; la terre a fait un autre mouvement autour de son axe ; la lune a fait son circuit autour de la terre ; — tu l’as vu, et tu l’as dit ! Et maintenant, ces planètes, ces astres, dont mon intelligence comprend les révolutions, je les sonde à mon tour, et, franchissant la pensée humaine, j’y cherche la pensée de Dieu !… La voix de Michel de Nostredame s’étoit élevée peu à peu, elle s’arrêta tout à coup ; son regard, un instant animé, fut obscurci par une larme, et plus fort que la raison, plus poignant que les inspirations de la science, un tourment secret le replongea dans son premier abattement. Il alla, désespéré, s’asseoir devant sa table, sa main ouvrit machinalement l’Imitation de Jésus-Christ, et s’éloigna aussitôt pour saisir avec une réelle avidité le livre de Merlin : la page qui s’offrit, révéloit un moyen d’enchantement pour triompher de l’amour, il pencha sa tête sur la page. — Lisoit-il, ou s’abandonnoit-il à ses réflexions ? Il garda long-temps une complète immobilité.
Un cri, quelques mots jetés à grande voix, le fracas d’un corps et d’un meuble qui tombent, le firent tressaillir, il leva la tête, car le bruit partoit de l’appartement supérieur ; il écouta, et bientôt entendit descendre précipitamment sur l’escalier ; la porte s’ouvrit, Pierre Minard se présenta comme un homme en proie, bien qu’éveillé, au cauchemar d’un douloureux sommeil.
— Ah ! maître Michel, je m’en serois voulu d’avoir laissé courir toutes les heures de la nuit, en vous laissant ignorer le grand dommage survenu à notre France.
— Réveillez-vous tout-à-fait jeune homme, dit Nostredame avec mécontentement, et allez chercher un autre rêve dans le bienfait d’un meilleur sommeil.
— Je suis parfaitement éveillé, répliqua l’écolier ; j’ai le complet usage de mes sens… ce qui me permet d’apprécier l’inconvénient des exhalaisons fétides produites par ces drogues en ébullition sur vos fourneaux, ce qui me rend aussi présent à l’esprit le lamentable récit qui m’a été fait pendant cette dernière journée.
— Quel récit ? demanda Nostredame, à peu près remis de sa surprise.
— Le roi François Ier est au pouvoir de Charles-Quint.
— Prisonnier !
— Et blessé.
— Tombé sur un champ de bataille ?
— Devant Pavi… Urbiéta l’a volé, Avila l’a pris ; et Launoy, général de l’empereur, l’a désarmé.
— Le roi de France prisonnier ! s’écria Nostredame ; — mais, d’où savez-vous cela, enfant ?
— De tous ceux que j’ai rencontrés, tandis que ce matin, vous devisiez d’amour près de la niche de saint Pierre.
— Et la nouvelle en est venue ?…
— Par une lettre de la duchesse d’Angoulême, mêmement écrite à toutes les villes de France.
— Vous saviez cela, Antoine Minard, et m’aviez quitté ce soir, sans me le dire !
— Vous pleuriez, maître… et j’ai ouï raconter que les larmes d’amour demandoient, pour le salut de celui qui les versoit, à s’épancher sans bruit ni paroles.
— Et ce soir, pendant cette veillée, avez-vous, enfant, prié pour le roi ?
— J’ai dormi sur les Paralipomènes, mais le remords m’a réveillé en me secouant si rudement, que table, lampe, Bible et sablier, ont roulé par terre avec moi… c’est ce qui m’a fait interrompre votre méditation.
— J’oubliois de vous demander quel jour se fit cette royale capture ?
— Le 24 février, jour de Saint-Mathias.
VII.
ISSACHAR.
À quelques jours de là, Michel de Nostredame se vit seul habitant de la maison de mademoiselle de la Viloutrelle, parce que l’écolier de Boncourt partit pour Agen, où il devoit encore trouver un oncle. En vain le jeune maître en la faculté de Montpellier voulut-il d’abord invoquer la maturité de sa raison contre la jeunesse de son cœur, son amour pour la science contre l’amour et le souvenir de Laure : jeunesse et souvenir de femme prenoient le dessus, et les livres, la science, les malades eux-mêmes étoient sacrifiés aux préoccupations fantastiques d’une passion souffrante. La montagne du Peyrou, le banc de la niche de saint Pierre étoient l’unique but de ses promenades. Là, se représentoit, pour la perte de son repos et la damnation de son ame, les beautés dont il avoit adoré et respecté les charmes, dans la personne de mademoiselle de la Viloutrelle ; là, il causoit tout bas avec cette femme absente ; dans le délire de ses sens, il lui disoit de ces mots qu’il n’auroit jamais osé lui adresser en face, et le silence des lieux le ramenant à la certitude de l’absence, il abandonnoit sa tête sur sa poitrine, laissant le temps se consumer au-dessus de sa tête, et les hommes mourir à ses pieds ; — car la pestilence qui venoit de désoler Montpellier, bien qu’à demi-éteinte, jetoit encore, çà et là, quelques bouffées de poisons qui, saisissant inopinément ceux qui avoient le mieux résisté au mal, lorsqu’il étoit dans toute sa violence, les jetoit morts sur le seuil de l’alcôve, la dalle de l’église ou le pavé de la rue. — Derniers coups de mitrailles du combat, lancés au hasard comme pour décharger les pièces, et qui, souvent, tuent plus de monde que les coups prémédités au plus fort de l’action.
Il y avoit plusieurs minutes que devant Nostredame, absorbé, se tenoit droit un vieillard de haute taille, d’une maigreur d’anachorète, d’un ton de chair cadavéreux, la barbe blanche et grise, mal peignée, tombant jusque sur l’estomac, la tête couverte d’une toque de drap noir, laissant à découvert, à cause de l’exiguité de sa forme autant que par la manière dont elle étoit posée, un front hâve sillonné de rides ; il étoit vêtu d’une longue robe noire, en fort mauvais état ; quant à sa physionomie, elle avoit des expressions que la longévité rendoit indéfinissables.
— Issachar ! dit à haute voix le vieillard.
— Issachar ! — répéta Nostredame, arraché violemment, par ce seul mot, à son profond recueillement.
— De filiis quoque Issachar, viri eruditi qui noverant singula tempora, dit lentement le vieillard.
— Cela est écrit au livre I, chapitre 12, verset 34, des Paralipomènes ! — s’écria le maître en la faculté, en jetant sur l’homme qui faisoit cette citation un regard étonné.
— Issachar ?
— Eh bien !… Mes pères ont appartenu à cette tribu fameuse… Que voulez-vous de moi ?… d’où savez-vous mon origine ?
— Aux jours du sabbat, les enfans de la synagogue se comptent, et depuis 1512, on appelle Issachar… aucune voix ne répond !…
— Mais qui êtes-vous ? — demanda Michel, en examinant avec attention et inquiétude son étrange interlocuteur. — Vous n’êtes point le roi d’une cour de miracles ?… Je ne vous vois point les coquilles du coquillard, le bissac d’un millard, ni le certificat de saint Hubert que présente toujours le hubain… Qui êtes-vous, que voulez-vous de moi ?
— Un trésor ! dit le vieillard avec passion et mystère.
— Puisez aux mêmes sources que moi, répondit Michel avec indifférence. — Sondez la même mine, et, si vous trouvez le filon, le trésor est à vous.
— Vous parlez, mon fils, par paraboles, ainsi que se plaisent à parler les catholiques ; moi, je vous parle en toute naïveté, comme en toute vérité : donnez-moi le trésor que je demande à votre science, et je vous donne l’avenir !
Nostredame sourit.
— Non pas le vôtre assurément, vieillard ?
— Peut-être le mien, mon fils, si ma générosité veut récompenser à ce point votre assistance. — Et la fierté d’un pouvoir qui a le sentiment de sa force se manifesta par l’attitude et le regard qui accompagnèrent ces paroles. — Écoutez-moi, Michel de Nostredame de la tribu d’Issachar, reprit-il sur le ton de la confidence… Soit le fruit de mes méditations, soit faveur céleste accordée à un descendant de la tribu de Lévi, j’ai vu depuis long-temps, à la clarté des flambeaux du ciel, ce que tout homme ne sauroit voir. Dans la constellation de la balance j’ai découvert mon étoile, j’ai lu mon avenir, la page étoit claire, la lettre distincte… et les derniers mots du livre de ma vie disent : tu mourras riche ! J’ai toujours vécu pauvre ; l’or, qui parfois a brillé devant mes yeux, sans cesse a fui ma main… mais aussi la mort a toujours fui loin de moi. Lorsque Charles VIII publia son infâme édit qui donnoit aux enfants de la synagogue trois mois pour quitter Arles, à peine d’être pendus, — je fus pendu !
— Vous, vieillard ?
— Supplicié, je commentois encore le texte écrit de ma destinée, et j’admirois, bien que l’œil un peu fatigué, mon cou étant trop tendu et trop serré, j’admirois ma petite étoile scintillante au ciel, brillante et pure entre toutes les autres, au moment même où l’être dont elle représentoit l’existence étoit balancé par la mort. Heure de minuit, vint le tourmenteur pour fouiller dans les plis de ma vieille robe ; il dressa son échelle contre la potence, monta ; ses semelles effleuroient déjà mes épaules, sur lesquelles le hideux oiseau de proie alloit s’accroupir… La corde cassa, pendu et bourreau tombèrent sur le sol : le pendu ressuscité et libre, le bourreau presque mort de peur et estropié ; sa jambe étoit brisée… J’ai couru vers l’Espagne.
Un bûcher m’y devoit consumer sur la place du marché de Tolède, car j’avois acheté d’un sorcier le droit de mourir à sa place. Je monte, moi quinzième acteur, sur le théâtre de l’auto-da-fé ; le bûcher s’affaisse au moment où la fumée monte, je disparois sous les branchages verts qui font la base de l’édifice ; et lorsque les cendres de mes quatorze compagnons, poussière convertie à la foi de l’inquisition, tombent en rosée brûlante sur ma tête, je me débats sous les branchages de support, je me glisse, je me débarrasse, je me montre. Le peuple applaudit, demanda à l’évêque de me canoniser… j’étois juif !
Je suis revenu pauvre en la ville d’Arles, dont j’étois sorti pendu. À peine le recouvrement de quelques prêts me fournit-il des moyens d’existence, la plupart de mes débiteurs m’affirment que moi Élie Déé, je ne suis pas l’Élie Déé leur créancier qui a été pendu !… Enfin, dans une nuit de désespoir, je jette mon regard éploré vers le ciel et la constellation de la Balance… Mon étoile, Issachar, mon étoile chatoyante comme le plus pur rubis… La page est ouverte, et, cette fois, en lettres d’or : Élie Déé, tu mourras riche. La faim tourmentoit mon estomac, faisoit monter le vertige à mon cerveau, mais mon étoile ne pouvoit mentir !… Un souvenir me vint : Abraham Ochosias, résidant à Montpellier, est peut-être mort de la peste ? Ochosias est enfouisseur ; la peste frappe vite, Ochosias n’aura pas eu le temps de déterrer son trésor pour l’offrir aux catholiques, afin qu’ils rachètent son ame au diable… J’accours en cette ville, Ochosias est mort ce matin même ! Issachar, déjà si célèbre en cette célèbre faculté, Michel de Nostredame que la science a purifié du baptême, je viens à vous… Donnez-moi le trésor d’Ochosias !
— Vous avez toute votre raison, vieillard ; comment me demandez-vous une chose que je ne puis ni connoître ni posséder ?
— Oh ! vous seul avez la clef qui ouvrira le coffre, la pioche qui creusera le trou, la lumière qui éclairera le caveau… Moi je vous instruirai, en retour, de ce qu’Issachar, devenu catholique, ne peut plus voir d’un œil si pénétrant… Nous viendrons ici, à l’heure de minuit, et, par la pensée, franchissant l’espace avec vous, nous irons fouiller dans les profondeurs du ciel pour y chercher votre étoile… À vous, descendant de ces Issachar qui noverant singula tempora, appartiendra sans doute de consulter d’autres livres de vies… Oh ! donnez-moi le trésor d’Ochosias ! donnez-le moi !… D’abord, je vous donnerai ceci. — Il tira de la poche de sa robe un petit billet bien net, écrit sur parchemin bien lisse.
— Qu’est-ce ? — demanda Nostredame.
— Un billet qu’une jeune fille, aux yeux noirs, au visage d’archange, m’a remis comme je lui demandois la route pour sortir d’Arles, venant à Montpellier.
— Un billet !… Et me le faire tant attendre !… Ô donnez-moi ce billet !
— Le voici.
— Mais donnez donc ! s’écria l’impatient Nostredame en saisissant le billet. Il l’ouvrit, et au moment où il alloit dévorer les lignes :
— Égoïste ! dit avec amertume le vieillard qui le regardoit faire.
— Pourquoi ce reproche, répliqua Michel, en arrêtant sa lecture ; lorsque vous avez accepté ce message pour me le remettre, vous n’avez pas prétendu me trouver plus attentif à vos désirs qu’aux miens propres ; nulle détresse imminente ne m’en fait la loi. Vous me demandez un trésor ? s’il est en mon pouvoir de vous le faire obtenir, je vous serai en aide ; mais vous, donnez-moi quelques instans pour lire ce billet, et reposer sur ce papier les souffrances de mon ame.
— Faites donc, répondit Élie Déé, avec l’expression du dédain.
Il est bien probable que si la lecture de la lettre de Laure avoit été confiée à son étrange messager, elle auroit à peine absorbé le temps nécessaire à un oiseau pour voltiger d’un rameau sur un autre ; mais un amoureux veut toujours trouver trop de sens au billet écrit par sa maîtresse ; après le sens banal, il en cherche un autre mystérieux, qui ne sauroit être distinct qu’à son intelligence ; il lui semble que la lettre va se lever, comme un relief, et offrir à son regard la pensée qui n’est pas écrite, mais qu’enfante la rêverie d’amour ; il lit, commente et relit, s’applique à la double entente, et, de cette fatigue d’esprit, se fait un bonheur qu’il prolonge.
Peu de lignes remplissoient le papier écrit par mademoiselle de la Viloutrelle ; mais elles devoient avoir le sens énergique qui convenoit aux passions de cette ardente jeune fille, car sur le visage animé de Nostredame passèrent, tandis qu’il lisoit, des lueurs fugitives, indices des émotions variées qu’il en ressentoit. Ses yeux avoient quitté le billet, et il restoit dans la même attitude, réfléchissant comme s’il eût été seul.
— Et maintenant ? demanda Élie Déé.
— Maintenant !… dit Nostredame, en laissant échapper un gros soupir, maintenant, que voulez-vous de moi ?
— Les richesses d’Ochosias, mort de la peste.
— Je ne les ai pas.
— C’est vrai ; mais vous êtes inventeur et possesseur d’une poudre précieuse, d’un fardement qui protége contre l’atteinte du fléau.
— Beaucoup sont morts, qui s’en étoient servis.
— Bien davantage encore sont guéris pour en avoir fait usage.
— Et muni de cette poudre ?…
— J’aurai en mon pouvoir la cuirasse et le bouclier, l’épée qui tranche et abat, et la flamme qui purifie ! Je braverai les influences pestilentielles, les miasmes putrides, et ma main intelligente, parce qu’elle sera sans peur, fouillera dans la demeure d’Ochosias, dût-elle en remuer l’édifice, comme la cendre au tamis, pour y trouver l’asile de ses richesses.
— Votre confiance est grande, vieillard !
— Elle est telle en votre science, mon fils, que dans les entrailles d’Ochosias lui-même j’irois chercher le bienfait de mon opulence.
Le maître en la faculté de Montpellier arrêta son regard pénétrant sur l’avide Élie Déé, il traversa le cuir ridé de ce front d’usurier, chercha le sens vrai de sa délirante passion, l’avenir qu’elle promettoit, et se sentit du froid en faisant cette investigation mentale ; il eut, sans pouvoir se l’expliquer, l’émotion de la peur.
— Ce soir, dit-il, venez à ma demeure…
— Oh ! non, ce soir ; mais à l’instant, s’écria le vieillard ; ce soir, mon fils ! ai-je attendu, moi, pour vous remettre ce chiffon de papier, qui vient de faire battre si délicieusement votre poitrine ? Ce soir, et, pendant ce temps, la peste, comme la hideuse araignée, étendra sur tous les murs de la maison d’Ochosias le réseau invisible et infect de sa mortalité !… ce soir ! oh ! non, il ne seroit plus temps, la justice de cette cité envahira la demeure du mort, par le droit de la force et du vol s’emparera de ses richesses… ce soir, il ne seroit plus temps… ma découverte faite, je retourne cette nuit même à Arles.
— Oh ! vous la reverrez donc ?
— La jeune fille à la ressemblance de Thamar, belle-fille de Juda, fils aîné de Jacob. Oui, je prendrai ce soin, lorsque j’aurai acheté toutes les créances que mes confrères qui sont à Arles ont entre leurs mains.
— Vous reverrez bientôt mademoiselle de la Viloutrelle !… Ô bon vieillard ! avant de quitter cette ville, venez encore à moi ; je vous confierai la réponse au billet que vous m’avez remis, et maintenant, suivez-moi donc, puisque telle est votre envie.
— Issachar ! dit Élie Déé, en saisissant, pour y appliquer ses lèvres, le bas du manteau noir de Nostredame, » Issachar, ta science sera bénie !… lorsque j’aurai dans mes mains toutes les créances achetables en la ville d’Arles, afin de me venger à mon aise des longs mépris qui ont insulté à ma pauvreté… lorsque j’aurai vu la jeune fille aux cheveux noirs… je reviendrai, et ma reconnoissance !…
Un étrange sourire témoigna de l’incrédulité de Nostredame ; il descendit la montagne du Peyrou, suivi du juif, dont la marche impatiente auroit volontiers devancé la sienne.
VIII.
IL L’AUROIT PENDU !…
Abraham Ochosias, le plus riche des Israélites habitant dans les provinces du Languedoc et de la Provence, étoit, en effet, mort de la peste dans la matinée du jour où Élie Déé avoit fait son entrée dans Montpellier. Mais, conformément à l’usage des juifs de cacher leur opulence, usage d’ailleurs inspiré et justifié par les brutales persécutions dont ils étoient les victimes en tous pays, Ochosias n’avoit, en aucune circonstance, manifesté sa richesse. Une pauvre habitation, voisine de l’église Saint-Pierre, avoit été son gîte pendant cinquante-deux ans ; la même robe noire, peut-être, avoit été, pendant le même temps, la pièce unique de sa garde-robe. Ochosias avoit eu le maniement de toutes les créances faites à trente lieues à la ronde ; il avoit satisfait à toutes les taxes extraordinaires imposées par les édits et les injonctions secrètes des délégués du bailliage et de la prévôté, qui vouloient être indemnisés de leur tolérance illégale à son égard ; mais, avant de s’exécuter, il s’étoit laissé obséder par tant de promesses, tant de menaces, tant d’instances ! il avoit versé tant de larmes, il s’étoit roulé aux pieds des demandeurs avec l’expression d’un désespoir si déchirant, que chaque sac d’argent arraché de ses mains sembloit être le dernier qu’il possédât, et qu’il avoit l’art d’en inspirer la croyance à ceux même dont il gorgeoit la cupidité.
Les coréligionnaires d’Ochosias n’étoient cependant pas ignorans de sa situation réelle ; la plupart ruinés par lui, comme l’avoient été les juifs d’un autre temps par Nicolas Flamel de Pontoise, savoient parfaitement, en dépit de ses dénégations assermentées, que sous ses haillons battait un cœur ému par les joies du lucre et de la richesse, que sous le toit délabré de sa demeure il devoit se trouver, en un coin, en un trou, plus d’or que n’en auroit demandé François Ier, lorsqu’en 1521 il fit enlever et fondre, impie et dépensier, la grille d’argent pesant sept mille marcs, dont Louis XI avoit entouré le tombeau de Saint-Martin de Tours ; mais, faiblement assistés, de temps à autres, par cet adroit usurier, les juifs se taisoient.
L’un d’eux, Élie Déé, certainement le plus riche après Ochosias, et fidèle imitateur de son jeu d’indigence, étoit lié par des habitudes d’affaires et de parenté avec le Flamel de la Provence ; rusé comme lui, il ne s’en étoit pas laissé dépouiller, et Ochosias, pour ne pas perdre l’occasion d’arriver à ce but, avoit maintenu avec son confrère des relations de bonne amitié, telles que, dans la certitude où il étoit de vivre plus long-temps que Déé, il lui avoit fait agréer l’étrange proposition d’un échange de testament.
La peste s’étoit plu à donner un démenti aux prévisions d’Ochosias, et il en avoit fini avec l’escompte et la vie, lorsqu’Élie, attiré par l’espoir d’un héritage, recueillit d’un pauvre journalier la bonne nouvelle que son testateur étoit mort.
— D’où le sais-tu ? avoit demandé le juif venant d’Arles.
— Le pauvre Ochosias avoit grand froid hier soir, lorsque j’ai été, sur les huit heures, rallumer et remplir de braise son petit fourneau bien mal garni. Tous deux nous avons soufflé sur les charbons à grand bruit de poumons, et mon vieux voisin râloit d’une inquiétante manière ; il y a eu un instant, où, la braise produisant une flamme, j’ai vu la figure d’Ochosias toute tachée de jaune ; j’ai prétexté une prière à faire dans l’église Saint-Pierre, et je suis sorti bien vite, en me bouchant le nez.
— Mais, ce matin, ne l’as-tu pas vu ?
— Oh ! ce matin, sa fenêtre ronde et grillée est fermée… c’est qu’il dort du sommeil des juifs quand ils sont morts, car, depuis trente-cinq ans, cette fenêtre s’ouvre avec le jour.
— Tu es donc le voisin d’Ochosias ?
— La petite cour de la maisonnette que j’habite nous est commune, sa porte et la mienne lui servent d’issue.
— Es-tu pauvre ?
— Autant que vous paroissez l’être, autant que l’est mon voisin, autant que l’étoit Job, lorsqu’il étoit sur son fumier.
— Veux-tu être riche ?
— Demandez-moi si la plante desséchée veut de l’eau, si le loup affamé veut un agneau.
— Tu seras riche !
— À nous autres terrassiers, on nous dit cela chaque veille de Pâques au confessionnal, et, de toutes les fosses, de tous les trous que j’ai faits en ma vie, je n’ai encore retiré qu’une médaille en plomb, dont un savant bénédictin m’a donné un liard, et une plume d’oie que je lui ai aussi portée, mais dont il ne m’a rien donné, bien qu’il l’ait gardée pour en marquer la page de son missel.
— Tu seras riche, te dis-je, si tu veux l’être !… Moi aussi je suis bien pauvre, mais donne-moi asile en ta maison dans une heure à peu près, et tous deux nous achèterons deux chandeliers d’or.
— Mais il faut que j’aille gagner le pain de ma journée.
— Fais silence sur Ochosias, sur toi et sur moi. Voici un petit sou d’à-compte sur tout l’or que je te donnerai, comme unique légataire d’Ochosias, rentre en ta maison ; dans une heure je reviens.
Fidèle à sa parole, Élie Déé, pourvu par les soins de Michel de Nostredame d’une boîte contenant une poudre anti-pestilentielle, d’une fiole pleine d’un élixir doué de la même vertu, et de la recette pour faire un intelligent usage de ces deux préservatifs, revint trouver le journalier, sa nouvelle connoissance.
La lutte des offres et des refus, des raisonnemens et des observations fut longue entre le juif et le craintif artisan : de sa part, c’étoient d’abord la peur de la peste, puis la peur d’une mauvaise action, puis la peur de la justice, puis la peur de la corde, et toutes ces peurs résumées ou fortifiées par celle de ne rien trouver sous le toit d’Ochosias : mais l’habile Élie Déé trouvoit aussitôt un calmant pour toutes ces craintes ; le dernier de tous fut le partage du contenu dans la boîte et la fiole. Si bien que le terrassier se passa un chapelet à gros grains autour du cou, s’aspergea de l’élixir, se saupoudra de préservatif, prit sa pioche, sa pelle, alluma la bougie jaune d’une petite lanterne, et, suivi du légataire universel de son voisin, traversa la petite cour, ouvrit, en faisant le signe de la croix la porte de la maison du pestiféré.
— Abraham Ochosias ! cria-t-il par trois fois d’une voix forte.
Point de réponse.
— J’aurois pu me procurer une écuelle d’eau bénite, dit le terrassier, comme se ravisant, le sacristain de Saint-Pierre est mon ami, si j’allois la lui demander, il nous prêteroit son goupillon.
Élie Déé haussa les épaules, et se mit à appeler lui-même et par trois fois son parent et ami Abraham Ochosias ; ne recevant point de réponse : — Il est mort, dit-il, et il franchit le seuil.
Au premier étage, dans une petite pièce dont le mobilier étoit composé d’un lit, d’une petite table, d’un vieux fauteuil dépouillé de sa garniture, d’un vieux coffre sans serrure, Abraham étoit assis devant la table, la tête renversée sur le dossier du fauteuil, la main appuyée sur du papier, et, dans ses doigts déjà roides, tenant encore une plume ; une petite lampe en fer-blanc, souillée de vieille huile encrassée et de rouille, brûloit, pâle et foible ; il l’avoit allumée pour éclairer sa veillée, la mort s’en servoit pour éclairer son œuvre.
Les deux visiteurs s’arrêtèrent à deux pas, retenant leur haleine, et portant à leur nez les vapeurs de la fiole pour échapper aux vapeurs de la peste.
— Dort-il ? demanda bien bas le terrassier.
Élie Déé, prit la lanterne, l’éleva, et en projeta la clarté sur la tête d’Ochosias, placée dans une ombre : un frisson courut sur tout son corps, mais l’avidité lui tint lieu de cordial.
— Il est mort, dit-il d’une voix ferme et haute.
Il s’approcha de la table.
— Il écrivoit, le digne parent ! lorsque la peste a retenu sa main ; sans doute sa dernière pensée m’était adressée… bon et vertueux Ochosias !… le plus saint de nos patriarches te soit en aide auprès du Seigneur !
— Vite, Brunot (c’étoit le nom du terrassier), vite à la cave ! Les rats ne forment pas leurs magasins sur la branche des arbres, ni sur la dalle des églises ; à la cave ! la journée s’avance.
Ils descendirent vers le caveau de la maison, que douze marches séparoient du niveau du sol, marches d’inégale hauteur, déchaussées de la muraille, et vacillant sous le pied.
— Oh ! c’est bien ici, Brunot, que le vieux hibou venoit déposer sa couvée ; vois comme son pas plus que septuagénaire a fatigué la pierre.
Le caveau avoit à peu près huit pieds carrés, il étoit vide, la terre en étoit humide, l’air épais et asphyxiant, car il n’avoit point de soupirail pour y faire l’office de ventilateur.
— Pose là ta lanterne, et d’abord inspectons les murs, sondons le terrain… rien… À ta pioche, Brunot.
Le terrassier commença son travail.
— Abraham Ochosias, disoit Élie Déé, en allant et venant, piquant la muraille, piquant le sol avec une longue tringle en fer, assez semblable à la lancette des agens de notre octroi de bienfaisance, — Abraham, si seulement ta voix charitable et fraternelle nous crioit une fois, rien qu’une fois : — C’est là, fouillez toujours.
Le terrassier suoit à grosses gouttes, non que la fatigue épuisât ses ressorts, il auroit creusé, sans en souffrir, la fosse du conclave tout entier, mais les perceptions de son esprit commençoient à se troubler ; ce vieillard si jeune, si audacieux, si avide, cet homme mort là haut, ce caveau dont la chaude atmosphère portoit des miasmes humides, l’opération à laquelle il se livroit à la lueur douteuse de sa lanterne, tout cela excitoit fortement sa superstition, de temps à autre éblouissoit sa vue, et faisoit flageoller ses jambes.
— Abraham Ochosias ! répétoit Élie Déé, marchant toujours, Abraham l’enfouisseur, Abraham le voleur, Abraham qui as pris pitié de ton ami Élie, et as consenti à mourir tandis qu’il lui restoit encore assez d’années pour jouir du bienfait de ton héritage, Abraham ! parle, et, s’il le faut, descends, viens nous montrer la place !…
Brunot suspendit ses mouvemens, laissa tomber sa pioche à terre, éleva sur le juif un regard terne, et d’une voix chevrotante :
— Messire, ne faites pas un appel à celui qui n’est plus… Je ne sais s’il est en marche pour descendre, mais mon sang se glace… Je vais tomber si vous dites un mot de plus.
— Que dis-tu ? s’écria Élie Déé en accourant auprès du terrassier, qu’il saisit dans ses bras en l’étreignant avec tendresse, tu perds ta force et ton courage ?… Enfant ! n’ai-je pas mesuré les forces de la vie et le néant de la mort, ne sais-je pas que le cruel Ochosias n’a plus d’oreilles pour son ami !… Crains-tu la peste ? nos préservatifs sont sûrs, d’ailleurs, au chapitre XIV du Lévitique, il est écrit, verset 37 : « Et s’il voit dans les murailles comme de petits creux, et des endroits défigurés par des taches pâles et rougeâtres, et plus enfoncés que le reste de la muraille… »
Saisissant vivement la lanterne, et la promenant contre le mur :
— Tu le vois, point de taches pâles ou rouges… Brunot, mon ami, mon frère, reprends ta pioche… l’heure s’écoule, la justice va peut-être s’inquiéter du sort d’Ochosias !… Brunot, des trésors sont là sous nos pieds, là, à une profondeur que ton bras peut atteindre, puisque le misérable Ochosias y plongea son bras soupçonneux… Oh ! vite, reprends ta pioche !… attends, non… nous sommes des fous… il se sentoit mourir, il écrivoit ; l’agonie lui aura donné la véracité qui manqua à sa vie entière… Remontons.
Le terrassier, docile serviteur, suivit l’intrépide Élie Déé, rajeuni de trente ans, parce qu’il avoit la fortune en espoir, la peste et la mort en face. Rien n’étoit changé dans la chambre d’Ochosias, seulement l’insalubrité de l’air y étoit accrue, autant par le séjour de la maladie que par la fumée de la lampe, qui, privée d’huile, avoit enfin perdu sa flamme, et ne conservoit plus sur sa mêche charbonnée qu’un feu lent et fétide.
Le légataire, en s’approchant de la table, vit au doigt index de la main droite du cadavre une cornaline gravée, montée sur or ; il fit craquer la phalange en forçant le doigt qui étoit recourbé, enleva l’anneau, se le passa au même doigt, prit hardiment le bras d’Ochosias, le leva de dessus le papier, sur lequel il pesoit comme un marbre, et lut des yeux ce qu’il nous sera possible de transmettre ici, ayant eu la faculté de copier exactement cette pièce curieuse dans les archives de la synagogue de Francfort, où un incident qui nous est inconnu l’a fait déposer :
« Au nom de Jérémie, fils d’Helcias, l’un des prêtres qui demeuroient à Anathoth, dans la terre de Benjamin, et qui a parlé au Seigneur des misères d’Israël, je proteste livrer en ce moment mon ame au repentir, au désespoir d’avoir mal agi… me sentant saisi au cœur et à l’esprit d’inconcevables terreurs, je me hâte d’offrir à la synagogue et à l’église catholique ce qui restera de moi, après moi, laissant au seigneur Dieu à juger de quel côté les dons auront été légitimement et fructueusement adressés… Je ne sais pas, et, dans mon doute, j’enverrois un petit cadeau à Luther, si je lui supposois le moindre crédit au ciel.
» Avant tout, je déclare menteur et voleur par le sang, par la langue et par la gorge le juif Élie Déé, s’il venoit à produire un testament qui le concernât en quoi que ce soit : voue ce misérable… »
Élie Déé tourna la tête vers Ochosias, le regarda effrontément, un rire convulsif le saisit, il le laissa éclater, et, au moment même où il reprenoit sa gravité pour continuer à lire, poussé par une colère insensée, il asséna un violent coup de pied dans la jambe du testateur. Le cadavre placé déjà de côté, perdit son aplomb, glissa, et tomba du fauteuil sur le carreau.
Brunot cria :
— Jésus !
— Silence ! lui dit Élie d’une voix puissante.
Il reprit sa lecture.
« Voue ce misérable aux feux de l’enfer, dont il est sorti, donnant son corps au bourreau, comme ayant servi d’asile à toutes les pensées de maléfice et de sorcellerie. »
Les dents élimées du lecteur claquèrent. —
« Déclare à justice que, ne voulant pas exposer mes biens au pillage, les ai convertis, pour la somme de cinq cent mille écus, en titres de créances certaines sur des villes et des bourgeois solvables ; ces titres seront trouvés dans… »
La plume avoit écrasé son bec après ce mot, qui étoit le dernier qu’eût écrit Abraham Ochosias. La fureur d’Élie Déé étoit à son comble, mais son instinct dominant ne l’abandonna pas.
— Brunot, dit-il à son complice, mon parent et ami, que le diable a tourmenté à l’heure de sa mort, dit positivement en cet écrit que ses biens sont en sa demeure… À l’œuvre, Brunot ! s’écria-t-il avec l’éclat de voix d’un homme dont la raison s’égare à force de préoccupation, ne sortons d’ici que riches !… ce coffre ? Il courut au coffre, l’ouvrit, en sortit une vieille robe en lambeaux, des vieux souliers, un morceau de pain azyme, qui roula comme une pierre. Cette paillasse ? Il s’approcha du lit, le retourna, le fouilla. Rien ! s’écria-t-il de manière à faire trembler le terrassier. Rien, et nous ne serions venus chercher ici que la peste et la mort ! Il frappa du pied sur le carreau : la brique céda, le pied descendit dans un trou évidemment arrangé avec art. Je suis riche !… Brunot ! Brunot ! ta lanterne, vite ta lanterne… c’est là, là ; le pied me brûle… là, un trésor ! cette chambre s’illumine… mon étoile, je la vois : tu mourras riche, me dit-elle ! Il sortit son pied du trou, tomba à genoux auprès, dérangea la brique, et, enfonçant ses deux bras jusqu’aux coudes, retira un paquet dont l’enveloppe étoit en drap d’or. Renonce à ta pelle, à ta pioche, Brunot, fais la banque, ou, si tu tiens à l’église catholique, fais-toi pape, cela s’achète… et te voilà riche… partons ! Il se releva.
Le malheureux journalier, tout étourdi par cette inconcevable scène, ne conçut en ce moment qu’une joie, celle de sortir aussitôt de cette hideuse chambre, de cette fatale maison.
— Attends encore, lui dit Élie, en regardant la tête dégoûtante d’Ochosias, il faut, en reconnoissance, des honneurs funèbres à celui-ci… pendons-le par les pieds. »
— Jésus ! Maria ! cria Brunot.
— Pendons-le, le misérable qui voue mon ame à l’enfer !
Une lueur frappa le terrassier-fossoyeur au visage, il sentit une glace passer sur sa tête, il ouvrit la bouche avec effort, et d’une voix perdue :
— Ah ! çà, mais, le bon sens me revient !… Vous n’êtes donc pas catholique !… qui donc êtes-vous ?
— Élie Déé, de la tribu de Lévi.
— Juif ! vous êtes juif !… et vous volez un juif… Puis, vous voulez le pendre !… Au secours ! au secours !…
Brunot lança, dans sa terreur, sa lanterne au hasard, elle alla frapper Élie Déé au visage. Il s’enfuit à toutes jambes, ferma la porte de la cour à triple tour, sortit de sa maison, cria dans la rue : — Ochosias est mort, on le pend, on le vole… au secours ! au secours ! Et, la peste dans le sang, la folie au cerveau, il tomba à la renverse sur les cailloux. Ses yeux, avant de se fermer pour toujours, eurent encore le temps de voir un moine qui, par forme d’absolution générale, lui donnoit en passant sa bénédiction.
En un instant, la rue fut pleine de monde ; la prevôté envoya ses agens pour ouvrir la maison du juif Ochosias, en retirer son cadavre et la refermer ensuite. C’étoit dans l’après-midi ; Michel de Nostredame revenoit de l’hôpital, au moment où la rumeur de la foule l’avertit d’un tumulte dans la maison d’un juif mort de la peste ; il se dirigea de ce côté. La porte de cette habitation venoit d’être enfoncée, Élie Déé en sortoit, accompagné de deux sbires de la sénéchaussée ; son visage étoit voilé d’une teinte olivâtre, ses yeux vitrés restoient grands ouverts, et ses dernières forces se réunissoient pour étreindre le paquet enveloppé de drap d’or.
— Ne perdez pas de temps, dit Nostredame, s’avançant au devant de lui et s’adressant aux agens de la prevôté, — à l’instant même dépouillez cet homme, portez-le à l’hôpital, et, à cette place, mettez le feu à tout ce qui l’a touché, à tout ce qu’il porte.
— Du feu ! du feu ! cria la foule empressée.
L’ordre du jeune maître en la faculté de Montpellier, bien connu du peuple à cause de sa science et de ses services rendus aux indigens pendant la pestilence, fut aussitôt exécuté ; on dépouilla Élie Déé jusqu’à son dernier vêtement, et des tisons enflammés furent placés sur ce qu’il portoit, sur tout ce qui l’avoit touché. Le misérable, en voyant la flamme entamer le drap d’or, et effeuiller les titres de créances d’Abraham Ochosias, voulut se ruer sur ce bûcher qui avoit cinq cent mille écus pour aliment ; Nostredame eut seul le courage de le saisir par un bras et de le retenir. Les parcelles du papier brûlé s’en allèrent au vent, et vinrent voltiger, comme des papillons noirs, au-dessus de la tête d’Élie Déé ; quand il vit cela, il poussa un cri parti du fond de ses entrailles, jeta sur Nostredame un long et horrible regard, et s’évanouit.
IX.
LA CONSULTATION.
Il fut impossible à Michel de Nostredame, malgré son vif désir d’être utile au malheureux Élie Déé, de lui donner des soins lorsqu’il fut déposé dans l’hôpital de Montpellier : il s’en abstint dans l’intérêt même du malade, car, dès qu’il se présenta dans la petite salle destinée aux juifs admis dans l’hospice par un privilége spécial, Élie poussa des hurlemens proportionnés à la force que lui laissoient les avant-coureurs de la peste et d’une grave inflammation cérébrale, réunis ensemble sur ce vieux corps, sans pouvoir le briser. Car c’est un fait physiologique d’une vérité bien triste, mais incontestable, que les mauvaises natures morales sont en général pourvues de ressorts anatomiques et de facultés sanguines ou nerveuses d’une condition robuste qui les rend moins accessibles ou moins dépendans des affections morbifiques. « Les bons s’en vont, les mauvais restent, » a-t-on dit dans toutes les langues, et ce proverbe trivial, comme la plupart de ceux ainsi formulés, est certainement né d’une observation pleine d’authenticité.
Élie Déé ne s’en alla pas. Il devoit y périr mille fois, il survécut ; poursuivi par une seule idée qui aurait dû prolonger sa fièvre et sa souffrance, l’idée du désastre opéré sous ses yeux, dans l’incendie des titres de créances d’Abraham Ochosias. Alors le vertige et la fureur le saisissoient ; il tordoit ses bras, il rouloit les couvertures de son lit, les étreignoit contre sa poitrine, comme il avoit fait du paquet à l’enveloppe de drap d’or, il crioit des mots sans suite, mais où se retrouvoit toujours le nom de Nostredame.
Pour ce dernier, il avoit été peu affecté de cette scène dont les détails lui étoient restés inconnus ; son esprit étoit exclusivement livré à une peine d’amour qui l’obsédoit sans relâche, au point de le rendre inhabile et sans affection pour ses travaux les plus chers, et pour les devoirs de sa profession qui, en tout temps, lui avoient paru si sacrés. Le billet de mademoiselle de la Viloutrelle, remis d’une façon si étrange par Élie Déé, ne contribua pas peu à aggraver cet état de paroxisme moral. L’ardente et impérieuse jeune fille lui mandoit, dans un style brûlant, « qu’à peine arrivée à Arles, elle s’étoit aussitôt aperçue que sa résolution de vivre quelque temps loin de lui étoit au-dessus de ses forces, — chaque aurore la retrouvoit éveillée et en larmes, obsédée par le désir de lui apparoître un matin adossée contre la vis de l’escalier de sa maison ; comme au jour où il la surprit venant chercher la confidence de son amour, — ou bien assise sur le banc de la niche de saint Pierre. L’obsession d’une pareille idée étoit trop condamnable pour s’y livrer plus long-temps, le supplice de leur séparation étoit trop cruel pour le subir un jour de plus, — elle lui enjoignoit donc, mais avec toute l’autorité d’une souveraine ou d’une femme qui auroit trop accordé pour ne pas être en droit de demander beaucoup, elle lui enjoignoit de partir à l’instant, de venir à Arles y exercer sa profession… Le greffier au baillage, son oncle, voyant grandir sous ses yeux si grande science et si belle renommée, lui accorderoit, à n’en pas douter, le don de sa nièce. Elle alloit compter les jours, et, chaque lever du soleil, interroger au loin, sur la route d’Arles à Montpellier, toute ombre produite par le voyageur, toute poussière élevée dans le lointain, au détour du chemin… Le juif Élie Déé, porteur de cette lettre, étoit bien connu de son oncle, qui, en mainte occasion, l’avoit préservé des questions et enquêtes de la prevôté et de la justice du baillage ; il pouvoit donc recueillir de cet homme, en toute confiance, de précieux renseignemens sur le lieu où il devrait s’arrêter en arrivant à Arles.
La première lecture de cette lettre avoit été faite par Michel de Nostredame, avec la joie de l’amour ; il n’avoit d’abord pesé la conséquence d’aucun de ses termes, et ses yeux, aussi bien que son esprit, n’avoient saisi qu’une idée flatteuse pour celui qui en étoit l’objet, l’ardente passion de mademoiselle de la Viloutrelle. Lorsqu’il relut le billet de sa maîtresse, et que, non moins amoureux, mais plus réfléchi, il en eut remarqué les explicites conditions, il se sentit inopinément pénétré d’un incroyable sentiment de résistance ; l’habituelle austérité de son esprit venant à se reprendre aux obligations de son état, à la nécessité d’en illustrer l’exercice par des travaux sérieux, bien étrangers à cette vie de plaisirs absorbans, d’inquiétudes et d’orages, promise aux grandes passions, il eut peur d’un avenir consumé dans les bras de Laure, et, rebelle un instant à sa positive injonction, en même temps que préoccupé par l’ineffaçable amour qui la lui représentoit si voluptueuse et si belle, il se trouva précipité, lui, sérieux, indécis dans toute question qui ne se rattachoit pas à sa vocation, dans cette lutte du pour et du contre, dont toute ame honnête, appelée à bien choisir, se fait une gêne, un cruel embarras, et qui, pour Michel, devoit être un supplice.
Retiré dans sa chambre d’étude, la lettre de la jeune fille à la main, comme afin de lui donner, par un sentiment d’équité, le droit de plaider la cause de celle qu’elle représentoit contre l’influence des emblèmes imposans de la raison et du savoir, il gémissoit ; et, pour partir ou pour rester, trouvoit tour à tour des motifs qui charmoient et désoloient son cœur.
— Je l’avois prévu ! s’écria-t-il avec le découragement du lutteur fatigué, — cet amour, qui m’est venu surprendre, dans le temps même de ma vie studieuse et réfléchie, jamais ne s’accommodera avec les devoirs que, pour le présent et pour l’avenir, me trace ma destinée. Je dois me résoudre à des veilles continues ; mais à quelle fin ces veilles ? pour méditer, — lire, analyser tout ce qui est saisissable par l’esprit humain ; — fureter dans les recoins de l’univers intellectuel, en arracher de leur obscurité, pour les produire à la clarté du jour, les vérités inconnues ; — fouiller du regard dans le corps de l’homme souffrant et moribond ; dans le cœur de l’homme debout, agissant et masquant sa pensée par sa physionomie… Guérir, instruire… et prédire peut-être, voilà mon but ! Vivre enfin dans ce bas-monde de la vie d’immortalité, voilà mon espoir ! Et pour atteindre à ce but, et pour réaliser cet espoir, il faut veiller !… sous la lueur rougeâtre de la lampe, sous l’action pénétrante des vapeurs morbifiques qu’elle exhale, en présence de mes livres, de tout ce qui témoigne du prix de l’étude et de la science… Mais, non, veiller, beauté tentatrice et décevante, aux lueurs molles et pâles de la lampe d’alcôve conservée par un indiscret et lascif amour ; — non, consumer les heures des nuits dans les transports et la langueur suscités par ton ardente passion ; — non, tenir mes yeux ouverts uniquement pour contempler ton délicieux visage placé sur mon chevet, et réclamant, par l’éclat de ses charmes pleins d’exigence, ma pensée de toutes les heures, de tous les instans !… Si je fais cela, point d’avenir ! Si je me voue à de telles veilles, ce flambeau mystérieux que je vois bien loin encore dans les profondeurs de plusieurs mille lendemains, mais que je vois enfin, dont je m’approche chaque jour, dont l’orbe enflammé grandit chaque jour à ma vue, et lui reflète plus d’objets et plus d’idées, ce flambeau, résumant en mon esprit la pensée de Dieu qui se révèle, il s’éteint ! L’obscurité m’environne, mes sensations, dont la portée devenoit surnaturelle, s’anéantissent, je suis homme, voilà tout ! Plus de nom, plus d’illustration, plus de science, plus d’avenir… le tombeau m’enfermera tout entier, et la mort finira ma vie !…
Eh ! qu’importe après tout ? — ajouta-t-il avec colère, et comme s’il eût brisé une barre d’acier qui lui auroit fait obstacle, — qu’importe ! ce magique flambeau, ces sensations, ce nom, cette célébrité, cette science,… où me conduiront-ils ? qui sait même si, tandis que j’impose à ma jeunesse d’étouffer tout ce qu’il est dans sa condition de connoître et de ressentir de plaisirs et d’amour, qui sait si la mort n’est pas là, dans un coin de ma chambre, railleuse et perfide, prête à me saisir au milieu de ma veillée studieuse ? Qui sait si, tandis que je suis en marche pour l’exploration, une volonté qui me laissera l’existence n’éteindra pas tout à coup ce flambeau qui en est l’inspiration ? Alors égaré, mais lancé dans ma course, j’irai briser mon front sur le bronze de quelque porte d’idée, et relancé en arrière, mutilé, je reparoîtrai dans la vie commune pour y subir les risées du vulgaire imbécile ! mille chances pour une telle fin, une seule pour arriver, maître de ma raison, à cet orbe de feu que je poursuis !
J’y renonce ! je me livre au présent, n’enviant d’autre lendemain que celui qui me laissera le pouvoir de mes sens et le trésor de mon amour ! — Il éleva la lettre, la couvrit de ses baisers. — Laure de la Viloutrelle, tu l’emportes ! je m’indigne de ce vague où se précipitoit ma raison, je m’abandonne à la réalité des sens ! Tu me veux pour époux ? tu seras ma femme, oh ! toujours ma maîtresse ! toujours !… Dans les perfections de ton corps, il y a plus d’atiraits qu’il n’en faut pour renouveler à l’infini les illusions du premier amour !… L’éclat de tes yeux, l’ardeur de tes sens m’intimident ; mais quand je n’aurai plus que toi à aimer, je suffirai à tes tendresses… et si mon ame est trop faible, s’il t’est donné de porter en toi des flammes à dévorer mon existence, — je mourrai dans tes bras, sur ton sein, comme fit Louis XII sur le sein de Marie d’Angleterre ; je mourrai dans l’effort d’une sensation, dans la réalité de la vie !… C’en est fait : je change cette insipide ordonnance de mon temps et de mes pensées… Le bon roi, à cause de sa femme, avoit changé de tout sa manière de vivre ; car, où il vouloit dîner à huit heures, il convenoit qu’il dinât à midi ; où il vouloit se coucher à six heures du soir, souvent il se couchoit à minuit !… Ainsi ferai-je, et Dieu qui m’a fait te connoître, ma Laure, me pardonne de t’avoir aimée !
Les dernières pensées de cette délibération intime ne permettent pas de douter que la lettre de mademoiselle de la Viloutrelle n’ait plaidé avec bonheur la cause de sa cliente. Comme si elle eût été là pour recueillir la certitude de son succès, le regard de son amant s’épanouissoit devant une ombre, lui sourioit, la caressoit, et lui promettoit la constance, la fidélité que lui-même réclamoit en retour d’un si grand sacrifice. L’extase passée, Nostredame relut la dernière phrase de la missive qui lui recommandoit de s’informer auprès du juif Élie Déé ; puis, surmontant sans doute une excessive répugnance pour cette démarche, il sortit, se dirigeant vers le grand hôpital.
Il en montoit les degrés extérieurs qui conduisent au portail, lorsqu’un homme, d’une trentaine d’années, vêtu du costume des docteurs en la faculté de Montpellier, la tête couverte d’une toque noire, semblable à celle de Michel de Nostredame, l’aborda familièrement. Sur sa physionomie d’expression fine et caustique se jouoit le sourire naturel à ceux dont l’organisation morale est assez privilégiée pour leur permettre, voyant les choses et les hommes sous leur côté le plus vrai, de se venger des choses et des hommes par le sarcasme et le mépris, les représentant, dessinateurs hardis, sous cette forme bouffonne, qui a aussi son génie et qu’a définie le mot caricature, tant exploité par l’esprit de notre époque. — Esprit, hélas ! dont toute bonté est absente, et qui, exclusivement préoccupé de découvertes dans la science politique, ne manifeste plus dans la vie commune que le mauvais goût de l’irritation, l’iniquité de la jalousie, la sécheresse de l’égoïsme, la fanfaronnade du faux savoir, l’absolutisme du système, — et la pauvreté de l’ame. Étrange et déplorable contraste ! la civilisation en travail épure les institutions, fortifie les articles du contrat social-politique, — et le pacte d’union entre les familles, entre les individualités, est à demi rompu : il n’y a plus d’amitié, mais une menteuse et servile camaraderie[1] : la loi est meilleure, l’homme est moins bon. Contradiction fâcheuse avec cette observation de Tacite sur les premiers Germains : plus ibi boni mores valent quam alibi bonœ leges. Mais tout ne se peut faire à la fois ; et le moment de l’amélioration de l’espèce viendra sans doute à son tour !
« Salut à Michel Nostredame.
— Salut à François Rabelais.
— Hommage à maître Nostredame qui est la lumière de Saint-Rémy, comme Rabelais le sera un jour de Chinon, la première ville du monde ; car Chinon ou Caynon peut venir de Caïn, premier bâtisseur de ville.
— Toujours la philosophie dans le cœur et la gaieté sur les lèvres, docteur Rabelais !
— Cette gaieté me vint lorsque j’entrai dans l’ordre des Cordeliers, à Fontenay-le-Comte ; elle s’augmenta, lorsqu’en 1500 et quelques, je me fis ordonner prêtre ; elle acquit une énergie nouvelle lorsque j’entrai dans l’ordre de Saint-Benoît, à Maillezais… Enfin, plus j’avançais dans les ordres et dans la vie, plus s’augmentoit ma joyeuse disposition, au point que la jugeant trop bruyante, et par trop incompatible avec la morosité du cloître, je me fis médecin pour me corriger. Mais vous, dont le frais visage est ordinairement couleur ventre de biche et ventre de nonain, qu’avez-vous ? la peste vous arderoit-elle ?
— Non, » répondit Michel en soupirant.
— Venez-vous voir quelque malade désespéré ?… Celui auquel, ce matin, j’aurois volontiers donné un certificat pour lui servir auprès du diable, est parti de l’hôpital il y a une heure, plus laid et plus juif que jamais.
— Ce n’est pas Élie Déé ?
— C’est lui-même.
— Élie Déé que j’ai fait porter à l’hôpital, en prévention de pestilence ?
— Son cuir fut trop dur pour que le mal y pénétrât… Il est sorti, vous dis-je.
— Ah ! » fit Nostredame d’un air désappointé.
— Êtes-vous son héritier, maître Michel ?
— Dieu me garde de richesse ainsi venue ! » s’écria avec la susceptibilité d’une dévotion méconnue, le petit-fils d’Abraham, médecin du roi René, oublieux de son origine.
François Rabelais sourit.
« Enfin, à votre émotion, à votre surprise eu égard à la fuite d’Élie Déé, je juge que quelqu’une de vos peines se rattache à cet homme.
— Par un cheveu bien fin, bien délié, je vous assure… Mais, que cette rencontre, docteur Rabelais, me soit profitable par la consolation ou par le conseil… J’ai l’esprit malade ; refuserez-vous à un disciple l’enseignement d’un remède à sa souffrance ?
— Par saint Goderan, évêque, frère de sainte Opportune, le principe de votre mal est au cœur, mon maître !
— Hélas ! oui.
— Et vous venez, sous les voûtes d’un hôpital, chercher un soulagement ?… Vos poudres et fardemens, qui font merveille en ce lieu, n’ont-ils aucune vertu sur vous-même ?
— Aucune ; et, dites-le moi, dois-je ou non, me marier ? »
La question, faite avec naïveté, fut répondue par un violent éclat de rire du sceptique docteur, qui ne prit nulle garde d’offenser le sérieux de son malade.
« Oh ! oh ! vous marier ! maître Michel. Le cas est grave, et de ceux définis par nos pères avec la dénomination de cas de conscience. Venez sous le porche de cette maladrerie, plus inspiré serai qu’en plein air, où les mots s’éparpillent au souffle de tous les vents. D’abord votre consultation, considérée comme commandée par souffrance et maladie, demandoit l’intervention de quelque saint ; cherchons ensemble, voyons : saint Aignan et saint Saintin guérissent de la teigne ; saint Andrieux, saint Firmin et sainte Geneviève guérissent de la lèpre et autres feux cutanés ; sainte Apollonie et saint Médard, du mal de dents ; un grand nombre de saints guérissent des vertiges : prenons l’un d’eux, saint Valentin, avec saint Mathurin, qui guérit de la folie, et les vertus de ces deux saints, combinées, nous donneront peut-être un élixir salutaire.
— Vous plaisantez, docteur Rabelais ?
— Je veux que l’arc-en-ciel me serve de cravate si je plaisante, quand il y va du mariage !… Vous voulez que deux ne fassent plus qu’un ? Examinons encore : est-ce de votre part manie d’amourette ou instigation d’amour ? Si c’est amourette, Théophraste interrogé quelle bête ou quelle chose c’étoit qu’amourette, répondit : « Passion d’esprit oiseux. » Canachus Sicyonien fit la statue de Vénus assise ; et ce sculpteur eut raison, dans le sens de Théophraste. Mais, comme l’amourette n’a pour instinct que la concupiscence charnelle qui conduit à bien des fautes, il faut recourir aux enseignemens que notre faculté a puisés dans les dictons des anciens platoniques, afin de lui trouver une guérison ; ils indiquent cinq moyens : — le vin qui fait advenir au corps refroidissement, résolution de nerfs, hébétation des sens ; — les drogues et plantes, telles que saule, orchis, mandragore et la peau d’hippopotame ; — le labeur assidu et pénible qui absorbe la force et l’emploi du sang, — ainsi Diane qui marchoit beaucoup, resta toujours chaste ; ainsi les Scythes, a dit Hippocrate, liber de aere, aquâ et locis, étoient peu portés à la luxure, étant toujours dans l’arène ou à cheval, fervente étude, qui tend les artères du cerveau comme la corde d’une arbalète, suspend les facultés naturelles et fait taire les sens extérieurs ; — ainsi Pallas, symbole du travail, est toujours restée vierge ; Cupidon n’a jamais tourmenté les Muses laborieuses ; — enfin, le cinquième moyen que je vous offre, maître Michel, et qui n’est pas le moins efficace pour être le dernier cité, c’est l’abus lui-même de la concupiscence… Ah ! ne haussez pas les épaules : mon confrère, Fray Scyllino, prieur de Saint-Victor-lez-Marseille, appela cela la macération de la chair ; c’est aussi mon opinion comme celle de l’ermite de sainte Radegonde, au-dessus de Chinon.
— Ce qu’il y a de plus efficace, docteur Rabelais, n’est donc pas ce qu’il y a de plus pur et de salutaire ?
— Possible, quant aux exigences de la morale, maître Michel ; mais, comme au flegme de votre esprit penseur je juge qu’il y a dans votre mal gravité plus grande que n’en causeroit l’amourette, passion des esprits oiseux, il faut passer à l’observation de l’instigation d’amour. Ici, échoue la science. Le noble enfant, médiateur de la terre, comme atteste Platon, in symposio, est un chevalereux roi à qui force est de faire révérence ; à ses signes tout le monde obéit plus soudain qu’aux édits des préteurs et mandemens de rois ; Picatris, magicien, recteur en la faculté diabolique, n’indique aucune arme contre lui.
« Il ne reste plus, maître Michel, pour dernière ressource à votre mal, que d’analyser la femme qui vous inspire et vous inflige si grande plaie d’amour. La femme, sexe tant fragile, tant variable, tant muable ; sexe que Platon ne savoit en quel rang colloquer…
— Pour cela, docteur Rabelais, serai plus éclairé que Platon.
— Tâchez, maître, de trouver la femme forte décrite par Salomon, alors vous éviterez le sort banal ; ne la conduisez ni à Avignon, ni à Rome, ni en aucune terre papale, car, de toutes les concupiscences, celle qui est mitrée est la plus audacieuse, la plus insinuante que femme puisse connoître.
— À donc, je me marierai ! » dit Nostredame, tout marri de cette étrange consultation.
— Et baptisez des enfans qui vous ressemblent, » répliqua le docteur Rabelais, d’une voix demi-sérieuse, en pressant affectueusement, avant de s’éloigner, la main de son malade.
Le jeune maître sans doute étoit distrait, tandis que débordoit l’expression de la philosophie moqueuse de François Rabelais ; il est impossible que son esprit, trop jeune encore pour ne pas croire, ait suivi obséquieusement le dévergondage de chacun des mots qui venoient de frapper son oreille : toutefois, en dépit de sa préoccupation, la parole du docteur avoit eu ce résultat de tiédir singulièrement les chaleurs de l’amour, et lorsqu’il en pesa les termes, tout en regagnant son logis, il vint à reconnoître qu’une haute raison étoit voilée par leur semblant de futilité ; et, comme elles étoient échappées au plus illustre penseur de la faculté, il étoit naturel de leur accorder, en y réfléchissant, une intention grave, qui n’avoit été formulée par le sarcasme, qu’afin de produire un effet plus certain.
L’esprit élevé, mais railleur de Rabelais, accordoit trop peu d’estime aux mobiles passions de l’humanité, pour les attaquer de vive force, armé de toutes pièces et avec le sérieux du duel ; il aimoit mieux, dans son dédain, les rouler dans l’hyperbole de la plaisanterie, leur arracher leur tunique, leur dernier voile, les pousser toutes nues devant le miroir de la vérité et de son rire implacable, pour suivre leur colère pudibonde. Il savoit trop le cœur humain, pour répondre directement à cette question de jeune homme prêt à briser son avenir, dois-je me marier ou non ? et l’importance donnée à la réponse devant prêter plus de force aux objections de la passion imprudente, il arrivoit à une persuasion plus réelle en arrachant les décors de la pensée, en éteignant les flambeaux de l’imagination, et laissant l’esprit seul avec la réalité.
X.
LES PLAISIRS DU VOYAGE.
Quel fut l’étonnement de Michel de Nostredame, lorsque, dans un homme accroupi sur le seuil de sa demeure, à la manière des mendians et souffreteux, il reconnut le juif Élie Déé, sa besace et son bâton de voyage posés à terre, à ses côtés.
Le juif, tel que le lecteur a pu déjà se le représenter, prit, au moment où il aperçut l’auteur des fardemens qui l’avoient protégé dans la maison d’Ochosias, une expression de figure impossible à décrire. La perte de cinq cent mille écus étoit gravée sur le front du vieillard ; l’incendie des titres de cette somme avoit laissé sa lueur blafarde sur les chairs desséchées de son visage ; le désespoir de la ruine avoit creusé ses rides, la colère et la soif de la vengeance rendoient du brillant à ses yeux, et l’astuce régnant dans les profondeurs de ce corps décrépit communiquoit à son extérieur une apparence de résignation souffrante, capable d’inspirer la pitié, à l’instant même où l’intuitive pensée de ce misérable n’auroit inspiré que de l’horreur.
— Issachar, dit-il, lorsque l’ombre de Michel s’allongea près de lui.
— Issachar a fait son devoir envers Élie Déé, puisqu’au lieu d’étendre son corps sur la civière, Élie Déé, agile et dispos, reprend la besace et le bâton du voyage.
Le juif leva les yeux sur le médecin, comme pour mesurer la portée de l’ironie ou de la cruelle indifférence accordée à sa détresse.
« Issachar, reprit-il d’une voix criarde et brisée, a menti à la science ; et à la souillure d’apostasie de sa famille, il a ajouté la perfidie contre un vieillard malheureux qui lui avoit demandé, en pleurant, aide et protection.
— Michel de Nostredame a fait son devoir, répondit le jeune maître, avec la gravité calme d’un homme qui ne veut pas se montrer sensible à l’insulte.
— Et pourtant, s’écria le juif en pleurant ; j’étois riche et suis pauvre ! Le feu a dévoré ma richesse. Damnation ! C’est votre main qui a brûlé le trésor !
— Je n’ai vu que du papier dans le tourbillon de la flamme.
— Cinq cent mille écus de titres de créances sur des villes et des bourgeois solvables ! cria Élie en tordant ses bras.
— Cinq cent mille écus, sur lesquels vous tombiez mort, en en vérifiant le chiffre.
— Alors, ta science a menti, jeune homme.
— Non, puisque vous vivez.
— Ta science a menti, te dis-je, insista le juif avec colère.
— Non, car ma science qui voulut vous garantir d’une influence atmosphérique pestilentielle, ne vous a jamais dit : — Muni de mes fardemens, tu prendras la peste dans tes bras, tu l’étreindras amoureusement avec la sollicitude d’une mère, la passion d’un amant, tu l’emporteras de son berceau pour la porter dans ton lit… tu vivras avec elle. Car ce trésor dont vous parlez, il receloit la peste, sous ce drap d’or qui a frappé mon regard, séjournoit l’horrible venin qui vous jaillissoit au cœur, lorsque vous l’eussiez ouvert !
— C’est donc pour le mieux, — reprit Élie en affectant la résignation. — L’étoile d’Élie Déé devoit mentir !
— Pourquoi ? vos cheveux blancs révèlent plus les tourmens et les veilles laborieuses que le nombre de vos années, l’espoir vous est encore permis : en un coin de cette terre repose peut-être encore le trésor qui vous est réservé, trésor qui, du moins, ne portera pas avec soi les horreurs de la peste !
— Possible que vous disiez vrai, jeune homme. — En saisissant cette espérance, Élie Déé jouoit peut-être la crédulité. — Je vais donc me remettre en marche avec cette pensée consolante,… et j’aurai, moi aussi, fait mon devoir, en venant vous rendre les actions de grâce qui vous sont dues.
— Innocent de votre malheur, je les accepte, vieillard… Mais, avant de partir de cette ville, ne consentirez-vous pas à rendre encore un service à l’ami de mademoiselle de la Viloutrelle ?
Élie sourit avec amertume. « Égoïsme ! » murmura-t-il.
— Oui, je vous le rendrai en fidèle messager… Parlez, que voulez-vous de moi ?
— Vous savez en quel lieu je dois me rendre, en arrivant à Arles ?
— Sans doute.
— Dites-le moi donc, à cette heure, car demain je me mets en route.
— Demain, vous partez de cette ville !… Vous renoncez à la faculté ?
— N’est-ce pas le vœu de mademoiselle de la Viloutrelle ?
— Vous ne me l’aviez pas dit.
— Où donc vous reverrai-je, Élie Déé ?
— Issachar…
— Oh ! assez de ce nom qui me lieroit encore à l’avenir ; assez de ce nom auquel je renonce à jamais… Michel de Nostredame est mon nom, Laure de Nostredame sera celui de la jeune fille dont vous avez accompli le message. Michel de Nostredame, vieillard, vous prie d’accepter, pour les besoins de votre route, ces vingt écus au soleil, son épargne, son unique trésor, et ajoute à ce don la demande du lieu où il vous reverra en entrant à Arles.
Le juif, assez riche peut-être pour payer à lui seul les taxes de sa ville, prit, d’une main quêteuse et avide la valeur de quatre-vingt-cinq francs, offrande du jeune homme. — Du moins, dit-il avec amertume, en agitant ces pièces d’or, cette monnoie, exposée à l’action du feu, se changeroit en lingots, sa poussière, passée au tamis, produiroit encore des parcelles fusibles et escomptables, mais les cinq cent mille écus de titres, héritage d’Ochosias, alimentent la flamme sans lui survivre ; ils se roulent, se tordent dans le tourbillon agité par le vent, et le vent tombé, la flamme éteinte… rien ! — s’écria-t-il avec un rire frénétique, — rien, une insaisissable poussière… Cinq cent mille écus en poussière… les avez-vous comptés, Issachar, lorsqu’ils voltigeoient… ? Ah ! que me fait cet or ? rends-moi le papier d’Ochosias !… » Les larmes tomboient des yeux du juif, ses mains s’élevoient vers Michel.
— Calmez votre raison, Élie Déé ; vous demandez la mort, demandant ces lambeaux empestés… Ce qui est écrit est écrit : si votre étoile laisse voir à vos yeux ces mots pleins d’avenir : tu mourras riche ! remerciez le dieu de Jacob, et suivez, sans vous plaindre, mais avec confiance, le sentier poudreux où se traîne votre indigence… vous mourrez riche, je le crois aussi.
Élie baisa le manteau de Nostredame ; se dressa, prit d’une main ferme sa besace, son bâton, et, ranimé :
— Je le crois encore… oui, les signes célestes l’ont dit et ne sauroient mentir. J’accepte votre parole, Issachar, comme un témoignage de leur véracité… Écoutez bien, en arrivant à Arles, vous vous rendrez aux arènes ; placé dans le milieu de leur enceinte, tournant le dos à l’occident, vous ferez face à une ouverture pratiquée sous les gradins du cirque, et servant autrefois d’issue aux bêtes féroces ; marchez droit devant vous, franchissez cette issue, pénétrez dans les galeries souterraines, en appelant Élie Déé, je répondrai… Si au moment même, la verge de fer qui me sert de sonde n’a pas heurté une souche retentissante ou un fragment de métal… vous avez bien entendu ?
— Et je n’oublierai pas, répondit Nostredame en s’éloignant du contact du juif, qui faisoit horreur à son désintéressement, à sa probité.
— Adieu, Issachar.
— Adieu, Élie Déé ; que tout ce qui est vrai et saint au ciel veille sur vous, vous conduise, et vous rende favorable à mes vœux, lorsque serez en présence de mademoiselle de la Viloutrelle.
Nostredame adressa un dernier geste d’adieu à l’héritier d’Ochosias, et entra dans sa maison. Élie Déé, à une heure de marche de Montpellier, fut accosté par trois religieux séraphiques de l’ordre de Saint-François-d’Assise, celui qui offrit à un sultan de se jeter dans le feu pour lui prouver la vérité de la religion chrétienne, et fut assez heureux pour que le soudan de l’Égypte, convaincu de ses facultés incombustibles, se contentât de son intention, lui faisant grace des preuves. Une des règles souveraines de l’ordre défendoit aux religieux d’accepter aucune valeur en argent, mais après le chapitre général tenu en 1219, le nombre des religieux, montant à cinq mille, sans compter ceux qui étoient restés dans les couvens, l’ordre se divisa par des réformes et des mitigations en différentes branches : ainsi les récollets, les picpus, les capucins. Il est présumable que, par suite de ces changemens, les statuts eux-mêmes subirent une altération dans leur texte primitif, à ce point par exemple d’accorder aux picpus la faculté d’accepter des valeurs monétaires. Ce qui donneroit du poids à cette supposition, c’est que les trois frères, après avoir demandé à Élie Déé, l’un son bâton, l’autre son bissac, un troisième sa bénédiction, examinant en commun la valeur de ses largesses, et venant à trouver au fond du bissac, roulés dans un vieux linge, les vingt écus au soleil, présent de Nostredame, se les partagèrent sans manifester cette hésitation qui accuse toujours de la part du moine, comme de l’honnête homme, une transgression à la morale consentie par tous les peuples, ou à la lettre impérieuse de quelque réglement. Une part de bénédiction fut loyalement restituée au vénérable juif, restitution d’autant plus louable, que l’importance des épargnes d’Élie Déé, comparée à la livrée de misère, qui le recouvroit, donnant aussitôt à penser à ces religieux que ce vieillard pourroit bien être un fils de la Synagogue, ils manifestoient dès-lors dans leur conduite une tolérance bien rare et bien méritoire, dans ces temps d’irritation religieuse.
Peu contens de rendre à Élie Déé bénédictions pour bénédictions, les trois frères picpus, par un sentiment puisé dans leur charité, leur respect pour le vieil âge, d’autres que nous diroient : — et la peur d’être dénoncés à la prévôté beaucoup trop prochaine de Montpellier, — le reconduisirent fort avant dans sa route, et le laissèrent à l’entrée d’un bois, à une distance telle que, de ce point, à Montpellier, en arrière, ou à Saint-Gilles, en avant, la distance pouvoit autant coûter à parcourir. Une circonstance qui toutefois devoit singulièrement jeter du doute sur la véracité de l’étoile d’Élie Déé, c’est que dans son bissac s’étoit trouvée la sonde, espèce de tringle en fer, avec laquelle il tourmentoit la poussière des galeries souterraines du cirque, qu’il avoit apportée pour sonder la cave de son parent et testateur Ochosias, et qu’au sortir de l’hôpital il avoit été rechercher dans les cendres de ses haillons et des cinq cent mille écus. Les religieux avoient recueilli avec reconnoissance cette misérable baguette, disant, avec l’ingénuité naturelle à leur profession, qu’ils en feroient des clefs pour leurs pauvres cellules.
Qui veut la fin, veut les moyens, un puissant moyen de trouver la fortune étoit ainsi enlevé à Élie Déé. Une tringle n’étoit pas ce qui l’embarrassoit, mais auroit-elle, comme celle qu’il perdoit, cette exquise sensibilité du tact acquise par trente ans de fouilles ? Auroit-elle, à l’égal de sa devancière, cette faculté électrique de communiquer à la main qui la tenoit, l’émotion que ressentoit sa pointe arrêtée sur le métal enfoui ? Deux cents médailles en plomb, neuf en argent et sept en or, les plus anciennes à l’effigie d’Auguste, et datant de l’époque où Mutius-Livius-Drusus étoit proconsul dans la province, deux cent seize médailles donc, trouvées dans l’espace de trente ans, et déposées dans un caveau, sans soupirail, de la maison d’Élie, attestoient les mérites de la sonde enlevée, et l’intime sagacité que lui avoit en quelque sorte inoculée la main pénétrante de son vieux maître : auroit-il jamais le temps de dresser une élève aussi intelligente, aussi docile, de se mettre, — nous osons le dire, — en rapport avec elle, de lui communiquer sa chaleur et son instinct ? ce résultat étoit impossible à espérer.
Jusqu’au bâton du juif lui avoit été pris, — nous l’avons déjà remarqué. — Mais cette indiscrétion fut évidemment commise par les religieux, avec l’intention excusable de conserver de lui un souvenir plus durable que celui de l’or, qui se dissipe ; car ce bâton étoit un long et foible roseau blanc, et les frères portoient chacun sous leur robe une branche de coudrier sauvage d’espèce noueuse, garnie d’une masse en plomb à l’un des bouts, genre d’ornement qui même avoit beaucoup contribué à modérer les premières exclamations plaintives du voyageur requis pour aumône et libéralité.
Élie Déé, libre de tout fardeau, continua donc, dans l’abattement du plus profond désespoir, tout le chemin qui lui restoit à faire jusqu’à Arles. Lorsqu’il mit le pied dans la ville, une sombre colère le saisit.
— Malheur ici ! dit-il à voix basse, en passant sa langue aride sur ses lèvres desséchées par une salive corrosive qui en blanchissoit les bords. » Malheur ici, pour les tortures que je viens d’endurer… J’ai été jouer ma vie entre vos jeunes existences, Laure de la Viloutrelle et Michel de Nostredame ! Mais j’en réchappe, — c’est bien. J’ai vu brûler le trésor promis à mon attente !… mais ici j’ai des débiteurs, — c’est bien. Il y aura des larmes de versées dans cette cité.
Tandis qu’Élie Déé suivoit péniblement la route de Saint Gilles à Arles, une lettre venue d’Agen à Montpellier fut remise à Michel Nostredame. Elle étoit de date récente, car l’institution des postes, créée par un édit de Louis XI en 1464, avoit promptement acquis une rapidité dans les transports ; qui n’étoit ralentie que par accidents, et à cause du mauvais état des chemins de France en ce temps-là. Le roi Chattemite s’étoit su gré de son œuvre et de sa précoce perfection, lorsque, grâce à la célérité des courriers de poste, il fut, en 1477, averti assez à temps de la mort de Charles de Bourgogne, trahi par Campobas l’Italien, et tué devant Nancy, — pour s’emparer de plusieurs villes en Artois, en Anjou et en Bourgogne.
Bien moins longue que la lettre de mademoiselle de la Viloutrelle, celle de l’écolier de Boncourt, d’une écriture tremblante, et brisée, ne disait que ces mots :
« Maître, en la ville d’Agen, de la province de Guienne, deux moribonds vous attendent ; moi, que la mort veut ressaisir, ne vous voyant plus à mes côtés, et l’ami le plus cher de mon parent que j’étois venu trouver ici. Le savant, l’illustre Jules César Scaliger se meurt de mal d’épidémie, si ce n’est pestilence. Mon oncle effrayé du danger qui menace son indigne neveu et l’illustre compagnon de sa jeunesse, en appelle à la science de Michel de Nostredame ; et moi, maître, à deux genoux sur mon lit, soutenu sous les bras par mon respectable parent en pleurs, la face jaunie par le mal, verdie par un rayon du soleil du soir qui se déteint sur le ciel vert de mon alcôve, l’œil desséché, la voix bien foible mais fervente, je prie Dieu qu’il envoie au secours du savant Scaliger et au mien le savant Nostredame… Si tardez, maître, si laissez, peu soucieux de ma prière, les soleils se lever et se coucher en regard de vous, mélancoliquement assis près de la niche de saint Pierre,… non Antoine Minard, mais sa jeune ombre, viendra pleurer à vos côtés sur votre oubli… la force me manque, amen.
Cette signature étoit tracée avec l’illisibilité qu’affecte le savant ou le sot qui croit que la terre entière doit deviner son nom comme un logogryphe, ou le moribond qui a traîné la dernière lettre sur le papier dans l’effort du bras tiré par la mort.
Michel de Nostredame fut profondément touché de l’épître du naïf écolier ; sa compassion l’auroit porté à obéir au vœu de cet enfant, mais pour fortifier ce sentiment généreux, un autre sentiment se fit sentir qui rendit du brillant aux yeux mornes du jeune maître amoureux, qui fit courir sous son épiderme une sensation de difficile analyse, telle cependant que ce coin de notre individu où l’amour propre a son gîte, fut mis en doux émoi. Jules César de l’Escale (Scaliger), le descendant des princes de l’Escale, souverains de Vérone et de diverses autres places d’Italie, le poète, le naturaliste, le médecin Scaliger invoquoit, mourant, le secours d’un jeune maître en la faculté de Montpellier ! Nostredame pouvoit conserver à la ville d’Agen, à la France, à l’Europe une des gloires de la science ! c’étoit là une de ces idées qui en tout temps auroient battu en brèche l’amour, peut-être charnel, à force d’être platonique, qu’inspiroit à Michel la nièce du greffier d’Arles ; aussi, cette idée se présentant dans un de ces instans d’hésitation où entre bien faire et mal faire, entre le oui et le non il n’y a que l’intervalle d’une demi-volonté, elle l’emporta aussitôt sur la primitive résolution d’un voyage pour amour. Il prit la plume, et n’osant écrire à Laure, il écrivit à son oncle et tuteur lui annonçant, en qualité de locataire, — qu’appelé par deux malades dignes du plus grand intérêt dans la province de Guienne à Agen, il alloit aussitôt s’y rendre, puis, débarrassé du soin pieux de conserver à la vie deux êtres souffrans, il partiroit aussitôt pour Arles où, sans doute, son penchant le retiendroit. » Une seule phrase, la phrase finale de la lettre adressoit à la belle orpheline des mots respectueux, dont il appartenoit à la jeune fille d’interpréter toute l’intention.
XI.
LA CRUCHE CASSÉE.
Rien n’indique les raisons qui déterminèrent Scaliger à se fixer dans l’Agenois. Le genre d’illustration de la ville d’Agen appartenoit plus, dès ce temps-là, à des désastres suscités par la guerre qu’au bien-être d’une cité florissante. Fondé par les Gaulois, dévasté par les Huns, les Vandales, les Sarrasins et les Normands, après avoir été habité par les Romains, Agen, que saint Louis, plus maladroit avec Henri III d’Angleterre qu’avec Jacques I d’Aragon, céda à l’Anglois avec toute la partie de la Guienne par-delà la Garonne, — ne conservoit d’autre attrait pour la curiosité que la basilique de saint Caprais, du nom de son premier évêque, la légende de la fontaine du mont Pompéian, l’église des moines antonins, fondée sur un temple païen, et les médailles, vases, figurines, tronçons de lances, crânes, tibias, que faisoit jaillir la pioche sur le sol abandonné où s’élevoient les arènes et les bains des Romains.
Peu de temps encore, et la réforme évangélique, déjà établie en Allemagne et dans une partie de la Suisse, alloit se propager en France par l’organe de Calvin, le protégé de Marguerite de Navarre, sœur de François Ier, et dans la ville d’Agen alloient être tendues par le bourreau les cordes destinées aux malheureux dissidens ! Mais cette guerre que de stupides et féroces religionnaires alloient sanctifier par des massacres, des profanations et le pillage, se bornoit encore à des injures théologiques entre Luther et Léon X, vendeur d’indulgences au profit de l’art, — il falloit au pape de l’argent pour achever la basilique de saint Pierre. — Les bûchers qui éclairoient les places de Rome et de Wittemberg ne dévoroient que des parchemins et du papier, recueils du droit canon ou ecclésiastique romain, bulles d’excommunication, et autres produits de l’esprit pontifical, — livres, opinions, thèses et autres produits du nouveau schismatique. La vanité plus que la croyance pouvoit souffrir : mais la vanité martyrisée donna du zèle à la croyance, celle-ci engendra le fanatisme qui arma les bourreaux !
Le cœur de Nostredame battoit bien fort lorsqu’il entra dans Agen ; il arrêta sa mule, et resta plusieurs minutes à se recueillir, comme pour chercher le motif de sa violente émotion, ne pouvant l’attribuer uniquement à la crainte de trouver morts les malades qui l’avoient appelé : car c’étoit comme le pressentiment d’une faute qui le saisissoit, bien qu’il fût au moment d’accomplir un acte d’humanité auquel il avoit sacrifié l’intérêt de son amour et sans doute le repos de sa maîtresse. La recherche fut inutile, cette perspicacité de Nostredame pour placer, par induction, un mot sur l’avenir à côté d’un fait présent, resta stérile, son exploration intuitive ne lui révéla rien… Il soupira, remit sa mule au pas, et s’informa au premier passant du chemin qui devoit le conduire sur la place de la cathédrale où demeuroit M. de Beauvoisin, oncle maternel d’Antoine Minard.
Au détour d’une ruelle, sa monture fut effrayée par un petit cri de jeune fille et le fracas d’une cruche pleine d’eau qu’elle venoit de laisser tomber à terre.
— Là ! mon eau renversée !
— Et ta cruche cassée, répliqua un jeune homme inattentif à tout autre objet qu’au charmant visage de la personne qu’il agaçoit encore, malgré son accident.
— Et mon pauvre père, qui espéroit calmer sa goutte, en buvant de l’eau de Saint-Caprais !
— Il a raison, l’eau est très-efficace contre la goutte.
— L’eau de l’ermitage, messire écolier, a seule de la vertu.
— Tu y retourneras.
— C’est bien loin !
— Nous irons ensemble.
— Et ma cruche, qui est cassée !
— Bah ! le potier Bernard Palissi nous en donnera une bien plus jolie, et, par-dessus le marché, nous gratifiera d’une consultation sur la vertu de l’eau de Saint-Caprais.
— Mais mon père attend.
— Partons tout de suite.
— Ensemble ?
— Chacun de notre côté, si tu l’aimes mieux, pour nous retrouver à l’ermitage.
— Méchant clerc !
— Méchante fille !
— Pourquoi la poursuivez-vous, alors ?
— C’est que ta méchanceté ne t’empêche pas d’être bien jolie !
— Laissez-moi, vous êtes un flatteur de la grande ville.
— Laure ! dit tendrement le jeune homme.
— Laure ! s’écria Michel de Nostredame, qui croyoit rêver, et, debout sur l’étrier, écoutoit, immobile, ce rapide dialogue. À son exclamation, le jeune poursuivant, non d’armes, mais de jeune fille, prit garde à l’importun.
— Maître Michel ! Et quittant l’amourette pour l’amitié, le jeune homme fit un bond vers le cavalier, saisit son bras afin de faire pencher son corps, et, se hissant sur la pointe de ses brodequins, il embrassa Michel comme un bon frère.
— Déjà guéri ? dit Nostredame, après avoir reçu cette accolade un peu vive.
Antoine Minard, car c’était lui, rougit, sourit finement, et, prenant la bride de la mule, répondit à son ami :
— En la demeure de mon oncle, vous ferai connoître, maître Michel, le secret de ma guérison. À donc, laissez-moi vous conduire. — Et, s’adressant à la jeune fille, qui paraissoit interdite et chagrine : — Pour ce soir, adieu Laurette, voici un voyageur qui demande toute mon attention et commande ta reconnoissance, car sans lui tu ne connoîtrois pas Antoine Minard… L’illustre de Nostredame m’a sauvé de pestilence et de mort…
— Nostredame ! dit à demi-voix l’homonyme de mademoiselle de la Viloutrelle, en jetant sur le médecin un regard d’admiration et de respect qui dut flatter son amour propre.
— Et, pour ton père, ma Laurette, reprit Minard sur le même ton d’assurance écolière, contente-toi aujourd’hui de l’eau qui coule sur le gazon du vieux cimetière : elle a passé sur les squelettes des premiers chrétiens de cette ville, la goutte seroit bien tenace si elle résistoit à son influence.
La jolie fille fit une petite moue, une révérence brusque et s’éloigna, visiblement mécontente de la cruche cassée, de l’eau perdue… ou de la venue d’un tiers entre l’écolier et elle ? — C’est ce que Dieu seul a pu savoir.
— Et vous avez été malade, enfant ? demanda Nostredame, tout en laissant sa mule obéir à la direction que lui donnoit l’écolier.
— Gravement, maître.
— Non pas autant, certainement, que le prétendiez en votre lettre ?
— Mêmement, maître.
— Plus de peur que de mal, sans nul doute, reprit Michel avec bonhomie ; — car jamais moribond au teint jaune et vert, ainsi que le disiez vous-même, ne reprend en si peu de jours sa fraîcheur, pour défier la mort, et ses jambes pour courir après les damoiselles.
— Laurette est une voisine.
— Et votre santé une étrange capricieuse… Mais comme je n’ai pas fait si long chemin uniquement pour vous voir renverser des cruches d’eau, conduisez-moi de ce pas vers la demeure du savant Scaliger… Meilleur que vous, et plus utile que ne l’êtes en ce bas monde, il n’en a que moins de chances pour y rester… Vous m’entendez, messire écolier, nous allons chez Scaliger ?
Antoine Minard perdit un peu de son assurance, il balbutia une réponse affirmative, tira un peu plus fort la bride de la monture, pressa le pas, tourna court auprès d’une espèce d’échoppe où, pieusement étalés sur une montre, des chapelets, des rosaires à la Vierge, et des cruches de la fabrique de Bernard-Palissi, rappeloient à la piété des fidèles que la dévotion a son négoce aussi bien que passion mondaine. Après avoir dépassé cette sainte boutique, la grande église de Saint-Caprais, — cathédrale, — apparut au voyageur. Minard lâcha la bride, prit sa course, à cent pas environ s’arrêta devant une maison dont il agita violemment le marteau : une servante, à laquelle il dit quelques mots, vint au-devant du médecin, et lui, disparut dans la maison.
— J’ai ordre de montrer le chemin au maître de Nostredame, dit la suivante.
— Chez qui me conduisez-vous ?
— Chez messire Jules César de Scaliger.
— Est-il bien malade ?
— D’impatience de vous voir, monsieur.
Lorsque Nostredame fut arrivé en présence de l’oncle d’Antoine Minard et de Scaliger lui-même, il laissa voir, en dépit de son habituelle politesse et du plaisir réel qu’il éprouvoit de se trouver en face du célèbre Véronois, le mécontentement d’avoir été trompé par l’écolier.
— Je l’avoue, dit-il, je n’ai mis tant de hâte à entreprendre ce voyage que par la crainte de ne pas porter assez tôt du secours à l’illustre de l’Escale.
— Et la supposition d’une maladie auroit le double tort, maître de Nostredame, de vous causer une inquiétude inutile et de prétendre à votre intérêt dans des termes trop onéreux pour vous, — répondit Scaliger ; — aussi vous ne croirez pas que je sois complice de ce mensonge, qui sans doute a son excuse. Depuis hier seulement je suis instruit de l’artifice étrange qui a été employé pour vous arracher à vos devoirs et à votre faculté.
Michel jeta un regard étonné mais sévère sur le jeune homme, qui d’abord baissa les yeux, puis rappelant sa franchise et sa bonne humeur, prit la main de l’ami qu’il avoit trompé, la serra avec effusion.
— Tout cela s’éclaircira, dit-il avec gaieté — en attendant, mon oncle, voici mon sauveur. J’étois mourant à l’hôpital, il s’est assis à mon chevet, sans s’occuper si j’avois des amis qui le remercieroient, et ne m’a quitté que guéri.
M. de Beauvoisin, Scaliger, firent leurs efforts pour amener Nostredame à supporter son désappointement et à se trouver à son aise au milieu de ses nouvelles connoissances. À la table du repas vint s’asseoir, à côté de ces quatre personnages, une jeune personne blonde, silencieuse, peu expressive… C’étoit la pupille de M. de Beauvoisin, qui habitoit sous le toit de son tuteur, commensal de César Scaliger.
XII.
LE TALISMAN.
— Élie Déé !
Point de réponse.
— Élie Déé !
Même silence.
Et cet appel, qui étoit fait de l’entrée des galeries souterraines du cirque d’Arles, retentit peu après dans la profondeur même des galeries, tout à la fois avec l’accent de l’impatience et de la peur. Bientôt, pour qui se seroit tenu au point de départ de l’appel, il n’eût plus été distinct que de loin en loin et comme un son perdu ou étouffé. La personne qui avoit crié, après avoir suivi quelque temps, au hasard de l’obscurité et d’une marche tremblante, un long chemin souterrain, aperçut une faible lueur qui scintilloit et s’agitoit dans les ténèbres, elle recommença d’appeler, et bien qu’assez rapprochée de l’autre personne qui faisoit mouvoir la lumière, elle n’en reçut point de réponse, jusque-là qu’arrivée bien près d’elle elle surprit le vieil Élie Déé, pleurant à sanglots tout en fouillant le sol avec une tringle de fer.
— Non, tu ne comprends pas ta mission, toi, — disait-il à demi-voix, mais avec désespoir, — avec la sottise de la brute animée, tu piques ce terrain sans m’avertir de ce que tu touches ! entre ma main et toi point d’affinité, point d’amitié !… Je ne trouve rien !… pas un auguste en plomb, et j’ai perdu cinq cent mille écus !…
— Élie Déé, ne m’entendez-vous pas ?… par pitié, répondez-moi !
— Vous ! dit le juif en redressant son corps et élevant sa lanterne afin d’éclairer autour de lui.
— Oui, moi, l’épouvante et la mort dans le cœur… mais rapprochons-nous des issues, il fait froid ici.
— À quelle température l’ame vraiment souffrante se trouve-t-elle bien ? demanda Élie avec une sécheresse plus méchante encore que sentencieuse.
— Élie Déé, je vous en supplie, ramenez-moi aux issues…
— Non ; répondit nettement le vieillard, — non, mademoiselle, je ne quitte point cette place, ma journée n’est pas finie… Depuis trois jours, pas un auguste en plomb n’a récompensé ma patience… J’ai besoin de fouiller, c’est mon travail, car je suis bien pauvre… J’ai perdu cinq cent mille écus !… Je reste à cette place ; que voulez-vous de moi ?
— Vous ne voyez pas, vieillard, la colère et le désespoir peints sur mon visage… vous ne comprenez pas ce que je souffre !… depuis votre retour je ne vous ai pas vu ! Vous ne lui avez donc pas remis ma lettre ?… Vous n’avez donc point été auprès de lui ?…
— De votre Nostredame ?… du traître Issachar ? enfant apostat dont le bourreau brûlera le corps pour maléfices, dont l’enfer brûlera l’ame pour trahison !
— Êtes-vous fou ? — s’écria Laure avec colère et se rapprochant du vieillard. — Êtes-vous fou, Élie ?… ou avez-vous juré de vous jouer de la douleur d’une pauvre fille ?… Si je suis venue à cette place, si j’y reste, est-ce pour vous entendre blasphémer et maudire ?…
— Laissez-moi donc à mon travail, répondit le juif en tournant sa lanterne vers la terre et recommençant à fouiller.
— Est-ce là ce que vous m’aviez promis, Élie Déé ? reprit Laure en fondant en larmes, — et, lorsque le cœur tout meurtri de la lettre cruelle qu’il vient d’écrire à mon oncle, je vous cherche, j’accours pour en recevoir de votre bouche le bienfaisant démenti… est-ce bien à vous de tromper mon attente… Qu’ai-je fait à votre vieil âge ?… quel dommage vous ai-je causé ? Pendant votre absence, j’ai prié pour lui et pour vous… Dieu ne m’a donc point exaucée ? Pourquoi votre colère ? vous ne l’avez donc pas vu, ou si vous l’avez vu que vous a-t-il dit ? Oh ! parlez ! parlez-moi de lui ; dépeignez-le moi, que je le reconnoisse !… J’ai froid, j’ai peur ici, mais si vous parlez, je n’aurai plus ni peur ni froid… j’écouterai.
— Je l’ai vu, il m’a parlé… et il m’a trompé…
— Et ma lettre ? interrompit Laure avec impatience.
— Il l’a lue.
— Ah !… Et la réponse ?
— Point.
— Il va donc venir ?
— Je l’ignore.
— Il ne l’a pas promis ?
— Nullement.
— Et il a lu ma lettre ?
— Il l’a lue.
— Il n’a rien dit ensuite ?
— Il a souri.
— Élie Déé, à votre départ, en vous remettant en toute confiance cette lettre, expression de l’amour le plus violent qui jamais ait fait battre un cœur de femme, je vous ai donné une petite bague, rubis précieux qu’avoit porté ma mère ; j’ajoute à ce don celui d’un collier en cornalines monté sur or, si vous voulez me dire, ici, à l’instant, que vous venez de mentir, que tout ce que vous venez de dire, c’est imposture, uniquement pour entendre un cri dans ma voix, pour voir une larme dans mes yeux… plaisir de vieillard, qui s’irrite contre tout ce qui est jeune, contre tout ce qui aime…
— Regagnons les issues, interrompit sèchement Élie Déé.
— Et pas un mot sur lui ? s’écria Laure.
— Pas un.
— Pas un mot pour moi, Élie Déé ?… mon collier de cornalines le voici, l’or en est pur ; j’en ai encore un de pierres d’agate, je le réserve pour acquitter le premier service reçu de vous… Oh ! prenez ce collier, mais un mot sur Nostredame ! Que vous a-t-il dit ? que faisoit-il quand vous l’avez abordé ? pourquoi n’a-t-il pas répondu à ma lettre ?… pourquoi ce départ pour Agen ? ne vous en avoit-il point parlé ?… Agen ! partir pour Agen !… Est-ce une pestilence qui l’y attire ?… est-ce une femme ?… J’en mourrai, Élie Déé… mais avant, l’explication de tout cela… répondez-moi donc, cruel vieillard !
Laure de la Viloutrelle, précipitant ces questions, appuyait une de ses mains sur le bras du juif et le pressoit de toute sa force nerveuse.
— Il est parti pour Agen ? demanda enfin Élie avec calme, mais exprimant un étonnement qui n’étoit point simulé.
— Ne le saviez-vous pas ?
— Il devoit partir pour Arles.
— Pour Arles !… il vous l’avoit promis ?
— Oui, je ne me trompe pas, c’est bien à Arles qu’il devoit venir…, quoique cette promesse lui fût échappée à travers les idées les plus contraires et pendant qu’un violent combat se livroit dans son esprit entre deux volontés.
— Il hésitoit s’il viendroit à Arles, et il est parti pour Agen !… Je ne le verrai plus ! je ne le verrai plus ! et vous, bon vieillard, que j’accusois de cruauté, vous ménagiez ma foiblesse de femme, vous vouliez me taire l’insultante moquerie de cet homme… je ne le verrai plus ! — Elle tomba sur ses genoux en pleurant à sanglots.
Croire que le juif fût ébranlé de ce désespoir d’amour, ce seroit faire preuve d’une profonde ignorance du cœur humain. Des pleurs, des cris de femme, et à propos d’une passion dont la vieillesse est l’ennemie ; quelle affinité, même la plus indirecte, pouvoit exister entre ce sentiment et Élie Déé ? Lui, juif, colleté dès son premier âge par les brutalités de la persécution religieuse ; lui, dont les édits royaux avoient déchiré les langes, dont les mains de la prévôté avoient cassé le berceau ; lui qui, plus grand, parvenu à l’âge de la raison et du souvenir, avoit vu son père, deux oncles et un frère aîné pendus entre deux chiens, en vertu de la loi… lui dont la cupidité, l’avarice, innées, avoient façonné l’esprit à la ruse, à l’égoïsme, avoient cuirassé le cœur… non, l’avoient desséché ! car Élie Déé sans doute avoit à peine conservé la propriété anatomique de cet organe, principe des artères, siégeant au milieu du thorax, recueillant toutes les veines, et trahissant par ses battemens sa participation à toutes les sensations dont notre espèce est émue ou tourmentée ; son cœur, véritable peau de chagrin raccornie, rongée par d’impuissantes colères, par une peur de toute la vie, par une spéculation de tous les instans, n’auroit offert au regard du physiologiste, peut-être même à l’investigation du scalpel, qu’un monstre animé, échappant à l’analyse par la hideur de ses formes, rappelant l’araignée, et exerçant la féroce agitation de cet animal sur une seule fibre, motrice d’une seule passion, l’avidité. Cette passion trompée, l’épouvantable organe qui représentoit le cœur d’Élie Déé souffroit, s’agitoit, se noyoit dans un venin infect qui portoit au cerveau du malheureux juif tous les miasmes putrides dont se nourrit la vengeance, dont s’inspirent les préméditations funestes.
Élie Déé, voyant les larmes, entendant les sanglots d’une jeune fille aux prises avec les angoisses de l’amour, pouvoit-il être ému ? Non. Laure de la Viloutrelle, à genoux devant lui, lui parlant de Michel de Nostredame, ne pouvoit que lui rappeler les circonstances de la perte du trésor d’Abraham Ochosias. Une infernale idée lui vint.
— Pourtant, dit-il, je ne dois pas être complice de la cruauté de ce jeune homme envers vous. Ma vieillesse m’a permis d’oser bien des expériences dont la tyrannie de la prévôté auroit peut-être accusé l’intention, et dans le travail de mes veilles, j’ai trouvé — je crois en être sûr, jeune fille — un alliage d’or qui acquiert les vertus du talisman sur le doigt qui le porte : ce que ne peut opérer la réalité, l’imagination peut le produire. Essayez de cette bague, envoyez-la à Michel de Nostredame, comme un gage de souvenir, qu’il la porte… ou ma sapience est vaine, ou bientôt votre infidèle, placé sous l’influence irrésistible d’une pensée d’amour, reviendra, timide et repentant, solliciter un de ces regards dont seul en ce moment, malgré leur expression douloureuse, je comprends le charme et la volupté.
— Un talisman ! à moi, bon Élie Déé ! un talisman qui me rendra Nostredame !… Oh ! comme un foible nantissement, prenez ce collier de cornalines, je le tiens de ma mère… oh ! votre bague, votre bague !
— La voici. — Et le juif retira de son doigt, dont les chairs flétries n’avoient plus de pores pour exhaler la transpiration ou recevoir les gaz étrangers, la bague qu’il avoit prise au doigt mort d’Abraham Ochosias, mort de la peste. — Envoyez-lui cette bague, son effet sera certain.
Laure saisit d’une main le funeste joyau, de l’autre, remit à Élie le collier de cornalines.
— Mais comment lui faire parvenir la bague ? dit-elle avec chagrin.
— Je vais écrire aujourd’hui même à un Zacharie, mon correspondant à Agen, nous saurons par lui où demeure Nostredame…
— Demain ! demain seulement — interrompit vivement mademoiselle de la Viloutrelle. — J’écrirai, je joindrai ma lettre à la vôtre ; mais toute cette nuit, le talisman au doigt, je lui confierai les pensées de mon amour, les vœux de mon cœur.
Élie regarda à la clarté de sa lanterne la beauté si jeune, si pleine de jours de la jeune fille, — il n’en eut point pitié.
— Soit, dit-il, portez l’anneau toute cette nuit. — Maintenant, regagnons les issues.
XIII.
PAUVRE LAURE !
La vivacité d’esprit d’Antoine Minard, écolier de Boncourt, s’allioit à une chaleur d’ame bien réelle ; aussi les bons sentimens qui devoient résulter de l’une étoient-ils promptement mis à l’œuvre par la première de ces facultés ; possible qu’il en résultât quelquefois un inconvénient d’irréflexion, de nature même à compromettre le but louable qu’il s’étoit proposé, mais c’était un tort de jeunesse. — La puissance musculaire, la force de la raison n’appartiennent qu’à la virilité.
L’impression produite sur le cœur de l’enfant par les soins de Michel de Nostredame, tandis qu’il gisoit malade sur un lit de l’hôpital de Montpellier, avoit été profonde et sincère ; préoccupation peu ordinaire chez l’extrême jeunesse, qui croit toujours que la durée de l’existence est un bien qui lui est dû, et dont aucun événement ne peut interrompre la jouissance, — Le jeune Minard avoit pesé le bienfait de la vie de manière à en apprécier l’importance, et sa reconnoissance n’en étoit que plus grande par la science du jeune maître en la faculté.
Lorsqu’il fut arrivé à Agen, il employa toutes les formules pour faire l’éloge du médecin qu’il appeloit son bienfaiteur, et, dans une circonstance dont tout autre que lui n’auroit osé tirer parti, il crut trouver l’occasion de rendre service pour service. Le sire de Beauvoisin, son oncle, étoit le tuteur d’une orpheline ayant en patrimoine une fortune honorable ; elle étoit jeune, jolie, de couleur blonde, laissoit deviner dans son regard, dans l’ensemble de ses habitudes, toutes les conditions d’un tempérament lymphatique, sorte d’organisation faite pour le repos, la vie domestique et le silence de la pensée. Sans avoir précisément réfléchi sur les avantages d’une telle nature, mise en rapport avec celle de Nostredame, le jeune clerc, tout à l’heure basochien, s’étoit plu à croire que la possession de la pupille du sire de Beauvoisin seroit plus profitable aux intérêts de son ami que celle de la belle et puissante Laure, dont l’expressive passion avoit de quoi déconcerter la timidité naturelle aux savans, et absorber les heures si utiles à l’étude. À cette idée se joignoit, par l’effet d’un inexplicable instinct, une volonté de résistance à l’empire de la nièce du greffier au bailliage d’Arles ; elle n’avoit pas eu, sous son voile, l’art de plaire à l’écolier, lorsqu’il l’aborda près de la niche de saint Pierre, et peut-être des propos hasardés recueillis dans le voisinage de Nostredame, ajoutant des préventions à cette disposition hostile, le chaleureux Minard résolut de ruiner l’amour de Laure pour faciliter le mariage d’Anice Mollard, pupille de son oncle.
La lettre qui réclamoit les secours de Michel fut, à tout hasard, inventée comme premier moyen de réussite ; l’aveu en fut fait à Scaliger et au sire de Beauvoisin lorsqu’il n’était plus temps de revenir sur cette démarche, d’ailleurs justifiée par les considérans les plus habilement présentés : il n’y eut que la peu pensive Anice Mollard qui ignorât le motif réel du mensonge de l’écolier.
Scaliger consentit à entrer avec toute l’autorité de son nom dans les conséquences du mensonge, et, satisfait d’ailleurs de connoître une des jeunes gloires de la faculté de Montpellier, il assura Nostredame que le désir qu’il avoit de le voir lui rendroit excusable même une tromperie dont sa venue seroit le résultat. Les satisfactions de l’amour-propre sont absorbantes, et l’amant de Laure eut peu de persévérance dans son mécontentement lorsqu’il vit l’illustre Scaliger si empressé à lui demander son amitié.
C’étoit une année avant que Scaliger sollicitât ses lettres de naturalisation et révélât par conséquent la simplicité de son origine ; à sa célébrité comme philosophe, comme savant, comme médecin et comme écrivain, se joignoit donc encore, à cette époque, l’éclat qui se rattache aux illustres naissances, et qu’avoit emprunté le fils du peintre Bordoni, avec la puérilité dont auroit fait preuve un esprit médiocre.
Michel de Nostredame saluoit de bonne foi le fils de Benoît de la Scala et de Bérénice, fille du comte Pâris Lodronio ; il accorda une oreille complaisante et des regards admiratifs aux récits de guerre de l’ancien page de Maximilien, échappé comme par miracle à la bataille de Ravenne, et serviteur distingué de la France dans la guerre de Piémont ; c’est même avec respect qu’il accueillit cette arrogante proposition du protégé du cardinal Larovère : « Tâchez de rassembler Massinissa, Xénophon et Platon, — et vous aurez mon portrait. » Mérites difficiles à rassembler dans une seule individualité, et dont la réunion résumoit d’une manière d’autant plus ingénieuse, sinon authentique, les titres de Scaliger à l’immortalité. Quoi qu’il en fût, le talent de l’homme brilla plus que ne dura sa vanité, et l’éleva plus haut que ne l’auroit pu faire sa noblesse imaginaire. Michel de Nostredame ne se donnoit-il pas les Issachar pour aïeux ?
Manie qui n’appartient pas qu’aux hommes du seizième siècle de revêtir la livrée d’un nom pour en emprunter l’éclat ou les priviléges ; manie qui prend sa source dans l’amour de la célébrité, et qui s’éteint ordinairement le jour où celle-ci se trouve être justement acquise ! Heureux ceux qui du moins ne s’en donnent le tort que pour s’inspirer à bien faire ; quant aux niais qui n’ambitionnent en cela qu’un parchemin ou un habit, l’opinion les a bientôt fait descendre à l’égal du laquais, revêtu du costume du maître.
Plusieurs jours s’écoulèrent, pendant lesquels Nostredame but avidement à la coupe de l’éloquence de Scaliger. Le philosophe étoit alors en travail de son attaque du livre de la Subtilité, par Jérôme Cardan de Milan ; il élaboroit l’Histoire des animaux, par Aristote ; et comme il restoit encore dans ce commencement du seizième siècle quelque peu de ce travers de dispute qui anima le quinzième, il y eut, de la part du sardonique Jules César, de brillans élans contre les nominaux et les réalistes à propos d’Aristote ; le cordelier anglois Ocham, chef des premiers, Scot, appui des réalistes, les vaines subtilités de ces écoles, aussi bien que le style cicéronien dont Érasme prodiguoit l’emploi, furent passés au crible de sa pressante argumentation.
L’intelligence de Nostredame, créée pour apprendre et savoir, s’agrandissoit en présence de ces neuves et belles théories dont Scaliger parsemoit sa discussion. Ce que ne disoit pas le philosophe, il le devinoit ; ce qu’il n’achevoit pas, il le comprenoit ; et, dans cette laborieuse récréation de la pensée, qui le replaçoit dans les émotions généreuses de sa passion première, celle de la science, il oublioit presque, on le concevra, sa passion seconde, celle de Laure de la Viloutrelle.
… — Et pour descendre des hauteurs où vous entraîne notre Scaliger, — lui dit un jour Antoine Minard, — nous avons en cette maison une Anice Mollard, aux yeux bleus, que vous en semble ?
— Sa beauté est gracieuse et sa grâce intéresse, répondit Michel avec réserve.
— Aussi bonne que belle, affirme mon oncle.
— Aussi belle que modeste, continua Michel.
— Son patrimoine est clair et net, sous la garde du respectable sire de Beauvoisin, frère de ma mère.
— Son éducation est parfaite.
— Et nobili genere nata, diroit mons Cicéron.
— Et enitescit pulchrior multò, diroit Horace.
— Voilà l’épouse qu’il vous faudroit, maître ! s’écria Minard avec abandon.
— Silence, enfant, n’excitez personne au parjure.
— Non, mais à être heureux.
— Le bonheur qui ne s’obtient qu’au prix du malheur d’autrui est empoisonné par le remords.
— Ce malheur, quel est-il ?
— Silence, vous dis-je, cette matière n’appartient pas à votre lexicon.
— Mon lexicon renferme les mots reconnoissance, amitié… et ces mots combinés dans mon cœur inspirent à mon esprit un projet qui peut assurer votre bonheur et que d’avance mon oncle approuve.
— L’indiscret qui cita Pétrarque derrière la niche de saint Pierre, a peu de mémoire !
— Fi ! maître de Nostredame, fi !
— Qu’est-ce à dire ? demanda Michel avec sévérité. — Je ne comprends pas un mépris qui s’adresse à moi, je ne vous comprends pas.
— Fi ! maître, de refuser ainsi le combat de science et d’immortalité ? Et quand déjà, dans l’arène, votre armure a étincelé au soleil, comme une belle renommée, vous dépouiller du brassard, mettre bas le morion, le haubert, les gantelets et la fine dague ? Vous transformer, d’ardent et généreux chevalier, en jouvencel désarmé ? Secouer timidement l’olympicum pulverem qui couvre vos brodequins, les déchausser, et vous réfugier sous les rideaux d’une alcôve, comme un vieillard qui a froid, ou comme un sybarite, que le tintement de l’acier fait pâlir, qui n’a de hardiesse que dans les bras d’une femme… Vrai Dieu ! maître, mon confesseur peut trouver ma jeunesse précoce à l’endroit des amourettes ; plus que ne le commandent les statuts de nos écoles, je casse des cruches, quand les filles qui les portent sont jolies… Mais vienne le moment de paroître dans la lice, et Dieu m’accorde comme à vous de si beaux commencemens !… je parferai ma besogne, je marcherai, je combattrai, et sans cesse, et toujours…
— Noble émulation ! — dit Michel, entraîné dans le cercle d’idées où vouloit le placer Antoine Minard ; car le jeune philosophe, descendu des hauteurs de sa raison, pour se mettre à la portée d’un amour de femme et d’une voix d’enfant, laissoit faire à l’éloquence de l’écolier, et à son insu se trouvoit disposé à en accueillir les paroles avec une docilité due à la maturité d’un autre âge.
— Oh, maître Michel de Nostredame ! — reprit le docte élève de Boncourt, accompagnant son langage austère d’une physionomie sérieuse. — Vous ne pouvez ainsi renoncer à ce qui est inné en vous, la passion de l’étude… Non, vous ne le pouvez, vous ne le ferez pas… Vous ne briserez pas, ingrat et sacrilége, les récipiens, les vases, les fourneaux éprouvés et consacrés par le feu scientifique entretenu dans vos veilles ; — vous ne déchirerez pas ces livres qui vous ont servi de flambeaux dans la route tortueuse et profonde où vous êtes engagé… ; vous ne consentirez pas à vivre de la vie commune, à n’avoir que le nom de votre père, au lieu d’un nom qui seroit le vôtre ! qui, prôné par la postérité, retentiroit comme l’airain…
— Mais qui vous dit, enfant, que je veuille déchausser mes brodequins, me réfugier dans l’ombre d’une alcôve, et renoncer à la gloire décevante que promettent l’étude et la science ?…
— Qui me le dit ?… Si j’étois votre frère, maître Michel, si l’épanchement de la confidence fraternelle m’étoit permis !…
— Parlez donc, et dites-moi ce que votre inexpérience a prévu, ce qu’a pu voir votre regard, trop prompt pour n’être pas incertain.
— Mon regard, trop prompt pour n’être pas incertain…, mon regard, a vu derrière la gaze noire d’un voile deux étincelles éblouissantes, deux de ces lueurs vives et acérées qui, la nuit, voltigent sur les tombeaux, fascinent la vue de qui les observe, attirent à elles, fuient, s’arrêtent pour attirer encore… Et, le lendemain d’une de ces rencontres, maître Michel, lorsqu’un ami, inquiet de l’absence de son ami, parcourt les lieux où s’étoit montrée la lueur du follet, il trouve sous ses pas du sang ; il en suit la trace… Le sang aboutit à une fosse toute récente, ou aux abîmes d’une fondrière, ou aux profondeurs d’un fleuve…
— Et derrière la gaze noire d’un voile, vous avez vu cette lueur ?
— J’ai vu encore un visage mille fois plus joli que celui de la Laurette, dont le père est goutteux et boit de l’eau de saint Caprais… Mais, dans l’ovale de ce visage, j’ai reconnu toutes les lignes qui un jour m’ont tant frappé, lorsque j’examinois une fille de l’enfer, tentatrice de saint Antoine, représentée dans un tableau qui ornoit l’oratoire secret de notre illustre Pierre Galant, directeur de Boncourt… Seulement la fille d’enfer étoit nue. — Elle avoit mêmement teint brun et pâle, bouche pincée… ; puis, mes oreilles ont entendu la femme d’un sacristain qui venoit de coudre le suaire d’un riche… Mais, qu’ai-je besoin de vous redire cela ? » dit, en s’interrompant, le malin enfant.
— Oh ! dites, dites toujours, s’écria Nostredame.
— Il s’agit d’une légende, peut-être.
— Que disoit la femme du sacristain ?
— Appuyée contre l’orme souffreteux qui étendoit ses rameaux amaigris près de la fenêtre de votre chambre, à Montpellier, cette femme devisoit avec une autre vieille, tandis que je me promenois en sifflant l’air d’un cantique : D’abord, ce furent des réflexions sur la taille et l’embonpoint du mort que l’on venoit de coudre en son plus mauvais drap… Il avoit grandi de trois pouces en se débarrassant de son ame… ; ses mains étoient restées crochues comme celles d’un procureur au Châtelet de Paris. — Il est vrai, que pendant sa vie, il avoit fait le négoce. Tout à coup, la femme du sacristain élevant ses regards vers la fenêtre au-dessus de la vôtre, maître Michel… et je vous rends fidèlement les mots qui furent dits :
« Enfin, dame Gabulard, ma voisine, le bon Dieu n’a pas permis que l’habitante de cette petite maison damnât complétement l’ame de notre jeune maître en la faculté, qui a tant de science.
— Par sainte Mamye, la vierge, — avoit repris la voisine, — n’étoit cependant pas sans profit une damnation trouvée dans d’aussi jolis yeux !
— Et dans les enlacemens de bras aussi ronds, dans l’étreinte d’un corps aussi parfait, allez-vous dire, dame Gabulard ; car êtes tant soit peu lubrique, en dédommagement de ne pouvoir plus pécher, heure des amours venue.
— Et vous, tant soit peu caustique et intolérante, comme une sainte femme de sacristain, mais restons ce que nous sommes, et dites-moi pourquoi vous prévoyez une damnation au bout de l’amour de ces jeunes gens ?
— Pourquoi ? vous avez donc oublié ce petit noirot, qui avoit des cheveux blancs comme neige, des yeux grands comme ma main, une bouche si terrible quand il laissoit voir ses longues dents toutes pointues, — c’est Marianos qu’il s’appeloit. Il avoit servi le grand-père de madame de la Viloutrelle, et racontoit des choses à faire frémir sur les femmes de cette famille qui étoit espagnole… Figurez-vous, me disoit-il, que les Almida ont mis du sang sur tous les noms qui se sont associés à leurs femmes… Vous voyez bien cette petite brunette, — il vouloit parler de la demoiselle Laure, encore enfant, — il y a dans ses yeux noirs la pensée qui porta sa grand’mère à tuer, avec un verre de Xérès, San-Carlos, un page de la reine Isabelle…
— Cette femme dit cela, Antoine Minard ? demanda Nostredame avec tristesse.
— Elle l’a dit.
— Ce n’est point une raison pour y croire.
— Non, maître, mais c’en est une pour ne pas envier le sort du page San-Carlos. D’ailleurs, n’y auroit-il pas mort corporelle, il y aura mort de l’esprit… Cette Laure de la Viloutrelle, si séduisante et si belle, ne seroit-elle pas inquiète, exigeante et jalouse, vous dira à toute heure de la vie : tu veux la gloire, tu veux la science qui la donne, mais la science veut la solitude, le recueillement ; descendre ou monter, mais ne plus rester sur terre, c’est là, l’illusion de l’étude. — Et moi, qui me suis donnée à toi, moi, qui t’aime ; moi, qui n’ai que toi, je ne veux pas de ta gloire, je ne veux pas de ta science…, et son pied brisera les appareils de physique et de chimie si péniblement préparés, et sa main déchirera ces livres si amoureusement aimés de vous…
— Possible, ingénieux enfant, que ces peines me soient réservées ! » dit Michel en soupirant.
— Et j’ajouterois… si l’épanchement de la confidence fraternelle m’étoit permis, si la reconnoissance, l’amitié que je vous porte pouvoient donner à mon visage une ride caractéristique du bon sens et de la raison, — j’ajouterois… : mais la constante solitude vous livre parfois à d’étranges tristesses, mais cette existence de philosophe et de savant, vous rendant inhabile aux soins de la vie commune, exige une pensée intelligente qui prévienne vos désirs sans les avoir questionnés, qui, soumise aux ordres de votre esprit, ne lèvera la portière de votre sanctuaire qu’à l’appel de votre voix, ne vous montrera le sourire que quand vos regards, fatigués de travail, voudront se reposer sur une bouche discrètement rieuse, ne vous parlera d’amour qu’à l’heure où s’éteindra la lampe de l’étude…
— Où en voulez-vous venir ? demanda Nostredame tout troublé.
— Moi, à rien ; moi, enfant ignorant, je ne puis rien vouloir, rien conseiller, rien donner… Mais, mon oncle, qui le premier a dit ce que je viens de vous dire, mon oncle, qui vous aime pour le bien que vous m’avez fait, pour le noble caractère que vous lui avez montré, mon oncle qui veut vous voir heureux… et peut disposer de sa pupille…
— Silence ! oh, silence ! bon et spirituel jeune homme… Défiez-vous de vos bonnes intentions… Plus de prudence, ne jetez pas ainsi femme contre femme…
— Anice Mollard est si douce ! si docile ! si discrète ! si habile à ces bons soins du ménage !
— Silence ! vous dis-je.
— Et l’or de ses blonds cheveux accompagne bien son gracieux et délicat visage.
— Oh ! taisez-vous, Antoine Minard…
— Et fût-elle assise près de la niche de saint Pierre, elle est de ces beautés auxquelles on peut aussi redire :
Era ’l ch’ sol ſi scoloraro |
« Achevez donc, maître :
Donna, mi legaro. |
— Je ne devois pas m’attendre à recevoir l’influence d’une pareille idée, » dit Nostredame vraiment confus de cette inopportune confidence.
— Est-ce la faute de la pauvre Clémence, si, lorsque mon oncle a consulté son cœur, elle a répondu : ce qui fera son bonheur, me rendra heureuse ! »
XIV.
L’AVIS.
C’est sur le mont Pompeïan que saint Caprais, ermite avant que d’être évêque, fit jaillir, le jour de sainte Thérèse aux beaux yeux, l’eau pure d’une source jusqu’alors inconnue. Lorsque l’imitateur de Moïse fut décédé, la piété des fidèles s’éclaira sur ses mérites, et leur accordant la tardive justice que le monde se hâte toujours de prodiguer aux morts, elle enveloppa d’une maçonnerie élégante et architecturale la source qui, avant cette précaution pieuse, arrosoit obscurément les gazons de la montagne. Des saules, des aunes et des platanes, furent plantés autour, et leur tige, fortifiée pendant l’écoulement des temps, étendit ses rameaux sur le monument dont chaque siècle arrachoit une pierre.
La fontaine de saint Caprais offroit, en 1525, l’aspect d’une jolie ruine ; des bouquets de mousse donnoient de la valeur à ses déchirures ; des lizerons et des lierres tapissoient ses parois fatiguées.
Le tertre avoit perdu la trace du saint ermitage, tandis que des générations de jeunes filles se succédoient sous son ombrage, où elles accouroient les jours de fête pour danser aux chansons ; où elles se glissoient les autres jours pour entendre une confidence, promettre ou recevoir un baiser…
Un matin, le soleil se jouant dans la feuillée des aunes et des platanes, et dardant capricieusement de vifs reflets à travers l’ombre, fit apercevoir à une jeune agénoise qu’elle attendoit depuis long-temps, et que l’objet de son attente avoit le tort de la prolonger ; déjà, dans sa rêverie, inclinant une petite cruche déposée sur le bord de la fontaine, où elle-même étoit assise, elle avoit épanché goutte à goutte toute l’eau contenue dans le vase ; et qui pourroit dire les pensées diverses que poursuivoit la jeune fille, dans le temps que l’eau mettoit à tomber !
L’impatience alloit la prendre, lorsqu’une toque de velours noir, sur laquelle étoit attachée une jolie rose, tomba sur ses pieds…, il étoit temps. Elle sourit, se baissa, détacha la rose qu’elle plaça promptement sous sa gorgerette, et lança la toque sur la branche d’un saule, en disant d’une voix rieuse :
« Va chanter, bel oiseau ! »
Un baiser bien loyal retentit sur son cou ; elle cria, rougit, et se retourna pour gronder l’audacieux… Il étoit déjà dans l’arbre, où, vainqueur, il agitoit sa toque noire.
— Pour votre châtiment, messire écolier, restez ainsi perché, et m’écoutez :
L’agile garçon se balança sur la branche, et s’abattit légèrement auprès de la demoiselle, en lui disant : j’écoute.
— De trop près.
— Je suis sourd.
— Et goutteux, n’est-ce pas ?
— L’eau de saint Caprais m’auroit guéri.
— Elle n’a point encore guéri mon père.
— C’est qu’il n’y croit pas assez… Mais, voyons, ma Laurette, que je te remercie.
— Et de quoi ?
— Ah ! sans doute, de quoi ?… des baisers que tu n’as pas voulu m’accorder…
— Et que vous avez pris, méchant écolier.
— Pour te laisser sans remords… Mais, oui, j’ai à te remercier de la première impression de ma journée. Chaque matin, dans cette saison, j’ouvre, en me levant, la fenêtre de ma chambre, et j’écoute si quelque alouette égarée sur nos toits ne chante pas ses amours ; ce matin, le premier bruit qui m’est arrivé, c’est celui de ta voix. — Tsit, tsit, me faisois-tu, et ta main charmante indiquoit d’un geste intelligent la fontaine, et huit heures… Merci, pour le bonheur de ce charmant réveil… Me voici, que me veux-tu ?
— Vous connoissez un Michel de Nostredame ?
— Oui, pourquoi la question ?
— Il habite chez votre oncle ?
— Oui, mais que t’importe ?
— Dites-lui qu’il se garde de quelque maléfice.
— Comment !
— Hier, au moment où j’allois réciter pour mon père, sa gouvernante et ma nourrice, la prière du soir, on a frappé à notre porte. — C’étoit Zacharie, le plus méchant juif de notre ville. — Il venoit, a-t-il dit, savoir de mon père, qui est marguillier de la cathédrale, s’il connoissoit un Michel de Nostredame, médecin de Montpellier.
— Oui, fit mon père.
— Sa demeure ?
— Je ne sais. »
« Moi qui vous avois vu l’embrasser…
— Ce jour où, pour la première fois, je t’embrassai toi-même…
— Et où vous avez cassé ma cruche… Je dis que j’avois vu le neveu de M. de Beauvoisin en compagnie avec une personne qu’il appeloit du nom de Nostredame. Là dessus, Zacharie a dit qu’il s’informeroit auprès de votre oncle, ayant une lettre à remettre au médecin de Montpellier…
— Ensuite, ma Laurette ?
— Comment ensuite ?… Mais, n’est-ce pas assez ! Vous aimez cet homme, puisque vous l’abordez comme un bon frère… Voulez-vous que je reste étrangère au mal que l’on feroit à quelqu’un que vous aimez ?
— Charmante enfant ! un baiser pour ton humanité.
— Prenez, et écoutez-moi encore… Défiez-vous de Zacharie ! il est bien dangereux ! d’autant que quelques mots lui sont échappés sur ce Nostredame ; il a murmuré d’une voix en colère : « Il s’appelle encore Issachar ! »
— Je préviendrai mon ami, qui, pour te remercier, me chargera sans doute de t’embrasser aux deux joues.
— Dites-lui qu’il s’en garde, je refuserois.
— Sérieusement ?
— Très-sérieusement… Depuis ma pauvre mère, morte il y aura, vienne la Saint-Jean, trois ans, mon père et ma nourrice ont seuls encore embrassé leur enfant de cette manière.
— Mais ton cou…
— Je l’abandonne aux surprises, » dit naïvement la fille du marguillier.
— Cependant, ma Laurette, il faudra un nouveau prix à ma tendresse.
— Tendresse d’écolier…, souffle du vent, chant d’oiseau.
— Et moi qui pleure en entendant chanter les rossignols !
— Moi de même.
— Veux-tu qu’un soir nous les écoutions ?
— Je le veux bien.
— À la bonne heure, gentille amie ; voilà de la confiance ! Sous quel bocage irons-nous ? Ici même, veux-tu ?
— Non, vous, à votre fenêtre ; moi, à la mienne… Si la lune nous éclaire, je vous verrai…
— De nos fenêtres ? Es-tu folle ?… de nos fenêtres qui regardent la cathédrale !
— Qui sait ?… si quelque rossignol égaré sur nos toits n’y chantera pas ses amours ?
— Tu te railles, méchante !…
— Non, je parle sérieusement.
— Mais de nos fenêtres, le soir, nous ne pouvons entendre que le cri du hibou dans les tours de l’église.
— Alors, renonçons au rossignol.
— À toujours ?
— Je ne dis pas cela, ce serait trop long… mais jusqu’au soir de notre mariage.
— Notre mariage, Laurette ?
— Oui, ne l’avez-vous pas indiqué déjà !
— Ce sera encore trop long.
— Je saurai attendre… et, pour ce matin, c’est assez, quittons-nous… Ah ! ne cassez pas ma cruche, je l’ai achetée à la fabrique, elle est bénie.
— Et, moi, sanctifié par le charme de ta présence ! adieu, Laurette.
— Adieu, messire écolier.
Et le jeune homme complétoit sa sanctification par un nouveau baiser sur le cou de la jeune fille, et tous deux quittoient la fontaine Saint-Caprais, descendant la montagne par deux sentiers parallèles qui, bordés de haies fréquemment interrompues, leur permettoient de s’adresser encore de distance en distance un mot tendre, un geste d’amour. À un endroit où les deux sentiers, décrivant chacun une courbe opposée, s’éloignent brusquement l’un de l’autre : « N’oubliez pas, — cria la fille du marguillier, — d’avertir le médecin de Montpellier de la visite de Zacharie.
— N’aurai garde, enfant. »
L’écolier de Boncourt, mettant le pied sur une grosse pierre, se grandissait pour revoir la jolie tête de sa virginale maîtresse ; elle couroit, gazelle légère, sur l’herbe du sentier, et déjà loin n’accordoit que le souvenir à son amoureux, pas encore nubile.
Antoine Minard, en entrant dans la maison de son oncle, demanda aussitôt où étoit Michel de Nostredame. « Un juif de notre ville, répondit la servante, vient de lui remettre une lettre, et il est allé s’enfermer dans sa chambre. »
— « Qu’est-ce ? — disait Michel, entendant frapper vivement à sa porte, — que me veut-on ?
— C’est moi, maître.
— Patience, dans une demi-heure, au plus, je suis à vous.
— Une demi-heure ! ce sera trop tard.
— Qu’avez-vous à me dire ?
— On vient de vous remettre une lettre ?
— Possible, indiscret bavard !
— C’est le juif Zacharie qui vous l’a remise ?
— Que vous importe ?
— Oh ! ne laissez pas, maître, mon sauveur et mon ami, ne laissez pas mes paroles se briser contre votre porte, il y va de votre salut.
Nostredame, bien que fort contrarié de cette importunité, ouvrit, et laissa voir au jeune homme une lettre qu’il tenait à la main, ainsi qu’une bague déposée sur une table.
— Voyons, parlez vite, Antoine : quel danger court mon salut ? de quoi s’agit-il ?
— Un bon génie, maître, aux yeux noirs, au pied mignon, à gorgerette de fine mousseline bien blanche et bien plissée, au cou d’albâtre…
— Portant une cruche d’eau ?… interrompit Nostredame avec impatience.
— Portant une cruche d’eau, répéta Minard, sans s’intimider, — m’a dit ce matin : — Le plus méchant juif de notre ville, Zacharie, dont le contact donne la lèpre et la peste, doit remettre, à un voyageur qui a nom Michel de Nostredame, et demeure en la maison de votre oncle, une lettre venant d’Arles et envoyée par un autre juif, son compère sans doute en vols et en maléfices… Dites à ce Nostredame qu’il passe à l’épreuve du feu tout ce que lui remettra Zacharie. » Et comme le bon génie a la parole aussi pure que le visage, je viens vous répéter, maître, de vous défier de cette lettre que tenez en votre main.
— Me défierai avant tout de moi-même, messire écolier ; à l’avenir me préserverai de ce penchant à rendre service qui, pour être utile à un frivole intérêt, pour combattre un malheur qui n’existoit pas, m’a inspiré l’affreuse idée de porter le désespoir dans le cœur d’une jeune fille, ignorante du mal d’amour, avant de m’avoir connu.
— Laure de la Viloutrelle a de mortelles exigences.
— Elle souffre et pleure en ce moment.
— Elle vous le dit ?
— Voyez ses larmes qui ont humecté ce papier.
— Larmes menteuses… larmes de colère, maître.
— Enfant, si jeune que vous êtes, vous insultez déjà à la douleur ! vous formulez déjà par l’incrédulité votre insensibilité pour les peines d’autrui !
— Non, maître, non, mon ami, — répondit l’écolier d’une voix émue, — ce reproche ne m’est pas dû ; je ne suis ni injuste, ni insensible, puisque le soin de votre repos, de votre bonheur, me fait accourir auprès de vous ; mais si en effet ce qui vient de Zacharie a une vertu funeste, que n’interrogez-vous vos pressentimens ? À ces taches de larmes dont cette lettre est éclaboussée, demandez-leur quel sentiment les a fait répandre… voyez un peu sur quels mots elles sont tombées… analysez avec soin la chaleur de l’expression, la vivacité de la pensée.
— Faut-il donc, inexplicable enfant ! — s’écria Michel, — faut-il que, comme un utile enseignement, je soumette à votre jeune intelligence les dires et écrits d’une femme dont la passion puissante troublerait la raison la plus forte ? Eh bien ! dût ma facilité m’être reprochée un jour par vous-même, prenez et lisez.
Minard l’écolier, avec la gravité ou l’insouciance d’un homme qui aurait franchi la limite où s’arrêtent les folles passions de jeunesse, prit la lettre, y jeta un regard dédaigneux, et de son doigt paraissant compter les lignes :
— Cinq larmes sur cinq menaces ! — dit-il en arrêtant sa lecture, — c’est trop d’attendrissement accouplé à si mauvais vouloir.
— Ah ! c’est que son cœur aura démenti sa pensée, répliqua Michel.
— M’est avis, mon illustre maître, que plus tendre et moins furieuse serait, en pareil cas, une épître écrite par la pupille de mon oncle.
— Des facultés diverses, Antoine Minard, sont accordées à notre espèce par la Providence ; et jusque dans les cris de deux douleurs, puisées au même sentiment, il existe des nuances qui semblent se contredire l’une l’autre ; la pupille de votre oncle aurait, vous dites vrai, je le crois, autant de pleurs et moins de funestes mots dans ses reproches ; l’une voue mon ingratitude et mon oubli au supplice de toutes les morts honteuses…
— L’autre, maître Michel, pardonnerait à l’oublieux, à l’ingrat, et lui promettrait encore une bonne caresse, en bon retour de son repentir.
— Malencontreuse tyrannie des passions ! pourquoi me suis-je livré à un pareil amour ! » s’écria Nostredame avec chagrin et découragement.
— Ou pourquoi le noble ami de Jules César Scaliger n’a-t-il pas daigné recueillir le regard de la jolie fille aux yeux bleus, aux cheveux blonds, au gentil corsage, à la démarche suave et timide !… Maître docteur, mieux vaut pour la sollicitude de l’homme généreux et fort une plante délicate et fragile à cultiver, à protéger, que l’arbuste énergique dont les rameaux se développent sans secours, et couvrent orgueilleusement du bienfait de leur ombre celui qui ne peut plus se dire leur bienfaiteur.
— Ingénieux enfant ! — dit Michel en saisissant affectueusement les mains de l’écolier, « curateur adolescent d’une ame déjà vieillie par les soucis et les travaux, tu seras curateur de reine ou de roi, car la sapience du conseil est indiquée sur les lignes de ton visage et dans l’éloquence de ta parole ! Mais résumons tout ceci, et avec ta sagacité précoce, sois juge de l’intention de la pauvre Laure : elle menace en cette lettre, elle parle de vengeance et de mort, et, prompte à démentir sa colère, elle m’envoie un gage de souvenir, cette bague que voici.
— Un talisman, maître ?
— Qui rappelle à l’amour.
— Ou sert d’instrument à la haine. — Il prit la bague, l’examina, la retourna en cent façons, l’ajusta sur ses doigts. — Je partagerai avec vous le danger du maléfice, — dit-il en souriant ; — mais, ni pour moi, ni pour vous, ni pour une chrétienne, cet anneau n’a été fait ; il est trop fort… La cornaline est belle !… Ah ! qu’est-ce que je vois là ! — Et comme aurait fait un antiquaire aux prises avec un millésime ou le visage d’un Galerius, inintelligible, sur la face usée d’une médaille, il approchait la bague de son œil pénétrant, de manière à ce qu’un signe, sans doute inscrit sur l’exergue de la pierre, montée à jour, lui fût révélé. — Je ne devine pas, c’est de l’hébreu, dit-il avec humeur.
— Qu’est-ce, Antoine ? que cherchez-vous là ?
— De l’hébreu, vous dis-je.
— Voyons. — Michel de Nostredame prit la bague. — Ochosias ! s’écria-t-il. — Ochosias ! et le signe mystique de l’Apocalypse ! Ochosias est mort de la peste à Montpellier, et Laure de la Viloutrelle m’envoie la bague du cadavre pestiféré !
— Damnation sur elle ! cria l’écolier avec colère ; et d’un coup de sa main il fit tomber le joyau des mains de Nostredame, mit le pied dessus avec tant de promptitude et de force que la pierre se détacha de l’anneau. — Damnation sur cette vipère qui veut tuer mon ami !
Le maître en la faculté de Montpellier fut attéré par l’idée funeste qui s’empara de son esprit ; la vengeance et la trahison étaient flagrantes ; Laure, complice de l’infâme Élie Déé, avait voulu sa mort à l’aide d’un gage menteur.
— Eh bien ! maître, que vous en semble ? demanda l’écolier avec l’expression d’une joie qu’il ne voulait pas cacher. — Pierre Galand, le saint directeur de Boncourt, instruit-il bien ses élèves dans la science mystérieuse et profane qui fit deviner Alcibiade par Socrate et Démosthène par Aristide ? Ai-je bien lu sur le visage adorable de cette fille de l’enfer ?
— Que trop, enfant ! que trop ! répondit Michel d’une voix triste et pleine de larmes. — Encore, s’écria-t-il avec passion, si ma mort avait pu servir ses ressentimens, si à mon linceul devait être attachée une vertu qui fût utile à sa vie ! Mais non, me tuer, pour ne trouver après ce crime que le remords ! m’inoculer la peste et toutes les souillures qui infectent l’ame d’un Ochosias et d’un Élie Déé.
— Allons, maître Michel, — interrompit vivement le jeune Minard, — allons, la hache à la main, courez à l’arbre de science, frappez sans relâche, sans merci ! Arrachez-en les fruits !… vos livres, vos fourneaux, vos idées, au feu tout cela, au feu stupide des censures sorboniques ! au travers de la vapeur de vos ébullitions chimiques brille la couronne d’immortalité ; brisez les récipiens ; que l’ébullition tombe et la couronne avec elle. Allez, Nostredame, allez chercher dans les bras de l’élève des almida, le sort du page de la reine Isabelle.
— Oh ! passion, que la providence avoit accordée à l’homme, afin de l’exciter au bien, en l’exaltant par le bonheur ! passion de l’amour, que tu deviens funeste, ressentie par des méchans !
— Et que tu as de charmes, inspirée par les grâces timides d’Anice Mollard !
— Pauvre Laure, à quoi t’a donc réduite mon abandon, s’il ne laisse plus d’autre intermédiaire entre toi et moi, que la bague empoisonnée d’Ochosias ?
— Pauvre Anice Mollard, à quoi te sert d’être si candide et si jolie, si le regard de maître de Nostredame passe si indifférent sur ton joli visage ! « … La voilà, maître, la voilà ! s’écria tout à coup l’écolier, en ouvrant indiscrètement la fenêtre, la voilà qui part sur la haquenée de mon oncle, pour une promenade aux alentours de notre ville. Oh ! le gentil corsage, oh ! la mignonne cavalière, voyez, qu’elle a bonne grâce ! »
Au bruit de la fenêtre, la pupille du sire de Beauvoisin leva la tête, et ses yeux brillèrent comme deux petites flammes bleues, en même temps que ses joues blanches se vermillonnèrent d’un beau rouge cerise.
— « Adieu, la pupille de mon oncle. — Cria Minard, en lançant à la jolie fille le geste familier du baiser sur la main. — Adieu, Anice, ne chevauchez trop loin dans la forêt, des loups ont été vus disant leurs patenôtres autour de la croix du chêne rouge.
— J’ai mon scapulaire qui me préservera de tout mal, cousin Antoine ; la vierge Marie me doit bien aussi quelqu’assistance ; trouvez mêmement un saint qui réponde de vous, » répliqua Anice Mollard ; et elle frappa sa haquenée d’un coup de houssine, afin de se soustraire, en s’éloignant rapidement, à la réponse de l’écolier et au regard de Nostredame.
XV.
LE MARIAGE.
Sous le portique de saint Caprais, le dialogue suivant se tenoit entre un vieillard et trois vieilles femmes ; le vieillard arrêté là comme un curieux attendant le passage de quelque spectacle, les vieilles femmes, tapisseries habituelles du portique, assises toutes trois, sur des escabeaux écloppés, et toutes trois portant sur leurs figures, non l’humble caractère des prières, qui, boiteuses, se tenoient auprès du trône de Jupiter, mais le sentiment d’une haine qui, faute de pouvoir se satisfaire par des actes positifs, cherchoit à se dédommager de son impuissance par d’insultants sarcasmes. Car, pour le dire, en passant, jamais la colère céleste ne sauroit châtier au-delà des malédictions mentales dont le pauvre, à toute heure, écrase l’homme opulent : « Gueux de riche ! » dit la pensée du mendiant, tandis que sa main contractée se place en écuelle à hauteur de la bourse du passant, tandis que sa voix pleine de larmes, implore au nom de Jésus, la charité et un liard. Les mendians des églises sont le type de cette ignoble fausseté. Portiers du temple, ils ajoutent à la science inquisitoriale, particulière à cette profession, une impudeur de bassesse, une habileté de flatterie que les habitués du saint lieu récompensent dévotement. C’est surtout pour les mendians des églises qu’au treizième siècle, Jacques de Voragine composa sa menteuse légende dorée : pas un de ces mendians dont l’érudition n’accouple sa requête à un passage de l’écriture apocryphe, n’évoque un nom de saint pour en baptiser le bon riche qui lui fait une aumône, sauf à compenser sa courtoisie obligée par une insulte tacite.
— La charité, mon bon monsieur ? dirent ensemble au vieillard les trois mendiantes, en lui présentant trois mains bonnes à déchirer un juif ou un calviniste.
Le vieillard ne répondit point, et, bien qu’il conservât sa place derrière la petite porte battante de l’église, on pouvoit remarquer que son attention avoit un motif explicable seulement de l’autre côté de cette porte.
— La charité, mon saint homme, reprit une des vieilles femmes, d’une voix plus haute et attendrie, au point de faire croire qu’elle étoit chargée d’office par ses compagnes d’émouvoir la compassion des passans.
— Madame la Vierge mariera votre fille, si vous en avez une… saint Joseph portera bonheur à votre fils, si votre femme n’a pas été stérile… saint Caprais, qui a été évêque, vous guérira du mal de dents, mon bon monsieur, la charité à de pauvres infirmes ?…
Le vieillard restoit impassible, sourd et muet.
— La charité, par le corps précieux de Jésus ! insista la mendiante.
— La charité, par monseigneur saint Gille, dit une seconde.
— La charité, par saint Quenet de Bretagne, ajouta la troisième.
— Vous tairez-vous, harpies ! cria enfin le vieillard, sans s’inquiéter s’il étoit abrité sous le parvis d’un temple catholique ; vous tairez-vous !… que la carcasse du diable vous serve à toutes trois de cabriolet, et vous emporte à Arles, où il y a la peste.
— Au feu ! crièrent les mendiantes en agitant leurs chapelets ; au feu, le vieux ladre ! au feu, le vieux Jupiter…
— C’est un païen !
— Non, c’est un hibou.
— Vous n’y êtes pas, c’est un juif !
— Au juif, des fagots, voilà un juif !
La porte battante s’ouvrit brusquement, et le suisse de la cathédrale d’Agen, en grand costume, se présenta dans l’attitude d’un homme doué de force et d’autorité ; il laissa rebondir sur la dalle le bout ferré de la hampe de sa hallebarde, et d’une voix grave :
— Vous tairez-vous, corneilles… vous êtes en voix aujourd’hui. Faites silence, voici les mariés qui sortent.
— Notre bon Jésus vous soit en aide, maître Gabarot, mais nous sommes trop fidèles servantes de l’église pour laisser ce juif dire tout haut qu’il mangeroit une hostie.
— Satanas ! dit le vieillard écumant de colère.
— Place aux mariés, cria le maître Gabarot, en fixant par un crochet le battant de la porte.
Un cortége nuptial se présenta en effet, le vieillard, objet des imprécations des vieilles mendiantes, laissa échapper cette exclamation : Issachar ! Et le marié, jetant sur lui un coup d’œil fit un mouvement en arrière, en murmurant ce nom : Élie Déé ! Le suisse de la cathédrale fit reculer le juif dont la mise indigente ne commandoit pas ses respects ; Michel de Nostredame, revenu de sa première surprise, chercha d’un regard inquiet le parent d’Ochosias, peut-être en ce moment, messager de Laure de la Viloutrelle. Il ne le revit plus, et, pour distraire sa pensée alarmée, il reporta son attention sur la pupille du sire de Beauvoisin, Anice Mollard, depuis un instant sa compagne et son épouse.
Parmi les curieux attirés devant l’église par la nouvelle de ce mariage, on aurait pu voir une charmante fille, dont les yeux humides de larmes, contemploient avec envie la nouvelle mariée : c’étoit Laurette, qui, se sentant le cœur assez formé pour se vouer à un attachement sérieux, l’esprit assez raisonnable pour se livrer aux soins d’un ménage, pensoit avec amertume que ses facultés n’alloient point encore à la taille écolière, au visage imberbe du jeune Antoine Minard. Pour lui, la tête haute, à côté de Scaliger, il se donnoit dans sa démarche toute l’importance du garçon d’honneur de la noce, sorte de dignité tombée en désuétude, et qui ne se retrouve plus aujourd’hui que dans les salons de cent-un couverts.
L’apparition d’Élie Déé avoit jeté un grand trouble dans l’esprit de Michel de Nostredame.
Lorsque Anice, heure de minuit, hasarda du fond de son alcôve, un regard inquiet dans la chambre nuptiale, pour y chercher son insensible mari, elle le vit absorbé dans une morne rêverie… Au jour, elle se leva, épouse encore vierge, et la tristesse au front, vint se placer devant l’homme, qui la veille avoit recueilli son premier serment de tendresse et de fidélité : un profond soupir s’échappa de sa poitrine ; Nostredame l’entendit, il leva la tête, ses yeux étoient pleins de larmes.
— Le plus heureux des époux de Sara, — dit-il d’une voix émue, veilla comme moi près de sa couche, mais il put refermer, vainqueur du démon par la prière, la fosse qu’il avoit préparée pour lui-même ; la troisième nuit de leur hymen, Tobie et Sara vivoient encore…
— Ô mon maître et mon mari, — dit Anice interdite ; — que veulent dire ces paroles ?… L’un de nous doit-il mourir ?
— Enfant, répliqua Nostredame, toujours poursuivant une idée empreinte de mystère et de douleur. — Approchez vous. » Elle fit un pas ; en rougissant de pudeur, livra sa main à la main qui l’attiroit, et, afin de mieux obéir à cette attraction, elle inclina son corps en avant, pencha sa tête : un amant eût couvert de ses baisers cette bouche et ce front si radieux de virginité…
— Pauvre jeune femme, je ne l’avois point encore si bien vue que ce matin…
— Quoi donc ? demanda Anice avec une curiosité ingénue.
— La lettre de la fatalité.
— Où ? mon Dieu !
— Sur ton front… Là, entre tes deux jolis sourcils est gravé le V funeste…
— Sur mon front ! — s’écria en se reculant épouvanté le sujet d’épreuve d’une science dont l’incertitude fait la force, — sur mon front !… Sainte vierge, qu’avez vous dit là ! — Et la terreur lui suscitant aussitôt une foule d’idées contraires — sur mon front, le signe visible de la fatalité ? Mais pourquoi l’avoir vu si tard ? ou, pourquoi l’ayant vu, avoir associé votre destinée à la mienne ? Est-ce insouciance ? est-ce générosité ? est-ce pour obéir à l’immuable volonté du sort ?… Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! maître Michel de Nostredame, qu’avez-vous dit là ! Pourquoi au matin de cette nouvelle existence, hier, consacrée par un prêtre, me promettre le malheur ? Qu’ai-je fait pour le mériter ?… Rien, que vous aimer ; rien, que d’adresser au ciel des vœux pour votre bonheur ; moi, j’étois heureuse ; moi, vouée, au dire de votre science, à toutes les calamités, je ne prévoyois pas, je ne craignois pas… Je souriois en avançant dans la vie… Vous paroissez, je m’arrête auprès de vous ; mon cœur s’émeut ; j’écoute mon cœur et ma pensée qui me disent ensemble de me reposer dans vos bras… Ah ! maître, vous venez de dire que je serois malheureuse ! Anice avoit parlé vivement ; sa voix, de plus en plus oppressée, étoit brisée par les sanglots, et s’éteignit lorsque les pleurs, jaillissant de ses beaux yeux, inondèrent son visage.
— Malheureuse ? vous ! s’écria Nostredame rendu à lui-même, car ses étranges paroles n’avoient été que la continuation involontaire de sa rêverie. — Malheureuse ! eh ! pourquoi, chère Anice ! ai-je pu dire cela ? Non, ce n’est point pour une telle fin que je vous ai désirée pour épouse. Aimable femme, vous malheureuse ! Que Dieu me juge et me punisse avant ma faute, s’il n’existe pas en moi la volonté ferme d’assurer votre bonheur.
— Et ce signe, maître Michel ? interrompit Anice, en portant un doigt à son front.
— De quel signe parlez-vous ?
— A-t-il donc déjà disparu ? demanda naïvement la jeune épouse.
— Oui, sous le charme de ce baiser si pur et si tendre, répliqua Michel, en prenant dans ses mains la jolie tête de sa compagne, et appuyant ses lèvres sur la place où Dieu, venoit-il de dire, avoit marqué le sceau du malheur.
— Et je vivrai ! dit Anice avec la joie d’un enfant qui rit les yeux pleins de larmes.
— Tu vivras, belle, long-temps, heureuse jusqu’à la mort.
— Maître, cria tout à coup une voix sur l’escalier, — l’hirondelle qui a fait son nid dans l’un des coins de votre fenêtre, est partie en promenade depuis environ deux heures ; les pigeons de mon oncle parent leurs plumes sur les toits du voisinage, depuis le même temps ; moi, j’attends…
— Quoi ? — interrompit Michel, en entr’ouvrant sa porte.
— J’attends qu’un rayon du soleil chasse l’amour de votre alcôve.
— Que me diriez-vous, en ce cas ?
— De recouvrir la madone, heureux pélerin ; de revêtir la robe encoquillée, de vous armer d’un goupillon pour l’exorcisme, et de descendre au parloir de cette maison, où verrez un confident du diable, s’il n’est le diable lui-même.
— Que me veut-il ?
— À vous seul il veut le dire.
— Son nom ?
— Je lui ai demandé s’il n’étoit pas l’ombre du Barrabas, le coquin gracié par Pilate, en l’honneur des fêtes de Pâques, il m’a fait signe que non ; et comme il exhaloit une odeur de juif ou de bouc, je l’ai laissé méditer devant une grande image coloriée par mon oncle, et dans laquelle Satan se fait circoncire.
— Anice, dit Michel en se retournant vers sa femme, vous entendez les paroles de ce joyeux gars, je vais reconnoître le visiteur qu’il m’annonce ; à cette heure matinale, priez Notre-Dame de toutes les Grâces, d’épandre sur nos deux têtes les munificences de sa bonté.
— Vous, Élie Déé ! s’écria le nouveau marié en entrant dans le parloir.
— Moi, — répondit affirmativement et sèchement le juif.
— Est-ce la bague d’Ochosias que vous venez me redemander, misérable !
— Silence, jeune homme, il n’y a que l’ire de Dieu qui soit toujours juste.
— Parle de l’enfer, Élie Déé, car le nom de Dieu, dans ta bouche, est un blasphème… Parle de l’enfer, et parle vite ; j’ai peu de momens à t’accorder.
— J’ai, moi-même, peu d’instans à rester dans cette ville. La peste est à Arles ; et je dois à une jeune fille, le secours de vos paroles que je viens chercher.
— Laure de la Viloutrelle…
— Se meurt. L’amour et la peste la tuent.
— Elle m’appelle ?
— Non ; la pauvre fille n’a pas assez compté sur votre charité pour vous adresser cette prière. Mais, confiante en votre science, si ce n’est en votre fidélité, elle vous demande les élixirs et poudres qui pourront la sauver de la mort… Je suis chargé d’offrir un prix à ce service.
— Infâme usurier, je châtierois ton insolence, si ma pitié pour une infortunée ne me parloit plus haut que ta voix sordide et lâche. Va-t-en ; il suffit à Michel de Nostredame de connoître le malheur arrivé en la ville d’Arles.
Élie Déé répondoit par un sourire infernal à cette imprécation violente, et alloit se retirer ; Michel le retint.
— Attends un peu ; deux mots encore. Repars-tu pour Arles ?
— Ce soir.
— Tu me précéderas donc de quelques heures ; écoute, Élie Déé : hier, au sortir de la cathédrale de Saint-Caprais, j’ai bien vu ton visage funeste, et le regard de damné que tu jetois sur mon chaste bonheur : ta présence m’a prédit en effet une souffrance et une infortune ; la nuit entière, j’ai traduit ta hideuse personne au tribunal de ma pensée ; j’ai sondé les replis fangeux de ton ame. Dans cet examen, mon cœur s’est glacé, malgré son courage ; mes lèvres se sont convulsivement agitées, mes yeux se sont remplis de larmes froides… Bientôt une demi-conviction a saisi mon intelligence, j’ai distingué vaguement un suaire enveloppant une femme dont il dessinoit les formes jeunes et gracieuses. Tu étois toujours là, misérable Élie Déé, et le suaire étoit à tes pieds… Anice, la vierge charmante qui aujourd’hui porte mon nom, s’est levée, s’est placée devant moi ; alors ma lucidité malheureuse s’est égarée. Elle m’a montré sur le front d’Anice le signe de mort qui vraiment est marqué sur celui de Laure de la Viloutrelle.
— Eh bien ! — demanda le juif, souriant à sa manière.
— Eh bien ! Élie Déé, ce signe de mort, je veux l’effacer ; mais un service encore…
— De moi, Issachar !
— De toi, malfaisant vieillard.
— Me rendrez-vous les cinq cent mille écus d’Ochosias ?
— Non, insensé, non, je ne te rendrai pas meurtre pour meurtre ; pour la bague empoisonnée de l’usurier, ton co-religionnaire, je ne te rendrai pas le drap d’or empoisonné qu’a dévoré la flamme ; — mais, cent écus au soleil, si tu veux taire la cérémonie qui eut lieu hier à l’église Saint-Caprais.
— Issachar, les cinq cent mille écus de mon parent Ochosias m’ont été ravis par la flamme et par vous, ils étaient mon héritage !… Au cinquième livre de Moïse, chap. XXVII, verset 17 du Deutéronome, il est écrit : Maudit, celui qui change les bornes de l’héritage de son prochain ; vous avez changé les bornes de mon héritage !… »
Et le vieillard, rendu à sa monomanie furieuse, dardoit sur le jeune homme un regard complice de tous les funestes desseins.
— Ainsi, maudit par toi, je n’en puis plus attendre le service de ton silence, fût-il payé cent écus au soleil ?
— Non.
— Ah ! misérable…
— Je me trompe… Malgré vos injures, je consens à recevoir le prix que vous mettez à mon silence, et à me taire ; mais, à une condition.
— Et laquelle ?
— Il faut vous trouver avant moi auprès du lit de la malade.
— Tu pars ce soir, et je ne puis partir que demain.
— Il faut partir avec moi.
— Je ne puis.
— Il faut partir, vous dis-je, si vous ne voulez pas avoir à rendre compte au grand-juge d’un parjure et d’un meurtre.
— Pourquoi cette nouvelle exigence, Élie Déé ?
— Une inspiration me la donne.
— Vertige d’un fou !
— Dites plutôt, seconde vue d’un vieillard.
— Silence, à votre tour ; silence, Élie Déé, — s’écria Michel avec enthousiasme ; — la seconde vue vient de Dieu ! et l’enfer seul vous parle.
— Un lambeau du voile virginal de la dame de Nostredame, dit le juif, brusquant sa pensée, et avec une indéfinissable expression, — un lambeau de ce voile pour essuyer les pleurs de la nièce du greffier au bailliage d’Arles.
— Assez, fou, assez ; je ne vous écoute plus.
— Laure de la Viloutrelle mourra !
— Je la sauverai.
— Elle mourra, vous dis-je, si, lorsque vous approcherez de son chevet, la femme que vous lui avez préférée n’est plus aussi pure que l’étoit la fille de Raguel, sortant de la couche de son sixième mari.
— Quoi ! qu’as-tu dit là ?… Élie Déé, qui t’a commandé de m’adresser ces paroles ? Quelle science te vient ? Faut-il en effet que le sacrifice de ce bonheur de l’amant, soit fait à la pauvre Laure ?… Savois-tu donc qu’il étoit encore temps de l’obtenir ?… Que madame la Vierge m’entende, et rende mon vœu profitable à une créature qui voulut ma mort, puisqu’elle m’envoyoit en présent l’anneau d’Ochosias !… Élie Déé, je pars ce soir.
— Laure de la Viloutrelle vivra ! s’écria le juif.
— Et Anice sera heureuse ! Aucun remords, aucun maléfice ne troubleront au retour, le bonheur de mon mariage !
— Aucun, répondit nettement Élie.
XVI.
LE SACHET.
La poésie des fontaines a d’autant plus de charmes, qu’elle consacre un culte. Mythologique, druidique ou chrétien, ce culte avec ses superstitions, ses rites, ses influences, anime les paysages, et donne aux populations ignorantes des hameaux jetés au hasard dans les solitudes, des remèdes à leurs souffrances qui, fussent-ils imaginaires, les consolent et leur rappellent mieux que le passage du prône et la voix du clocher, que la providence est partout.
Pour suppléer à l’absence des secours réels, la pensée fondatrice du culte des fontaines leur attribua des vertus diverses. Dans un coin perdu du Finistère, sur le versant gauche de la route de Douarnenez à Pont-Croix, non loin d’un vieux manoir dominé par les vastes rameaux de chênes séculaires, et un peu en avant du petit hameau de Kérineck, il existe, au milieu d’une prairie encadrée par des saules, une fontaine ornée d’une niche, sous laquelle repose, depuis bien long-temps, une statue de la vierge Marie. L’image de la femme chrétienne divinisée, garantit à l’eau du petit bassin, sur laquelle elle projète son ombre, le pouvoir de donner la fécondité aux épouses, du lait aux jeunes mères, des yeux aux aveugles, des jambes aux paralytiques, et de la fraîcheur à la vieillesse.
Nous nous sommes arrêtés dans cette prairie, sur le bord de cette fontaine de Kérineck ; et, dans le temps même où nous rendions hommage à la femme élue, pour le bien qu’elle avoit fait, nous avons remarqué, allant et venant, toujours pieuses, mais non guéries, les infirmités dont la source intarissable auroit dû dissiper la pénible trace. Qu’importe ! le corps souffre, mais l’imagination est consolée : elle espère !
Saint Caprais, ermite et évêque, créateur de la source, dont l’eau guérissoit de la goutte, avoit aussi voulu, le saint homme, que la jeunesse et l’enfance lui dussent des actions de grâces ; plus d’une jeune fille, veille de ses noces, avoit gravi mystérieusement la montagne ; et avoit bu à grands traits l’eau douce et limpide de la fontaine miraculeuse.
Ce qui n’avoit été d’abord que le résultat d’une superstition tout intime, devint un usage qu’observèrent les jeunes filles à l’égard des nouvelles épouses, avec une ingénuité qui ne permettoit pas même à la pudeur inquiète de colorer leur front.
Lorsqu’une Agénoise avoit déposé, devant l’autel du mariage, la couronne virginale, ses compagnes se réunissoient le lendemain matin, se rendoient processionnellement, parées de voiles blancs, au mont Pompéïan ; un petit vase, consacré par un prêtre, étoit rempli de l’eau de la source sainte ; et la nouvelle mariée, à son lever, voyoit des vierges lui offrir un breuvage qui devoit ajouter aux plaisirs de l’amour les honneurs de la fécondité.
Les étranges instances d’Élie Déé, pour décider Nostredame à ne point user de ses droits d’époux, avant que d’avoir sauvé de la mort Laure de la Viloutrelle, étoient parvenues à fasciner l’esprit du jeune docteur ; il suffisoit que le juif eût empreint ses paroles du caractère mystique de la divination, pour qu’elles eussent triomphé d’une excessive répugnance, le souvenir même de la bague d’Ochosias n’avoit plus eu assez de force pour arrêter l’élan généreux de Nostredame.
Le lendemain, un peu après le lever du soleil, le groupe des jeunes filles de la confrérie de la Vierge, descendoit le mont Pompéïan, en chantant en chœur une vieille ballade faite en l’honneur de saint Caprais, lorsqu’un vieillard se traînant, comme s’il eût fait de douloureux efforts pour gravir la montagne, chancela, et roula dans sa chûte sur les cailloux du chemin. Au cri de détresse qu’il poussa, les chants cessèrent. Les compagnes d’Anice Mollard s’empressèrent autour du malheureux infirme, le relevèrent, lui offrirent de le ramener dans la ville.
— Oh ! non ; mais là-haut, répondit-il d’une voix brisée. — Là-haut, près de la source…, je vais mourir si je ne bois de l’eau de saint Caprais !
— De l’eau de saint Caprais ! — dit une des jeunes filles. — Hélas ! bon vieillard, vous paroissez être saisi d’un mal contre lequel l’eau de la source a peu de pouvoir.
— Garde tes doutes pour un autre âge, enfant, et ne refuse pas à mes vieux ans le secours que j’implore, afin de retarder l’agonie prête à me saisir !… Oh ! je vous en supplie, vous toutes, ne vous éloignez pas de ma vieillesse, vous, si fraîches, si jeunes ! Je vous en supplie ; faites que je vive quelques jours encore… J’ai besoin de vivre quelques jours… Aujourd’hui, j’ai trop peur de la mort !… De l’eau de saint Caprais, ou j’expire à cette place !… Et, s’affaissant de nouveau, en même temps qu’il élevoit sa tête livide, comme pour aspirer l’air et la vie qui sembloient lui échapper ; il épouvanta le groupe des vierges qui se recula involontairement.
— L’une de nous va retourner à la fontaine, car l’eau contenue dans cette cruche, de Bernard Palissi, a été puisée à l’intention d’une nouvelle mariée ; nous avons récité sur elle la prière des épousailles…
— Vous portez, enfant, de l’eau de la fontaine qui doit donner de la fécondité à une jeune épouse… Une goutte de cette eau, une seule goutte pour en humecter mes lèvres desséchées ! Que le vieillard se ranime à ce breuvage bienfaisant… Voyez, mes yeux s’éteignent, ma voix est étouffée par le frisson de l’agonie, mes membres se roidissent… Oh ! à boire, à boire, donnez cette cruche ; à peine ma bouche en touchera-t-elle les bords… Et comme vous aurez fait une bonne œuvre, l’eau de saint Caprais en aura plus de vertu ; la nouvelle mariée en ressentira mieux l’influence bienfaisante.
Les jeunes filles se regardèrent : toutes essuyoient leurs yeux humectés de larmes ; une d’elles cependant, c’étoit Laurette, la fille du premier marguiller de la cathédrale, hésitoit, malgré son émotion, à confier au vieillard la cruche qu’elle tenoit.
— Vous n’êtes point un sorcier, n’est-il pas vrai ?… Ce n’est point un sort que vous voulez jeter sur l’eau que doit boire Anice, la femme du savant Nostredame ?… Regardez le ciel, et dites-moi bien que vous n’avez ni malice, ni haine contre notre belle compagne : dites-moi que vous n’êtes point sorcier. »
Le vieillard leva vers le ciel ses yeux vitrés, laissa échapper un rire épileptique, étendit ses mains vers la cruche, Laurette la lui abandonna. Ce que fit le souffreteux, en même temps qu’il approcha le vase de sa bouche, la langue écrite le rendroit mal ; l’arrangement obligé des mots ne pourroit que formuler lentement un incident qui s’accomplit avec la promptitude de la pensée, au point d’échapper aux regards qui devoient en être témoins. Les dents du moribond claquèrent, mais cette agitation convulsive étoit l’effet de sa volonté, car un petit sachet de soie fut crevé par la pression, et avec une adresse inconcevable, une audace sans exemple, le vieillard, après avoir bu, souffla dans la cruche une poudre blanche que l’eau fit à l’instant dissoudre.
— Merci, jeunes filles, — dit-il ensuite avec une sérénité qui pouvoit faire croire à un miracle. — Merci, belles sulamites…, la main de Dieu s’étendant sur vos têtes charmantes, les conservera fraîches et pures, par-delà même le temps du jeune âge… Ce secours, accordé à un moribond, sera compté au ciel qui rémunère tous les bienfaits inspirés par le cœur… Elle s’avancera belle jusqu’à sa tombe, celle à qui vous destinez cette eau.
Laurette et ses compagnes, voyant le vieillard ranimer sa voix et son regard, se lever et marcher, se signèrent ; et toutes reprenant le chant de la ballade, continuèrent leur route vers la ville.
— Vous portez la vie ! demain vous porterez la mort ! — s’écria le souffreteux avec une joie cruelle ; puis il rejeta de sa bouche le lambeau de soie du sachet, s’essuya soigneusement ses livides gencives. — Ai-je assez fait pour toi, Laure de la Viloutrelle ? amoureuse et terrible femme ; ai-je mérité les pierreries promises à mon dévouement ?… Chantez, chantez, jeunes filles, aujourd’hui la ballade ; demain, le psaume funèbre !
Rajustant les plis de sa longue robe noire, Élie Déé, par un chemin mal frayé, rentra dans la ville.
Anice Mollard, à genoux dans un petit oratoire, voisin de sa chambre, prioit en pleurant, au moment où Antoine Minard lui annonça la visite de la confrérie de la Vierge. Elle sourit tristement, et lorsque Laurette lui présenta le vase, elle laissa voir un embarras dont la cause réelle ne pouvoit être pénétrée.
— Au nom de madame la Vierge, mère de Jésus, s’écria le joyeux Minard, buvez cette eau, belle cousine, elle donne la fécondité aux épouses ; s’il peut en résulter quelques petits désirs d’amour, laissez-en, ne fût-ce qu’une goutte, à cette jolie bouche que voyez là, si timide devant vous.
— Est-il vrai, dit Anice à Laurette, qu’un peu de cette eau porteroit le contentement et l’espoir en votre cœur ?
— Oh ! non, dame de Nostredame, le jour n’est pas venu pour moi ; et votre beau cousin ne peut me vouloir en l’ame des désirs d’amour, n’ayant point d’amoureux.
— Si quelque rossignol, égaré sur nos toits, entendoit ceci, belle enfant, dit Minard, peut-être démentiroit-il si prude et si ingrate parole.
— Il faut donc boire ? demanda Anice.
— Oui, dirent toutes les jeunes filles.
— Laurette, — reprit l’écolier avec sa vivacité habituelle, — je vous choisis pour marraine.
— Et d’abord, répliqua Anice, prions Dieu qu’il nous renvoie sain et sauf de la ville d’Arles, où est la peste, le noble Michel de Nostredame.
— Buvez donc, belle cousine, au retour de l’époux et à sa postérité.
Anice leva le vase d’une main tremblante, l’approcha de ses lèvres, et but tout d’un trait l’eau de la source de saint Caprais, empoisonnée par le misérable Élie Déé. Après avoir satisfait à l’usage, elle distribua aux jeunes filles des jouets, des ouvrages à l’aiguille, et des verroteries qui avoient occupé ses premiers loisirs.
— Que chacune de vous, dit-elle ensuite, boive bientôt comme je viens de le faire, au bonheur de son époux.
— Q’avez-vous ? — s’écria Laurette, vous pâlissez.
— Cousine, souffrez-vous ? vos lèvres deviennent bleues !
— Je souffre… là. Sa main se porta à sa gorge et à sa poitrine.
— Sainte vierge, dit en pleurant une jeune fille, ses beaux yeux s’égarent.
— Je n’y vois plus, murmura Anice en tombant sur ses genoux.
— Scaliger ! maître César Scaliger ! cria Antoine Minard, en se précipitant vers la porte. — Venez vite.
— Ah ! fit Anice en se tordant sur elle-même.
— D’où vient cette eau ? — demanda César Scaliger, accouru aux cris de l’écolier.
— De la source du mont Pompéïan, répondit Laurette épouvantée… Mais le vieillard ! — ajouta-t-elle avec angoisse, — le vieillard, il paroissoit bien méchant ; il nous fit peur à toutes, autant par son mal que par sa laideur…
— Éteignez ce feu qui me brûle ! cria Anice, en frappant sa poitrine ; et ces jeunes filles qui s’étoient présentées à elle, la joie au front, un malin sourire sur les lèvres, en ce moment, mornes de stupeur et pleurant, la transportaient sur son lit encore virginal, où, à la place des plaisirs de l’amour, elle avoit à subir la torture de la mort par le poison.
M. de Beauvoisin, Antoine Minard, Laurette, choisie par ses compagnes pour offrir l’eau consacrée, laissoient éclater le plus violent désespoir, tandis que Scaliger, épiant le progrès de l’inévitable mortalité, fermoit, par la pensée, le livre de sa science, assuré qu’il étoit que la rapide violence du venin rendoit l’art impuissant : en effet, la décomposition du sang se manifesta bientôt, les extrémités refroidirent, la pauvre victime de la plus atroce vengeance eut un court instant de repos ; ses membres, contractés par les convulsions, se détendirent ; ses pupilles égarées dans les cavités de ses yeux, reparurent, et lancèrent autour d’elle les derniers feux d’une ame prête à quitter cette vie. Anice souleva sa tête.
— Chaste confrérie de la Vierge, — dit-elle d’une voix pleine de tendresse et d’onction, — recueillez-moi, ceignez mon front de la blanche couronne que je portois le matin de mes noces ; conduisez vous-même mon corps au cimetière, vous le pouvez, vous le devez ; je meurs aussi pure que je l’étois le jour de mon baptême… Sire de Beauvoisin, mon tuteur, mon second père, n’écrivez sur ma tombe que ce nom : Anice Mollard… Oh ! me laissera-t-on mourir si jeune !… J’étouffe, je brûle !… Ah ! ah !… Nostredame !…
Elle poussa un cri perçant, se tordit sur son lit,… et, dans l’effort d’un second cri, elle mourut.
De tout ce monde qui l’entouroit, pas un, si ce n’est Scaliger, qui ne la crût encore vivante, malgré l’effrayante macération des chairs de son visage. Il sembloit impossible que si peu de temps pût suffire à la mort pour détruire un être si jeune ; et le détruire sans avertissement, sans retard, sans merci, tout de suite, — dans l’intervalle d’une pensée à une autre. Le coup étoit poignant pour l’assistance. Laurette fut la première à obéir au vœu de la morte, elle s’étoit agenouillée, elle se leva ; le voile de lin qui avoit complété la toilette de noces, étoit suspendu près de l’alcôve, elle le prit, l’étendit sur le corps d’Anice ; et elle, ordinairement si enjouée, si prompte à donner la première note de la ballade et de la joyeuse ariette, elle entonna, en sanglotant, le premier verset du De profundis. Antoine Minard, l’habituel écho de sa voix charmante, n’y répondit pas ; mais à travers ses pleurs bruyans, il fit entendre ces paroles : — Que va dire Nostredame !
XVII.
VOUS MENTEZ, VOUS ÊTES VEUF !…
La tempête qui s’éleva sur Marseille, en 1509, fête de la Nativité, et dura cinquante-huit jours, restera à jamais mémorable. Tous les effrayans caractères de ce phénomène céleste se représentèrent sur la ville d’Arles, au milieu de la nuit du 22 août 1525. En 1509, la mer étoit montée aux murs du monastère de Saint-Sauveur ; en 1525, le Rhône grossi par la mer, tourmentée elle-même dans ses abîmes et rejetant ses lames monstrueuses dans les eaux du fleuve, le Rhône couvrit l’île de la Camargue, déborda les grèves d’Arles, et sur les tombeaux païens de l’ancien champ du repos, aujourd’hui Éliscamp, roula des monceaux de sable et d’énormes galets ; la pluie tomboit par torrens, puis des glaçons effilés comme des lances, dans le temps même où la foudre, crevant l’épaisseur des nuages, s’élançoit en flamme tournoyante, et de minute en minute, sur les habitations déjà ébranlées par les cascades des eaux, par d’épouvantables coups de vent, et battues en brèche par les glaces.
Pendant la journée qui précéda cette nuit désastreuse, l’atmosphère, lourde et chargée de miasmes étranges, agrava les influences pestilentielles ; les rues, obstruées par le défilé des civières, n’offrirent, sur tous les points de la ville, que l’horrible spectacle des morts portés par des mourans. Nostredame, hardi visiteur de cette cité infortunée, éprouva mille peines pour pénétrer près de la ruine du palais de Constantin, travesti par l’ignoble surnom de la Trouille. Près de cette ruine, étoit la maison du greffier au bailliage.
— Pourquoi ce drap rouge recouvre-t-il cette porte ? » demanda Michel à un vieux prêtre qui marchoit lentement, psalmodiant à demi-voix, et tenant à deux mains un ciboire, comme si c’eût été le saint-sacrement, pendant la solennité de la procession. Le ciboire étoit plein d’hosties, et le prêtre alloit par la ville, distribuant çà et là, le corps du Christ aux pestiférés, qui, trop tôt saisis par la mort, n’avoient pas le temps de le prier.
— Ce drap rouge a été accroché là par la prévôté, répondit le prêtre ; car, c’est de cette maison que la peste nous est venue.
— De la maison du greffier, mon père ?
— Et le greffier est mort ce matin.
— Mais sa nièce ?…
— De qui nous est venu le fléau, mon fils… La charité n’a pas été jusqu’à s’enquérir, si la première pestiférée de notre ville, meurt ou vit… Sa maison est proscrite…
Michel fit un pas en avant et saisit le drap.
— Que faites-vous, jeune homme, ne touchez à ce suaire rouge ! la mort est derrière.
— Et les devoirs de mon état, mon père, m’appellent dans tous les lieux où s’arrêtent la pestilence et la mort.
Cette réponse faite, Nostredame disparut derrière la tenture funeste qui vouoit aux flammes la maison de l’oncle de Laure. Peu d’instans après, il ressortit ; son regard inquiet témoignoit qu’il n’avoit point rencontré l’objet de sa recherche ; plusieurs heures il le poursuivit, mais vainement. À la chute du jour, accablé par tous les genres de fatigue, il erroit, découragé, non loin des arènes. Une brise du sud vint à soulever la pesanteur de l’air, de larges gouttes d’eau tombèrent, il entra dans l’amphithéâtre, et les tourbillons, indices de l’ouragan, commençant à se former, il chercha un abri contre la tempête qu’il prévoyoit sous les voûtes même du cirque.
Là, assis à l’entrée de l’un des cintres, il réfléchit amèrement sur le concours de malheurs qu’entraîne après soi la moindre des foiblesses. Cherchant à se retrouver dans le dédale d’incidens, de chagrins, d’espérances, de projets, de contretemps, d’actions hasardées où l’avoit précipité l’indéfinissable influence de Laure de la Viloutrelle, il ne se retrouva pas. Sa vie nouvelle si tiraillée, si hasardeuse, si complexe, n’avoit plus rien de sa nature primitive ; nature si simple, si vraie, si dégagée de ces passions éphémères que suscitent l’avidité des vains plaisirs, dont les lendemains sont toujours marqués par des regrets ou des remords. Michel de Nostredame, organisé pour une sorte de puissance intellectuelle qui veut la solitude, la méditation, le calme, et doué d’un tempérament enclin à des habitudes paisibles et réglées, se reconnut avec terreur si loin de lui-même. Il vint à compter les jours, les mois perdus dans des agitations si peu conformes à sa nature réelle, perdus pour la science, pour l’avenir ! Et ce mot d’avenir, traversant son esprit, l’émut profondément ; l’idée, que de tout temps, il avoit fait naître en lui, avoit une valeur toute particulière. Ce n’étoit pas seulement son avenir à Nostredame, qui préoccupoit alors toutes ses facultés, c’était un avenir plus vaste, plus imposant que celui d’une individualité, c’étoit le grand avenir, l’avenir de tous, un avenir de postérité, et surchargé toutefois d’une foule de petits détails humains, que s’appliquoit à poursuivre sa pénétrante curiosité.
Lorsque l’énergique souvenir de ce mot avenir, vint prendre place dans ses réflexions mélancoliques, il bondit sur la terre humide qui lui servoit de siége, il tourna vivement la tête à droite et à gauche ; à droite, le chaos de l’ombre des voûtes éteignit son regard ; à gauche, un éclair blanc brûla sa vue.
— Flamme symbolique, — dit-il, animé par l’électricité qui rouloit dans l’atmosphère, — tu me représentes ce que cherche mon intelligence !… Mais, que fais-je ici ?… Pourquoi me trouvai-je en ce lieu, à cette heure, et pendant cet orage ?… Quelles sont ces pierres qui me servent d’appui ?… Oh ! Michel de Nostredame, enfant perdu, — abandonné de toi-même, — imbécile transfuge du sanctuaire paisible de tes études ; où des tigres ont rugi, tu t’assieds ! Sur ces pierres, que leur langue sanglante a léchées, tu te reposes !… Michel, es-tu devenu fou ? Que viens-tu faire ici ! qui cherches-tu ?… Une folle, une mégère !… et ta femme, ma femme ! oh ! mon Dieu ! ma femme, je suis marié !… je ne m’appartiens plus ! quelle chimère insensée m’a fait quitter le toit de mes amis ?… Anice, suave et docile créature, tu m’attends !… La fibre de Nostredame s’amollit, ses yeux s’humectèrent peu à peu ; ses idées devinrent moins nettes, l’humidité pénétra son corps, la voix du tonnerre grandissant, imposa silence à sa voix ; il s’affaissa,… veilla une heure encore dans cet état de torpeur,… et s’endormit.
La tempête éclata dans toute sa force, dans toute son horreur ; foudre, pluie, glace, eau et feu ébranloient, inondoient, brûloient la ville ; les populations arrachées de leurs demeures par l’incendie ou l’inondation, frappées mortellement au-dehors par la violence des glaçons, poussoient dans les airs de lamentables cris. Peu s’en falloit qu’il n’y eût alliance entre le Rhône débordé et les nuées noires et immenses abaissées sur la ville, au point de submerger le faîte de la vieille cathédrale ; aussi chaque coup de tonnerre ébranlant la terre dans ses profondeurs, il sembloit qu’un autre tonnerre souterrain, volcan mugissant, prêt à paroître, répondît à celui du ciel.
Michel de Nostredame ne s’oublia pas long-temps dans le sommeil magnétique qui l’avoit saisi ; un effroyable craquement le fit tressaillir, il ouvrit les yeux, une lueur assez vive l’éblouit, il crut à un éclair, ferma ses paupières, les rouvrit ; la même lueur. Il se dressa, assura son regard… une lanterne étoit approchée très-près de son visage, et la main qui la tenoit en faisoit jouer la clarté sur chacun de ses traits.
— Lui ! cria une voix de femme, lui ! Nostredame !… Dieu ! mon Dieu ! tue-moi maintenant, je l’ai revu, c’est lui, c’est Nostredame.
— Qui êtes-vous ? que me voulez-vous ? demanda Michel tout étourdi.
— Te voir ! te voir, et tombant à genoux près de lui, encore assis, Laure de la Viloutrelle dans un désordre effrayant se fit reconnaître à l’époux d’Anice.
— Laure ! vous, pauvre Laure ! vous ici ! s’écria Michel, en cherchant à se relever.
La jeune femme lui mit vivement la main sur l’avant-bras, et le retint.
— Reste-là, lui dit-elle avec autorité, — reste-là, que je te regarde, que je te regarde encore ! ne mets pas entre toi et moi la différence de nos tailles… tête, contre tête… c’est toi ! c’est toi ! te voilà enfin !
— Venu pour vous seule en ce pays, pauvre Laure ! venu pour vous sauver de la pestilence dont on vous disait atteinte…
— Je suis guérie… je ne sais quel besoin de malheur m’a conservé la vie. Seule, sans secours, par l’unique volonté de mon amour pour Nostredame, j’ai chassé le mal et j’existe, tandis que dans cette ville tout le monde meurt !
— Oh ! ce n’est point un rêve ! — s’écria Michel, doutant encore de la réalité de cette apparition, — c’est bien vous, mademoiselle de la Viloutrelle ?
— C’est bien moi ! — dit Laure en souriant amèrement. — Jours comptés, je devois retrouver Élie Déé ce soir dans ces galeries ; je l’ai appelé, attendu en vain ; la tempête me retenoit ici prisonnière ; pourtant, j’ai voulu m’approcher des issues, préférant les bruits de la terre, à ce bruit des enfers qui se fait là bas, au fond de ces souterrains ; et ma lanterne a projeté sa clarté sur le corps d’un homme… mais à mon tour, n’est-ce point un songe, Nostredame, est-ce bien toi ?… par quel inconcevable hasard !… Élie Déé t’a donc conduit ici ?
— Non, le hasard seul, répondit Michel, qui commençoit à craindre que la raison de Laure ne fût égarée. Il se leva, souleva d’un bras la jeune fille toujours à genoux, de l’autre main prit la lanterne, et en éclaira le visage de la descendante des Almida… Sa peau brune avoit pris la froide blancheur du marbre, sa ravissante figure étoit bien maigrie, ses yeux n’en paroissoient que plus grands, et de leurs chaudes prunelles s’échappoient de brûlantes étincelles ; sa robe mal ajustée, sans gorgerette, laissoit à découvert ses épaules et sa poitrine ; une partie de ses longs cheveux noirs, détachée du réseau de soie qui couvrait sa tête, voiloit à peine ses seins, que son oublieuse préoccupation ne prenoit pas le soin de cacher.
« Pauvre Laure ! — dit Michel, intimidé par la nudité de cette jeune femme.
— Bon Michel de Nostredame, » répliqua Laure avec attendrissement. — Tu as eu pitié de moi, tu as compris qu’une cruauté si longue devenoit un crime ! qu’un amour aussi vrai que le mien méritoit mieux que l’abandon et le mépris !… ta petite chambre dans ma maison de Montpellier, — la niche de saint Pierre sur la montagne, — nous reverrons cela ensemble… et les vers de Pétrarque tu me les rediras ; je t’écoutois avec bonheur, je t’écouterai plus heureuse encore !… car j’ai cru t’avoir perdu ! savant et généreux Nostredame, à tout instant du jour, je m’agenouillerai devant tes nobles pensées ; je ferai silence à tes côtés, pour ne point troubler tes travaux, tes méditations : mais, moi à tes côtés, car cette puissance d’amour que Dieu m’a infligée, tournera, tu le verras, au profit de ta gloire ; elle échauffera ta belle intelligence, elle ajoutera à ses œuvres des expressions qu’il n’est donné qu’à la femme aimante de sentir et de communiquer… ma passion t’effrayoit ?… tu avois peur de tant d’amour ?… cependant, tu me reviens !… dis-moi que c’est à la suite d’un rêve où je t’apparoissois mourante, que tu t’es mis en marche pour Arles ; dis-moi que le seul souvenir de la pauvre Laure a plus fait que l’éloquence de l’impur Élie Déé !…
— Cet homme, en effet, m’a parlé ; il a réclamé pour vous mes secours.
— Et toi, que je n’espérois plus revoir, tu es venu aussitôt !… car tu t’es rappelé tes paroles : mille fois le serment de t’aimer et de t’entraîner dans ma tombe, eh bien ! oui, la tombe aussi nous réunira, nous ne nous quitterons plus… Michel, je t’appartiens, je suis à toi !… la douleur que tu m’as causée me rend ta possession plus désirable et plus chère… tous les autels seront bons pour nous unir, — tous les lieux me seront bons pour jouir du bonheur enivrant de tes caresses… » En prononçant ces délirantes paroles, Laure de la Viloutrelle laissoit fléchir son corps sur le bras de Nostredame, elle inclinoit sa tête sur sa poitrine, et de ses yeux ardens quêtoit un regard d’amour qui répondît à son amour.
Michel eut de la honte pour cette femme qui n’en avoit pas ; il éloigna doucement le corps charmant qui s’abandonnoit à sa volonté, et d’une voix grave :
— Laure de la Viloutrelle, lorsque Dieu parle si haut, les hommes doivent se taire et le prier.
— J’obéis, » et, tombant sous le charme de ces paroles austères, elle se trouva à genoux les mains jointes.
L’époux d’Anice éprouvoit une angoisse impossible à décrire ; il avoit peine à se persuader que Laure n’étoit pas devenue folle, par suite de sa maladie, ou de la mort de son oncle ; et, tandis que le fracas de la tempête, les cris partis de la ville retentissoient à ses oreilles, il contemploit avec une sorte de terreur cette belle créature, trop passionnée pour s’occuper d’un danger qui n’intéresseroit pas son amour.
« Pour qui prierons-nous ? » demanda mademoiselle de la Viloutrelle avec résignation.
— Pour les morts, » répondit-il.
— Pour les morts ! — s’écria-t-elle en se relevant rapidement, et se rapprochant de Michel. Oui, vous avez raison, pour les morts… car votre présence ici me dit qu’innocente d’un crime, je n’ai pas à craindre d’évoquer une ombre furieuse.
— Que voulez-vous dire ?
— Sans doute, — vous ne comprenez pas, vous, ce que pouvoit faire la vengeance de la jalousie… et les saints n’ont pas permis que vous missiez cette vengeance à l’épreuve, ils vous ont ramené vers moi !…
— Je cherche à vous comprendre, Laure…
— Cette nouvelle de votre mariage me tuoit, voyez-vous ?…
— Eh ! bien ?
— Eh ! bien ! vous ne devinez pas que la pauvre Laure, plutôt que de vous perdre à jamais, avoit dit au Juif Élie Déé : « Pars pour Agen, et je t’abandonne tout ce qui peut m’appartenir par droit de successions passées et à venir ;… pars, va trouver Nostredame, dis-lui qu’il ne parjure pas ses sermens, qu’il n’assassine pas une pauvre fille qui lui a donné sa foi…
— Eh ! bien ?… » répéta Michel avec anxiété.
— Eh ! bien ! vous ne comprenez pas que Nostredame, insensible, Élie Déé, pour prix de mes deux successions, n’avoit qu’un crime à commettre.
— Un crime, juste ciel !
— Qui ne sera point commis,… car vous êtes là, mon Nostredame, là, près de moi… qui, grâce à vous, suis encore innocente… vous êtes là, et n’êtes point le mari d’une autre femme !
— Quel mystère affreux me faites-vous donc entrevoir,… mademoiselle !… mais je suis marié !
— Marié ! cria Laure d’une voix perçante, en saisissant le bras de Michel ; — marié ! vous êtes marié ! marié à la pupille d’un sire de Beauvoisin ? est-ce bien vrai, ce que vous venez de dire là ?
— Pourquoi le cacherois-je ?
— Vous êtes ici, je vous vois, je presse votre main, et vous êtes marié !
— Pauvre Laure, écoutez-moi.
— Tais-toi, misérable !… tais-toi ! tu vas mentir !… dût cette femme m’apparoître et se rouler sous mes yeux, brisée par la souffrance ; oui, prions pour les morts !… j’ai pitié d’elle, maintenant !… vous êtes marié, messire de Nostredame ?… vous mentez, vous êtes veuf.
— Horreur et damnation sur vous ! s’écria Nostredame égaré, — qu’avez-vous dit là ?
— Vous êtes veuf, vous dis-je !
— Veuf !… Oh ! mais votre raison se perd !… ce que vous dites n’est pas possible ! veuf ! Anice seroit morte !…
— Oui, misérable, oui, ton Anice est morte, si Élie Déé vit encore !
— Grâce ! foible femme, grâce,… tue-moi ! » cria Nostredame, terrassé par cette révélation. — Tue-moi, plutôt que de me laisser croire à un tel crime !
— Te tuer ! te perdre… je veux vivre, il faut que tu vives encore !… veuf d’Anice, il te reste le pouvoir d’être l’époux de Laure de la Viloutrelle.
— Ah ! monstre ! cria Michel en dégageant son bras de la main de Laure par une telle secousse qu’elle chancela, et tomba. Lui, s’élança dans l’arène, chassé des galeries par un affreux vertige ; il n’arrêta sa course périlleuse sous les cataractes du ciel, et les feux de l’orage, que pour aller s’abattre sous le porche de la cathédrale, dont l’horloge, balancée par l’ouragan, jetoit des tintemens inégaux qui ressembloient à de longs cris d’alarmes.
XVIII.
LE LIT DE CUIR.
Entre Zacharie et Élie Déé il y avoit cette nature d’alliance prescrite par la loi de Moïse, afin d’assurer la continuité de la nationalité juive. En effet, malgré les révolutions, les grandes infortunes, les persécutions qui auroient dû briser l’unité de cette race indestructible, elle fut conservée, parce que le génie du législateur avoit fait d’un pacte privé un pacte constitutif ; et ce pacte avoit pour base un intérêt, le même pour tous. La pensée organique du parfait équilibre dans les intérêts, inscrite au titre Ier du Séphès de Moïse, reçut des juifs une extension qui contribua, fût-ce par l’abus, à perpétuer la volonté du prophète. Il avoit dit à son peuple, afin de le contraindre plus sûrement à abandonner l’Égypte, et à chercher une terre qui lui appartînt légitimement : Volez les vases et les habits des Égyptiens, avant de vous séparer d’eux ; — car il savoit bien que, le vol commis, quiconque retourneroit en arrière seroit tué. Les juifs, encouragés au vol par leur législateur, conservèrent la maxime, et, une fois constitués de manière à former, dans l’acception radicale du mot, une individualité nationale, ils appliquèrent à tous les peuples que la succession des temps et des révolutions mit en contact avec eux l’obligation primitive qui leur fut imposée à l’égard des Égyptiens.
On concevra que, compromis aux mêmes titres, les juifs entre eux devoient vivre dans une intime alliance cimentée par la solidarité dans le négoce comme dans la persécution.
Des circonstances, quoique rares, se présentoient toutefois qui altéroient incidentellement le principe d’indivisibilité. Une horde, qui pour devenir peuple, pour acquérir son nom propre et son territoire, dut tromper, voler, assassiner, ne pouvoit manquer de compliquer son système moral, par un penchant déterminé à tous les genres de trahison. Le prix mis à l’infidélité suffisoit pour la rendre possible.
Aussi, l’étroite alliance entre Zacharie et Élie Déé étoit-elle d’autant plus passible d’altération, qu’une contradiction à propos d’un chiffre venoit tout récemment de se manifester entre eux. Ils en étoient à une mutuelle défiance, et à la formelle intention de se tromper l’un l’autre, lorsque Élie Déé, revenant du mont Pompeïan, frappa tout inquiet, tout agité, à la porte de son coreligionnaire.
« Vite, mon Zacharie ; vite, mon frère, dans mon bissac un peu de pain, et sur ma mule la couverture et le harnois.
— Pourquoi si tôt, Élie Déé ?
— Parce que l’eau qui guérit peut aussi faire mourir, et que la poudre de Vasconcelli, de Florence, dissoute à propos, est capable de causer des souffrances qui me seroient imputées à crime.
— La dame de Nostredame peut mourir ?
— Dans une heure.
— Tu as fait usage de la poudre de Vasconcelli ?
— Il y a peu d’instans.
— C’est mal, dit froidement Zacharie.
— C’est bien ; les titres de deux successions devenant notre propriété.
— C’est mal, Élie Déé. C’est aujourd’hui jour de sabbat, et au chapitre V, verset 14, du Deutéronome, il est écrit : Vous ne ferez aucune œuvre servile en ce jour-là, il falloit remettre à demain.
— Sans doute, Zacharie, ce qui est écrit est écrit, mais ce qui est fait, est fait ; vite, ma mule.
— Impossible, Élie Déé.
— Impossible, Zacharie ! s’écria le juif d’Arles.
— Impossible, répéta le juif d’Agen.
— Quoi, Élie Déé poursuivi par la prévôté de cette ville…
— Ne violera pas deux fois en un jour la lettre du Deutéronome, ou du moins ne la fera pas violer à sa mule.
— Mais Zacharie, mon vieux ami, ces catholiques me pendront jour de sabbat, aussi bien qu’un autre jour.
— Du moins Zacharie ne t’aura point aidé à violer la loi.
— Non, ce n’est pas cela ; c’est ce bon sur ce fripon de messire Honoreus, tailleur d’habits, qui t’inspire mauvais vouloir contre moi ; Honoreus le gueux, au parlage de protonotaire, à figure de chat tigre, n’a pas payé ? je rembourserai.
— Qu’importe, Élie Déé.
— Ah ! et puis encore, notre frère Élie Ducat ne veut pas solder, le misérable, la créance de Gabriel Solimber, que tu m’as si loyalement achetée ? Élie Ducat, hardi brocanteur, qui laisse sur chaque robe de passant un peu de la boue dont il est couvert, vole le samedi comme le lundi… Je rembourserai la créance de Solimber.
— Ce ne sera point une raison, Élie Déé, pour faire sortir ta mule de ma maison, jour de dévotion et de repos.
— Encore Zacharie !… Mais l’heure s’écoule ! La poudre de Vasconcelli est prompte, la prévôté est agile !…
— Tu crois donc, mon frère, que la pupille du sire de Beauvoisin en mourra ?
— Il faut cela, bon Zacharie, pour mériter les droits aux deux successions à échoir pour Laure de la Viloutrelle.
— Au moment où tu parles, la jeune femme peut être morte.
— Je le crois… Mais, au nom de notre vieille amitié, ne tarde plus !… Du pain dans ma besace, et ma mule hors de ton écurie !… Un lieu d’asile est accordé par le seigneur Dieu à tout juif qui aura péché… Bosor, dans le désert ; Ranoth en Galaad, qui est dans la tribu de Gad ; et Golan en Bassan, qui est de la tribu de Manassé, m’offrent leurs murs pour refuge…
— Bosor, Ranoth et Golan sont bien loin d’Agen, interrompit Zacharie d’un air railleur.
— On y arrive, mon frère.
— Donc, la dame Anice seroit morte ?
— Et moi, avant ce soir, je puis être pendu !
— Tu rembourses le bon d’Honoreus et la créance de Solimber ?
— Je les rembourse.
— Ensemble, soixante écus au soleil.
— Soixante.
— Attends un peu. Je vais visiter les alentours de la cathédrale ; si je vois un rassemblement de populaire, j’interrogerai. J’irai ensuite chez le neveu du prévôt, jeune homme bon viveur, qui me cède pour de minimes sommes tous les joyaux de sa tante ; si mon client a entendu raisonner ton nom entre le prévôt et le tourmenteur, aussitôt je reviens, et — le seigneur Dieu m’en accorde le pardon, — J’emplis ta panetière, je fais sortir ta mule de l’écurie. Attends-moi.
— Bon Zacharie, tu reviens aussitôt ?
— Pour embrasser mon frère, et lui dire adieu.
Zacharie, dont le plus grave méfait de sa vie usurière n’alloit point encore jusqu’au meurtre, à l’empoisonnement, étoit réellement épouvanté de l’action d’Élie Déé ; le crime à commettre l’avoit intimidé, mais le crime commis le livroit à la terreur de l’accusation de complicité ; alors, pour se soustraire aux terribles conséquences qu’elle lui promettoit, et en même temps pour tirer un bénéfice quelconque du plus rapace et du plus rusé de ses coreligionnaires, il résolut de dénoncer au prévôt lui-même l’empoisonneur d’Anice, moyennant l’obole de récompense qu’il ne faisoit pas monter, dans ses calculs, à moins de cent écus au soleil ; ce qui étoit mettre au corps d’Élie Déé un prix plus fort que Judas n’avoit exigé des princes des prêtres ; mais cela arrive toujours ainsi, les reliques d’un saint, tibia, pied ou crâne pour des brimborions en verroterie, quelques sous et deux messes, et la même fraction d’un mécréant se vendra, par une circonstance donnée, au taux d’une demi-prébende de chanoinie.
Le prévôt des maréchaux en la ville d’Agen savoit fort bien que plus d’un écu, arraché de sa poche, par l’importunité de son neveu, avoit servi à solder le droit usuraire prélevé par Zacharie ; la visite du juif lui inspira aussitôt des mauvaises pensées auxquelles la grave confidence, concernant Élie Déé, ne donna que plus d’importance.
— Fils de Satanas, dit le prévôt, en portant à sa moustache un grain de son chapelet, — j’allois envoyer mes soldats dans ton officine damnée pour y éplucher les mauvaises herbes qui doivent s’y trouver, et t’amener coucher ici, sur le petit lit du tourmenteur… Tu viens de toi-même, c’est méritoire. Pour te prouver ma bonne volonté, au lieu de la tenaille et des brodequins que je te destinois, et pour remplacer les cent écus au soleil, que tu me demandes, je vais te soumettre généreusement à l’épreuve de l’eau. Dix pintes dans ton maigre corps suffiront pour en laver les impuretés…
— Seigneur mon Dieu ! s’écria Zacharie en tombant à genoux devant le prévôt, — ai-je fait preuve de mon horreur pour les poisons et maléfices, à cette fin d’être exposé à un pareil supplice !… Qu’ai-je fait à Dieu, et à la loi ?… Prenez pitié d’un pauvre homme qui vouloit que justice fût faite en la personne d’un empoisonneur.
— Moyennant qu’il t’en revînt cent écus au soleil, n’est-il pas vrai ?… Les prières d’un vieillard m’ont toujours attendri ; — ma clémence habituelle ne veut donc pas faire faute à tes cheveux blancs,… quoique cette affaire d’empoisonnement attache un tant soit peu le tison brûlant à l’un des pans de ta robe… Écoute-moi bien, Zacharie : Restitue-moi trois cents écus au soleil, que tu m’as volés…
— Trois cents écus, saint Abraham !… Trois cents écus que je vous ai volés !… s’écria Zacharie en se relevant précipitamment.
— Que tu m’as volés, répéta le prévôt ; — volés à moi, par la main de mon neveu. Est-ce dit ?
— Mais, où trouver cette somme ?
— Dans la cave où tu caches tes mauvaises herbes.
— Et si les herbes ne s’y trouvent ?
— Alors, tu chercheras les trois cents écus.
— Et si mêmement les écus sont introuvables ?
— Alors tu coucheras ici, — et ton lit sera bordé par l’adroit Charveau…
Un frisson agita tout le corps de Zacharie en entendant le nom du tourmenteur. Il alloit tenter, à l’aide de l’argumentation, une stipulation moins onéreuse ; mais le prévôt des maréchaux, homme peu disert, privé du don de faconde, jugea qu’il avoit assez parlé, et, confiant Zacharie au chef des archers de la prévôté, donna à ce dernier les ordres les plus ponctuels.
L’ami d’Élie Déé, ramené à son domicile par une imposante escorte, leva d’abord timidement le marteau de sa porte, mais, personne n’ayant répondu à ce discret appel, un archer redoubla les coups. Même silence au dedans. La porte fut enfoncée.
La mule d’Élie Déé n’étoit plus à l’écurie ; une cassette, qui avoit renfermé des joyaux et des pièces d’or, épargnes de Zacharie, étoit forcée, ouverte et vide… La panetière d’Élie Déé étoit à terre ; — Élie Déé étoit parti.
Le malheureux juif d’Agen s’évanouit à la vue de son désastre ; il ne se réveilla que lorsque la large main de Charveau lui serra la bretelle sur la poitrine pour la fixer à l’anneau du lit de cuir.
XIX.
LE LIT DE MOUSSE.
Il y avoit un mois qu’Anice, vierge, épouse de Nostredame, reposoit sous la pierre de sa tombe. Depuis huit jours, Michel, de retour en la maison du sire de Beauvoisin, pleuroit amèrement la perte de cette aimable femme, et, veuf avant que d’être époux, se livroit à une douleur qui ne pouvoit s’oublier dans les illusions, un instant consolantes, du souvenir.
Un soir, à l’heure où l’horizon est rouge, où la terre retentit de mille petits bruits, où l’hirondelle va chercher son nid, où l’alouette quitte la sommité des airs, et vient s’abattre silencieuse dans le sillon du champ, à l’heure où le passereau, le rouge-gorge arrêtent leur course vagabonde, et s’enfoncent dans les profondeurs du buisson ; à cette heure, sur la route mal frayée qui conduisoit d’Agen à Foulayronnex, un jeune homme chevauchoit lentement monté sur une mule, certainement retenue dans ses allures, car le noble animal, marchant le pied haut, frappoit à chaque pas la terre avec énergie, souffloit des naseaux, et de temps à autre essayoit de régler sa course sur sa force et son ardeur. Le cavalier, qui paroissoit avoir des pensées tristes à suivre, se prêtoit peu aux velléités de sa monture, et la ramassoit sous lui avec une aisance, une adresse dignes d’un écuyer riche de plus d’années, partant de plus d’expérience.
À vingt pas derrière, sur une mule d’un caractère infiniment moins prononcé, suivoit, la tête enfoncée dans les épaules, le corps un peu voûté, les jambes flottantes, la main droite abandonnée, un vieux serviteur, compagnon dévoué du jeune homme, et portant en croupe la valise et le manteau de son maître. Ce dernier fut arraché à sa rêverie par un combat acharné entre deux moineaux francs qui, sans doute rivaux d’amour, brusquement échappés ensemble de dessous le dôme d’un orme, venoient en plein air, et à cinq pas en avant du cavalier, continuer à grands cris leur lutte et leur vengeance.
— Qui sera vainqueur ? dit à haute voix le jeune homme en arrêtant tout-à-fait sa mule, — le moins ayant-droit, continua-t-il en souriant. — Combat de moineaux n’est pas jugement de Dieu… Ah ! l’un fuit dans le buisson, l’autre retourne à son arbre… Feu mon père auroit jeté des miettes de son pain au vaincu… Après avoir jeté aux vents cette dernière idée, le cavalier poussa un profond soupir, c’étoit sa peine qui s’en alloit… Il agita les rênes de sa monture qui se cabra, et, revenu subitement à l’insouciance de son âge, à la gaieté de son humeur, il chercha en sifflant l’air d’une ballade, dont, en 1504, un sire de Nivois fut l’auteur ; une de ces chances littéraires, nées du hasard, la fit traduire en plusieurs langues, et on la retrouve aujourd’hui arrangée en idiome moderne, avec une licence de rhythme et de poésie qui seule suffiroit pour attester l’ancienneté du texte primitif. Cette ballade, entonnée bientôt après quelques préludes sifflés, et entonnée à pleine voix, avec l’abandon de la conviction, se traditionneroit littéralement par ces paroles bien connues :
Je m’appelle Sans-Chagrin, |
Comme le jeune cavalier chantoit la reprise, et joyeusement répétoit en saisissant sa toque de velours noir, qu’il agitoit en l’air :
Je m’appelle Sans-Chagrin, |
— Méchant garçon ! cria une voix bien timbrée, partie du fond d’un bouquet de basses futaies qui bordoit la route ; un corps de femme enveloppé dans un plaid en laine bleue se montra, et rentra aussitôt dans la feuillée.
— Laurette ! s’écria Antoine Minard en mettant précipitamment pied à terre pour courir au-devant de l’apparition qui venoit arrêter ses chants.
— C’est vraiment l’école buissonnière ! dit le vieux serviteur en s’avançant le plus promptement qu’il put, pour saisir la bride de la mule abandonnée.
— Ménaud, dit l’écolier s’arrêtant près d’une haie vive qui défendoit le bouquet d’arbres, — jusqu’au premier clocher, marche en compagnie de tes sages pensées, et priant Dieu qu’il accorde à notre long voyage bons gîtes et bonnes rencontres.
— Pourquoi me laisser chevaucher seul, vers ce premier clocher ? demanda en grondant le vieux Ménaud, qui n’avoit point aperçu le plaid bleu. — Quel caprice de s’arrêter dans ce fourré à l’heure où les loups vont en chasse ! Revenez, messire Antoine, assez de bourgeoisie comme cela ; reprenez, il en est temps, le respect pour vous-même, et, afin d’arriver à bon terme, laissez le serviteur à cheveux gris suivre de l’œil le jeune faon confié à sa vigilance et à ses soins.
— Oui, Ménaud, je te le jure, le reste du chemin ne dévierait du sentier pas plus que monsieur mon père ne dévia de la route de probité, étant trésorier du Bourbonnais.
— En faveur de ce souvenir, trop tardif en votre esprit, mon jeune maître, je laisse faire à ce caprice qui vous arrête à cette place, et je marche en avant ; mais ne ferai pas longue route, je vous en préviens, sans retourner sur mes pas, si tardez à venir.
— Laurette, gentille amie ! dit Minard à demi-voix, lorsqu’il vit son valet s’éloigner. — Ombre bleue d’une charmante fille, — ajouta-t-il en cherchant autour de lui, — montre-toi encore !
Au pied d’un laurier sauvage, Laurette venoit de s’asseoir ; elle pleuroit.
« Vous ici, bonne Laurette, dit l’écolier en se mettant à genoux auprès de la jeune fille.
— Oui, messire, oui, moi ici pour vous voir passer, et jeter aux vents, avec le souvenir d’une jeune fille qui vous aimoit, de folles paroles, mieux placées dans la bouche d’un soudard mécréant que dans celle du neveu de votre oncle.
— Oh ! je riois mon bel ange ; mais sur mes paupières rouloient encore les larmes que m’avoit ce matin, au mont Pompéïan, arrachées ton absence. Je riois, mais depuis un instant seulement, pour faire trêve à une idée funeste qui venoit de prendre place en mon esprit.
— Laquelle, messire Antoine ?
— Je pensois au sachet du vieillard.
— Mon idée, Antoine, vous avez eu mon idée ! Oh ! le méchant garçon ! Elle prenoit la main du jeune homme, en lui adressant cette injurieuse parole.
— Oh ! la méchante femme ! — répliqua Minard en posant ses lèvres sur cette main qui lui étoit abandonnée. — Mille fois méchante, de songer à flétrir par un hideux breuvage si frais et si radieux visage, à finir par mort si affreuse une vie si jeune et si bonne à conserver pour le soldat de la basoche.
— Le soldat, dites-vous ?… ne serez point soldat, n’est-il pas vrai ?
— Mon Dieu si, mon ange, soldat en pourpoint à crevées, en manteau court, en haut-de-chausse bariolé, soldat de monsieur le recteur en la faculté parisienne, soldat pour casser les carreaux, le saint jour de la Quasimodo, pour battre les grands clercs, siffler les mystères et t’adorer toute ma vie.
— Vous ne mentez pas ?
— Tes yeux, fendus en amande, couleur du bleu le plus pur, ombragés des cils les plus noirs, animés des pensées les plus suaves et les plus tendres, ta bouche si mignonne, et si fraîche et si voluptueuse ; toi, ta voix, ton être, corps et intelligence, tout cela, ma Laurette, est-il de nature à séduire le cœur d’un chrétien ?… — S’il en est ainsi, je n’ai pas menti.
— Il faut donc vous croire ?…
— Sans nul doute, — puis, me dire comment, en ce lieu, à cette heure où l’obscurité naissante fait rentrer les gentils agneaux à la bergerie, je rencontre douce et foible femme ?
— Ceci, messire soldat de la basoche, tient à un acte bien sérieux qui doit se passer entre un Antoine Minard et moi.
— Oh ! dis vite ! s’écria l’écolier en s’installant dans la posture la plus naïve que puisse choisir un enfant innocent, même d’intention, en regard d’une bien jeune et bien jolie fille. — Il s’étoit avancé sur ses genoux, s’étoit assis sur ses talons, de manière à faire face à sa Laurette, dont la tête étoit bien proche de la sienne, dont les mains restoient confiantes dans ses mains.
— Parle, petite ; parle vite.
— Au village voisin, à Foulayronnex, habite encore la mère de ma nourrice, vieille et sainte personne, qui connoît de ce pays les plus vieilles légendes. J’ai consulté la mère Povel sur ce qu’il falloit espérer ou craindre… — T’aime-t-il ? m’a-t-elle demandé. — Il le dit… je le crois. — Il part pour la grande ville ? — Après-demain. — Son chemin est de passer par Foulayronnex, demande à ton père de venir avec ta nourrice voir la mère Ursule Povel… Nous l’attendrons ; et lorsque ses yeux s’émerveilleront de rencontrer les tiens, je m’approcherai, et tous deux vous mènerai près d’une vieille ruine qui, au temps où ses pierres, aujourd’hui démantelées, représentoient une chapelle, a entendu bien des sermens d’amour. La chapelle s’est écroulée un vendredi-saint, en quatorze cent et tant, sur la tête d’un parjure, mais au milieu des décombres subsiste toujours la pierre sacrée… On meurt de mort violente, si l’on trahit le serment prononcé sur elle. — La mère Ursule a dit cela ; et moi, qui crois à la foi de cet Antoine Minard, n’ayant point à craindre qu’il meure, j’ai voulu qu’il jurât, sur le marbre béni de la vieille chapelle, d’aimer toujours celle qui mourroit n’étant plus aimée par lui.
— Laurette ! dit l’écolier en embrassant au front la jeune fille.
— J’ai donc couché cette nuit à Foulayronnex, — reprit la fille du marguillier de la cathédrale d’Agen. — Tout le jour, j’ai bien attendu ; et, ce soir, saisie d’une frayeur involontaire, redoutant tout ce qui peut chagriner, j’ai marché, j’ai marché, ne pensant pas à la chute du jour, ne pensant qu’à cet Antoine Minard… Voilà pourquoi je suis à cette place, messire soldat ; et votre courtoisie va sans doute s’employer à me ramener auprès de ma nourrice ; il ne sera pas trop tard pour aller prier dans la chapelle.
— Est-ce donc qu’un serment fait ici, dans ce lieu rendu solennel par sa solitude et ta présence, n’aura pas la même sainteté aux yeux de Dieu et dans nos cœurs ?
— Je ne sais.
— Tu doutes…
— J’ai peur…
— De quoi ? Et l’enfant enlaçoit mollement de l’un de ses bras, la taille délicate de Laurette.
— Que crains-tu ?
— La nuit.
— Avec moi ? Et la voix de Minard vibroit sur une corde à lui-même inconnue.
— Levons-nous, messire. Elle se releva aussi vivement qu’elle l’auroit pu faire si elle eût ressenti la piqûre d’un insecte malfaisant. Minard se leva aussi.
— La lune au ciel ! s’écria Laure.
— Flambeau du voyageur et flambeau de l’amour !
— Silence, Antoine ; quittons cette place. »
Le rayon blanc glissa sous le feuillage, et vint balancer sa clarté sur le visage de la jeune fille. L’écolier la regardoit, il saisit le charme de cette illumination subite.
— Que tu es belle ! s’écria-t-il d’une voix tremblante.
— Écoutez Antoine, dit Laure, en plaçant sa main sur la bouche de son amant.
— Je n’entends rien.
— Si, moi… J’entends une cloche qui retentit dans le lointain.
— Et que dit-elle ?
— Un glas, peut-être.
— Oh ! non, mon ange, — je l’entends aussi en ce moment ; non, ce n’est point un glas ; la sonnerie est à grande volée et continue.
— Alors, c’est le salut… Oui, aujourd’hui fête de Saint-Ambroise, patron de Foulayronnex. C’est le salut.
— Le beau bruit que celui de la cloche, n’est-il pas vrai, Laurette, entendu de bien loin et la nuit ?
— Oh ! sortons d’ici, Antoine. Elle faisoit un pas en avant, mais entraînoit Minard, de manière à le tenir à ses côtés. Il la retint.
— Écoute à ton tour.
— Quoi ?
— Écoute, te dis-je, j’ai reconnu son gazouillement…
En effet, après deux ou trois notes lentes, le brillant prélude du rossignol retentit dans le bosquet.
— Vous vouliez l’entendre la nuit, et près de moi, dit Laurette avec l’abandon de la plus parfaite ingénuité.
— Oh ! fais silence, écoute encore ! dit Minard. Elle écouta, la pauvre enfant ; son bras gauche s’appuyoit sur celui de l’écolier, dont la main, placée de manière à effleurer le corsage de Laure, comptoit tous les battemens de son cœur agité. Le chantre des nuits eut un caprice d’artiste ; il rompit la mesure de sa sonate, changea brusquement la clef, et, avec la perfection d’accent d’une ame fortement émue, gazouilla, gémit, se plaignit, exprima l’attente, la langueur, le désir…
— Je voudrois m’éloigner, dit tout bas la jeune fille.
— Laurette, dit le jeune homme, aussi à voix basse, — jamais, comme en cet instant, je n’avois compris le bonheur d’aimer et de le dire.
— Venez donc. — Et elle l’attiroit encore en avant, mais sa main avoit perdu sa force, ses jambes fléchissoient, tout son corps tressailloit.
— Restons, dit Minard, l’attirant à son tour, mais en arrière… Oh ! restons un peu, la douleur de te perdre se présente à moi avec l’impossibilité de te quitter.
— Bon Antoine !…
— Veux-tu qu’à tes pieds, ici, sous l’influence pleine de charmes de ce lieu, de cette heure, de cet isolement, du chant de cet oiseau si fidèle à ses amours, veux-tu que je te jure de n’aimer que Laurette ?… le veux-tu ? Il s’agenouilloit, disant cela, de ses bras enlaçoit doucement les jambes de la jeune fille, dont la main se reposoit sur ses cheveux… ; le rayon de la lune, par un effet atmosphérique, concentra un instant plus de clarté sur Minard et Laurette ; ils se virent distinctement, ils eurent le temps de lire dans leurs yeux enivrés la langueur qui les pénétroit… Le rayon disparut, l’obscurité fut presque complète.
— Relevez-vous, mon bien-aimé !
— Tu n’as pas accepté mon serment !
— Peux-tu le croire ?
— Viens, que je le dise à toi, à toi seule… Viens, que l’air n’en emporte ni les mots, ni la persuasion… Viens, laisse-moi, pour le prononcer, m’exalter à ton souffle si pur, au suave parfum de tes cheveux…
Elle s’approcha trop et fléchit…
Laurette, baignée de larmes, suspendue au cou de Minard, qui alloit sortir du buisson, lui dit avec une tendresse pleine d’angoisse :
— Oh ! mon bien-aimé, plus que jamais ta Laurette t’appelle au serment de la vieille chapelle, si fatale aux parjures !
— J’y vais de ce pas, mon ange ! répondit le jeune homme en la soulevant dans ses bras.
Une peur subite la saisit — Non, dit-elle d’une voix brève, non, n’y va pas ; je t’aime trop maintenant !… Je mourrai si tu me trahis… Je ne veux pas que, parjure, tu meures à cause de moi… si tu mourois de mort violente !…
— Je chercherois tes bras pour y tomber.
— Dieu t’entende !
I.
LA RÉFORME.
C’est la nuit du 30 mars 1547.
Dans Salon, qui, en ce temps-là, n’avoit d’autre titre à la célébrité que les vestiges des bienfaits testamentaires de Lucius Donnius, prêtre d’Auguste et de Rome, dans Salon (nobile Castrum), disons-nous, il ne se faisoit qu’une seule veillée funèbre pendant la nuit que nous venons d’indiquer : la maison où se tenoit cette veillée étoit de bourgeoise et modeste apparence ; une seule chambre en étoit éclairée par quatre flambeaux, quatre cierges encadrant de leur sinistre lueur un lit à grand dossier, entièrement dégarni, sans matelas, sans draps, sans couverture, mais portant sur son fond sanglé une bière habitée et ouverte. Entre deux des cierges, sur une chaise, on avoit placé un vase d’église en argent ; l’eau dont il étoit rempli étoit bénite sans doute, car deux branches de buis, — rameaux symboliques, — trempoient dans cette eau. La chambre étoit entièrement tendue de noir ; dans l’un de ses points les plus obscurs un homme étoit assis, il dormoit. Deux sommeils près l’un de l’autre : l’un muet, inaltérable ; l’autre accidentel, agité, plein d’existence, et tourmenté par une angoisse nerveuse qui devoit être bien pénible pour l’homme endormi ; il pouvoit avoir un peu plus de quarante ans, il en paroissoit près de soixante, car chaque peine, chaque méditation avoit tracé un sillon sur son front et sur son pâle visage ; une longue barbe noire tomboit sur sa poitrine, sa tête, presque rasée, étoit nue, mais ne s’abandonnoit pas dans sa pause ; la pensée du rêve étoit forte et la soutenoit droite.
Il y eut un instant où cet homme, portant sa main à son front, sans sortir de l’état de sommeil, le pressa avec une force convulsive, puis il murmura des mots sans suite, reprit, l’espace de quelques minutes, une complète immobilité, et en sortit pour se lever de son siége ; sa taille, d’ailleurs moyenne, était certainement grandie en ce moment par l’extraordinaire tension des muscles de son corps ; il marcha, toujours endormi, à pas comptés, gravement, parcourut deux fois la longueur de la chambre, se dirigea vers le lit, se pencha en avant, étendit son bras, plaça sa main où avoit battu le cœur de la personne morte, et presque aussitôt il prononça nettement, lentement, les yeux toujours fermés, ces paroles à peine interrompues par de légers repos.
— Je te l’avois dit, pauvre Ponce Gémel, c’étoit le poison !… Là, sens-tu ? à cette place où tu souffrois, des sérosités nombreuses s’étoient formées… Pauvre femme ! mère de mes enfans !… — Il se recula de quelques pas, se posa comme au repos, les bras croisés, et comme s’il eût regardé la bière. — Le poison !… malice infernale !… toujours elle ! Pour un amour à venger, deux meurtres à expier !… la pierre de la tombe lui sera lourde ! — Cherchant à comprimer l’énergie de sa respiration de plus en plus pressée : — Mais ceci est déjà bien loin ! Je n’ai que faire où s’assied le passé… En avant ! — Il fit un assez long silence, et reprit avec hésitation… — Ils n’y croiroient pas ; cependant cela sera… Grand siècle ! Pauvres hommes ! — Oui, cela sera…
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Ce quatrain, tel que nous venons de le tracer,
il le prononça… — Oui, mourir !… Ah ! dans
le Hurepoix, un château est tout enflambé de
torches, tout drapé de noir… La sonnette du viatique… à genoux ! — Obéissant à sa propre
parole, il s’agenouilla. — À genoux, grands seigneurs, laquais, vassaux ! à genoux tout ce
qui est catholique dans cette royale maison…
Peintres, prenez vos pinceaux ! Musiciens,
prenez vos lyres ! Poètes, chantez !… La salamandre vient de laisser tomber au feu, qui la consume à son tour, sa devise chérie, nutrisco et extinguo…
Prince clément en paix, victorieux
en guerre, amant des vaines gloires et
des femmes… Homme tant soldat, tant rieur,
tant buveur ! roi inquisiteur, qui, pour racheter ta funeste clémence pour l’hérésie,
as brûlé tant d’hérétiques !… Roi, grand roi…
demi-dieu !… tu pâlis… La sonnette du viatique…
— Adieu François Ier !… l’eau lustrale
sur ton corps…
Il s’avança sur ses genoux, et, par un mouvement maladroit qui attestoit que la préoccupation d’esprit, devenue trop forte, absorboit sa lucidité, et alloit mettre un terme à ce sommeil extatique, voulant prendre le rameau de buis, il plongea sa main jusqu’au-dessus du poignet, dans le vase de l’église… Le froid de l’eau le saisit ; il poussa un cri étouffé, ouvrit les yeux,… fut quelques instans avant de se reconnoître, et, voyant de la vue réelle et humaine les cierges, le lit funèbre, il s’écria avec un accent déchirant :
— Ma pauvre femme ! tu dors encore !… Mes enfans ne te verront plus !
Tandis que, dans le petit cimetière de l’église des Cordeliers de Salon, on enterroit, le 31 mars 1547, défunte Ponce Gémel, dame de Nostredame, seconde épouse de Michel de Nostredame, veuf d’Anice, veuf une fois encore, par le fait d’une vengeance qui avoit frappé lentement, — le 31 mars 1547, dans le château royal de Rambouillet, le premier officier de la chambre du roi François Ier ouvroit, devant la foule des courtisans agenouillés, les rideaux de damas bleu et or du lit de son maître, et montroit à ces regards menteurs et curieux le corps d’un homme grandi d’un pouce dans les convulsions de l’agonie, mais grandi dans la mort : — ainsi font les renommées historiques.
Le roi de France s’appelle Henri II.
La promesse indiquée par les prévisions humaines, à l’instant de la mort de Louis XII, est réalisée : l’entendement humain a fait un pas. La pensée religieuse, après avoir éclairé le monde, étoit devenue absorbante, et obstruoit le jour aux idées ; — un bras, sorti de dessous la robe d’un moine augustin, s’allonge de Wittemberg à Rome (1567), et secoue violemment, pour l’éteindre, dans la main du pontife Léon X, le flambeau de religion qui alimente sa clarté aux lampes dorées du Vatican. La catholicité s’émeut, le moine audacieux se montre et parle, le pape l’excommunie ; mais les foudres prostituées ne suffisent plus même pour brûler les quatre-vingt-quinze propositions contre le trésor de l’Église, les indulgences et la puissance du pape, placardées la veille de la Toussaint. Il s’agissoit d’abord d’indulgences arbitrairement, mercenairement vendues pour payer les débauches de Léon X et la coupole de Saint-Pierre de Rome. — Il s’agit maintenant de la constitution organique de l’église et du clergé. L’ignoble Jean Tetzel, religieux de Saint-Dominique, bavarde encore à Francfort-sur-l’Oder, pour gagner son salaire apostolique ; mais la question est trop avancée, elle le déborde. Les petits princes d’Allemagne, courbés par la pauvreté sous le joug de l’empereur, voient la richesse leur advenir par la spoliation des biens ecclésiastiques ; ils embrassent Luther et insultent le pape… Les princes se mettent à voler, le peuple à penser ! l’Allemagne au feu de la contradiction s’éclaire, elle est en marche, et elle se saisit de conviction pour le luthérianisme, le jour où Luther, traînant après soi la foule aux portes de Wittemberg, s’arrête devant un vaste bûcher, y jette audacieusement le décret de Gratien, les décrétales des papes, les clémentines, les extravagantes, la dernière bulle d’excommunication, et crie d’une voix de tonnerre, au pape, qui est à Rome, regardant la flamme hérétique dévorer le pan de sa tiare. Parce que tu as troublé le saint du Seigneur, tu seras brûlé au feu éternel.
Conciles, ligues de rois, feu et fer contre les hommes et contre les livres ; tout reste impuissant contre l’attaque de la réforme, et, tandis que les digues crèvent sous l’effort des flots novateurs, Luther, dans son île de Pathmos, tranquille au haut des tours du château de Vestberg, jette à son Allemagne la manne de ses écrits. Au plus fort du combat religieux, il abandonne son aire, s’abat sur Wittemberg pour y écraser Carlostadt, iconoclaste… Qu’importe le formulaire des mœurs privées à la confiance de son audace ? il enlève Catherine de Bore à son couvent, déchire ensemble la robe de la religieuse et celle du moine, afin de se faire réformiste complet… Il aime, il se marie (1525), il prêche, il excommunie le pape…, lorsque, le 18 février 1546, la mort vient le saisir à Islèbe, il est vainqueur ! l’Allemagne est en marche… Le luthéranisme est en progrès.
La France est constituée par un système politique et religieux moins arbitraire que ne l’étoit celui de l’Allemagne ; catholique avec privilége, en quelque sorte rangée sous la domination d’un roi très-chrétien, elle peut vivre libéralement dans le catholicisme ; mais où fermente une idée, où s’organise un progrès intellectuel, la France arrive ; par un traité, par une guerre, par une armée, par un seul homme, elle entre dans cette idée, elle s’associe à ce progrès.
Jean Calvin, de Noyon, fils d’un batelier et d’une cabaretière ; Cauvin, en 1510 ; Calvinus, en 1532 ; Deparcan, puis Dehappeville, en 1533. — Calvin, plus tard et dans la postérité, a étudié Zuingle et Luther, à Bourges, avec Melchior Wolmar ; il dogmatise, il prêche, il s’insinue, il persuade, il fait des prosélytes, il irrite François Ier, il convertit la reine Marguerite de Navarre, sa sœur. — Il porte la parole nouvelle à Bâle, à Ferrare, à Strasbourg et à Genève, où il s’arrête pour y prendre le surnom de Pape de Genève. Calvin est chef en religion. La France se partage…
Où est l’erreur ? où est la vérité ?
Après Béranger, d’Angers ; après Pierre Valdo, de Lyon ; Wiclef, Jean Hus et Jérôme de Prague, — pourquoi Luther ? pourquoi Calvin ?
Le système providentiel porte le flambeau dans le chaos des faits, et rend facile l’interprétation de la loi suprême qui régit l’univers physique, aussi bien que l’univers intellectuel. Ce système enseigne que l’instinct du progrès est inné et immuable ; que la perfectibilité est le résultat auquel concourent sciemment ou à leur insu, par les moyens les plus contraires, les plus directs ou les plus étranges, les individualités comme les masses, les fractions de peuple comme les générations.
L’action humaine, en toute chose, n’est que l’acte servile de la domesticité du sort ; et lorsque par ignorance, foiblesse, mauvais vouloir, préméditation ou inconséquence, cette action emporte le plus avec elle le caractère de l’inapropos, lorsqu’elle semble le plus marcher à la dérive, la providence, qui ne se trompe jamais, place sur la route même, d’une marche égarée, la réussite de l’idée résolue dans ses décrets souverains.
Sans creuser dans les profondeurs de l’analyse, nous nous bornerons à dire que l’esprit une fois placé, pour voir ce qui se passe, dans les hautes régions où s’assied le système providentiel, voit avec dégoût ces nuées de conjectures et de commentaires qui roulent incessamment dans l’atmosphère humaine, et y produisent les impostures et les orages. L’homme a trop cru qu’il étoit un principe, il n’est qu’un moyen. Considéré comme individualité, c’est la goutte d’eau dans le fleuve ; comme génération d’époque, c’est un flot dans la mer ; comme ensemble de la création, c’est une mer ; c’est un élément nouveau dans le sein duquel le sort creuse en passant son sillage, et que tourmentent les événemens résultant de l’action de ses atomes divers ; élément à flux et reflux, mais inévitablement entraîné par ses courans vers une embouchure où ses flots se perdent à jamais dans une mer incommensurable, l’immortalité des êtres.
Les cultes, inventés et multipliés par la foiblesse humaine ; les cultes, manifestation secondaire de l’indélébile croyance en un Dieu, n’ont, ainsi que toute chose, toute idée, tout principe qu’une durée donnée et relative, dépendante de la rationalité du dogme par lequel ils sont formulés.
La naissance du christianisme fut le plus grand événement des siècles. Présenté comme culte au monde gangrené par les vices de ses fétiches, de ses dieux, de ses rois, de ses empereurs, de ses grands, de ses peuples, il avoit toutes les conditions d’immortalité humaine ; et, résumé tout entier dans l’acte de vie de l’homme infiniment bon qui portoit sa parole, il satisfaisoit à la foiblesse des intelligences de son temps avides d’images, et d’autant plus disposées à accepter des croyances nouvelles, qu’elles seroient personnifiées dans un être visible.
Le christianisme, qui régénéroit le genre humain par sa base, qui proclamoit les premiers droits de l’homme, l’égalité devant Dieu et devant la loi, qui enseignoit le riche par le pauvre, le puissant par le foible, fut le plus imposant appel au peuple qui jamais ait été prononcé : culte du souffreteux et de l’indigent, il attendrit, il anime à tous les vouloirs généreux, et la simplicité de son essence fait sa sublimité et sa force.
Mais on arrive à le formuler par le catholicisme, on l’altère par une combinaison de rites judaïques et païens, on fausse son principe, sa parole et son écriture ; il avoit des apôtres, on lui donne des prêtres ; il portoit la bure, on lui met des chasubles dorées ; et le plus impudent des mensonges, obscurcissant la pensée la plus pure et la plus vraie, à la faveur d’un jeu de mots audacieusement attribué au Christ (quia tu es Petrus, et super hanc petram ædificabo ecclesiam meam) donne à saint Pierre le droit de léguer sa puissance. Puissance de vertus, de candeur et de religion ? non, puissance dorée et mitrée, puissance assise sur un trône, et s’arrogeant insolemment, depuis Boniface III, l’autorité souveraine.
Le christianisme une fois terni et pollué par le catholicisme, et le catholicisme exploité, réglementé, par toutes les natures de vices, demandera-t-on encore pourquoi Nicolas de Lyre, Wicklef, Jean Hus, le sage de Prague, Hieronime ?… pourquoi Luther, Calvin ?… pourquoi tous les réformistes qui naîtront après eux ?
Jusqu’à François Ier et Charles-Quint, l’opposition au catholicisme ne s’étoit manifestée que dans des théories ; sous le règne de ces princes, elle éclata dans des actes.
François Ier et Charles V, rois sans convictions morales ni religieuses, roi des vaines gloires, servirent merveilleusement la réforme par des persécutions outrées, des tolérances maladroites, des hésitations inopportunes, et Henri VIII d’Angleterre, homme politique avant tout, lui donna de la consistance, autant par son ouvrage contre Luther, son fameux bill des six articles (statuts du sang), que par le bûcher de Morus.
Cette consistance eut bientôt acquis l’exigence du progrès ; les novateurs constitués et armés étendirent leurs maximes d’indépendance de la religion à la politique ; et les gouvernemens ne furent pas long-temps à s’apercevoir que les théories de communions songeoient à envahir les théories monarchiques : les passions s’en émurent davantage, la guerre fut instante.
Un esprit tel que celui de Michel de Nostredame devoit trop se préoccuper de la situation des idées pour ne pas les traduire animées et agissantes, dans ses méditations et dans ses rêves. Homme d’action, il auroit dépensé sa force dans le mouvement de la vie publique ou militaire ; homme de réflexion et d’étude, doué d’une faculté d’analyse sérieuse et profonde, refoulé dans l’intimité de sa pensée par des peines domestiques bien cuisantes, il lui fut permis de suivre des hauteurs de l’observatoire de sa raison les spectacles humains représentés sous ses yeux ; et il s’y passionnoit, car il voyoit leurs reflets dans l’avenir.
II.
LA ROBE DE CARMÉLITE.
Au moment où Nostredame ferme la porte du caveau, où, à côté d’Anice Mollard, vient d’être placée sur une seconde table de marbre Ponce Gémel, il en est de la vie à la lassitude, à la morosité ; une conviction poignante lui est acquise : celle que Dieu n’a les yeux ouverts que sur le grand ensemble, et livre aux chances du sort, aux instincts de leur fragile nature les individualités humaines : et la lutte, toujours entre des facultés inégales ; lui, Nostredame, contre une Laure de la Viloutrelle ! lui, deux fois vaincu dans cet horrible combat qui le jetoit entre deux bières !
— Est-ce assez, maintenant ? — dit-il en accrochant la clef du caveau au dessous d’un grand christ en ivoire, ornement de son cabinet d’étude. La mort de ces deux femmes expiera-t-elle à tes yeux mon dédain pour ton funeste amour ?… Pour un autre que pour moi saisirai-je encore cette clef ?… Est-ce assez ?… À quelle décevante combinaison entraîne donc la prudence humaine !… Dieu et la science furent les deux passions de mon cœur ; une troisième voulut s’y fixer, je craignis qu’elle n’y prît trop de place… Dès sa naissance, je l’étouffai ; et, à cause de cela, ma vie est malheureuse ! Dieu et ma science me devaient du moins aide et protection : Dieu et la science ont laissé faire !… Oui, mais ils me restent ! — s’écria-t-il en élevant vers le christ un regard inspiré. — Ils me restent ! et, à chaque peine qui me frappe, à chaque deuil nouveau qui m’enveloppe ame et corps, il semble que leur communication avec moi soit plus intime et plus tendre, que l’un et l’autre je les comprenne mieux ; car eux seuls me comprennent, eux seuls ne fuient pas mon approche !… Ce peuple imbécile, si je lui confie une des pensées intimes qui m’assiégent et lui révèlent sa destinée, — il rit ! Un Scaliger, un François Rabelais, rioient aussi lorsque, trop confiant, je les entraînois avec moi dans l’avenir ! l’homme et la brute ont le même rire, devant le fait plus fort que leur intelligence…
L’amertume de ces dernières paroles témoignoit que l’ignorance et l’envie avoient attaqué de leurs doutes insultans les travaux de Michel de Nostredame. En effet, le sceptique Rabelais s’étoit plu à repousser de son argumentation railleuse les confidences mystérieuses de son confrère ; le vaniteux Scaliger ne leur avoit accordé qu’une oreille distraite, et le savant dont, aux jours de pestilence, Arles et Lyon avoient imploré les secours, entendoit le peuple de Salon accuser de sorcellerie et de mensonge les paroles échappées à sa préoccupation mystique.
À cette époque, deux affections le rappeloient encore aux devoirs sociaux qu’il eût volontiers oubliés, pour se livrer à l’égoïsme de ses travaux solitaires : il aimoit toujours Antoine Minard, ce joyeux écolier de si bonne et candide nature, — de basochien devenu avocat distingué au parlement de Paris, puis avocat général en la chambre des comptes, et enfin, dès 1544, nommé par François Ier président à mortier. — Il adoroit ses enfans, sa fille Clarence et son fils César, tous deux confiés, depuis les derniers jours du mal de langueur de leur mère, à deux vieillards de Saint-Rémy qui avoient vu naître Michel de Nostredame.
Une lettre vint à Salon ; elle étoit écrite de Paris, par Antoine Minard, à son savant ami. Lettre pleine de doléances sur les dangers que couroit la catholicité en ce beau royaume de France, — et terminée par un avertissement qui devoit préparer son lecteur à de nouvelles alarmes.
« … En aucun temps, — lui écrivoit-il, — et à plus forte raison depuis que, par faveur royale, je suis un des organes de justice, ne me suis départi de l’idée de vous venger, mon illustre ami, des maux qui vous ont été infligés par la volonté de Satanas, sous les habits et le visage de cette Laure de la Viloutrelle. La disparition de cette femme, depuis le mois d’août de l’an 1525, aussi bien que celle de l’empoisonneur Élie Déé, m’ont plus d’une fois fait craindre qu’il y eût dans la présence de ces deux funestes intelligences sur cette terre l’effet d’une volonté subhumaine. Sans relâche, et à des intervalles choisis pour tromper la prudence des coupables, j’ai tenu en éveil les magistrats de votre province. Le seul avis qu’ils m’aient adressé, mais uniquement, me disoient-ils, pour condescendre à mon désir, m’annonçoit la venue en la ville de Salon d’une religieuse carmélite, en quête pour un établissement de son ordre ; — et cela, un mois et seize jours avant la mort de votre seconde femme.
» Voici que j’apprends que la même religieuse, après avoir séjourné à Marseille, est arrivée à Saint-Rémy. Comme il n’y a sorte de moyen dont ne se serve la malice du démon, tenez-vous en garde, — et ne puis m’expliquer d’où me vient cette crainte, peut-être coupable ; — n’importe, tenez-vous en garde contre cette religieuse, au cas où vos enfans seroient encore en cette ville de Saint-Rémy ; allez les quérir sans délai, ni retard, plaçant ainsi à l’abri de votre sollicitude les deux seuls êtres capables de vous rappeler que la vie vous réserve encore des plaisirs… »
— Mes enfans ! s’écria Michel, en interrompant sa lecture ; — mes enfans, Clarence, César, où êtes-vous… la religieuse carmélite ! elle est à Saint-Rémy ?… Minard ne se trompe pas, la malice du démon se manifeste sous tous les visages, sous toutes les robes !… Ô ma pauvre Ponce Gémel, tu m’as tant recommandé tes enfans ! — tu m’as tant dit : « Chaque matin, Nostredame, cherchez dans les yeux de Clarence la pensée des songes de sa nuit, et voyez si elle ressemble à vos exemples de la veille. »
Dans la soirée du jour où il reçut la lettre du président Minard, Michel de Nostredame arrêtoit sa mule devant la maison des époux Laurent, gardiens de sa jeune famille. Son fils César accourut à sa rencontre : — Et ta sœur ? demanda vivement Michel, tout en examinant son enfant avec joie et curiosité.
— Ma sœur ? elle n’est point encore rentrée au logis… au coucher du soleil elle va venir.
— Où donc est-elle ?
— Avec la bonne religieuse du Carmel.
— Ah !… quoi ! qu’as-tu dit ? — s’écria le père, saisissant son fils, l’élevant dans ses bras, comme pour recueillir plus vite une réponse, un renseignement.
— Mais, mon père, — reprit le jeune César intimidé par ce geste brusque ; — depuis trois jours, Clarence assiste la sœur quêteuse, et les aumônes n’en sont que plus abondantes, car tout le monde dit que la fille du savant Nostredame doit porter bonheur à la quête.
— Clarence avec la religieuse !… — cria Michel d’une voix de tonnerre. — Laurent ! Laurent ! qu’as-tu fait de ma fille ?
— Votre fille ? votre fille ? maître illustre… mais je l’attends, elle va venir.
— Non, vieillard, non, ma fille ne viendra pas…
— Quel vertige ! Nostredame… pourquoi ces terreurs, ces cris ?… depuis déjà trois jours la vénérable sœur sainte Julia ne l’a-t-elle pas ramenée chaque soir ?… Elle va venir, vous dis-je ?
— Ma fille est perdue ! ma pauvre Clarence ! — Michel jeta sa tête dans ses mains et versa d’abondantes larmes. Son fils ne comprenoit rien à cette violente douleur, mais pleuroit aussi ; le vieux Laurent et sa femme, consternés, n’osoient plus parler. La nuit approchoit. — Eh ! bien Laurent ? — demanda Nostredame d’une voix sombre, en relevant son visage trempé de larmes. — Eh bien ! ma fille ne revient point !… Oh ! je vous en supplie, que l’on cherche ma fille ! — Il joignit les mains, il portoit autour de lui un regard égaré. Le valet de la maison étoit sorti, il rentra dans cet instant.
— N’avez-vous pas vu Clarence ? — lui dit son maître.
— Non, n’est-elle pas ici ?… On l’a rencontrée avec la belle carmélite près du monument romain.
— Elle est belle cette religieuse ? — demanda Michel avec une angoisse de peur et de colère.
— Bien maigre, bien brune, mais encore belle, — répondit naïvement le valet.
— Va, cours, cria Michel, cherche, interroge, dans toutes les rues, dans toutes les maisons, informe-toi d’elle… Laurent, allez aussitôt chez l’officier municipal, chez le bailli… Oh ! le temps presse ! dépêchez-vous ! Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! conserve-moi ma fille !… Ne perdez pas un instant ! le temps me presse, vous dis-je ! la religieuse a sous sa robe un poignard et du poison ! Ma pauvre fille, elle te tuera !…
Nostredame étoit resté avec l’épouse de Laurent, et le jeune César, se livrant au plus violent désespoir. Tout-à-coup il bondit sur lui-même, s’échappe de la maison comme un fou furieux, et, sans pouvoir être suivi, prend sa course vers le mausolée, vestige monumental des Romains. Il y arrive hors d’haleine, baigné d’une sueur froide, crie par trois fois le nom de Clarence. Sentant ses forces l’abandonner, il cherche un point d’appui, saisit sur une pierre une robe en laine blanche, telle qu’en portoient les religieuses du Carmel, — et s’évanouit.
Le vieux Laurent par sa visite au bailli, — son valet par ses recherches, ses questions, eurent bientôt mis la petite ville de Saint-Rémy en émoi. Le chef des archers de la sénéchaussée se transporta dans la communauté d’ursulines où sœur Julia avoit trouvé un gîte depuis son arrivée dans le pays. Sœur Julia, sortie le matin, n’avoit point encore reparu. Des archers furent envoyés çà et là, et une escouade, courant aux flambeaux sur la route, trouva Nostredame étendu sans mouvement, la tête appuyée sur une pierre longue. Dans sa chute, sa tête avoit porté sur la pierre : la pierre et la robe de carmélite abandonnée étoient tachées de son sang. — On le reporta au domicile de Laurent.
La nuit entière, le jour suivant, puis un autre jour, puis bien d’autres jours encore, Clarence ne répondit point à la voix de son père, qui l’appeloit avec des cris et des sanglots. Cette enfant avoit alors quatorze ans ; elle étoit jolie, on voyoit déjà qu’elle devoit être belle ; — mais belle de cette beauté qui paroit prendre confiance en ses charmes, qui a des caprices, de la vanité, qui se passionne au plaisir, l’accepte aux dépens de sa conscience, et dans toute sa vie ne fait qu’une faute : — elle a commencé au premier âge de la raison, pour ne finir qu’à l’heure où s’affaisse la volonté, où commence la caducité.
Ponce Gémel, — ainsi que sans doute se seroit montrée la candide Anice Mollard, — avoit été d’un caractère uniforme, docile, incapable de vouloir ni trop long-temps ni trop haut, inquiète au premier bruit. Tout ce qui étoit uniformité et silence avoit accommodé ses organes disposés pour le repos et l’obéissance. Il arriva de la constitution physique et morale de la seconde épouse de Nostredame que les prédispositions de ses enfans restèrent ce que le hasard, qui préside à la distribution des facultés innées, avoit permis qu’elles fussent. L’éducation, qui fait la seconde nature, qui régularise les caprices du hasard, et remplit les vues de la providence, n’avoit en rien participé à l’œuvre de développement de César et de Clarence. Ponce Gémel auroit redouté les cris, les pleurs d’un enfant impatient et gêné dans ses bizarres volontés ; elle auroit craint que le bruit de sa voix, montant le long de la vis de l’escalier de sa maison, n’allât retentir jusque dans le cabinet où méditoit, où travailloit le silencieux Nostredame. César et Clarence étoient donc, l’un à quinze ans, l’autre à quatorze, dans le libre exercice de leurs facultés natives ; César, taciturne et penseur ; Clarence, vive, distraite, prêtant l’oreille à tous les bruits ayant une harmonie, et perdant, par l’irrésistible entraînement d’une vive curiosité, cette modestie du regard, emblème si séduisant de la candeur de l’ame et de la modestie de l’intelligence. César arrêtoit sur le visage austère de Michel de Nostredame des yeux pleins d’une expression sérieuse et admirative ; devant l’imposante figure du savant, jeune encore, dont le nom avoit une haute taille dans la Provence, Clarence sourioit ou avoit peur, — selon sa préoccupation du moment. Les deux enfans furent envoyés à Saint-Rémy dès que Nostredame eut prévu la mort prochaine de Ponce Gémel.
César pleuroit et restoit dans le silence et l’attente ; — Clarence, oublieuse de la mortalité qui s’arrêtoit sur la maison de son père, se livra aux paroles attrayantes d’une religieuse inconnue. La religieuse étoit belle, elle parloit dignement, venoit de bien loin ; — la jeune fille voulut l’assister dans sa quête par la ville de Saint-Rémy.
— Enfant, dit Michel de Nostredame à son fils César, aussitôt qu’ils furent revenus dans leur maison de Salon, — as-tu peur de la solitude ?
— Non, mon père.
— À l’heure qui n’est pas celle de ton travail, te sens-tu l’impérieux besoin de voir des enfans de ton âge, d’entendre des voix nouvelles ?
— Non, mon père.
— La jeunesse de ta pensée suffira donc à la jeunesse de tes désirs ?
— Je l’espère.
— Ma maison seroit murée, — pour empêcher l’accès d’un monde abominable, — ton cœur ne seroit ni attristé ni effrayé ?
— Non, mon père.
— Enfant, je t’enferme en ma maison, et tu n’en sortiras qu’à l’âge où de cœur et de corps tu pourras lutter contre les méchans. Jusque-là, grandis dans l’isolement et l’oubli complet des autres hommes ; fortifie-toi dans des méditations précoces ; habitue ta raison à vivre d’elle-même… et tiens-toi, mon César, unique trésor réel qui me reste, tiens-toi sous le regard de ton père… assez tôt tu descendras dans les infâmes arènes de la vie… assez tôt tu auras à mesurer du regard les hideux lutteurs qu’il te faudra combattre. L’horizon de notre époque est rouge et noir, vois-tu ; il s’épaissit, et accumule dans ses profondeurs bien des guerres, bien des orages… bien des mortalités, bien des mensonges !… Profite de mes leçons ; plus tard, je te ferai monter dans des sphères au milieu desquelles mon esprit ne s’élève que pour dominer le genre humain ; et un moment viendra où tu m’entendras lui jeter par pitié les avertissemens que la voix de l’avenir me confie.
La mysticité, le vague de ces paroles, étoient l’expression naturelle et précise d’un esprit sans cesse en avant dans la vie commune, précipité dans un espace qui n’étoit point encore éclairé ; agité, à propos de toutes les questions contemporaines, par tous les résultats à naître, et dirigé par une lucidité magnétique ; véritable état de somnambulisme éveillé.
Le jeune César possédoit dans sa constitution nerveuse tout ce qui pouvoit le mettre en rapport avec des facultés si exceptionnelles ; aussi la solitude prescrite à sa jeunesse, la méchanceté des hommes promise à son avenir, les sombres prédictions, les espérances d’initiation aux mystères astrologiques, — accepta-t-il tout cela avec recueillement et résignation.
Michel de Nostredame le comprit en l’observant avec attention ; il l’embrassa, et choisit ce moment pour lui dire :
— Mon fils, n’essaie plus de laver le sang dont est souillée la robe blanche de la religieuse carmélite. Entre ce sang et cette robe il y a une affinité intime, entends-tu bien ? leur contact est symbolique, et je t’expliquerai ce symbole le jour où la robe deviendra un suaire.
III.
À VENISE.
Par un temps de brume, peu ordinaire sous le ciel vénitien, le 25 mars 1548, une gondole glissoit, heure de midi environ, dans le grand canal de Venise. Le pavillon de la gondole étoit fermé sur toutes ses portières, un seul gondolier tenoit l’aviron ; il étoit presque vieillard, ses rides, ses cheveux gris l’attestoient, mais la vigueur musculaire de ses bras révéloit une force jeune ; il portoit le pantalon bariolé des matelots, une chemisette d’une grosse toile teinte en couleur brune, rattachée au col par une large agrafe à effigie d’un saint auréolé ; une ceinture de laine rouge étoit jetée en sautoir sur ses épaules, et renouée sur son côté gauche. Ce qu’il y avoit de plus distinctif dans son accoutrement, c’est une chaîne en argent suspendue à son cou ; elle alloit se perdre sur sa poitrine dans une ouverture pratiquée à la chemisette.
À la distance à peu près où, dans les régates, le pieu, but de la joute, est enfoncé dans l’eau, la gondole que nous venons de signaler fut presque abordée par une chaloupe à deux rameurs, qui couroit le cap sur le palais.
— N’y voyez-vous pas clair, oiseaux du brouillard ? cria le gondolier.
— Ce n’est rien, maître, il y a erreur ; nous avions d’abord cru rencontrer Venerini, le gondolier de la marquise de Bianqui. L’explication fut donnée par le patron de la chaloupe, qui fit nager à bas-bord pour laisser le côté d’honneur à la gondole.
Ce peu de mots, jetés dans le silence du canal, donnèrent lieu à un personnage habitant le pavillon d’en relever les portières. Il étoit enveloppé dans un grand manteau brun ; la toge vénitienne, en velours noir, coiffoit sa tête. Ses traits avoient l’expression de l’âge mur.
— Qu’est-ce, Pietro ? — demanda le gentilhomme, — que vouloient ces gens qui s’éloignent ?
— Couler bas sous les ongles du lion de Saint-Marc, excellence.
— Où sommes-nous ?
— À la hauteur de la passe Bonavelli.
— Que tu noyas de si habile manière !… C’est un vieux serviteur, ce Pietro ! — ajouta-t-il en souriant les dents serrées.
— L’excellence a dit la vérité, répondit le gondolier, en se balançant sur ses avirons.
— Depuis quand, Pietro, es-tu au service de l’Adriatique ?
— Depuis cinquante ans, excellence ; j’en ai soixante-deux.
— Soixante-deux ans de bonheur !
— Votre excellence vouloit dire de servitude.
— Au contraire, de liberté… Pietro, pauvre diable, a pu remplir ses devoirs sans chagriner sa conscience…
— Cependant j’ai eu l’honneur d’être le gondolier privé du doge André Gritti (1523) ; j’ai l’honneur d’être le gondolier privé du conseil des Dix, et de servir votre excellence.
— Pietro, tiens le canal par le travers, caresse le flot, et causons… Nous ne sommes plus en vue, n’est-ce pas ?
— Non, excellence, la brume s’est épaissie.
— Pietro, il s’agit d’une passe Bonavelli, ou de toute autre passe.
— J’obéirai.
— Pietro, il y a en ce moment, à Venise, un homme que Jean Bertrandi, cardinal, qui vient de s’appeler garde-des-sceaux de France, recommande spécialement à la sagesse du conseil des Dix. Cet homme ne vaut pas la peine d’être jugé, — d’ailleurs, l’indiscrétion de sa défense auroit des inconvéniens.
— Je comprends, excellence.
— Ainsi, de l’habileté, de la promptitude.
— C’est un homme mort… Son nom, excellence, et son gîte.
— Il habite dans le Rialto… Il est vieux…
— Tant mieux, on ne vous inflige au purgatoire que le nombre des jours enlevés à la victime.
— Il est juif.
— Ah !… alors l’absolution me revient de droit, sans le purgatoire… et il s’appelle ?
— Élie Déé.
— Élie Déé ! s’écria Pietro, en abandonnant ses avirons sur les anneaux de la gondole.
— Le connoîtrois-tu ?
— Mais, excellence…
— Le connoîtrois-tu ? répéta impérieusement le noble vénitien.
— J’ai dit à votre excellence que c’étoit un homme mort, répondit le gondolier avec un calme stoïque.
— Cette nuit même ?
— Cette nuit.
— Et sans bruit…, sans cris.
— Sans bruit.
— Il est porteur d’une recette…, d’un papier écrit en lettres rouges… À minuit tu te trouveras devant Saint-Marc, et tu me remettras ce papier. Maintenant, vire de bord…, courons au palais ducal. Après ces paroles, le membre du mystérieux tribunal recula sous le pavillon, et en ferma les portières.
Le gondolier Pietro reprit ses rames, nagea vers la ville ; — son visage exprimoit une angoisse douloureuse : aussi les premiers mouvemens de sa manœuvre furent-ils exécutés avec mollesse et distraction. Cet état d’abattement dura peu, toutefois, car après quelques instans, comme si une idée pleine de bonnes promesses eût illuminé son cerveau, il releva sa tête large et grisonnante ; il se redressa sur son banc, serra ses doigts sur ses nageoires, roidit ses bras nerveux ; la gondole traça, sur les eaux du canal, un sillage aigu et profond, elle aborda le grand quai avec la rapidité du vol d’un oiseau, et le rangea de manière à tressaillir sur le flot, car Pietro, avec cette adresse qui le rendoit si célèbre dans le port de Molamocco, harponna intrépidement la dalle avec son épieu, au plus fort de sa course, et s’arrêta court au point de débarquement.
Une heure après, descendu dans le Rialto, il entroit dans la maison du potier d’étain, Buvarini, à l’enseigne de Saint-Théodore.
— Au gondolier privé, salut ! dit gaiement l’artisan, robuste et gros homme ayant passé la quarantaine.
— Au savant Buvarini, bonjour.
— Quoi de nouveau dans la loge du lion ?
— Des bavards qui questionnent… et vous savez ce qu’en fait le lion de Saint-Marc ?
— Alors parlons d’autre chose, sage Pietro… Oui, parlons d’autre chose, — ajouta-t-il en se penchant mystérieusement à l’oreille de son interlocuteur, — demain, 25 mars,… l’homme aux quatre-vingt-six ans, demandé par la prophétie, est là-haut ; la prophétie va s’accomplir !
— Vous avez donc conservé votre croyance ?
— Vous avez donc perdu la vôtre, gondolier ?
— Ah ! la mienne est furieusement ébranlée, Buvarini.
— Ruse de renard, Pietro ; … Vous voyez les grands de trop près…
— Et trop bas…
— Hein ?…
— Silence ! je n’ai rien dit… Le juif est là-haut ?
— Oui, en extase : j’ai voulu causer avec lui, il n’entend ni ne voit. J’ai craint un instant que la mort n’eût passé sous sa robe, et n’eût soufflé le flambeau, mais ces mots lui sont échappés : « Demain, 25 mars, je mourrai riche ! » La prophétie l’absorbe, il vit et attend le moment.
— Il y arrivera, Buvarini.
— Je l’espère bien, Pietro… et nous aussi, nous y arriverons.
— Pas par les mêmes voies, maître potier, — espérons-le du moins… Mais êtes-vous bien convaincu ? la prophétie n’est-elle pas embrouillée ?
— La prophétie est distincte et se réalisera. Mon oncle, chanoine de Saint-George-Majeur, étoit le plus savant de son abbaye ; il lisoit sur les vieilles pierres comme un contarini liroit Pétrarque sur un parchemin neuf, et n’ayant à me laisser en héritage que le souvenir de ses vertus ; il me dit ces mots que je vous ai répétés tant de fois :
— Buvarini, tu es noble et pauvre ; fais-toi artisan, si les richesses du monde ont du prix à tes yeux. Travaille, amasse une petite somme, achète une petite maison verte dans le Rialto, qui porte le nom de Saint-Théodore. Sous la cour de cette maison il existe un petit caveau, une large et vieille pierre, chargée de lettres, en ferme une issue. Ces lettres veulent dire : Qui aura quatre-vingt-six ans accomplis, et viendra abattre cette pierre un 25 mars, jour de la naissance du monde et de la fondation de Venise, trouvera derrière le corps entier de saint Théodore, — déposé là après que celui de saint Marc, apporté d’Alexandrie, fut devenu le patron du Rialto. — Et avec cette sainte relique, perles, or, rubis et argent, en quantité plus grande que n’en contiendroit la nef de Saint-Marc. Qui abattra la pierre, ayant moins de quatre-vingt-six ans, âge de saint Théodore lorsqu’il mourut, et jour autre que le 25 mars, mourra aussitôt ; ainsi soit-il. Est-ce clair, Pietro ?
— À ce point, qu’un frisson étrange me glace le corps chaque fois que vous me redites ces redoutables paroles.
— Et vous savez, gondolier, avec quelle foi recueillant la confidence de mon oncle, je me promis de vivre jusqu’à quatre-vingt-six ans, pour hériter de saint Théodore. Vous étiez propriétaire de la sainte maison, vous ne vouliez pas la vendre… Je vous promis longue vie, comme à moi-même, et vous révélai mon secret avec promesse expresse du partage ; la maison est restée sous notre garde… Nous n’avons pas quatre-vingt-six ans, de longs jours nous sont réservés encore,… et voilà que saint Théodore amène ici un caduque vieillard, pour accomplir l’écriture, jour prescrit !… De la confiance, Pietro… Quelques heures encore, et les richesses de ce monde nouveau conquis par Pizarre ne vaudront pas les nôtres !…
— Une circonstance imprévue peut faire mentir notre espérance.
— Laquelle, Pietro ? que veux-tu dire ?
— Ah ! c’est que… la mort peut visiter le vieillard.
— Non pas avant demain, Pietro.
— Eh bien ! si, Buvarini ; avant demain, cette nuit même.
— Es-tu prophète, par hasard ?
— Non, mais je suis le gondolier privé du conseil des Dix.
— Qu’a de commun mon vieux locataire avec le conseil ?
— Tu sais bien, potier d’étain maudit, qu’en ma qualité de conducteur de la ménagerie de Venise, la parole m’est interdite… Les dix bêtes féroces que je promène tour à tour dans le canal n’ont-elles pas chacune déposé dans mes oreilles une confidence à brûler ma chair et damner mon ame ?… Aujourd’hui, le tigre le plus furieux de la bande ne m’a-t-il pas demandé un nouveau service ? — La voix de Pietro montoit par degrés, son visage s’animoit, sa physionomie, ordinairement voilée par une expression taciturne, révéloit le besoin d’une colère à haute et forte voix ; l’artisan l’observoit avec un calme étrange. — Oh ! la bonne tentation qui m’est venue saisir l’esprit !… mais le cœur m’a manqué. Vingt fois j’ai soutenu, d’un regard effronté, le regard farouche du doge André Gritti ; vingt fois de ma parole brève et insolente, j’ai redressé sa parole exigeante et rouge de menaces… Cet Almida Folcarini… je l’ai nommé, je crois, oui, je l’ai nommé ; j’ai péché… Mais nous sommes seuls, Buvarini ; mon invisible surveillant ne s’est sans doute pas arrêté sous ton toit… Ma langue se satisfasse une fois ! Cet Almida Folcarini, sa présence me trouble, il a les yeux du basilic, et la respiration du tigre… Comprends-tu maintenant, Buvarini, qu’Élie Déé doit être mort à minuit ?
— À minuit, Pietro ?… à minuit, le 25 de mars commence ; au premier des douze coups de l’horloge de Saint-Marc, le juif entre dans la galerie avec la pioche et la lanterne… L’avidité rajeunira ses forces et précipitera ses mouvemens ; — au onzième coup la pierre tombe, le trésor est en vue ; au douzième, Élie Déé est tué…, et, lorsque dans Venise, des horloges sonneront encore minuit, tu auras déjà du sang aux mains pour témoigner de ton obéissance.
— Mais, saint Théodore ?
— Comment ?…
— Saint Théodore, te dis-je, qui sera là, sous mes yeux, près de ce vieillard… S’il alloit…
— Tomber en poussière, Pietro ?… Que t’importe !
— Au lever du jour nous quittons Venise.
— Non, gondolier, non ; — nous entendrons d’abord cinq messes pour le repos de saint Théodore.
IV.
CES MOINES DU XIIE SIÈCLE !…
Après le vol des épargnes de Zacharie, Élie Déé avoit osé aller à Arles ; — Laure de la Viloutrelle en étoit partie. De là, il avoit dirigé sa fuite vers Marseille, avoit poussé jusqu’à Nice, où il s’étoit embarqué pour l’Espagne. Pendant vingt-deux ans sa vie nomade, résistant à tous les chocs, à tous les orages, à toutes les plaies, à toutes les fatigues, se soutint par deux idées, la recherche de la nièce du greffier au baillage d’Arles, — qui lui ravissoit les titres des deux successions promis pour solde de ses crimes officieux ; — la recherche de cet introuvable trésor, dont la promesse étoit écrite au front de sa visible étoile.
Élie Déé avoit, avant le temps, porté l’empreinte de la vieillesse ; vingt-deux ans de plus s’étoient accumulés sur son corps ; vingt-deux ans qui complétoient sa quatre-vingt-sixième année ! Son corps étoit bien incliné, bien maigre, — sa barbe bien blanche, — ses jambes bien frêles, ses mains bien tremblantes, privées de toute substance, et laissant voir la difformité de leur charpente osseuse ; mais cet inconcevable vieillard, prédestiné pour l’opulence et toujours pauvre, pendu, jeté sur un bûcher, attaqué par la peste et toujours vainqueur de la mort, jusqu’à l’accomplissement de son idée fixe, avoit conservé dans ses yeux le sentiment de sa funeste énergie ; sa voix même, chevrotante et cassée, vibroit encore sur des cordes pleines et fortes, lorsqu’elle étoit inspirée par la passion dominante du juif.
Depuis cinq semaines seulement il étoit à Venise, où Laure de la Viloutrelle résidoit depuis cinq ans, mais où, depuis cinq semaines aussi, elle étoit de retour, après une absence, amenant avec elle Clarence de Nostredame.
La jeune fille avoit été confiée à une Rosalina Mavredi, veuve, après avoir été dotée par un des neuf procurateurs par mérites de Saint-Marc. Rosalina Mavredi, arrivée sur le retour de l’âge, conservoit les prétentions d’une vie amoureuse et déréglée. Les plaisirs du monde et les événemens scandaleux exerçoient un droit de souvenir sur ses pensées aventureuses. Cette femme auroit entièrement perdu la nature de crédit, apanage des belles courtisanes, si, à des titres nouveaux, elle ne se fût créé des amis parmi les jeunes nobles dont elle avoit favorisé les pères. Riche, elle avoit un salon où les enfans des douze maisons électorales de Venise venoient apprendre le parlage et les façons d’être des raffinés qui naissoient en France. Dévote, elle avoit un oratoire où venoient tour à tour s’oublier discrètement, dans des pensées mondaines et impures, le primicerius de l’église ducale, les évêques de Trévise, Feltre, Vicence et autres lieux ; les abbés titrés, les supérieurs des principaux ordres religieux, sans en excepter celui des camaldules, confondu depuis 1532 avec la congrégation des ermites de saint Romuald.
Laure de la Viloutrelle, élevée par sa mère dans une condition médiocre, appartenoit à une famille noble par les femmes, et qui avoit des ramifications étendues sur l’Espagne et l’Italie. Dans les papiers de son oncle d’Arles, elle trouva la preuve qu’un Almida Folcarini, cinquième frère de sa mère, et dès long-temps oublié de sa famille, devoit habiter à Venise ; elle y vint, après un séjour de plusieurs années, dans un couvent de carmélites, à Tolède, sous la robe de novice.
Almida Folcarini avoit navigué au service de Saint-Marc ; il fut introduit dans le corps de la noblesse vénitienne, par l’adoption d’un Folcarini, ancien membre du conseil des priés (sénat), du conseil des Dix, puis, grand inquisiteur d’état. Ce patricien fit la fortune du jeune Almida, qui l’avoit servi dans une affaire d’estocade avec un courage allant jusqu’à la férocité ; et différentes missions auprès des provéditeurs des provinces de terre ferme ayant signalé l’Espagnol à la sollicitude du doge, il seconda les vues bienveillantes de l’adoptif, en faisant monter l’adopté au siége noir.
Almida accueillit sa nièce, la retint dans son palais. La poésie sombre empreinte dans son maintien, son visage, ses paroles, et inspirée par la colère furieuse de son amour insulté, plut à l’Espagno-Vénitien ; organisé dans le système moral des Almida, il reconnut avec joie son sang et ses instincts.
C’est le 24 mars que le doge reçut l’invitation, par le garde-des-sceaux de France, de livrer à la justice française Laure de la Viloutrelle et Élie Déé, devant être poursuivis pour rapt et empoisonnement, à la requête d’Antoine Minard, président à mortier au parlement de Paris. Le duc-roi fit parvenir aussitôt la requête à celui des Dix, faisant les fonctions d’accusateur public dans le conseil : c’étoit Almida Folcarini.
Une heure avant qu’il ne montât la gondole de Pietro, Élie Déé, à la fenêtre de la maison du potier d’étain, Buvarini, Laure de la Viloutrelle, passant dans une gondole, à visage découvert, se regardoient, se reconnoissoient. Il y eut bien des promesses de faites par les regards que ces deux complices jetèrent l’un sur l’autre ; mais du reste leur reconnoissance ne donna lieu à aucun incident apparent. Le vieillard bégaya ce mot : « La voilà ! » Laure fronça ses noirs sourcils, pas un mot sur ses lèvres, plus rien sur son visage.
Dans la soirée de ce jour, Pietro, flottant entre mille craintes ; arrivé, par l’approche de l’instant décisif, à la conviction de la réalité de l’inscription révélée par le chanoine de Saint-George-Majeur, monta chez Élie Déé. Le juif sourit en le voyant.
— Tout arrive à propos aujourd’hui, gondolier ; je cherchois une femme, je l’ai vue ; je vous attendois, vous voici.
— Que me voulez-vous, saint Élie Déé ?
— Vous prier d’une chose faisable et à faire.
— Laquelle.
— Oh ! mais, gondolier, pas de vains scrupules, pas de vaines peurs…
— Mauvais préambule, flambeau d’Israël.
— … Flatterie d’un serviteur des grands, c’est-à-dire maladroite ; si Israël n’avoit que moi pour flambeau, il se trouveroit dans les ténèbres de Ninive, et cependant, Pietro, j’accepte une partie de ce compliment ; la certitude de voir s’expliquer enfin le problème de ma destinée, de voir se réaliser la devise dorée de mon étoile rajeunit mes perceptions, et jette dans le foyer de mon intelligence des parcelles de cet encens qui, devant le tabernacle, lance de soudaines et vives illuminations. Oui, aujourd’hui, à cette heure, je suffirois à conduire les tribus dans les vastes routes du Sennaar ! — Il disoit vrai, il avoit en ce moment, dans le jeu de son esprit, dans les ressorts de son corps si vieux, une incroyable animation.
— Parlons affaire, — reprit-il nettement, en arrêtant un regard ferme sur le gondolier, qui pâlissoit et trembloit, sans s’en expliquer la cause.
— Tu connois tout Venise, Pietro ?
— Mais, Venise a soixante-douze îles et bien des lagunes.
— Qu’importe le nombre, tu les connois, et mêmement les gondoles, et mêmement les gondoliers, les passagers.
— Oh ! ma science…
— Est celle d’un familier de l’inquisition, d’un agent secret du conseil des Dix… Tu sais tout ce qu’il faut que tu saches pour m’être utile.
— Parlez donc, répondit Pietro avec soumission.
Élie Déé, qui étoit assis, prit la main de son interlocuteur, l’attira par un geste brusque, le contint près de son siége ; et, avec une voix saccadée, timbrée sur mille tons différens : — Gondolier, il existe un charme qui est funeste à ma destinée, et doit, demain, faire mentir la générosité de saint Théodore : ce charme, il faut le rompre ; toi seul peux y parvenir.
— J’écoute.
— Une femme non voilée a passé ce matin sous la fenêtre de cette maison. Cette femme est le signe maudit que ma dévotion veut effacer ; promets-moi de seconder ma dévotion.
— Le nom de cette femme ?
— C’est une Française d’origine espagnole,… elle vient d’Arles… Laure de la Viloutrelle est son nom.
Pietro mordit violemment sa lèvre inférieure.
— Apprends ceci, gondolier : si cette femme existe un jour encore, moi, je meurs ! Et tu sais si ma mort prématurée seroit fatale à ta fortune !
— Mais que faire ? demanda Pietro avec bonhomie.
— Tiens, homme habile et expéditif en tant de choses, prends ce papier. Lis avec attention les lettres rouges qui y sont écrites ; apprends-les bien de mémoire, et cours aussitôt chez les droguistes de Venise, demande à chacun une seule des substances énoncées dans cette recette. Je préparerai le tout, et tu en feras l’usage que je t’indiquerai.
— La moitié de ma besogne est faite, pensa le gondolier privé ; je possède déjà le papier aux lettres rouges. — Savez-vous, vieillard, demande-t-il au juif, à quels liens tient cette dame Laure de la Viloutrelle ?
— À ceux de l’enfer ! s’écria Élie.
— Mais, s’il existe un traité entre elle et Satan.
— Apporte-moi ce que contient ce papier ; je la ferai brusquement arriver au terme du marché.
— Et à minuit, 25 mars, vous descendez au caveau ?
— Oui, j’y descendrai, gondolier… J’y descendrai !… plus heureux que Nabuchodonosor, je contemplerai sans péril ces immenses richesses devenues ma propriété et la tienne. La nuit dernière, Pietro, je me suis arrêté plusieurs heures dans la galerie ; de cette baguette de fer, élève assez docile, j’ai frappé légèrement la pierre. Il s’est fait un retentissement métallique, ce n’étoit point un vain bruit, mais un son argentin et pénétrant ! J’ai frappé de nouveau, et jusqu’au jour j’ai charmé mon oreille avec cette délicieuse harmonie !
— À minuit donc, saint Élie Déé.
— À minuit. Mais je veux posséder avant les substances de ma recette.
— Vous les aurez.
— Je veux ta parole que l’usage en sera fait par toi, selon mes désirs.
— Je vous la donne.
Dans la soirée, Pietro remettoit à Élie Déé plusieurs petits paquets recueillis chez les droguistes de la ville. Le vieillard resta jusqu’à près de minuit à opérer la mixtion des poudres. Buvarini et le gondolier vinrent l’arracher à ses travaux chimiques.
— Il est l’heure, dit le potier d’étain.
— Encore quelques minutes, ajouta Pietro, et nous serons au grand anniversaire de la naissance du monde !
— Et tous trois, plus riches que Job avant son malheur, nous vivrons sur cette terre, de la vie du paradis ! s’écria Élie Déé, oublieux de sa vieillesse.
La petite galerie souterraine avoit son issue fermée par une grille cintrée donnant sur un petit caveau voisin de l’escalier de la maison. La porte du caveau, la grille de la galerie étoient ouvertes, une lanterne allumée et une pioche étoient déposées à terre.
Ces trois hommes s’arrêtèrent au pied de l’escalier, et se regardèrent tous trois. La lueur de la lampe portée par Buvarini jetoit sur ces trois visages, rendus bien étranges par leurs passions du moment, une clarté fantastique. Élie Déé eut un mouvement d’hésitation.
— Je n’entre dans cette galerie qu’autant que vous m’aurez juré de nouveau, gondolier, de faire boire à la dame Laure de la Viloutrelle le breuvage préparé là haut.
— Elle le boira, je vous le jure.
— Et ces richesses, vous n’oserez, enfans, en contester le partage à ma vieillesse !
— L’héritage fuirait de nos mains !
— Au premier coup de l’horloge, le premier coup de pioche, Élie Déé ! dit Buvarini, sur le ton d’une fervente recommandation.
Élie Déé ne répondit rien, se baissa, ramassa la lanterne et la pioche, et jeta un dernier regard sur le gondolier et le potier d’étain : au moment où il se retourna pour s’avancer dans la galerie, ces deux hommes, agités par tant de passions contraires, cédèrent à une peur superstitieuse, s’inclinèrent devant le vieillard qu’ils dévoient poignarder dans peu de minutes, en face de saint Théodore, et baisèrent sa robe.
— Ne levez la pioche qu’au signal de minuit ! répétèrent-ils en se retirant.
Le juif atteint, pendant soixante ans de sa vie, de la monomanie des trésors enfouis, étoit arrivé, selon sa conviction, au moment le plus solennel que puisse désirer l’astrologue ou le fou lisant dans les cieux. La promesse révélée par la voix mystérieuse de l’astrologie, et qui avoit dit : Tu mourras riche, alloit se réaliser ; il vivoit, il comptoit sur un jour de plus, et avant l’heure où paroîtroit la clarté de ce jour, il seroit riche ; ainsi l’avoit dit la lettre de son étoile. Une inquiétude auroit dû le saisir, — celle que la pierre cimentée dans les membrures de la voûte résistât aux coups de ses bras déjà fatigués par le poids de quatre-vingt-six ans. Mais le doute à cet égard ne lui vint même pas.
— Porte du ciel ! s’écria-t-il, en regardant la pierre, dont la vétusté de plusieurs siècles insultoit par sa force à sa caducité de quelques années. — Porte du ciel, abaisse-toi ! Saint Théodore, montre-toi, couvert encore des oripeaux et des perles dont la dévotion chargea tes os ; — montre-toi ! et je me fais catholique ! et je t’élève un mausolée dont le parvis sera de marbre ; la croix, de l’or le plus pur ! — Il s’agenouilla, faisant face à la pierre. — Je m’éveille ! ma vie entière ne fut qu’un long et douloureux sommeil ; je m’éveille ! ma destinée réelle va commencer !
— À saint Théodore, salut !… Le 25 mars est commencé !… Il est minuit ! Ces paroles retentirent dans la galerie, Buvarini les prononçoit d’une voix haletante.
— Il est minuit ! cria à son tour le gondolier.
Élie Déé se releva avec l’agilité d’une volonté jeune, et porta, sur un coin de la pierre, un premier coup de pioche avec l’adresse d’une mâle vigueur. Le savant vieillard frappoit sans précipitation, afin de ne perdre ni force, ni haleine. Si sa préoccupation n’avoit pas été absorbante, il eût entendu dans les intervalles de ses coups une voix qui, partie de loin, crioit les heures ; et une autre voix, à trente pas environ, sans doute à l’entrée de la galerie souterraine, qui répétoit d’une voix sourde le chiffre de l’heure.
Pendant que l’horloge sonnoit douze fois, le juif n’avoit pas frappé plus de douze coups.
— Le dernier des douze coups de minuit à Saint-Marc ! cria Buvarini d’une voix éclatante.
— Minuit sonné vieillard ! cria Pietro, dépassant la grille.
— Vade retro, Satanas ! cria le juif d’une voix glapissante. — Au large, Pietro !… N’approche pas, gondolier !… Garde que le regard de saint Théodore ne t’aperçoive !… Laisse faire au vieillard ! laisse faire !… La pierre chancelle, elle va tomber !…
Pietro s’étoit encore avancé. Élie Déé suspendit son attaque contre la porte du trésor, déposa la pioche, prit la lanterne, fit un pas comme s’il alloit se retirer, et s’arrêta aussitôt qu’il eut fait jouer la lueur de sa lumière sur le visage du gondolier.
— Le moment est décisif ! — lui dit-il avec autorité. — Veux-tu insulter aux morts et à la fortune qui t’ouvre ses bras ?… Ta présence ici est une participation à un acte que t’inderdit la lettre expresse de ce testament… Encore un mouvement de ma main, et la pierre tombe !… — Entends-tu bien cela, impur gondolier… Une seconde encore, et tu meurs pauvre et damné, ou tu vis plus riche que n’est Venise !… Écoute, écoute bien ! Entends-tu ce bruit derrière cette pierre ? saint Théodore s’agite… ses ossemens frappent la dalle…
Pietro fit un bond en arrière ; la barbe d’Élie Déé se roidit, ses yeux s’ouvrirent plus grands, plus étincelans que de coutume ; car le juif ne mentoit pas ; la pierre, presque déchaussée, laissoit de grands jours, et un bruit étrange se faisoit entendre derrière.
— Eh bien ! demanda Buvarini, arrivé jusqu’au gondolier en se traînant, tant l’attente avoit écrasé ses forces.
— Silence ! Buvarini, dit Pietro, se reculant encore, et plaçant sa main de fer sur le bras du potier d’étain. — Silence ! il faut laisser faire au vieillard… Tout est vrai dans la parole de ton oncle !… Là bas, vois-tu, derrière ce point blanc, il y a de quoi payer dix poignards pour tuer les Dix !… Éloignons-nous !… À l’œuvre, sage Élie ! à l’œuvre !
— Et vous respecterez le saint ! — dit Élie s’avançant alors jusqu’à la grille.
— Oui, Élie, répondirent ensemble Pietro et Buvarini.
— Bien, répliqua le vieillard d’une voix ferme. Il retourna vers le granit testamentaire, ressaisit sa pioche, ne donna qu’un coup, la pierre chancela. Élie jeta sa pioche, accrocha ses mains aux angles supérieurs de la pierre, tira de manière à briser le dernier ressort de sa frêle existence ; la pierre fit un jeu de bascule ; au lieu de s’abattre en avant, s’abattit en arrière, entraînant le corps du juif qui disparut aussitôt avec un grand bruit.
L’angoisse de Buvarini et de Pietro étoit trop poignante pour qu’ils fussent restés éloignés du spectacle merveilleux de la découverte du trésor. — Ils virent Élie abandonner son instrument, s’accrocher à la pierre, se pencher sur elle, glisser et disparaître. La clarté douteuse de la lanterne contribuoit à éblouir leur vue fatiguée : ils crurent à un vertige, s’élancèrent en avant,… regardèrent… Un cri affreux leur échappa.
Une eau infecte et noire clapotoit en bouillonnant sur des maçonneries à fleur de terre, qui formoient un bassin de cinq pieds de large, de quinze pieds de long.
La pierre étoit encore scellée à ses parois latérales par deux énormes broches vilebrequinées dans la muraille. À la partie supérieure de sa plate-forme intérieure étoit attaché un gros anneau de fer, auquel pendoit une forte chaîne qui alloit se perdre dans le gouffre d’eau ; à l’extrémité de cette chaîne devoit se trouver un poids énorme, car la pierre fut retenue, formant une planche glissante sur l’abîme.
Ces moines du douzième siècle, ils avoient comme cela des ruses infernales !
V.
LE SURVEILLANT.
Moins de trois quarts d’heure après la prise de possession de l’héritage de saint Théodore, par Élie Déé, un homme attachoit un écriteau sur le corps d’un autre homme renversé sous le portail de Saint-Marc ; et, au lever du jour, le hasard permit que beaucoup de matelots, qui avoient lu ces mots sur l’écriteau de l’homme égorgé : Le conseil des Dix avertit ainsi la trahison, remarquèrent le potier d’étain Buvarini conduisant dans le Rialto une gondole aux armes de Venise ; — il portoit au cou la chaîne d’argent, attribut des gondoliers privés, qu’avoit portée Pietro.
VI.
CLARENCE DE NOSTREDAME.
Sur le Broglio, foyer en plein air de la noblesse de Venise, deux nobles, l’un présenté de la veille, mais trop jeune encore pour prendre la robe et siéger au grand conseil ; l’autre, depuis trois ans l’un des quarante et un électeurs du doge, ce qui pouvoit, en raison de sa figure, conservant les agrémens de la jeunesse, lui infliger environ trente-cinq ans, — causoient avec l’intimité ordinaire entre deux compagnons de plaisirs, deux rivaux en bonnes fortunes faciles. L’un et l’autre appartenoient à une des douze grandes maisons électorales ; le plus âgé affectoit déjà la gravité d’un homme admis dans la confidence des secrets d’état de son pays ; le plus jeune dans son maintien, dans ses gestes, dans sa mise, dans son parlage, se complaisoit aux allures des raffinés ; — sorte d’espèce encore rare, et dont la cour de Henri II, de France, étoit à la fois le berceau et l’école.
— Barozzi, disoit l’électeur, tu vas brûler tes ailes à cette lampe de nuit, allumée par la Mavredi. Prends-y garde !
— La sainte-Vierge, Morosini, m’a jeté un doux regard de ses beaux yeux ! et la flamme de ce regard éclaireroit encore mon amour, si la lampe de la Rosalina venoit à s’éteindre.
— Et ta Vierge est de France ?
— De France, Morosini.
— Presque enfant, m’as-tu dit ?
— L’âge d’une rose, dont le vermillon est adouci par la rosée du matin !
— Enfant !
— Dis plutôt amoureux !
— Et que puis-je à cela ?
— Reconnoître le service que je t’ai rendu il y a quinze jours.
— Brave Barozzi, trois coups de stylet sur ta jeune poitrine, trois qui m’appartenoient sans partage !… C’est plus que n’auroit demandé mon amitié, pour te rester fidèle ! Parle, j’obéirai.
— Cornaro, l’un des quatre évangélistes, cet ancien gouverneur de Palma Nova, dans la Patria del Friouli, Cornaro qui auroit été doge, si sa femme eût été plus jolie, a passé avec la Mavredi un infâme marché !… Cette nuit, la Clarence va se réveiller innocente et prostituée, dans les bras du vieil évangéliste ! Et pour empêcher le triomphe du vieillard, pour surprendre demain matin, au lieu d’une larme, un sourire de volupté dans les yeux de Clarence… Je donnerois, Morosini, tout ce que me promet ma pensée aventureuse, ma noblesse et mon épée !… Je donnerois…
— Contente-toi, enfant, de me donner un moyen de t’être utile.
— Être maître de l’emploi du temps, c’est tout posséder… Pour cette nuit tout est prêt dans le boudoir de la Rosalina, le souper, le flacon du sommeil… Cornaro s’est donné la nuit entière pour l’accomplissement de ses projets… Il faut occuper sa nuit.
— C’est chose facile.
— J’ai prévu le contraire ; trop de sacrifices ont été faits par le sénateur ! Trop d’or a été déposé, par lui, aux pieds de la belle madone, ornement secret du salon de la prostituée. La lubricité de l’impur vieillard lui rendra tout obstacle surmontable… Ma seule espérance est en toi !
— Enfin !… dit l’électeur impatienté.
Le jeune homme ôta sa toque, et saluant son ami avec une dignité sérieuse :
— Vénérable membre du conseil des Dix, vous avez bien du pouvoir !
— Beaucoup moins qu’un homme aussi riche et aussi méchant que l’est Cornaro.
— Le mal qu’il fait par caractère, tu peux le faire par position.
— Énigmatique enfant, va donc au but !
— Fais arrêter Cornaro. Affilié du parti protestant, il conspire avec des princes d’Allemagne.
— La preuve ?
— En demandes-tu contre tous ceux que tu accuses ?
— Cornaro est sénateur !
— Sans talent, sans autre influence que celle donnée par sa richesse.
— Il a de nombreux clients.
— Tous mendians !
— D’autant plus dangereux.
— Mais si tu ne l’arrêtes pas, Morosini, moi je le tue !
— L’assassiner !
— Fi donc !… Je le tue comme il convient à un noble Vénitien, épée contre épée !
— Lame d’acier contre un fourreau de bois, Barozzi !… Ta proposition est inadmissible, Cornaro a prêté des sommes considérables à l’espagnol Almida Folcarini, dont la puissance, dans le conseil, est souveraine. Je suis le plus jeune des Dix, et le plus sage avertissement que m’ait donné ma raison, c’est d’éviter toute contestation avec ce Folcarini… Tu vois bien que je ne puis rien contre ton rival,… si ce n’est…
— Oh ! mystérieux personnage, ne retiens pas ta parole ! s’écria Barozzi, pressant à deux mains le bras de son ami. Si ce n’est ?…
— Te confier une fiole, — arme terrible de l’arsenal du conseil.
— Qui donnera la mort ?
— Non, l’oubli de toutes choses, — la folie du sage.
— La précieuse liqueur inventée par le doge Pierre Polano !
— Mais souviens-toi qu’en te la confiant, je hasarde ma tête.
— Oh ! Morosini, peux-tu craindre que je trahisse jamais la cause de l’amitié !
— Avant le coucher du soleil, montre-toi au Lido, nous ferons une promenade sur le canal, — je te remettrai la fiole.
Il étoit vrai : conformément aux instructions données par Laure de la Viloutrelle, la courtisane avoit épié le moment où, dans les yeux de Clarence de Nostredame, paroîtroit ce voile humide, symptôme de l’inquiétude qui saisit la vierge nubile, et, sur ses pensées du jour comme dans ses rêves, jette ces teintes mélancoliques dont s’enveloppe avec bonheur la langueur amoureuse. Pour hâter ce moment, rien n’avoit été épargné par la savante Mavredi, parfums des fleurs, étourdissement des fêtes, charme indicible des belles nuits contemplées pendant une course sur le golfe, bruits harmonieux et imprévus de la musique, culture des arts, dont Florence la belle répandoit les trésors sur l’Italie, comme la corbeille inclinée épand les fleurs qui la parfument, — tout ce qui pouvoit avoir sur les sens une action enivrante et séductrice, la courtisane l’employa pour instruire la fille de Michel de Nostredame, déjà trop oublieuse du toit qu’elle avoit déserté ; trop désireuse aussi de connoître ces plaisirs où s’altère la candeur de l’ame, où se flétrit l’innocence.
Cornaro, dont la famille avoit donné des doges à la république, sénateur, un des nobles les plus opulens de Venise, homme sans mœurs, — nous aurions dit sans probité, si l’absence de cette vertu n’eût pas été une capacité de plus chez l’homme d’état, — Cornaro étoit le cavalier de Venise choisi par la Mavredi, car le vieillard avoit donné beaucoup d’or à la courtisane.
Mais ce que la spéculation ne sauroit souvent prévoir et à peine empêcher, l’instinct de nature devoit trahir ou devancer les projets. La curieuse Clarence avoit mille fois regardé le jeune Barozzi, et, ignorante encore de la souillure promise à ses attraits naissans, elle trouvoit, dans le souvenir de la jeunesse pleine d’élégance du Vénitien, l’inspiration d’une image assidue et gracieuse.
Il étoit nuit. Assise, rêveuse, sur la terrasse de la maison de sa gardienne, Clarence prêtoit l’oreille, contemploit le ciel, l’horizon de la mer, et cherchoit une pensée qui pût occuper son esprit, prendre une forme sous son regard inquiet et passionné. La courtisane, silencieuse, étoit à ses côtés.
— Oh ! dame Rosalina, — s’écria tout à coup Clarence, — j’entends la barcarole ! c’est la voix du seigneur Barozzi.
— Un fou ! dit sèchement la Rosalina Mavredi.
— Un des beaux cavaliers de Venise !
— Sans fortune.
— De haute origine !
— Et qui mourra en aventurier, ou par une balle, ou par une dague, ou sous les plombs.
— Qu’importe ! dame Mavredi, si la mort ne l’atteint qu’après le bonheur.
— Le bonheur, Clarence, à votre âge, on le cherche où il se perd.
— Je ne sais pas, dit à demi-voix la jeune fille.
Elle alloit se recueillir dans le vague de ses idées, lorsque vinrent à tinter les larges molettes d’éperons d’or, sur la marche de marbre de l’escalier, et bientôt se dessina sur la terrasse, dans la demi-obscurité d’une belle nuit d’Italie, ce Julien Barozzi dont la voix avoit retenti, lorsque la gondole qui le portoit glissoit encore dans la lagune.
Il salua Clarence à la façon d’un amoureux, et, prenant un ton familier pour s’adresser à la Rosalina :
— Eh bien ! savez-vous la nouvelle ? Un miracle dans le Rialto ! saint Théodore a noyé un juif !
— Je ferai dire deux messes à Saint-Pierre in Castello, dit en se signant la courtisane.
— Saint Théodore a noyé un juif ? reprit Clarence.
— Oui, vraiment, bel astre, noyé, sans espoir de retour !… La maison d’un potier d’étain a été le théâtre de cet acte de justice, car on dit que le juif y vouloit déterrer saint Théodore, pour en vendre les reliques. — Et si nous n’étions pas dans un lieu où les paroles s’en vont de tous côtés, je vous dirois qu’il y a eu étrange sorcellerie dans cette affaire. L’inquisition s’en est mêlée ; le fameux Pietro a été trouvé mort devant Saint-Marc ; et son ami, le propriétaire de la maison de saint Théodore, le potier d’étain, Buvarini, porte aujourd’hui la chaîne de gondolier privé. La maison va être murée.
— Sait-on quel étoit ce juif ? demanda la fille de Nostredame.
— Arrivé depuis peu à Venise, il y étoit peu connu ; on dit qu’il étoit bien vieux, et se nommoit Élie Déé.
— Élie Déé ? seigneur Barozzi !
— Pourquoi cette surprise ? il vous est inconnu.
— Élie Déé, avez-vous dit ?
— Encore une fois, ce nom vous est donc familier ?
— Oui, — répondit Clarence en baissant la tête. — Oui, je me rappelle avoir vu quelqu’un qui pleuroit et gémissoit en prononçant ce nom.
— Dieu le brûle ! dit gaiement Barozzi. — Pour moi, qui ne donne rien aux saints, je n’ai rien à prétendre sur leurs reliques.
— Silence ! mécréant, dit la dame Albana avec gravité.
— Parlons de la régate qui se fera demain, répliqua le jeune homme.
— Vous y serez ?
— Oui, belle de Venise ! et ma Pisolere s’appellera Clarence. Je veux que, dans sa course, elle fasse jaillir l’eau dans la peote du vieux Cornaro, le lourd sénateur !
— Descendons de cette terrasse, interrompit la courtisane avec impatience. — La brise se forme, et vous pourriez, enfant, altérer au vent de la nuit vos chairs délicates.
Au moment où ces trois personnes descendaient l’escalier de la terrasse, Cornaro, le sénateur, entroit dans les appartemens de la dame Mavredi. Barozzi avoit eu le temps de prendre la main de Clarence, et d’y appuyer ses lèvres, il se retira, confiant à d’autres instans les espérances de son amour.
Tout étoit prêt pour cette dégoûtante fête : la prise de possession d’une jeune fille endormie par un misérable vieillard. Endormie, Clarence l’étoit, et du plus profond sommeil ; portée dans cet état sous les tentures d’une alcôve, où pénétroit le demi jour d’azur, produit par deux lampes enveloppées de globes en cristal bleu, elle étoit là, victime achetée. Mais chacun avoit eu sa part dans le festin intime qui avoit dû servir de prélude à ce crime honteux. À Clarence de Nostredame, le narcotique ; à la dame Rosalina et au sénateur, la fatale liqueur inventée par le doge Pierre Polano.
La complice de Laure de la Viloutrelle cherchoit dans un sommeil tout étrange, même pour sa raison chancelante, l’oubli de son infâme marché : Cornaro, dans la solitude de l’appartement où reposoit Clarence, s’efforçoit de rassurer, par d’impurs désirs, ses esprits aux abois. Il s’approcha du lit ; avec une lame de poignard, d’une main encore assez ferme, il trancha brutalement la soie, les lacets du corsage, et ses regards troublés alloient s’arrêter sur les charmes qu’il venoit de mettre à nu, lorsqu’un homme, dressé depuis une minute derrière la jalousie de la fenêtre laissée ouverte, tomba d’un bond léger dans l’appartement ; d’une main jeta une écharpe noire sur le corps et la tête de Clarence, tandis que de l’autre il repoussa rudement le vieillard, dont la terreur commença et compléta la folie.
Cet homme, c’étoit Barozzi. Il éprouva un plaisir cruel à se placer face à face avec le sénateur, et se prit à rire, malgré sa jalouse colère, en voyant ce malheureux que sa fortune et son nom rendoient si puissant maintenant privé du flambeau de l’homme, devenir moins que la brute intelligente, et, pour ainsi dire cherchant, hébété, le genre de folie qui alloit convenir à ses organes. Cornaro, voyant rire, rit aussi, de manière à faire frissonner son ennemi ; car sa bouche seule étoit rieuse, ses yeux se chargeoient d’une indéfinissable expression de peur et de rage. — Excellence ! cria Barozzi en agitant le bras du vieillard.
— Quoi ? dit celui-ci.
— La nuit est devenue sombre, mais la lampe brûle…, tout dort dans Venise, Clarence aussi ; eh bien ! excellence, ne m’entendez-vous pas ?…
— Vous êtes un serviteur du doge, allez lui dire qu’Almida Folcarini veut à son tour épouser la mer.
— Et toi, vieillard ?
— Je suis le frère de saint Laurent Justiniani, premier patriarche de Venise. Et aussitôt une manie traversant l’esprit de Cornaro, il s’avança rapidement vers le lit, s’agenouilla, et courbant la tête, récita des litanies. Barozzi le suivoit de près ; certain d’avoir anéanti l’homme, sans attenter à sa vie, il saisit avec adresse et vigueur le corps de la jeune fille, l’enleva sur un de ses bras, et son stylet entre ses dents, monta sur la fenêtre. Prêt à descendre en dehors, il se retourna : le vieillard n’avoit pas changé sa pose, il continuoit sa monotone récitation…
— À la statue de Pierre Polano, un chapelet d’or ! s’écria le jeune homme, et avant de se hasarder sur les tresses de son échelle de soie, il posa ses lèvres sur les lèvres muettes et insensibles de Clarence de Nostredame.
Le lendemain matin, cinq personnes masquées faisoient irruption dans la maison de la dame Rosalina Mavredi ; un message particulier, venu de France, redemandoit la fille de Nostredame, enlevée par Laure de la Viloutrelle. Le Doge avoit communiqué la réclamation aux trois grands inquisiteurs, et leurs agens, bien informés, pénétroient chez la courtisane. Ils la trouvèrent dans sa chambre, à demi vêtue, montée droite, et les jambes, et les pieds nus, sur un meuble à tablette en marbre : elle se hissoit sur ses orteils, étendoit ses bras en l’air, et, en pleurant à chaudes larmes, grattoit le plafond avec ses doigts, — elle cherchoit des toiles d’araignées.
Le sénateur s’étoit définitivement attaché à la manie religieuse ; il étoit tour à tour pape ou évêque, frère du patriarche saint Laurent Justiniani (1450). Comme pape, il répétoit nettement les paroles d’Alexandre au doge Ziani. « Recevez cet anneau, pour le donner tous les ans à pareil jour à la mer, comme à votre légitime épouse, afin que toute la postérité sache que la mer vous appartient par le droit des armes. » Comme évêque, il s’agenouilloit et ne récitoit qu’une oraison, les litanies.
Le sénat de Venise fut ému de cet événement ; Almida Folcarini, craignant que la démence du vieillard ne lui suscitât des révélations à ses héritiers sur les sommes considérables qu’il lui avoit prêtées, dit qu’il y avoit péril pour les secrets d’état, se fit assister de la famille même de Cornaro, et obtint qu’il fût recueilli sous les Plombs.
Le haut clergé fit enfermer Rosalina dans une cellule de séquestre, chez les camaldules.
VII.
L’ANNEAU DE PAILLE.
Le 25 octobre 1499 (an de grâce, où Louis XII conquit en vingt fois douze heures le Milanez) avoit été un bien mauvais jour pour Jacques Piédefert, prévôt des marchands de Paris. Ce Jacques Piédefert, un des plus orgueilleux magistrats qui jamais aient eu droit de juridiction sur le commerce par eau, droit de taxe sur les marchandises débitées sur les ports, et autorité de conseil et de préséance dans les cérémonies publiques de la grande ville, avoit en outre, de tous les mauvais penchans qui donnent naissance aux péchés véniels, un penchant déterminé à un des plus damnables péchés mortels, celui de concupiscence.
Or, la femme jeune et jolie d’un encomiaste délégué, de la faculté de médecine de Paris, avoit un certain dimanche, en l’église de saint Pierre-aux-Bœufs, étrangement excité les désirs du beau sire Jacques Piédefert ; et le dangereux prévôt s’étoit mis sans coup férir en campagne pour découvrir le gîte où la gente personne reposait sous l’alcôve ses grâces corporelles, aussi bien que la pétulance de son esprit, révélée par ses beaux yeux. C’étoit sur le pont Notre-Dame qu’habitoit la femme de l’encomiaste ; depuis cette découverte, le premier magistrat municipal de la bonne ville de Paris perdant le boire, le manger et le dormir, dérogeant même à sa fidélité conjugale aussi bien qu’à la sévérité fiscale qui présidoit à ses taxes, se plaçoit à l’issue du pont, aboutissant à la rue de la Planche-Mibray, et, au risque d’être trop remarqué par ses administrés, le cou tendu, les yeux dirigés vers le second étage d’une petite maison flanquée de deux moulins, — le jour, il attendoit qu’une fenêtre s’ouvrît, qu’une tête de femme s’y montrât ; le soir, il suivoit les mouvemens de la lumière qui éclairoit l’appartement et illuminoit la vitre de sa foible lueur ; — puis, heure du couvre-feu, il se retiroit, l’amoureux Piédefert, pour faire profiter sa noble moitié du peu d’imagination que lui avoit laissé l’ennui de l’attente et les longueurs de sa faction.
Vingt-cinq octobre, donc, le prévôt des marchands étoit à son poste d’amour ; l’encomiaste femelle venoit d’arroser quelques fleurs placées sur sa fenêtre, œillets et giroflées ; — plantes domestiques destinées à toutes les époques à égayer de leur senteur et de leur coloris la taciturnité des demeures parisiennes. Un long regard de la dame avoit dardé sur les yeux émerveillés de Jacques Piédefert, et lui avoit promis sans doute de quoi porter en son ame grande joie et volupté, car il sembla au tressaillement de son corps qu’un doux chatouillement en eût irrité l’épiderme, au clignotement de ses yeux qu’une étincelle eût piqué ses paupières ; ébloui, il les couvroit de ses mains, et se privant du jour, il attendoit, recueilli, que le trouble de ses sens fût apaisé… Un grand craquement retentit dans l’air, il ne l’entendit pas ; un horrible déchirement le suivit avec un formidable cri ; Jacques Piédefert leva la tête…, le pont Notre-Dame tomboit dans la Seine, moulins, maisons, la femme de l’encomiaste, l’encomiaste lui-même avoient disparu. Les giroflées, seules, arrachées dans leur chute à la caisse qui les contenoit, surnageoient au courant de la rivière ; fleurs égarées sur cette tombe mouvante, elles rappeloient à l’esprit épouvanté du prévôt que les joies de ce monde sont décevantes, qu’un magistrat municipal est coupable lorsqu’il laisse avarier et tomber à l’eau les ponts préposés à sa garde.
Jacques Piédefert fut emprisonné ; facilité d’isolement laissée à sa douleur et à sa pénitence.
On établit un bac à la place du pont, mais il fallut un arrêt en bonne forme du parlement pour faire taire les seigneurs abbés et religieux de Saint-Germain-des-Prés, privilégiés à perpétuité par Childebert, et qui s’opposoient par grandes menaces et criailleries à l’établissement de ce bac.
Joconde, cordelier véronois (maître de Jules Scaliger), reconstruisit en pierre le pont Notre-Dame (1507), aux dépens de la ville, qui en acquit la propriété, et le chargea des deux côtés de soixante-huit maisons de même hauteur et grandeur, ornées sur leurs faces de statues portant sur leur tête des corbeilles de fleurs, de fruits, et entrelacées de médailles à l’effigie des rois de France, avec noms, dates d’avénemens et devises élogieuses.
Le temps a élagué tous ces ornemens, nivelé les parapets de ce pont magnifique, mais en 1549 il jouissoit de toute la vogue accordée aux choses belles et neuves ; les logis de ses maisons étoient recherchés par des personnages de haute qualité, aussi bien que par des muguets à fraises blanches et fines, à bottines ennoblies par l’éperon d’or.
En l’un de ces logis habitoient depuis les derniers jours de septembre de ladite année (1549) deux tourtereaux voyageurs, jeune garçon et jeune fille habillés comme on l’est à Venise, tendres l’un pour l’autre comme on l’est pendant la durée des lunes de miel, et insoucieux de l’avenir comme lorsqu’on croit être sûr de son lendemain.
Ces voyageurs, nouveaux habitans du premier étage de la maison no 16 du pont Notre-Dame, n’étoient autres que Barozzi et Clarence. Le noble Vénitien avoit accompli l’enlèvement de la fille de Michel avec cette habileté qui donne tant de charme et de prix aux aventures romanesques, et la belle Clarence, si oublieuse, si curieuse, si instinctivement amoureuse, fut balancée au roulis d’un léger navire, sillonnant l’Adriatique, le cap sur la France. Elle avoit dû se réveiller innocente et souillée par les embrassemens d’un vieillard, elle se vit heureuse et coupable dans les bras d’un jeune homme ! Celle que le désir de voir et l’humeur inquiète avoit si inconsidérément attachée aux pas de la fausse religieuse du Carmel devoit se consoler aisément d’abandonner l’enseignement de la Rosalina Mavredi.
Nous l’avons déjà dit, c’est sous Henri II que naquirent les muguets et les raffinés, de l’espèce abâtardie des chevaliers de François Ier. Ils couroient les belles sur le cours la Reine, et, entre deux causeries d’amourettes, ils traversoient la rivière pour aller verser leur sang sur le Pré-aux-Clercs. En commençant son règne par l’autorisation du duel entre Jarnac et de la Châtaignerie, son enfant d’honneur, qui y fut tué, Henri II mit à la mode les coups de dagues et d’estocs en camp clos ; mêmement il donna l’exemple d’une galanterie effrontée et mal séante, en affectant des passions qui se prenoient publiquement à bien d’autres qu’à la reine et à madame de Valentinois ; sautant ainsi au plein saut par dessus les règles de bonnes mœurs, comme il faisoit si habilement, dit Brantôme, par dessus les fossés pleins d’eau.
Peu de temps après son arrivée à Paris, Barozzi eut bientôt fait connaissance, lui, si heureux imitateur de leurs manières, avec les plus habiles raffinés de la cour. C’étoit peu qu’il marchât et parlât comme eux, il devait encore aimer et se battre ainsi que le prescrivoit l’usage. Un mot fut hasardé par un Enguerrand sur les plis de son manteau, il choisit aussitôt ses parrains, prit un batelet, traversa la Seine, et enfonça son épée jusqu’à la garde dans la poitrine d’Enguerrand ; c’était bien, mais ce ne fut point assez : il avoit des momens dont l’emploi restoit inconnu, des regards dont la réserve accusoit la pudeur, un gîte dont l’impraticable accès irrita des amours-propres ; il fut sermoné sur tout cela : un seigneur de Montluc lui fit remarquer les beaux yeux de sa sœur Mariane, amie de madame de Valentinois. Barozzi regarda la sœur pour obéir au frère, il la suivit au prêche de Saint-Germain-l’Auxerrois, et pendant ce temps un nécromancien, arrêté devant la maison no 16, sur le pont Notre-Dame, chantoit des fabliaux galans, adroitement jetoit une rose qui tomboit dans une chambre aux pieds de Clarence ! la jeune fille, presque délaissée, ramassait la rose.
À quelques jours de là, Henri II, prenant ses ébats avec les sires de Vassé, de Salvoison, de Montluc et de Lagarde, disoit en riant :
— Par les beaux yeux de madame ta sœur, Montluc, je veux voir cette cérémonie !
— En quelle qualité, sire ? demanda le baron de Lagarde.
— Je ne sais encore, mais j’y aviserai. Le grand roi, mon père, m’a laissé dans sa garde-robe plus d’un costume de fantaisie… Moine ou soldat, flamand ou espagnol, le pourpoint sera de mon goût, s’il n’est pas pris sur la taille d’un hérétique.
— J’ai peine à comprendre, dit Salvoison, comment ce Vénitien se décide à de telles épousailles ; si la jeune fille est d’aussi charmant visage, il y a cruauté…
— Et qui t’a dit, comte, s’écria le roi, que la belle Mariane ne fût point cruelle ? Le Barozzi lui plaît, elle veut un gage, et envoie sa devancière à Sainte-Marine… Ai-je bien dit, Montluc ?
— À merveille, sire !
Sainte Marine, vierge de Bithynie, vivoit dans le huitième siècle ; elle est inscrite au Martyrologe romain, à la date du 17 juillet. Introduite dans un couvent, sous le nom de Marin, avec les habits d’homme, elle y vécut selon la règle de l’ordre. Ses frères, trompés sur son sexe, l’accusèrent d’avoir séduit la fille d’un hôte qui alimentoit la communauté. Elle fut reléguée à la porte du monastère, y vécut d’aumônes pendant deux ans… Son corps fut transporté, en 1230, de Grèce à Venise.
En la cité de Paris, rue Saint-Pierre-aux-Bœufs, existoit l’église Sainte-Marine ; à son autel se marioient les femmes qui avoient manqué à l’honneur, et l’anneau que le marié passoit au doigt de l’épouse étoit de paille.
Il faut convenir que Mariane de Montluc, confidente de madame de Valentinois, belle et ardente personne, une des conquêtes faciles du roi, avoit imaginé là un moyen bien cruel, ainsi que l’avoit dit le sire de Salvoison, pour désoler la jeune compagne de Barozzi. Celle-ci ignoroit complétement l’infamie que consacroit le prêtre à la chapelle de Sainte-Marine. Le Vénitien, pour obtenir mademoiselle de Montluc, auroit pis fait encore ; il proposa à Clarence un mariage qui pût la préserver des conséquences d’une lassitude mutuelle, elle accepta ; et, toutes choses préparées par les raffinés, confidens de son fiancé, elle se rendit belle, presque naïve et toute émue par l’influence d’un sacrement aussi imposant, à l’église des prostituées.
La foule s’y trouvoit. Mariane de Montluc, masquée, étoit debout près de l’autel ; vis-à-vis d’elle, quatre religieux guillemites, le visage entièrement caché par une bavette noire attachée au camail. Le gentilhomme de Venise eut un peu de honte, voyant Clarence, confuse des murmures étranges de cette multitude, pâlir et chanceler, il se rappela la nuit chez la Mavredi, fut sur le point d’enlever encore dans ses bras la pauvre victime ; mais la femme masquée se découvrit, il resta, et s’agenouilla aux côtés de l’inconséquente fille de Michel de Nostredame.
L’agitation de la foule venoit de se calmer ; la cérémonie alloit commencer ; un des religieux guillemites laissa voir une émotion de plus en plus croissante, il trépignoit : un instant même, le mouvement fut si brusque, que, sous sa longue robe noire et traînante, au lieu du claquement d’une sandale de moine, on entendit la petite sonnerie d’un éperon. Enfin, comme le prêtre récitoit les premières oraisons, le religieux, après avoir parlé à l’oreille d’un de ses frères, s’avança hardiment vers l’autre côté de l’autel, et, s’adressant à la dame démasquée, il lui dit à demi-voix :
— De par le roi, qui veut votre bonheur, madame, prenez la place de cette jeune fille, et recevez des mains d’un homme que vous aimez l’anneau qui convient à vos vertus.
— Moi ! s’écria la jeune femme.
— Vous-même, — répondit le moine sans plus se troubler ; et, saisissant d’autorité une main qui vouloit le repousser, — obéissez, Mariane, le roi le veut ! La main du moine avoit laissé voir l’anneau royal, sa parole avoit laissé entendre la voix du roi. Mademoiselle de Montluc, éperdue, s’inclina : le guillemite la conduisit auprès de Barozzi, et, avec la même assurance, soulevant Clarence, il s’éloigna doucement, la confiant du geste au frère qui le suivoit.
Un des guillemites se trahit alors, et avec chaleur :
— Cette femme est ma sœur !… Je suis gentilhomme ! C’est outrager mon sang ! c’est flétrir ma famille… Je suis gentilhomme, vous dis-je !
— Et hérétique ! — répondit l’autre, sur le ton de la demi-confidence, — secrètement souillé de cette plaie calviniste, dont notre Marguerite de Navarre, qui mourut le mois dernier, s’étoit guérie,… conspirant avec les mécontens en religion… Si le roi savoit cela, moine, il vous feroit brûler en estrapade… ! Puis vous avez fait tuer, par ce muguet, tout à l’heure, votre beau-frère, un Enguerrand qui étoit cher au roi ! C’est mal : si le roi savoit cela, il vous feroit pendre, mon gentilhomme !… Silence, moine. Retirez-vous ; allez prier pour le roi, je vais prier pour votre salut !
Ayant dit ces mots, il croisa dévotement ses bras, regardant du coin de l’œil la belle Clarence défaillante, et s’occupant peu du tumulte qu’il venoit d’occasioner, non plus que de la pamoison de dame Mariane, de la stupeur de Barozzi.
Quant au prêtre, il avoit compris ; — il disoit sa messe.
VIII.
MAÎTRESSE, ÉPOUSE ET FAVORITE.
Nicolas de Neuville, secrétaire des finances et audiencier de France, avoit une maison entre la Seine et la porte Saint-Honoré, sur l’emplacement des Tuileries ; la duchesse d’Angoulême, mère de François Ier, quittant le palais des Tournelles, étoit venue l’habiter en 1509 ; et, plus tard, Henri II en avoit acquis une des ailes, dont les appartemens furent meublés, par ses ordres, avec une richesse et un goût dignes d’un prince amoureux et prodigue.
Le lendemain du jour où, selon la volonté royale, l’anneau de paille avoit été passé au doigt de Mariane de Montluc, une belle personne, demi-nue, le corps enveloppé dans un réseau à larges mailles tissues de soie blanche et de fils d’or, et étendue sur une couchette dont la housse étoit en damas noir, à franges d’argent, prêtoit l’oreille aux doux propos d’un homme vêtu avec la recherche d’un amoureux assis sur un petit carreau cramoisi, de telle manière qu’un de ses coudes, appuyé sur la couchette, soutenoit son corps, et que ses jambes s’alongeoient sur un parquet en mosaïque. La journée étoit avancée, mais la lumière pénétroit à peine dans cette chambre.
— … De Venise ?
— Non, sire, répondoit la jeune femme en rougissant.
— De Rome ?
— De France.
— De France ! — s’écria le roi, — si joli joyau a pris naissance en notre France ! La riche fleur des lis, qui fut donnée à Henri VIII par le roi, mon père, en nantissement de cinquante mille écus qu’il lui devoit, jetoit moins d’éclat que vos yeux, avoit moins de prix que toute votre personne !… adorable enfant ! et laquelle de mes provinces a vu votre berceau ?
— Je suis née en la petite ville de Saint-Rémy, sire.
— Votre père ?…
— Il porte un nom dont la gloire fait rougir sa coupable fille… Je suis le second enfant de l’illustre Michel de Nostredame.
— Michel de Nostredame ! — répéta le roi en se levant promptement, et jetant sur Clarence un regard inquiet, étonné. — Vous êtes la fille de Michel de Nostredame ? N’êtes porteur, n’est-il pas vrai, d’aucune prophétie qui soit fatale au roi ?
— Oh ! mon seigneur et doux maître ! — répondit Clarence en avançant son bras pour retenir Henri II, — le grave et pieux Nostredame, mon père, n’a prophétisé que la gloire du roi de France.
— Je vous crois, belle amie ; mais, pour fortifier mon ame contre tout maléfice, demain matin j’entendrai deux messes.
— Craignez-vous d’être trop aimé, sire ?
— Non, mais je crains que Catherine de Médicis n’ait peur.
— De quoi ?
— De vous, ma toute belle !
— De moi !… la reine Catherine…
— Est bien vaillante, bien superbe et bien reine… mais au nom de votre père elle frissonne et regarde le ciel… Il faut bien qu’un peu de ce sang du prophète ait passé dans vos veines, car votre premier regard m’a fasciné… Vous entendez la messe, Clarence ? La question fut faite avec la gravité d’un homme qui veut être rassuré.
— Offenser ainsi une pauvre fille, en même temps que la rendez si fière de votre amour ! mon père, sire, n’est point hérétique…
— Il est né d’un juif, mon enfant…
— Il est bon catholique, sire ! répliqua Clarence avec une impatience telle, que des pleurs jaillirent de ses yeux.
— Bien ! bien ! dit le roi, se rapprochant d’elle, et passant légèrement le revers de sa main sur les yeux de la jeune fille, comme pour en essuyer les larmes. — Femme qui pleure persuade et ne ment pas… si elle ne s’appelle pas Catherine, — ajouta-t-il à demi-voix, — car le duc d’Urbin m’a donné une Catherine, vois-tu, qui est traîtreusement habile dans l’art de la sensibilité !… Toi, mon enfant, tu parois sincère. — Écoute, des deux messes que je me suis imposées pour demain, une sera dite pour toi et moi dans un oratoire dont mon confesseur seul a l’accès… la conjuration du maléfice sera plus complète ; et si, par malheur, la science astrologique avoit endiablé ce joli corps, la sainte messe, écoutée saintement près du roi, tiendra lieu d’exorcisme. Allons, relevez ces beaux yeux, et dites à Henri qu’il revienne près de vous au retour de la chasse.
Le roi s’agenouilla sur le carreau, posa ses lèvres sur les lèvres de sa maîtresse, lui dit tout bas : À ce soir ! se releva et sortit. Dans la pièce voisine, il siffla ses lévriers, que Clarence entendit bondir autour de leur maître.
Restée seule, la fille de Michel de Nostredame jeta autour d’elle un regard de surprise, comme si l’aspect des lieux où elle se trouvoit l’eût frappée pour la première fois. Vingt-quatre heures écoulées avoient apporté un étrange changement dans sa destinée ; son esprit allait sans transition de la chapelle Sainte-Marine dans la chambre à coucher, si élégante et si riche, où elle s’étoit endormie, le roi de France à ses côtés. L’événement étoit trop brusque pour ne pas lui paroître un rêve, et, cherchant le vrai à travers le brouillard de ce rêve, à peine si elle y distingua Barozzi ; elle n’y reconnut que le religieux guillemite, dont les caresses venoient de réaliser pour elle les féeries amoureuses, tant de fois racontées par la Rosalina Mavredi.
L’orgueil de ses souvenirs la retint long-temps dans cette pose voluptueuse où l’avoit placée le caprice de Henri. Elle se relevoit enfin, et quittant le brillant réseau qui voiloit mal ses attraits, elle s’enveloppoit dans une espèce de manteau en soie bleue, parsemé de fleurs d’argent, lorsque se fit entendre le bruit d’une porte violemment fermée dans la pièce voisine ; celle de son boudoir s’ouvrit brusquement, et deux femmes se présentèrent ; l’une d’elles étoit masquée, toutes deux étoient cachées dans des dominos noirs. Clarence se rejeta en arrière, et tomba assise sur la couchette.
— Debout, jeune fille ! dit impérieusement la personne qui n’étoit pas masquée, en présentant un siége à sa compagne. — Debout, parlez debout, si vous n’êtes à genoux.
— Moi, madame ! murmura Clarence tout interdite.
— C’est donc vous, cette hirondelle des lagunes de Venise, qui vint s’abattre hier devant l’autel de Sainte-Marine ? Par Saint-Marc, ma mie, vous avez d’étranges caprices ; au moment d’épouser, l’anneau de paille au doigt, un aventurier de votre ville, vous vous réfugiez sous la robe d’un moine, puis dans ce royal pavillon !… Est-ce votre intention d’y demeurer long-temps ? Répondez.
— Que vous dirais-je, madame ? Je n’ai rien voulu de tout ceci. Je suis venue en cette maison sans l’avoir désiré ; — j’en sortirai lorsque l’ordonnera celui qui m’y a fait amener.
— Avant cela, jeune fille, avant cela ! La duchesse de Valentinois n’est pas venue pour saluer en vous un astre nouveau, mais pour vous chasser de ces lieux.
— Diane de Poitiers ! dit Clarence promenant un regard assuré sur la femme qui lui parloit ; et le jeu de sa physionomie marqua la joie de la vanité satisfaite. Elle avoit seize ans, Diane en avait quarante-neuf ; Diane étoit bien belle, mais elle, elle étoit si jolie, Diane venoit lui redemander sans doute un amant dont elle étoit abandonnée, et cet amant, il y avoit peu d’instans, venoit de lui promettre à elle de la préférer à toutes les femmes.
— Diane de Poitiers ! répéta-t-elle avec encore plus d’assurance.
— Jeune folle, qui croit peut-être que les promesses d’un roi sont plus sincères que celles des autres hommes, baisse ton regard, et ne prends pas confiance en tes souvenirs. Tu as marché bien vite, en bien peu d’heures, mais ménage tes forces pour retourner à Venise.
— À Venise, madame !
— Ou dans un cloître, et ce lieu conviendra mieux aux remords que doit te causer le trépas de ton Barozzi.
— Barozzi est mort ! s’écria Clarence en couvrant son visage de ses deux mains.
— L’épée de Montluc étoit bonne, et il avoit sa sœur à venger ; mais qui me vengera de toi ?
— Le roi, madame ! répondit la jeune fille en relevant sa tête avec fierté, bien que ses joues fussent trempées de larmes.
— La reine aussi, — dit la personne assise, qui jusque-là avoit gardé le silence ; elle ôta son masque, rejeta son capuchon en arrière, et laissa voir Catherine de Médicis.
— La reine ! la reine ! ah ! madame ! Pitié, grâce pour moi ! C’est à genoux que Clarence prononçoit ces mots, et comme si elle eût imploré en même temps l’appui de sa souveraine contre madame de Valentinois. La reine avoit trop à souffrir de l’orgueil et de la rivalité de Diane de Poitiers pour ne pas être touchée de cette prière, qui lui confirmoit tous ses droits.
— Allons, madame, dit-elle avec douceur, s’adressant à la duchesse, — notre curiosité est satisfaite, et notre attachement pour le roi est tranquillisé, le vôtre doit l’être aussi. Cette fille ne montre à nos yeux ni la criminelle assurance ni la dangereuse vanité dont on lui faisoit un crime ; le roi a failli, mais cette faute nouvelle ne vous trouvera sans doute pas, madame la duchesse, moins indulgente que la reine. — Enfant, relevez-vous, et lorsqu’un religieux se présentera, dans quelques instans, suivez-le avec confiance.
Catherine se leva, remit son masque, et sortit. Diane de Poitiers, habituée à manquer d’égards à la femme de Henri II, ne la suivit pas immédiatement ; trop préoccupée par cette nouvelle conquête de son infidèle amant, pour montrer un calme aussi magnanime, elle saisit le bras de Clarence de manière à la faire fléchir, et lui dit, d’une voix étouffée par la colère :
— Cette Italienne parfumée n’est pas jalouse d’un cœur qui n’est point à elle ; mais, prends garde, jeune fille, d’oser me le disputer, car je ne demande qu’une nuit pour faire blanchir tes cheveux si blonds… Tu sais qu’on meurt de la fièvre des Saint-Vallier !
— Mon Dieu ! mon père ! que devenir ? cria Clarence, après que madame de Valentinois lui eut jeté, en sortant, cette terrible menace. Barozzi ! pauvre Barozzi ! Ils t’ont tué ! et moi, malheureuse, que dois-je craindre ?… Quel sort m’attend ?… Elle vouloit appeler les femmes qui, la veille, s’étoient présentées pour la servir : personne ne répondit. Éperdue, elle passa dans la chambre voisine, elle étoit déserte ; dans une autre, un vieux moine y prioit. Elle s’arrêta sur elle-même, laissant échapper une exclamation de surprise et de peur.
— Vous ici, mon père ?
— Depuis un instant, ma fille.
— Qu’attendez-vous ?
— L’heure.
— Laquelle ?
— Celle de l’Angelus.
— L’Angelus sonné ?…
— J’irai à vous, ma fille, et je vous dirai : passez cette robe que voici. — Il montroit une robe noire de religieuse, déposée sur un siége.
— Oh ! mon père, une question encore : est-ce la reine qui vous envoie ?
Le moine soupira.
— Hélas ! non, ma fille, j’obéis au roi.
— Au roi ! — s’écria Clarence, rassurée et joyeuse, — au roi ! C’est le roi qui vous envoie ! il ne veut pas ma mort, n’est-ce pas ?
— Mieux vaut souvent, pour le salut de l’ame, la perte d’une vie consumée dans des plaisirs coupables.
Clarence baissa la tête, et, après une pause :
— Où me conduisez-vous ? demanda-t-elle timidement.
— Où Dieu vous attendroit pour prier et vous repentir, si la passion d’un homme ne vous y préparoit un refuge contre la jalousie d’une femme.
L’angelus sonné depuis peu d’instans, le moine et Clarence traversoient la Seine, dans un batelet ; après une longue course, ils s’arrêtoient sur la montagne Sainte-Geneviève, devant une petite maison contiguë à celle de la communauté du Carmel. La petite maison devoit être une dépendance du couvent.
IX.
LES DEUX ÉPOUX, LES DEUX AMIS.
La scène scandaleuse qui s’étoit passée devant le maître-autel de Sainte-Marine avoit eu du retentissement dans Paris. Les manans, les écoliers, les gens de métiers crièrent Noël ! en apprenant qu’une dame de haut lieu, amie particulière de madame de Valentinois, avoit subi l’insulte de l’anneau de paille ; les courtisans aux couleurs de la reine s’en réjouirent ; ceux aux couleurs de la favorite furent profondément irrités. Quant à Barozzi, il n’étoit pas vrai que Montluc l’eût tué en combat loyal ; trois hommes l’avoient jeté dans la rivière, le soir même de son étrange mariage, et demoiselle Mariane étoit entrée, au même moment, dans une maison de la rue du Vieux-Colombier, destinée à recueillir les filles de la miséricorde, dont la communauté ne fut définitivement constituée, sous le nom de religieuses Augustines, qu’en 1651.
Diane de Poitiers, instruite le lendemain de tous ces événemens, mais le lendemain seulement, sans doute parce qu’elle étoit intéressée à les connoître aussitôt, eut la forte tentation d’effacer promptement, par un moyen ou par un autre, les attraits de cette héroïne qui, si subitement, avoit envahi le cœur du roi. Elle étoit décidée à aller la voir, lorsque Catherine de Médicis lui proposa de l’accompagner dans cette visite que Henri devoit ignorer. Diane espéra que la reine lui éviteroit la peine de frapper la nouvelle favorite, mais la femme de Henri n’eut besoin que de laisser tomber un instant son regard sur Clarence, pour apprécier le parti qu’elle en pourrait tirer contre son orgueilleuse rivale ; aussi, lorsqu’un chef d’archers de la prévôté tenta de parvenir, peu d’instans après l’entrevue que nous avons rapportée, dans la maison de Nicolas de Neuville, quatre soldats de la garde écossaise s’emparèrent de cet homme, et le moine franciscain, confesseur privilégié du roi, fut seul admis dans l’asile de la fille de Nostredame.
Au retour de la chasse, Henri II montroit une gaieté expansive et bruyante. La première personne qu’il rencontra dans la grande galerie de son hôtel des Tournelles, ce fut la duchesse, dont le regard superbe, irrité, voulut déconcerter sa joyeuse humeur, et troubler son contentement intime ; le roi, soigneux de conserver ses bonnes pensées, refusa la querelle offerte par la jalousie de sa maîtresse ; il lui sourit avec grâce et passa outre, comme s’il n’eût fait que rendre hommage à la dame la plus insignifiante de sa cour.
Contrairement aux usages prescrits par l’étiquette, Catherine de Médicis se trouva seule dans la chambre de son mari, lorsqu’il y rentra pour quitter le costume de chasseur.
Jamais la reine, alors âgée de trente-deux ans, n’avoit plus, qu’en ce moment, mérité la devise que lui donna François Ier.
Son noble visage étoit empreint d’éclat et de sérénité, comme à l’heure la plus belle et la plus douce de sa vie ; elle portoit ce costume sous lequel l’avoit déjà représentée un sieur Corneille, peintre de Lyon : chaperon à grosses perles ; robe à la française, à grandes manches de toile d’argent fourrées de loup cervier, — vraiment séduisante, ayant l’intention de l’être aux regards de Henri ; et afin de vaincre l’incrédulité de ces hommes qui croient que femme cesse d’être désirable pour son époux, par cela seul qu’elle est sa femme, nous nous plairons à reproduire dans toute sa naïveté le portrait que Brantôme a tracé de cette Italienne,
« De belle et riche taille, de grande majesté, — fort douce quand il le falloit, — de belle apparence et bonne grâce, — le visage beau et agréable, la gorge très-belle, et blanche et pleine, — fort blanche aussi par le corps, — la charnure belle et son cuir net, — d’un embonpoint très-riche, la jambe et la grève très-belle, — prenant plaisir à se bien chausser et à avoir la chausse bien tirée et estendue, — du reste, la plus belle main qui fut jamais vue ! — bref, ayant beaucoup de beautés en soi pour se faire aimer. ».
Le roi, dont l’intuitive contemplation se repaissoit des attraits de Clarence, fronça ses sourcils, et rembrunit son brun visage à l’aspect de Catherine de Médicis ; mais elle, vraiment auréolée de sa devise, s’avança doucement, s’arrêta, éblouissante, les seins agités, à deux pas de son mari, et d’une voix tout harmonieuse :
— À donc, monseigneur le roi, me trouverez toute ravie de votre bon retour et noble présence.
— Qu’est-ce ? demanda sèchement Henri, cherchant à s’affermir contre l’influence des brillans regards qui dardoient sur les siens. — Qu’avez-vous, madame la reine, pour vous illuminer ainsi les traits et la pensée ?
— J’ai devant moi la grâce et noblesse de mon maître et mari.
— Est-ce donc, bonne Catherine, cause de contentement si grand en votre ame ?
— Pourquoi non, beau sire ? ma jalousie n’est pas de nature à affoiblir injustement les mérites du gentilhomme que j’aime le plus au monde.
— Et mêmement, madame la reine, ne connois de femme en ma cour, capable de faire oublier vos beautés ! s’écria le roi, en arrêtant sur la belle Médicis un regard complaisant.
— Aussi vous tiendrai-je toujours compte de ce bon sentiment, et ne perdrai jamais la souvenance que durant dix années, malgré les injurieux propos du mécréant Anne de Montmorency, vous persistâtes à me garder, stérile, à vos côtés !
— Enfin ?… interrompit le roi, qui cherchoit à comprendre le motif d’une gracieuseté si spontanée.
— Enfin, monseigneur, votre dame et reine, constamment préoccupée de la gloire de la France et de la vôtre, sans cesse interrogeant le ciel sur ces deux destinées si précieuses, est en grande joie par l’idée que le rideau de l’avenir va être soulevé devant elle !
— Et par quelle main ?
— Par la main puissante et divinisée de Michel de Nostredame.
— Michel de Nostredame ! le prophète de la Provence ? Il a parlé ?
— Non, mais il va venir.
— En notre Tournelle ?
— Ce soir.
— Ce soir, madame la reine ! ce soir, Michel de Nostredame paroîtra devant moi ? Oh ! non, je ne le veux pas !… Je le défends, entendez-vous bien !
— Pourquoi cette crainte ?
— Je le défends, vous dis-je, répéta durement le roi, cachant son visage avec ses mains, comme si le regard du savant médecin eût pu déjà y surprendre le secret de ses nouvelles amours.
— Henri, — reprit la reine avec tristesse et douceur, en posant sa blanche main sur le bras du roi, — en cet hôtel de Soissons, que je viens de faire parachever, rue des Deux-Écus, il existe, vous le savez, une colonne de cent pieds de haut, au faîte de laquelle est une sphère armillaire. Sur cette sphère, depuis trois nuits, j’ai vu des constellations du ciel disparoître sous mon regard ; celle de Vénus me paroissoit brillante, celle du Lion s’effaçoit entièrement…
— Le florentin Ruggieri vous l’aura fait croire, interrompit le roi, en relevant sa lèvre dédaigneuse.
— Ruggieri, — répondit la reine avec fermeté, — ne possède à mes yeux qu’une science incertaine ; son adresse à composer des philtres n’influe en rien sur mes connaissances astronomiques. Je vous le dis, Henri, ma sollicitude pour vous, vos enfans et la France est inquiétée depuis quelque temps au point de prolonger péniblement mes veilles… J’ai voulu sortir de cet insupportable doute, j’ai fait venir de Salon le savant Nostredame, il est arrivé aujourd’hui à Paris ; ce soir même je l’enverrai chercher en l’hôtellerie de l’île Saint-Louis où il est descendu.
— Est-ce pour cette entrevue que vous avez fait quitter Blois à nos enfans ?
— Pourquoi non ? La vigilance d’une mère a-t-elle trop de moyens pour s’éclairer ? et celle de l’épouse n’est-elle pas trop excusable pour ne pas être respectée ?… Mon roi, mon Henri, vous recevrez, n’est-il pas vrai, ce Michel de Nostredame ?
— Ne faut-il que cette complaisance pour récompenser, belle Catherine, la bonté de ce regard ?
— Il faut encore, sire, être assuré de l’amour de votre femme.
— J’y attache trop de prix pour ne pas y croire, — répondit galamment Henri II en pressant doucement la reine dans ses bras.
Médicis, assurée qu’un bon accueil seroit fait à l’homme dont elle avoit si ardemment désiré la présence, fit aussitôt avertir ses enfans qu’ils assisteroient le soir au cercle de la cour.
— Connétable, disoit le roi à Anne de Montmorency, il faut, mon bon serviteur, donner ce soir à ton maître preuve d’amitié particulière.
— Entre mille, laquelle choisirai-je pour plaire à votre majesté ?
— Il s’agit, mon cousin, de chose plus difficile pour vous que bataille et victoire. Une certaine dame, qui vous garde méchamment rancune, — ceci soit dit entre nous, — a conçu l’idée de livrer à l’examen d’un astrologue le roi et ses enfans ; un peu de ma curiosité m’a rendu indulgent à cette folle idée… Je verrai l’astrologue ; mais il faut qu’il soit préparé par un avertissement salutaire à ne voir que ce que le roi veut avouer tout haut, — et si, par un don spécial de la divine providence, il possédoit en effet la seconde vue, dites-lui bien, connétable, que les rois ont reçu du ciel le pouvoir de racheter leurs torts envers Dieu par des fondations pieuses, et, envers leurs sujets, par des présens magnifiques.
— Le connétable de France, le maréchal Anne de Montmorency, va donc négocier avec un astrologue ?
— Le connétable de France, le maréchal Anne de Montmorency, premier gentilhomme de ma chambre, va m’obéir, et faire en même temps une chose agréable au roi, son ami, — répondit Henri II sur un ton de hauteur ; — d’ailleurs, reprit-il avec le désir apparent de la persuasion, — Michel de Nostredame n’est point un homme vulgaire en notre France ; à la science mystérieuse qui donne du relief à sa célébrité, il en joint une autre, positive et secourable : nos villes d’Arles, d’Aix et de Lyon, affligées par la pestilence, ont sollicité plus d’une fois ses bons offices. — En même temps qu’il sera dit dans Paris que Henri II, envoyant son connétable auprès d’un illustre médecin, a voulu honorer les savans, — de plus, un mot, adroitement jeté en l’oreille de ce prophète par le bon connétable, préservera le roi de toute parole indiscrète.
— Enfant d’honneur du roi, votre père, sire, dès avant Marignan, j’ai depuis ce temps fait serment d’obéissance à mon prince.
La duchesse de Valentinois, après avoir rougi de colère en recevant l’étrange sourire de Henri II, dans la galerie des Tournelles, avoit appris l’arrestation, par la garde écossaise, du chef des archers de la prevôté, homme entièrement à sa dévotion. La peur s’empara d’elle ; elle craignit la disgrâce.
La disgrâce est le plus mortel des malheurs qui puisse atteindre des êtres nourris dans la servitude des cours, et surtout ceux attachés par privilége à la domesticité du cœur ; — sorte d’esclavage d’autant plus compromettant qu’étant plus intime auprès du prince, il impose dans certains cas l’oubli des devoirs sacrés du citoyen.
C’est dominée par la peur de n’être plus souveraine adultère du cœur de son roi, que Diane de Poitiers, avertie de l’arrivée à Paris de Michel de Nostredame, se présenta un peu avant la nuit devant une petite hôtellerie, à l’enseigne de Saint Janvier, sise en ce temps-là près de la maison qu’avoit habitée le chanoine Fulbert.
Sa démarche fut stérile ; le médecin de Salon refusa obstinément de la recevoir ; il avoit, fit-il répondre, à satisfaire à un empressement trop cher et trop saint à ses yeux ; un visiteur venoit d’être introduit auprès de lui.
— … Illustre Nostredame ! disoit cet homme avec effusion et respect.
— Antoine Minard ! répondoit Michel en pressant affectueusement les mains de l’ancien élève de Boncourt.
— Enfin, arraché à votre profonde solitude !
— Il a fallu l’ordre exprès de la reine. Mais, hélas ! la volonté royale n’arrachera pas aussi facilement de mon cœur ulcéré le ver qui le ronge depuis tant d’années !…
— Vertueux Nostredame, tant souffrir !…
— Et le mériter si peu, mon ami… Car, je le dis en toute vérité, jamais homme ne demanda avec plus de ferveur au ciel de suivre obscurément et fidèlement cette route banale, dont le sentier tant frayé ne permet pas même à l’ignorance une marche incertaine… Toutes ces passions, qui font des périls un plaisir de vanité, et de l’irritation des sens une joie pour le cœur, je les ai redoutées. C’est pour m’affranchir à jamais de leur funeste influence que j’épousai la naïve Anice Mollard, Dieu ne le voulut pas !… l’enfer tua cette femme. Je me remariai, voulant, par les saints devoirs de la paternité, ne laisser aucun prétexte à des tentations malfaisantes ; … Dieu ne le voulut pas !… J’eus à creuser une autre tombe ! Mes enfans me restoient… Clarence !… Oh ! vous ne savez pas quels cris affreux j’ai poussés, combien de pleurs j’ai versés depuis que cette enfant a oublié son père ! Vous ne comprendriez pas mes angoisses, lorsque, pressant dans mes mains, couvrant de mes baisers la tête chérie de mon fils César, je voyois se placer une ombre à ses côtés,… ombre insaisissable, ombre de ma fille coupable… Et la nuit, et le jour, soit éveillé, soit endormi, sans cesse là, devant moi… Là, mon ami, en cet instant même, derrière vous, plus grande que vous, vous dépassant de la tête, Laure de la Viloutrelle !…
Antoine Minard frissonna ; une peur involontaire lui fit jeter dans l’appartement un regard inquiet ; il y avoit une si terrible conviction dans la voix et dans le regard de Nostredame !
— Cette vision que Dieu m’inflige, — reprit-il d’une voix pleine de larmes, — absorbe la meilleure part de mon sang et de ma vie !… aux trois quarts du chemin, je suis bien fatigué, Antoine Minard !… Dans un temps qui n’est pas éloigné, je ferai le compte de mes derniers jours, et ma Clarence, fille infidèle, ne viendra pas soulager par sa présence les tortures de mon agonie.
— Vous la reverrez, dit Antoine Minard avec entraînement.
— Vivante ?… jamais !
— Vous allez la revoir, vous dis-je.
— Depuis son départ de Venise…
— Elle est ici.
— Ici… à Paris ? cria Nostredame d’une voix de tonnerre.
— Silence ! oh ! silence !…
— Me taire, Antoine Minard !… Me taire, ne pas appeler ma fille, lorsque l’écho peut lui porter ma voix !… Mon ami !… noble Antoine Minard, président à mortier, magistrat puissant ; oh ! à deux genoux, je vous en supplie… Où est-elle ?… — Un mot, un ordre, un arrêt qui me rende mon enfant !… Elle est coupable ? le pardon d’un père purifie comme le feu !… Elle m’a oublié ? mes traits sont sortis de sa mémoire ?… la nature a un cri qui ne s’oublie jamais ! Les traits d’un père et d’une mère sont ineffaçables dans la pensée des enfans les plus ingrats !… Eh bien ! où donc est-elle ?
Nostredame étoit à genoux devant son ami. Le président étoit trop ému pour répondre ; il le relevoit, lui faisoit signe de se calmer, de se tranquilliser.
— Oui, je vais arrêter, afin de mieux vous entendre, mes cris, mes sanglots et mes pleurs.
— Elle vit !… Elle est à Paris !
— Je le sais depuis hier seulement.
— Vous l’avez vue ?
— Non.
— Qui vous en a parlé ?
— La rumeur publique, répondit Minard sans réflexion.
— La rumeur publique a parlé de ma fille ?… Le nom de Clarence livré à la voix de tout un peuple ? demanda Nostredame avec sévérité.
— Le peuple ne l’a point nommée, mais un incident m’a fait conjecturer que la femme dont il étoit question devoit être Clarence.
— Parlez encore, monsieur le président, j’écoute :
— Illustre Nostredame, mon ami… Une femme est bien foible, livrée aux séductions du monde…
— Sans doute, mon ami, sans doute… J’écoute encore…
— Et c’est un moindre malheur, lorsque, après avoir été trompée par un vil séducteur, on tombe impuissante, aveuglée, dans une faute nouvelle, dont un roi est le motif.
— Un roi ?… — Je ne vous comprends pas.
— Clarence est la maîtresse de Henri II.
— Quoi !… qu’avez-vous dit ? Clarence, la maîtresse du roi… Maîtresse !… Ah ! ça, mais Clarence est donc une prostituée ? Ma fille !… l’avez-vous dit ? est-ce bien vrai ?… Le peuple vous l’a dit ? il est dans la confidence de mon infamie, le peuple ?… Ah ! malheureux Nostredame !
— Mon ami, sage Nostredame,… le repentir, la pénitence et votre pardon peuvent effacer cette souillure… de la modération, de la prudence. Pour ressaisir votre enfant, il faut employer ces ménagemens que commande le despotique amour d’un souverain.
— Honte et malheur !… Laure de la Viloutrelle, pourquoi m’as-tu oublié ?… Pourquoi n’as-tu pas tué ma fille, comme tu as tué sa mère ?… Eh bien ! non, je me trompe, ma vue s’égaroit, je ne la voyois pas… C’est encore Laure de la Viloutrelle !… Tuer mes deux femmes, bien ; mais ma fille ? pour la placer, vierge et pure, aux côtés de la mère du Christ ?… Oh ! non. Ma fille, Antoine Minard, elle l’a prostituée !… Elle a présenté à ses lèvres l’ambroisie païenne, la coupe d’or des repas impurs ; elle a fait monter à son cerveau l’enivrante vapeur des encens du sérail… Malheureux Nostredame !… Il pleura amèrement ; Minard laissa couler des larmes qui devoient calmer sa souffrance ; mais cette douleur de l’homme foible fut de courte durée, Michel de Nostredame poussa un cri brisé par un sanglot, il se dressa, l’œil fixe et grand ouvert.
— Et pourquoi donc m’appelle-t-elle à Paris, cette reine ? Quelle cruauté d’arracher un pauvre père à l’ignorance de son infamie !… Que veulent-ils de moi ?… Minard, si Dieu en effet, par une explicable compensation donnée dans sa justice, accorde parfois à mon esprit l’hallucination, la seconde vue… Si, à force de sonder les ténèbres, d’interroger le doute,… je vois dans l’ombre… Si mon regard, à l’inspection des organes physiques, à la reconnoissance de certains signes, s’instruit et m’avertit des chances offertes à certaines destinées humaines,… que Dieu les protége tous à cette cour, ou ma parole, comme le doigt vengeur au festin de Baltazar, leur gravera dans l’esprit, en traits ineffaçables, la lettre sanglante de leur avenir !…
— Pensez à votre fille, Nostredame.
— Et à la vérité, Antoine Minard.
— On dit le roi épris de Clarence au point de lui sacrifier madame de Valentinois ; n’irritez pas le lion. Jetez, comme une pâture, une promesse de gloire à son orgueil ; puis, avec la voix suppliante d’un père, demandez-lui votre enfant.
— … Oh ! noble et généreux César de Nostredame, mon fils ! parle-moi maintenant de ta sœur… Imagine sur ses traits, dans ta curiosité naïve et fraternelle, des grâces et des charmes pour flatter la vanité d’un père… Clarence ! lis souillé par l’eau du ruisseau ! Clarence ! robe de soie et d’or qui recouvre une lèpre hideuse !… Clarence prostituée !…
— Calmez ce désespoir, illustre Nostredame ; la tolérance est l’œuvre du savoir et de la bonté… Préparez vos pardons, ne maudissez pas…
— Mais vais-je la voir, effrontée, au milieu de la cour, imposer silence à ma colère, et faire monter à mon vieux front le rouge de honte qui n’est plus l’ornement du sien ?… Habite-t-elle le palais ?
— Non. Hier soir, lorsque sonnoit l’angelus, un moine l’a emmenée, par ordre du roi, de la maison où elle avoit été conduite… J’ai perdu sa trace depuis ce moment.
Un grand retentissement de pieds de chevaux se fit entendre sur le quai, et comme une clarté vive et rougeâtre vint à frapper subitement les vitres de la chambre où causoient les deux amis, leur conversation fut interrompue.
Anne de Montmorency, premier baron, pair, maréchal, grand-maître, connétable de France, chevalier des ordres de Saint-Michel et de la Jarretière, premier gentilhomme de la chambre du roi, gouverneur de Languedoc, comte de Beaumont-sur-Oise et de Dammartin,… escorté de vingt pages, trente gentilshommes, et cinquante archers-cavaliers de la garde écossaise, venoit chercher, en son hôtellerie, Michel de Nostredame, médecin ; astrologue, — disoit le peuple ; — devin et prophète, — disoient les grands ; — savant, mais imposteur et visionnaire, — disoit le plus grand nombre des lettrés, des savans, et surtout des médecins. Si l’ergoterie, la chicane, l’esprit de système et la polémique de l’envie avoient été en ce temps-là bannis de la terre, il auroit fallu les rechercher dans la corporation des médecins.
X.
LA RÉCEPTION.
La réception de Michel de Nostredame dans le palais des Tournelles eut vraiment la magnificence et la solennité d’une réception de prince ou de duc souverain.
Catherine de Médicis, bien qu’elle ne fût point encore admise au maniement des affaires, n’en étoit pas moins préoccupée par les symptômes alarmans qui se manifestoient autour d’elle. Elle comprenoit instinctivement que le travail intellectuel, opéré par une génération en progrès, met toujours en question les principes constitutifs du pouvoir alors existant, tourmente la base de ce pouvoir, fatigue sa pierre d’assise, s’il ne l’ébranle, s’il ne l’écaille, s’il ne la brise ; — comme les flots de la mer minent le rocher, le morcellent, le lézardent, le détériorent par des fissures profondes, et finissent par le dominer à ce point que pendant une nuit, après mille ans de combats peut-être, la masse énorme s’ébranle, s’affaisse… Le pêcheur, quittant le matin la darse de son port, l’anse de sa rivière, cherche le rocher… à la place où il s’élevoit, le flot passe uni, calme et victorieux. — Ainsi passe le pouvoir populaire !
Catherine avoit foi dans Henri II, non à cause de ses vertus d’époux, mais à cause de ses vertus de roi, — telles qu’on les comprenoit au seizième siècle. — Il étoit jeune, brave, d’une constitution vigoureuse ; despote et orgueilleux, habile enfin à porter à la fois sa couronne et son épée ; — mais une catastrophe imprévue pouvoit l’abattre, et connoissant bien les hommes qui entouroient Henri, la reine craignoit que l’un d’eux fût assez agile et assez hardi pour ramasser plus vite que ne le feroit un foible enfant cette couronne tombée. Pour rassurer son esprit incessamment troublé par la prévision d’un pareil danger, Catherine de Médicis n’en appeloit pas à son génie, elle en manquoit entièrement ; elle invoquoit, Italienne exercée dans l’art des ruses et des intrigues, femme incertaine et superstitieuse, toutes les combinaisons de portée occulte et mesquine, tous les augures fortuitement suscités à ses yeux, tous les signes célestes accessibles à la folie de l’interprétation humaine ; — et dans un homme tel que Michel de Nostredame, elle honoroit moins les services rendus à son pays en temps de mortalité, les connoissances positives et les vertus privées, que la science mystérieuse dont elle le supposoit possesseur infaillible.
Le mal de superstition étoit d’ailleurs, à cette époque, un mal assez commun, et les gens de la cour ne se présentèrent pas aux Tournelles, dans la soirée où Nostredame y fut introduit, sans une vive curiosité, sans une indéfinissable émotion ; Henri II la partageoit : il croyoit à la seconde vue, il vouloit savoir ; mais, embarrassé du nom de la jeune fille à laquelle un étrange caprice lui faisoit porter une vive affection, il craignoit que la vue du prophète ne pénétrât dans le secret de son ame, et dans la petite maison, dépendance du couvent des Carmélites, sise au plus haut de la montagne Sainte-Geneviève.
Michel de Nostredame n’avoit point encore jeté sa parole au peuple ni aux assemblées ; c’est seulement dans des conversations intimes qu’on avoit pu surprendre les préoccupations de son esprit, les puissantes inductions qu’il tiroit de l’analyse profonde des hommes, des faits et des idées générales : des indiscrétions avoient fait sa célébrité, il alloit sans doute la consacrer à la face de la France représentée par son roi, ses princes et ses grands seigneurs ; comme Daniel dans les palais de Babylone, il alloit, au milieu du cercle brillant des Tournelles, proclamer une de ces formidables vérités qui condamnent une époque présente à subir la vue de son avenir.
Le médecin de Salon étoit bien loin cependant de songer à affecter une attitude en rapport avec le rôle bizarre que lui faisoient jouer la curiosité des grands, la pusillanimité de la reine ; simple en ses discours, comme tout homme loyal et véridique, simple en son maintien, comme le permet la haute supériorité de l’intelligence, mais l’ame remplie de pensées douloureuses, ulcérée par le sentiment de la honte imprimée à son caractère de citoyen et de père, par la prostitution de sa fille, il s’avançoit le visage austère, empreint d’une mélancolie sombre, à travers la haie soyeuse et dorée des courtisans. Le connétable marchoit à ses côtés, exprimant lui-même un visible embarras ; c’étoit un secret entre Nostredame et lui : il avoit voulu remplir le message confidentiel de Henri II ; et, tout en chevauchant à côté du modeste médecin, il lui avoit dit, avec cette assurance ordinaire aux gens de guerre, aux gens titrés, aux gens de cour :
— Maître, ne perdez le souvenir, dans l’illustre compagnie où vous allez vous trouver, que l’homme prudent qui voit le mal doit se taire ; — que l’oreille des rois est chatouilleuse, qu’il faut les fléchir par la patience ; — qu’on est insensé de se plaindre hautement devant eux ; — et que, dans ce cas, si le fouet est pour le cheval, le mors pour l’âne, la verge est pour le dos de l’insensé : — ceci a été écrit par Salomon.
Michel de Nostredame, entendant ces étranges paroles, pressa sa mule contre le cheval du connétable, dont il serra la jambe d’acier, et se haussant un peu sur l’étrier, il lui dit d’une voix ferme et grave :
— Monseigneur, je n’ignore pas que lorsqu’on s’assied à la table des princes il faut considérer avec attention ce qui sera servi devant soi ; — précaution qui vous manque, ainsi que le prouvent vos nombreuses disgrâces et celles qui vous attendent encore ; — mais je sais aussi que c’est l’insensé qui n’ouvre point la bouche devant l’assemblée des juges ; je sais que ceux qui disent aux méchans : Vous êtes justes, seront maudits des peuples et détestés des nations : à cause de cela, s’il en est temps encore, j’ôterai la rouille de l’argent pour en former un vase pur, — ainsi que l’a écrit Salomon, monsieur le connétable.
— Que parlez-vous de mes disgrâces, maître ? avoit répliqué Anne de Montmorency.
— Elles n’ôteront rien aux mérites de votre mort, monseigneur ; un homme tel que vous meurt en brave, — fût-il tué par derrière.
L’illustre messager du roi, craignant d’en trop entendre, s’étoit porté en avant, silencieux et soucieux.
Michel, arrivé au haut de la galerie des Écossais, voyant s’interrompre la foule, s’arrêta devant un groupe isolé ; il étoit composé de Catherine de Médicis, du roi, de madame de Valentinois, de François de Guise, du prince de Condé, de l’amiral de Châtillon (Coligni), des maréchaux de Saint-André et de Thermes, de quelques seigneurs familiers du roi, du jeune Ronsard, déjà favori de la cour, déjà poète à la suite.
Plus tard, les rois prirent des historiographes, — ils sont aujourd’hui réduits aux sténographes, espèces de fonctionnaires suivant la cour, dont toute la capacité doit consister à bien entendre, — sauf révision, — à écrire debout, vite et dans la forme du chapeau. — Ne jamais penser, toujours écrire ; telle est la devise qui a remplacé cette autre, trouvée par Balzac : Ne jamais blâmer, toujours mentir. — Il vaut mieux être sténographe.
Quatre enfans d’âge bien tendre, mais presque égaux, débordoient ce groupe, c’étoient : François, dauphin ; le duc d’Orléans (Charles IX), le duc d’Anjou (Henri III) et Marie Stuart, envoyée par sa mère auprès de Guise, son oncle.
Anne de Montmorency, en sa qualité de premier gentilhomme de la chambre, faisant les fonctions d’introducteur et de maître des cérémonies, dit à Nostredame :
— Le roi, monsieur.
Nostredame fit un pas de plus, et s’agenouilla.
— Cousin, dit le roi au connétable, aidez l’illustre maître à se relever. — Il juge les hommes de trop haut pour se poser si bas.
— Êtes marri, Nostredame, que notre bonté particulière vous ait appelé auprès de nous ? demanda Catherine de Médicis, inquiète de l’émotion pénible qui se laissoit voir sur les traits de Michel ; et, afin de rassurer ses esprits qu’elle croyoit intimidés, elle lui présenta sa main à baiser.
Le médecin de Salon se releva plus grand, — oui, plus grand de taille qu’il n’étoit entré dans l’appartement royal ; l’œil plus ouvert, le regard plus assuré, la bouche un peu contractée, la physionomie plus sévère encore. Sa pensée parut s’arrêter à la fois sur deux têtes de hauteur bien différente — deux extrêmes, — sur le beau et vaillant Henri II et sur Marie Stuart, qui avoit sept ans. Cette enfant excita en lui une angoisse poignante, dont il fut dominé à un point tel, qu’il chercha sur le visage du roi la suite de ses idées.
— Aimable enfant ! — dit-il après une scène muette assez longue, en posant sa main sur la tête blonde de la petite Marie ; — charmante tête ! Et ce mot à peine prononcé, il retira brusquement sa main ; elle étoit mouillée par du sang. Cet incident singulier étoit causé par une lutte qui, dans la soirée, avoit eu lieu entre le duc d’Orléans, le futur Charles IX, et Marie ; le jeune prince l’avoit frappée sur la tête avec une hachette, la plaie avoit été pansée négligemment, et cachée par une forêt de cheveux, il avoit fallu une pression pour que le sang dénonçât son existence.
Catherine de Médicis fut seule fort alarmée, François de Guise rit très-haut de ce qu’il appeloit la peur du médecin. Le fils altier de Claude de Lorraine paroissoit le maître entre tous ces illustres personnages. Vêtu d’un pourpoint et chausses de satin cramoisi (car de tout temps il aima le rouge et l’incarnat, — dit son historien), d’une saie en velours noir, d’une cape aussi de velours noir, coiffé d’un bonnet de même étoffe et de même couleur, surmonté d’une plume rouge, une dague à la ceinture, une belle épée au côté, il avoit ainsi air martial et bon air, accru encore par l’arrogance répandue dans son maintien et sur son visage, qui portoit la cicatrice d’une pierre reçue dans une rencontre entre religionnaires. — S’il étoit, comme nous l’avons déjà dit, dans la destinée des Montgommery de frapper leurs rois à la tête, il étoit dans celle des Guises d’être frappés à la joue, car, après ce François de Guise, vint Henri de Guise, le balafré.
— Illustre Nostredame, — dit Catherine de Médicis, — entre toutes ces têtes, précieuses à des titres différens, il en est quatre qui doivent surtout attirer votre attention, puisqu’à leur conservation est attaché le bonheur de notre France.
— Reine, que voulez-vous de moi ? — demanda Michel, comme s’il n’eût pas encore compris le motif de sa venue.
— Nous désirons, maître, savoir ce qu’il adviendra de nous tous, en ce monde et dans l’autre.
— Pour cette vie, madame, bien des fortunes diverses ! — et pour l’autre vie ?… vous tous, demandez à vos consciences.
— Ne nous direz-vous pas un mot plus clair que ceux de la sibylle ? dit l’amiral de Châtillon d’un ton railleur.
— Votre nom, monsieur ? — répliqua vivement Nostredame.
— Coligni.
— Et le vôtre ? — demanda-t-il impérieusement à un seigneur voisin de l’amiral. Ce seigneur dressa la tête, d’une main caressa la garde de son épée, de l’autre se prit le menton, et inclina le haut de son corps en arrière.
— Je suis François de Lorraine, duc de Guise, mon maître, dit-il d’une voix haute.
Michel les saisit tous deux à l’avant-bras, les attira quelques pas en avant du groupe, et plaçant sa tête en tiers avec leurs deux têtes orgueilleuses, il leur dit à demi-voix :
— Regardez-vous bien, messeigneurs, et dans les yeux l’un de l’autre cherchez l’heure de votre mort ; car, par la volonté de Dieu, dans ces temps de discords religieux, le sang de Guise retombera sur le nom de Coligni, le sang de Coligni sur le nom de Guise !… C’est affaire entre vous !… N’interrogez donc pas l’avenir, si la vergogne qui siége en vos consciences doit mettre du sang dans vos haines et des meurtres dans votre histoire !… assez, n’est-il pas vrai ?
L’amiral broya son cure-dent, François de Lorraine frappa du pied ; Nostredame se rapprocha de Henri.
— Que leur disiez-vous donc, messire ? ils paroissent mécontens l’un de l’autre, et honteux d’eux-mêmes plus qu’il ne convient à gens qui ont le cœur si fier.
— Sire, je leur ai parlé plus clairement que ne l’auroit fait la sibylle ; et maintenant, à votre majesté, je demande une grâce.
— Laquelle, maître ?
— La faveur d’entretenir le roi, seul à seul, en un cabinet de ce palais.
— Seul ? dit Henri en hésitant.
— Du moins en compagnie de la reine ? demanda Catherine de Médicis.
— Ma bouche restera muette, madame, pour toute autre oreille que celle du roi.
— Et le roi peut vous écouter sans péril pour son salut ?
— Il le peut, répondit nettement Nostredame.
— Mesdames et messeigneurs, — dit Henri en s’avançant dans l’espace laissé vide par l’humilité de la foule des courtisans, — notre volonté ne sera faite qu’après celle de Dieu et celle du savant Nostredame ; en cet oratoire qui touche à la galerie, nous allons écouter les promesses de l’avenir ; désirant fermement qu’elles ne trahissent pas nos vœux pour la gloire de la religion catholique et le bonheur de la France.
Le roi fit signe à Michel de le suivre, et se dirigea d’une marche un peu brusque vers une petite porte que recouvroit une portière en velours rouge. Au moment où il en dépassoit le seuil, Catherine de Médicis, qui avoit fait quelques pas de ce côté, dit à Nostredame, avec une voix pleine de prière et de bonté :
— Parlez-lui de la reine !
XI.
L’ARDOISE.
— Eh bien ! maître, que dit l’astrologie ? commença Henri en s’asseyant sur la chaise d’un prie-Dieu.
— Je la consulte peu, sire, et dans le moment le plus brillant de ma vie, celui où il m’est accordé de parler à mon roi, je ne suis inspiré que par la douleur et la honte qu’inflige Henri II à mon cœur paternel.
— Qu’est-ce ? que dites-vous ?… Je ne vous comprends pas !…
— Sire, sans plus de mots,… cherchez dans vos souvenirs d’un jour ; et s’il s’y trouve celui d’une jeune fille qui doive demander à Dieu, à son père, le pardon de bien des fautes ;… si vous vous rappelez que cette impudique enfant, sortant des bras du roi de France, a été menée par ses ordres en une cachette où ne peut l’atteindre la voix même de Nostredame… Un mot, un ordre !… que cette jeune fille soit rendue à ma clémence, qu’elle soit aussitôt arrachée à la prostitution de son asile…
— Silence ! maître, silence !… Sans plus de mots, Henri II vous a compris,… et il se retrouve devant son juge, plus amoureux que coupable ; car la jeune fille dont il peut se rappeler, il la prit au pied d’un autel, où l’anneau du mariage est de paille… Il a brisé cet anneau, voilà tout. Présentez-vous, heure de minuit, devant une petite maison voisine des Carmes, sur la montagne Sainte-Geneviève ; une religieuse vous abordera, vous lui montrerez cette clef que je vous confie, — et, conduit par elle, vous verrez bientôt celle que vous cherchez. Alors, maître, dites-lui, lui portant mes adieux, que dans les prières imposées à sa pénitence, elle dise un mot du roi… Entre tous les exemples laissés par notre glorieux père, nous n’irons point chercher celui de l’échafaud de Saint-Vallier… Le bourreau ne sera jamais l’agent de nos amours.
— Non, sire ! s’écria Nostredame, en tombant à genoux devant le roi, dont il baisa la main.
— Et maintenant, maître de Nostredame, après nous avoir octroyé le pardon d’une offense qui fut involontaire, ne nous direz-vous rien qui concerne plus particulièrement le roi ?
— De tous les orages dont est noirci l’horizon de la France, je n’en vois aucun, sire, qui doive éclater sur votre tête.
— Tant pis, Nostredame, mille fois tant pis ! J’eusse aimé mieux les braver ces orages, car de l’autre côté de cette porte, près de trois enfans bien jeunes, il y a bien des tigres et des lions !…
— Et bien des morts, par accident !…
— Lequel mourra le premier d’eux tous ?
— Dieu seul, sire, compte les jours.
— Mais Dieu vous inspire, parlez pour lui !
— Je ne le puis.
— Est-ce François de Guise qui mourra le premier ?… Oh ! Nostredame, ce seroit tant mieux pour notre race ! Ces Guises, où donc, dans le ciel, est placée leur étoile ?… Seroit-elle couronnée, par hasard ? L’inévitable destinée les pousse, quoique nous en ayons, sur les marches de notre trône… Généraux, cardinaux, ils sont là, et leurs enfans au-dessous d’eux, et eux devant nous !… Mille fois, nous avons vu leur ombre s’alonger sous l’estrade royale, et nous dépasser de la tête !… Mille fois, nous avons surpris leurs regards mesurant la distance qui sépare leur tabouret de notre fauteuil !… Il y a du maître dans ces hommes-là ! Et s’il est dans notre caractère de vouloir des conseils, nous ne voulons pas d’ordres assurément… il y a encore ce prince de Condé, petit chat-tigre qui a faim de la chair du Guise, et peut-être de celle du roi !… Et l’amiral de Châtillon, dont le flegme insupportable exprime à toute heure la pensée du complot… Ces gens-là n’ont l’air de servir le trône que pour se donner le droit d’y monter. — Moins de beaux services, moins de brillante valeur et moins d’orgueil aussi !… Entre vous et nous, dites bien bas, qui d’entre eux mourra le premier ?
— Celui que désignent les lignes tracées sur cette ardoise, sire. Et s’approchant d’un meuble sur lequel se trouvoient une tablette et un stylet, Michel y traça rapidement quatre lignes. Tandis qu’il écrivoit :
— Savez-vous, — lui dit le roi, — que sur cette même ardoise, François Ier traça bien des vers galans ?
— Oubliés aujourd’hui, même de madame de Valentinois, répliqua naïvement Michel.
— Le trait est sanglant, Nostredame, et irrespectueux pour votre roi. Mais vos paroles seront stériles… Diane de Poitiers est inséparable de Henri II.
— Quelle place votre majesté laisse-t-elle donc à la reine ?
— Celle de régente de France, pendant le voyage que nous allons faire en Lorraine… Mais voyons la prophétie mortuaire : — Il prit la tablette ; Nostredame resta droit et impassible. Le roi lut :
Le lion jeune le vieux surmontera ; |
Qu’est-ce cela ? qu’avez-vous écrit ? Pourquoi ces lignes ? que veulent-elles dire ? — Et pressant ses questions, Henri II bégayoit, trembloit, pâlissoit. — Nostredame ! ai-je bien lu ?… Que signifie cela ?… quel coup de cloche funèbre frappe encore à notre oreille ! c’est le troisième. Un fou, un manant, un sorcier me fut un jour amené… Il prédit ma mort dans un combat singulier… Un autre jour, François de Guise,… oui, le guisard, il paroissoit joyeux de la nouvelle !… François de Guise, revenant de chez un astrologue qui avoit son gîte près du Luxembourg, eut l’impudence de nous répéter la promesse de mortalité qui nous étoit faite par son devin… Mourir tué, Nostredame, que nous importe ! « Je ne me soucie de mourir de cette mort, plus que d’une autre ; voir même, je l’aimerois mieux, et mourir de la main de quiconque ce soit, pourvu qu’il soit brave et vaillant, et que la gloire m’en demeure !… » Mourir tué, j’y souscris !… Mais l’heure ? Nostredame, l’heure ? Le moment, le lieu ! Que l’homme ait le temps de se reconnoître, que le roi ait le temps de pardonner !… et puis encore, le temps de finir tant d’affaires mal commencées ! de réparer tant de choses mal faites !… Oh ! qu’ils ne sachent rien, là, de l’autre côté, qu’ils ignorent ces quatre lignes !… Effaçons-les, effaçons-les vite ! Comme elles tiennent sur cette ardoise !… Pour dernier mot sur le roi, Nostredame, mourir nous est indifférent, s’il nous est possible, avant cela, de vivre un peu glorieusement… Silence !… et pour récompenser la vérité la plus terrible que monarque puisse entendre, cinq cents écus d’or sur ma cassette, maître, je vous les donne… Sortons,… non ; ne rentrez pas dans cette galerie… Retirez-vous par cette autre porte, un page de service vous conduira. Dieu vous garde !… priez pour le roi !
Lorsque Henri II reparut au milieu de sa cour, il dissimula mal son émotion, elle fut visible pour tous.
— Beau cousin, — dit-il à François de Guise, parlant de la France et de sa gloire, nous avons parlé de vous. Monsieur le prince de Condé, Michel de Nostredame est vraiment prophète, car il m’a prédit votre constante fidélité, et de nombreux faits d’armes, ouvrage de votre épée…
— N’a-t-il rien dit de vos enfans ni de leur mère ? demanda Catherine de Médicis.
— Il a prophétisé juste, belle reine, en vous désignant comme régente de France… Ainsi donc, le serez dans peu de jours, lorsque nous partirons pour la Lorraine.
— Et de moi, qu’a-t-il dit ? vint demander à son tour madame de Valentinois, sur le ton de l’amertume et de l’ironie.
— Ame de mes pensées, — lui répondit-il à l’oreille, — il a tracé, sur l’ardoise où mon père vous écrivit si galantes poésies, quatre vers qui vouloient dire : Henri mourra l’amant de Diane.
XII.
LES CHEVEUX BLANCS.
Oublieux de la sentence de mort qu’il venoit de tracer, Michel de Nostredame, tenant en sa main la clef que lui avoit donnée Henri II, pressoit le pas derrière un porteur de chaise, qu’il avoit pris pour guide aux portes de l’hôtel des Tournelles, et se dirigeoit vers la montagne Sainte-Geneviève, le cœur bien ému, les yeux mouillés de larmes, murmurant ces mots : — Ma fille ! mon enfant ! ma pauvre Clarence !… Brebis souillée, lis flétri, ange déchu ! mais toujours ma fille !…
Il s’arrêta devant la petite maison indiquée, et ordonna alors à son guide de s’éloigner. Quelques instans écoulés, le bruit d’une marche précipitée retentit à une petite distance, — et avant qu’il ait eu le temps de reconnoître la direction suivie par le passant, il entendit une voix forte l’appeler par son nom.
— Qui que vous soyez, approchez, répondit-il avec fermeté.
L’inconnu ne se le fit répéter, et Nostredame put distinguer, malgré la profonde obscurité, les reflets vifs d’une armure bien polie.
— Illustre docteur, vous m’apprenez que les jambes d’un soldat ne valent pas mieux que les jambes d’un savant… Je vous tenois en chasse, comme diroit monsieur l’amiral, depuis les Tournelles.
— Que me voulez-vous, messire soldat ?
— Soldat ou capitaine, qu’importe ! La nuit exprime la justice de Dieu, elle ne distingue pas les rangs. Sans m’inquiéter de la singularité qui vous fait ainsi courir par la ville, à pareille heure, je profiterai du hasard, et vous ferai une question ; me promettez-vous d’y répondre ?
— Je promets de vous écouter.
— C’est plus que ne m’accorderait le pape, ou le parlement de Paris qui fait de si beaux arrêts contre les religionnaires… Voici le fait : votre science est grande, et ma foi en vous ne l’est pas moins ; vous aurez entendu parler d’Anne du Bourg, conseiller-clerc, prisonnier en ce moment, et soumis aux chances d’un jugement pour avoir dit au roi, en séance de mercuriale, que l’adultère étoit un crime dont Achab avoit été puni. Ce du Bourg, je l’aime, nous récitons les mêmes prières ; … sera-t-il condamné ?
— Giles le Maître, le premier président, s’y emploie chaudement, répondit Nostredame.
— Giles le Maître est un sot, ce n’est pas lui qui donne le ton du requiem, répliqua l’inconnu. — Enfin, continua-t-il avec la même assurance, Anne du Bourg sera-t-il condamné ?
— Oui, l’intérêt de la religion l’exige.
— Ceci, docteur, seroit sujet à controverse… Et s’il appelle comme d’abus ?
— Les évêques le condamneront encore.
— Ainsi le premier jugement qui aura dit au bourreau : Pends et brûle ! aura bien dit ? et celui qui, par ses instigations, ses menées, aura provoqué ce premier jugement en recueillera la gloire ?… Si celui-là mouroit avant le temps, du Bourg auroit-il des chances pour vivre ?
— Je ne vous comprends plus, soldat.
— Votre hésitation a répondu… du Bourg vivroit !… Une question encore : l’homme qui sauveroit le conseiller-clerc au prix de l’acte que je viens de vous indiquer, qu’adviendroit-il de lui ?
— Celui qui tue sera tué !
— Cela est écrit, mais plus d’une fois l’événement a contredit l’écriture ; vous ne voyez ni gibet ni bûcher pour cet homme ?
— Je ne vois que sa fosse, sans savoir par quel chemin il y marchera.
— Amen, docteur. C’est tout ce que ma curiosité demandoit à votre science. Si vous veniez plus tard à chercher le nom du soldat qui vous parle en ce moment, dites-vous, illustre Michel de Nostredame : C’étoit un gentilhomme ayant pour devise : No bishop, no king. Ma sollicitude est satisfaite, et ma discrétion me dit : Va-t’en. — Dieu vous garde !
Ce furent les derniers mots du soldat, il disparut ; le retentissement des pièces de son armure avertissoit Nostredame qu’il se dirigeoit vers les bâtimens du collége de Navarre.
L’horloge de Sainte-Geneviève sonna minuit ; la porte de la maison voisine du couvent s’ouvrit, une lumière éparpilla ses rayons dans l’ombre, et laissa voir à Michel la robe blanche d’une religieuse ; il marcha vers elle sans proférer une parole, lui montra la clef.
— Ce n’est pas le roi ! dit bien bas cette femme en cachant son visage, et dirigeant sa lumière sur les traits de Nostredame. Elle tressaillit.
— Suivez-moi, dit-elle brièvement. Tandis qu’elle traversoit une petite cour et montoit les degrés d’un escalier en pierre, construit en spirale, elle faisoit entendre un bruit étrange, comme celui d’un hoquet ou de sanglots étouffés : étoit-ce du rire, étoit-ce des pleurs ? Arrivée au premier étage, elle longea un corridor à plusieurs portes, en ouvrit une : c’étoit une vaste cellule, délabrée, décarrelée, sans doute inhabitée.
— Et ma fille ? demanda Nostredame, le cœur brisé par l’attente, et jetant un regard troublé dans cette chambre.
La religieuse ferma la porte de la cellule, alluma deux bougies jaunes.
— Mais ma fille, madame ? dit encore Nostredame.
— Elle n’est plus ici.
— Qui dit cela ? qui a parlé ? cria Nostredame en courant à la religieuse arrêtée immobile au milieu de la pièce.
— Me reconnoissez-vous ? — dit-elle d’une voix forte.
— Ah ! ah ! je succombe ! s’écria Michel en se reculant, les jambes ployées, les bras en arrière… La voilà !… c’est elle !… ma fille est tuée ! ma fille est empoisonnée !… Où suis-je ?… Ma raison s’égare !… Où suis-je donc ?… c’est le roi qui m’envoie vers toi, monstre !… Mais je rêve ! ce n’est point ici la maison où ma fille avoit été conduite ; n’est-il pas vrai, Laure de la Viloutrelle, je me suis trompé d’indice et de maison ?
— Vous ne vous êtes point trompé, Nostredame.
— Mais où donc est ma fille ?… parle, Laure, parle au malheureux Michel !… Laure, miséricorde !… En est-ce assez ?… Voyons, t’arrêteras-tu, enfin ?
— Je ne m’arrêterai pas.
Nostredame fit un bond sur lui-même, les bras en avant, les doigts écartés et roidis ; les sanglots arrêtèrent sur ses lèvres le cri affreux sorti de sa poitrine. Après quelques secondes d’une angoisse nerveuse bien fatigante, il pleura, quoique son geste fût encore menaçant.
— Laure de la Viloutrelle, enfant maudit ! ce duel épouvantable que la fatalité de ma destinée a permis entre toi et moi, je pourrois le terminer à la manière dont tu l’as commencé ; je pourrois, obéissant aux instincts furieux d’une vengeance bien juste, — époux deux fois veuf par tes œuvres, père flétri dans son enfant prostituée par tes manœuvres honteuses, — me ruer, bête féroce, sur le monstre que l’enfer attache à moi, — t’étouffer dans mes bras, te déchirer de mes ongles, anéantir, avec ta vie, ta hideuse intelligence… je le pourrois !… tes meurtres appellent un autre meurtre ! Mais Dieu me voit et m’entend !… Dieu, qui me livre à toi, garde sa part de mon ame, et ne permettra pas que je la souille en t’imitant !… Vis, malheureuse.
— En la chambre de ma petite maison de Montpellier, sur le banc de la niche de saint Pierre, de pareils mots furent dits, n’est-il pas vrai ?
— Sous le cimetière de Salon, dans un caveau funéraire destiné à ma famille, allez, méchante femme, chercher la réponse à ce souvenir fatal !…
— Et l’excuse aussi, pour tout ce que j’ai souffert !…
— Souffrances du remords, c’est justice de Dieu !… et Dieu ne frappe que les coupables.
— Étois-je coupable ? dis-moi ! s’écria Laure de la Viloutrelle d’une voix rendue criarde par la colère. Étois-je coupable, lorsqu’à seize ans, en deuil de ma mère, je me défiois de mon regard, qui t’auroit révélé tout l’amour que tu m’inspirois ?… Étois-je coupable, lorsqu’enlacée par tes bras, sur l’esplanade du perron, je fuyois cet embrassement qui me rendoit si heureuse, et ne demandois à ta foi que le chaste serment d’être mon époux, de m’aimer toujours… et de mourir avec moi ?… Je me le rappelle, je te demandai cela encore !…
— Ne le renouvelez pas ce dernier vœu, Laure de la Viloutrelle, femme empoisonneuse et maudite ! Ne demandez pas au ciel un supplice qu’eût inventé le délire du Dante ! Mourir avec moi ! pour faire cortége à deux femmes tuées par toi, monstre !… avec ma fille !… Ma fille !… toi, ici, à la place de Clarence !… Ma fille est morte ! Rends-moi son corps ! rends-moi mon enfant !…
— Oui, si tu me rends, homme né pour ma honte et ma damnation, si tu me rends tous les jours, toutes les nuits que j’ai perdus à pleurer et à vieillir !… — Voyons, ma part est faite, pour l’éternité ; quelle sera la tienne ?… Lorsque je t’ai dit qu’un seul amour ou qu’une seule haine occuperoit ma vie, j’avois seize ans ; que s’est-il passé depuis ?… Parjure à mon serment, ai-je pris un époux ?… ai-je, par deux mariages, outragé ta tendresse et ta fidélité ?… Penses-tu, par hasard, que Dieu juge à la manière des hommes, et que, dans une faute ou un crime commis, il ne condamne que le crime lui-même et le bras qui l’a exécuté ?… Dieu verra la pauvre fille éplorée, se tordant dans d’inexprimables angoisses, criant : Ne sois pas parjure, mon Nostredame, ne tue pas la pauvre Laure ! Et du même regard, considérant la cruauté froide de ce Nostredame, qui a menti, qui a trompé, il dira : Celui-ci est vraiment le meurtrier de ces deux femmes !… Il dira cela, entends-tu bien, car dans son infaillible pensée, la responsabilité des crimes pèse plus sur leurs causes que sur leurs effets… Il dira cela, et toi qui parles de supplice du Dante et de cortége infernal, tu y seras dans ce cortége, nous y serons tous deux ! Moi, la coupe du poison dans une main ; toi, dans les deux mains deux cierges de mariage, deux cierges de deux livres, comme les suppliciés ! entends-tu bien !
Nostredame, écrasé par la violence de ces imprécations, étourdi par les coups que lui portoit la parole poignante de la religieuse, fit quelques pas comme pour sortir ; un brouillard troubloit sa vue, ses larmes remplissoient ses yeux ; il s’arrêta subitement aveuglé, jeta sa tête dans ses mains… Laure prenoit enfin la vengeance la plus réelle pour les passions haineuses, — celle en présence, celle qui met l’oppresseur devant l’opprimé, la victime devant le bourreau.
— Ah ! — reprit-elle, sans diminuer sa fureur, — tu crois qu’il suffit d’être fidèle aux devoirs choisis pour plaire à la manie et à la vanité !… La vallée de Josaphat en est pleine, misérable, de ces hommes qui, afin de remplir un devoir de fantaisie, ont sacrifié tous les autres !… Je suis empoisonneuse, et, comme moi, tu seras damné,… car, là-haut, vois-tu, dans ce ciel, où tu crois lire, dans l’auréole en feu où repose l’emblème de la virginité humaine, il y a une femme, protectrice des pauvres filles vertueuses et fidèles… Elle entend leurs vœux, et, lorsque la séduction vient souiller lâchement ou leur corps ou leur ame, lorsque l’abandon vient désoler leur existence… elle recueille leurs plaintes, compte leurs soupirs, pèse leurs pleurs ; et chaque ride qui leur croît avant le temps, chaque cheveu qui tombe de leur tête, elle met tout cela dans la balance… Tu vois bien, Nostredame, que ma souffrance l’emporte sur mes fautes !… — Elle arracha sa guimpe, son bandeau ; et ses cheveux, qui n’étoient point rasés, car elle n’avoit pas fait de vœux, tombèrent en flocons de neige sur ses épaules. — Regarde-moi, cria-t-elle en fondant en larmes, et prenant le bras de Nostredame. — Regarde-moi : vingt-cinq ans ajoutés à mes seize ans m’ont donné cent ans, tu le vois : et voilà déjà vingt-deux hivers que tous ces frimas sont tombés sur ma tête… N’as-tu pas de honte de m’avoir rendue si malheureuse ?…
Les forces de Laure de la Viloutrelle étoient brisées, elle fléchit sur un vieux prie-dieu, et abandonna sa tête sur le pupitre. La clarté rougeâtre des cierges s’alongeoit comme un rayon sur son visage encore bien beau, toujours puissant d’expression, mais bien amaigri, bien pâle ! Nostredame, aussi anéanti que son persécuteur, en étoit à demander à sa raison si cette femme n’avoit pas dit vrai, s’il n’avoit pas à demander pardon à Dieu et à elle.
Ces situations désespérantes se reproduisent dans la vie, il s’y contracte ainsi de ces engagemens d’affection et de haine, qui, commencés à l’entrée du chemin, se continuent jusqu’au terme de la route. Deux êtres se rencontrent, et par l’incident le plus imprévu, par la fatalité la plus étrange, l’un se fait le plus fort, l’autre le plus foible ; l’un prend possession de l’autre, domine ses sensations, son existence entière, réalise la féerie des mauvais génies ; directement, indirectement se place, comme cause participante, dans tous les malheurs de celui que le sort a poussé près de lui : il ne le perdra pas de vue, il réglera même son pas sur le sien ; à quelque place qu’il se repose le plus foible, sous quelque abri qu’il se réfugie, il subit bientôt l’influence de son intime ennemi ; lorsque bien des haines seront justifiées entre eux par bien des persécutions, bien des souffrances, qu’un hasard les réunisse, place le foible à côté de son bourreau, face à face… Ils se maudissent, l’un gémit, l’autre menace encore ; — rien ne s’explique, ne se raisonne entre eux… Ils se remettent en marche, la fatalité continue son œuvre !… Le pauvre opprimé, épuisé, harassé par les fatigues de son douloureux voyage, tombe sur son lit pour y passer sa dernière heure ; au dernier regard qu’il jette, il voit son intime ennemi qui, de sa main implacable, tire les rideaux de l’alcôve, — afin d’obscurcir pour lui, mourant, infortuné, cette clarté du jour, où l’œil de l’agonisant semble lire la promesse d’une meilleure vie.
Michel de Nostredame et Laure de la Viloutrelle se trouvoient ainsi l’un devant l’autre,… et ils étoient bien malheureux ! car leur haine mutuelle étoit de celles qui ne s’oublient qu’avec la vie.
Le père de Clarence, qu’une bien vive sollicitude rappeloit au sentiment de sa détresse, reprit le premier la parole, d’une voix grave et pleine de tristesse :
— Dieu jugera, madame ; Dieu dira à chacun de nous quel fut son crime, et quel en sera le châtiment : laissons faire à sa justice ! Mais je vous en conjure, une halte, un repos ; ne persécutez plus,… moi aussi, je suis vieux avant le temps ;… et s’il faut à votre colère cette satisfaction cruelle, de nous deux c’est moi qui demande merci… Je suis trois fois vaincu, maintenant rendez-moi ma fille,… ma Clarence,… la prostituée, maîtresse d’un roi !… À votre tour, n’avez-vous pas de honte de m’avoir mis cette souillure au front ? elle est ineffaçable, mais mon pardon, pour ce dernier outrage, vous pouvez l’obtenir. — Rendez-moi mon enfant !… Il joignit ses mains suppliantes en prononçant ces derniers mots.
— La duchesse de Valentinois, un peu avant minuit, a fait enlever Clarence de cette maison…
— Enlevée !… encore enlevée ! Mais où donc est-elle ? où l’a-t-on conduite ? Vous le savez.
— Je l’ignore.
— Vous le savez, madame !
— Je l’ignore, vous dis-je. Arrivée depuis peu de jours dans cette communauté, j’apprends de cette nuit seulement qu’il s’y trouve un oratoire où le roi se retire secrètement. Clarence y a été introduite dans la soirée par un moine confesseur ; sa venue ne m’a été révélée que par son enlèvement…
— Vous n’êtes pas dans ce malheur ? oh ! merci !… laissez votre haine finir où commence une autre persécution… ceux de la cour, maintenant ! — s’écria-t-il avec explosion, — ceux de la cour, les voilà qui s’occupent de moi !… et la fille de Saint-Vallier, ne va-t-elle pas tuer mon enfant dans sa jalousie ?… Ah ! de cette femme, du moins, je tirerai vengeance !… Les grands sont invulnérables ? les favorites des rois sont impunissables ?… Je châtierai la favorite, et du même coup, j’écraserai ces courtisans si fiers de leur bonheur ! Et ce soir, je les tenois tous sous mon regard ! un respect humain insensé a retenu ma voix, prête à évoquer la vérité au milieu de leur foule menteuse !… Que voulez-vous de moi ? — cria Nostredame avec une exaspération incroyable. — Voyons, parlez, que me demandez-vous ?… Votre avenir !… tête basse, et faites silence… Votre avenir, misérables !… Mais le flot qui vous emporte est rougi de votre sang !… Guise, n’entre pas dans le bateau, il s’y trouve un traître !… Coligny, lève-toi, lorsque le bourdon de Saint-Germain-l’Auxerrois donnera le signal… dauphin, arrache ta coiffe de nuit, secoue cette poudre… Duc d’Orléans, sangsue catholique, c’est du sang huguenot que tu dégorges par tous les pores… Duc d’Anjou, regarde bien le moine, et avant d’aller à lui, mets ta cuirasse… Et toi, duchesse de Valentinois, fais tes adieux à ton amant et à tes grandeurs adultères ; va mourir obscure et délaissée… ton amant se débat sur la poussière ; relevez-le vite, qu’il meure en roi, sous une estrade !… Toi, pauvre petite fille, dont la présence m’a si fortement émue… pourquoi grandir, pourquoi être belle ?… Coupe tes cheveux, crois-moi, laisse la place nette pour le bourreau !…
— Que dites-vous ? grand Dieu, interrompit Laure de la Viloutrelle, vraiment épouvantée de la physionomie inspirée de Nostredame, de sa voix puissante et sonore, de son regard illuminé, de son attitude élevée, des paroles terribles qu’il sembloit lire dans un lointain auquel les murs de la cellule ne pouvoient faire barrière.
— Je t’oubliois, Anne de Montmorency… ta faveur est stable maintenant, te voilà frappé à mort… on parlera des Stuardes…
— Des Stuardes… Ciel, que venez-vous de dire ! des Stuardes, d’où le savez-vous ?… Nostredame, parlez à moi !… reconnaissez-moi…
La secousse que venoit de recevoir Nostredame par son entrevue avec Laure de la Viloutrelle avait réagi sur son système nerveux ; ses sensations aiguillonnées par tous les incidens de cette nuit, irritées au plus haut point, faisoient vibrer cette fibre si miraculeusement placée dans son cerveau, pour y développer l’entendement et la vue ; et à un moment d’abattement succédoit une crise, d’hallucination on peut le dire, la plus forte peut-être, la plus distincte qu’il ait encore ressentie. Ce pouvoir magique qui se manifestoit si terrible et si lucide troubloit la raison de la religieuse, et la livroit au vertige de la peur. Un mot échappé à Michel, et qui mettoit à jour une pensée bien secrète de Laure, mettoit le comble à son effroi…
— Revenez à vous ! Nostredame, revenez à vous ! s’écria-t-elle encore, se dressant derrière le prie-dieu, comme s’il eût dû, sainte barricade, la protéger contre la fureur du prophète.
Nostredame, toujours plongé dans son rêve extatique, alla droit aux cierges, en prit un, éteignit l’autre, marcha vers la porte, l’ouvrit, et s’arrêtant alors, se retournant vers l’empoisonneuse :
— Vous, lui dit-il, d’une voix sombre, — repentez-vous, et priez ! Nous partirons du même lieu, pour faire cortége à mes deux femmes.
Et, longeant le corridor, il descendit l’escalier, ouvrit la porte de la rue ; là, il mit le pied sur la mèche du cierge, et s’éloigna rapidement, marchant au hasard, dans l’ombre de la nuit, et à travers ces rues de Paris dont le pavage étoit encore incomplet, bien qu’il eût été commencé en 1185, parce qu’un certain matin Philippe-Auguste vit avec grande honte les voitures du peuple s’enfoncer dans le sol jusqu’aux moyeux, et remuer une boue infecte.
Au lever du jour, Nostredame rencontra des villageois qui alloient au marché, et le remirent sur sa route : il étoit malade en arrivant à l’hôtellerie de Saint-Janvier… Lorsqu’il mit le pied dans sa chambre, il s’arrêta court… suspendit son haleine, retint un cri, étouffa ses sanglots… dans la même attitude où s’étoit trouvée un instant Laure de la Viloutrelle, accroupie devant un prie-dieu, la tête renversée sur le pupitre, il voyait Clarence endormie.
XIII.
LES STUARDES.
— Sèche tes pleurs, enfant… c’est un réveil, j’ai dormi tout ce temps… tu le sais bien, hier soir encore, j’agitais ton berceau… Hier, ta pauvre mère te parlait… Allons, voyons, rappelle-toi seulement ce qu’il faut que tu te rappelles, — ton enfance, ton innocence et ma bonté… Ne pleure donc plus ; eh bien ! quoi, nous dormions tous deux, loin l’un de l’autre, tu t’éveilles, et dans mes bras, dans les bras de ton père… seule place où ne t’atteindront jamais les perfides séductions du monde… Ma Clarence ! pourquoi sangloter ainsi ? Qu’ai-je dit ?… rien, mon Dieu ! rien… chère petite !
— Oh ! mon père, oublierez-vous toujours ainsi ? demanda la jeune fille d’une voix suppliante.
— Silence ! petite fille, silence. — Et la main de Nostredame se promenoit doucement sur les yeux mouillés de larmes de Clarence, suivoit les contours de son visage, jouoit avec ses cheveux, comme si en effet, retournée aux jours de pureté de son premier âge, elle eût pu prendre plaisir à ces caresses enfantines que lui prodiguoit l’ingénieuse clémence de son père.
Antoine Minard vint interrompre cette scène touchante. Nostredame recommanda sa fille aux soins de l’hôtesse, et lorsqu’il se vit seul avec son ami, il se jeta dans ses bras en pleurant amèrement.
— Vous le voyez, Minard, il faut encore choyer l’enfant coupable qui a déserté le toit de son père ; — il faut formuler mon pardon par l’oubli ; — il faut que ce soit moi qui fasse effort pour tromper les souvenirs de cette jeune fille… et quels souvenirs !… mais, en la revoyant, la malédiction s’est arrêtée sur mes lèvres… elle étoit là, à demi renversée sur le prie-dieu, pâle, décolorée, comme la tige flexible d’une fleur frappée par la pluie d’orage ! Ce n’étoit plus ma Clémence, ce n’étoit plus le visage si pur de cette petite fille que j’avois vue suspendue au sein de sa mère !… c’étoit une femme affiliée à toutes les passions qui complètent les vices du monde… Que voulez-vous, Minard ? si le soin de mon honneur avoit seul parlé dans ce moment, j’aurois étouffé la Samaritaine endormie… mais à la première émotion de ce sein si profané, au premier regard de ces yeux qui ont si honteusement perdu le caractère de leur virginale enfance… j’ai demandé grâce pour elle à ma probité d’homme, à ma sévérité de père… Mon ami, telle est ma joie d’avoir retrouvé cette enfant, que je l’adopte, ne fût-elle plus ma Clarence !… Minard, je suis heureux !…
Et fléchissant sous la loi de la nature, Nostredame, appuyé sur le sein de son ami, lui laissoit voir sur son visage austère, si fortement caractérisé par l’âge, l’étude et la souffrance, les angoisses d’une foible femme et d’une mère.
— Oui, vous serez heureux, mon illustre ami, oui, votre fille va se parer à vos yeux si paternels, si indulgens, de la vertu du repentir… Vous serez heureux ! la reine le désire ; ce matin, avant le jour, un message de sa part m’a appris qu’elle venoit de vous rendre votre enfant.
— La reine, Antoine Minard !… La reine ! et madame de Valentinois ?…
— Elle auroit fait raser Clarence, elle l’auroit tuée plutôt que de la rendre aux caprices passionnés d’un homme dont l’aveuglement conserve un prix à ses attraits surannés…
— Catherine de Médicis m’a rendu ma fille !… Une fois du moins la jalousie, l’intrigue des cours auront fait une bonne œuvre ! Oh ! qu’avec joie je vais fuir de ce Paris ! qu’avec joie je vais rentrer dans l’humilité de ma solitude !… Princes, reines, gloire du monde, vous frapperez à ma porte, elle sera de bronze, et ne s’ouvrira pas !… La Providence a permis pour moi la curiosité de cette reine… maintenant, adieu à ce fatal pays, qui ne me laissera qu’un bon souvenir, celui de vous avoir revu…
— Revu, — répéta Nostredame, en plaçant sa main sur l’épaule du président, qu’il regarda avec l’expression d’une subite terreur. — Je vous ai revu, Minard, excellent homme ! dont la jeunesse enjouée et naïve m’a montré toute la précocité de volonté d’une ame bonne et généreuse. Je vous ai revu !… attendez donc, que je recueille un instant mes esprits. Soit le jour, soit la nuit, j’ai, les yeux ouverts, de ces sommeils terribles, pleins de rêves, qui ne sont ni dans le passé, ni dans le présent. Minard ! s’écria-t-il en le pressant tendrement contre son sein, — Minard, vous connaissez Anne du Bourg, le conseiller-clerc ?…
— Oui ; pourquoi cette brusque question ?
— Gilles le Maître, premier président, Jean-de-Saint-André, président à mortier comme vous, — ont cependant moins d’influence que ne vous en donne votre talent…
— Cet éloge m’est précieux, Nostredame, mais comment se place-t-il ici ?
— Minard, mon unique ami, laissez ce du Bourg à sa conscience, et n’en soyez pas le juge.
— Que dites-vous, courageux et vertueux docteur ? c’est vous qui me donnez ce conseil !… moi, abandonner le parlement à l’abus des innovations ! moi, magistrat, souffrir que la plus belle des magistratures créées par des souverains soit prostituée par le désordre ! moi, laisser tomber en des mains factieuses et hérétiques le bienfait dont Philippe-le-Bel a doté ma patrie ! Non !… c’étoit déjà trop contre l’honneur du corps auquel j’appartiens que Charles VIII eût senti le besoin de décréter des séances de mercuriales, il faut que le parlement se garantisse lui-même de l’invasion de l’officialité. La force de la magistrature s’appuie sur le maintien de la loi écrite ; le parlement perd ses priviléges, sa puissance d’unité, sa prépondérance dans l’état, s’il se fait Sorbonne ou Concile, — atelier de schisme ou de théologie. Pendant la tourmente religieuse, l’arbre hérétique a jeté sa semence au milieu des magistrats… Un mauvais rejeton a poussé. — Je le coupe !…
— Et, avant qu’il ne tombe, si tu meurs, Antoine Minard ? interrompit Michel.
— J’aurai fait mon devoir aux regards du roi, de la patrie et de la religion, — répondit le président avec calme.
— Mais si tu meurs de mauvaise mort ? — s’écria encore Michel. — Si tu meurs sans merci ? — continua-t-il avec une expression douloureuse, — tout d’un coup, sans te reconnoître ?… Ton geste incrédule, repousse ma parole et ma sollicitude… Minard, recule de quelques années, et laisse-moi la gravité de mon âge, afin que j’en prenne un instant l’autorité ; Minard, êtes-vous en état de grâce, n’avez-vous rien à vous reprocher ?
— Rien, mon ami, — répondit le président avec une remarquable bonhomie.
— Rien ? — insista Michel, pas un arrêt incertain, sinon injuste ; pas un acte coupable ? Chaque matin, vertueux Minard, Dieu vous trouve à la garde de tous vos devoirs ?… Le citoyen, le magistrat, l’époux, sont représentés dignement par un seul homme ; pas une voix qui, de près ou de loin, crie contre vous — vengeance, ou justice ?
— Puisqu’il faut, Nostredame, continuer devant vous cette confession orale, — répondit Minard avec la timidité d’un âge plus jeune et d’une position moins assise, — une seule voix peut-être, si elle n’a pas oublié jusqu’à mon nom, criera vengeance contre votre ami… C’est la voix d’une femme.
— Malheur sur vous, Antoine Minard, si cette femme a les yeux de Laure !
— C’est Laurette que je l’appelois !… Elle étoit la plus jolie des jeunes filles qui jamais aient dansé aux chansons, sous les bosquets du Pompéïan !
— Souvenir puéril, — répliqua en souriant le sévère docteur. — Je me rappelle en effet une enfant portant avec la grâce des filles de la vallée d’Hébron une cruche, œuvre de Bernard Palissi… Mais le remords ne peut vous venir de cet endroit ?
— Le remords, maître, et la vengeance, — si le patron de la chapelle de Foulayronnex n’a pas trahi le vœu de la pauvre Laurette.
— Oh ! Minard ! l’écolier de Boncourt l’avoit séduite ?…
Le président baissa la tête.
— Étrange contraste, Minard ! votre faute vous a laissé le bonheur, et mon amour, plein d’innocence, a fait mon désespoir et ma ruine !… Mais, dussent les pleurs de la jeune fille ne pas retomber sur vous, tenez-vous en état de grâce, afin qu’à toute heure la mort vous trouve armé.
— Prophète, dois-je donc bientôt mourir ?
— Anne du Bourg a des amis. — Cette nuit, un soldat m’a abordé, et m’a parlé de venger le conseiller-clerc hérétique. — Sa devise, qu’il m’a confiée, est puritaine… Enfin, Laure de la Viloutrelle est à Paris.
— Laure de la Viloutrelle ?
— Je l’ai vue.
— Dieu lui pardonne ! je la jugerai.
— Que dites-vous, Minard ?
— Je la jugerai, vous dis-je !… Elle est ici, Laure de la Viloutrelle !… Je ferai dénouer sa trame épouvantable par le bourreau !… Je vous vengerai !
— Laissez faire à Dieu. Cette femme, en s’attaquant à moi, remplissoit sans doute une mission d’épreuves. Mon ame éprouvée, mais brisée, ne demande pas de vengeance. Ne pensez qu’à vous, président Minard… Mon ami, ne protégez que vos jours, car ma vue me trompe, ou Catherine de Champagny, votre épouse, avant peu couvrira d’un crêpe le chevet de sa couche.
Malgré sa confiance dans la puissance de Nostredame, Antoine Minard ne put s’arrêter sérieusement à cette peur, dont une amitié trop inquiète cherchoit à frapper ses esprits ; en se retirant, il n’emporta qu’une idée bien arrêtée, celle de faire chercher et saisir Laure de la Viloutrelle, afin de la livrer au bras séculier.
XIV.
ISSACHAR.
Dans la rue des Jardins, dépendance en ce temps-là du quartier Saint-Paul, aujourd’hui du quartier de l’Arsenal, — habitoit le président à mortier Antoine Minard. — La maison voisine de la sienne étoit celle où demeuroit, au premier étage, François Rabelais, qui, de moine, de médecin, d’agent diplomatique, étoit devenu curé de Meudon.
Dans l’après-midi du jour même où Nostredame avoit donné à son ami le redoutable avis de se préparer à bien mourir, une réunion de personnages considérables par le talent ou les dignités se tenoit dans l’appartement du titulaire de la prébende de Saint-Maur-des-Fossés ; c’étoient :
Louis de Bourbon, prince de Condé.
Ce petit homme tant joli |
disoit de l’élève de Coligni un vaudeville contemporain. Aussi mondain qu’un autre, autant
amateur de la femme d’autrui que de la sienne,
et tenant fort, — dit Brantôme, — du naturel
de ceux de la race de Bourbon, qui ont été
fort d’amoureuse complexion, le prince de
Condé, huguenot, aimoit à débagouler avec
Rabelais, prêtre catholique, des choses saintes,
du pape, des moines, des dames, de ceci, de
cela, — excepté toutefois des grands seigneurs ;
Jacques d’Albon, maréchal de Saint-André, le Lucullus de la cour, l’homme de la France d’alors qui sût le mieux donner un souper galant à des jolies femmes, le mieux orner de superbetés et belles parures, de beaux meubles, ses habitations vraiment princières. Il se livroit de grand cœur aux causeries scandaleuses, l’aimable maréchal, car aux scandales oncque ne faisoit faute, et plutôt deux parties qu’une. Pour avoir les qualités du plus enjoué de la cour, il ne lui manquoit qu’un talent, celui de sauter, comme le faisoit son ami, M. Tavannes, du toit d’une maison sur les tuiles d’un autre toit, de l’autre côté de la rue ;
Pierre Arétin, d’Arezzo, surnommé, à cause de ses satires, le fléau des princes. On disoit de lui, que sa plume méchante lui avoit assujetti plus de rois que les rois n’avoient conqui de peuples. Arétin venoit d’écrire à la fois des deux mains, sa Paraphrase des psaumes de la pénitence, son Histoire de la Vierge et ses poésies licencieuses, ses dialogues, ses lettres, lorsque le ressentiment de coups de bâton qui lui furent donnés par des gentilshommes italiens le détermina à venir en France pour y parler plus librement des absens ;
Henri Étienne, l’imprimeur et l’annotateur, qui venoit d’enrichir la France d’un grand nombre de belles éditions, particulièrement de son Trésor de la Langue grecque : Henri Étienne, calviniste passionné, s’étoit établi à Genève, et il ne se trouvoit à Paris, que pour donner à Rabelais sa Préparation à l’apologie pour Hérodote, satire violente contre les religieux ;
Jean Fernel, premier médecin de Henri II, qui devoit, disoit-on, sa vogue à la cour au mérite d’avoir rendu féconde Catherine de Médicis. Fernel avoit un grand savoir ; philosophe et mathématicien, il augmentoit alors sa célébrité par ses leçons publiques sur Galien et Hippocrate ;
L’ami d’Ignace de Loyola, François Xavier, le futur apôtre des Indes, prêt à partir pour la Terre-Sainte, où le conduisoit un vœu fait à l’église de Montmartre, jour de l’Assomption. Il avoit accordé au curé de Meudon de lui sacrifier, pendant une soirée, la compagnie d’un pauvre savoyard, Pierre Lefèvre, son commensal, son chambriste, dans une mansarde du collége de Sainte-Barbe, et qu’il nourissoit du produit de ses répétitions au collége de Beauvais ;
Les deux frères, Jean et Martin du Bellai ; le premier, cardinal-évêque du Mans, après l’avoir été de Paris, où, en qualité de lieutenant-général au nom de François Ier, il avoit fait élever les remparts et les boulevards qu’on voit encore dans notre capitale. Il étoit au moment de partir pour l’Italie, abreuvé des dégoûts que lui suscitoit l’inimitié du cardinal de Lorraine. Rabelais avoit été son médecin ordinaire, il l’avoit suivi à Rome avec ce titre, et, au retour, il en avoit reçu sa prébende et sa cure. Martin du Bellai, gouverneur de la province de Normandie, chevalier des ordres du roi, historien et ministre, aimoit le protégé de son frère, et oublioit auprès de lui l’habituelle austérité de son humeur ;
Et encore Paul Jove, ancien médecin, évêque de Nocerre, historien, venu de Florence à Paris pour solliciter l’intervention de Catherine de Médicis, à l’effet d’en obtenir l’évêché de Côme en Lombardie. Il se présentoit volontiers chez le frondeur curé de Meudon, parce qu’il étoit mécontent du roi qui venoit de lui laisser rayer par le connétable sa pension sur la cassette privée.
Trois médecins célèbres de Montpellier, Saporta, François Robinet, et Jean Perdrier, complétoient cette réunion remarquable, formée par le désir curieux de voir et d’entendre Michel de Nostredame.
Huguenots et catholiques se coudoyoient dans ce salon.
En aucun temps, les hommes réunis n’ont pu harmoniser leurs opinions : l’esprit de contradiction, sans doute inné dans notre espèce, a suscité sans cesse des germes de discorde, même au milieu de nos pénates domestiques ; — et pour faire crier guerre ! entre les masses, comme au sein des sociétés privées, il s’est toujours trouvé là, — soit un drapeau, soit un signe, soit un nom propre, soit une affaire !
Évêques, nobles gens d’épée, de robe ; gens de plume, faiseurs de livres, de sermons, d’ennuyeux discours ; dépenseurs de temps, vous tous, mes amis, lorsque vous êtes au gîte de François Rabelais, de Chinon, la première ville du monde, ne vous pâmez d’ennui, et ne vous entre-regardez comme gens qui se sont trompés de route ; il va venir, je vous le jure par notre saint père le pape, qui est à Rome, et n’est plus à Avignon ; il va venir, sa promesse ce matin, lorsque je lui ai fait ma visite, a été formelle. — Se tournant vers le prince de Condé : — Et que votre altesse emploie ces momens d’attente à nettoyer sa conscience, afin que Michel de Nostredame y voie un peu clair.
— M’est avis, maître, — répondit Louis de Bourbon en riant, — que l’écurie d’un brave soldat est plus facile à purifier que celle d’un malin prêtre.
— Je renvoie cela, répliqua Rabelais, au seigneur Arétin, et s’il pense comme moi, je le fais roi.
— Alors, qui me paiera mes satires ? demanda le seigneur d’Arezzo.
— Les peuples, répondit Henri Étienne.
— Leur monnoie est la meilleure de toutes ! s’écria le maréchal de Saint-André.
— Après celle du pape, dit Rabelais ; — monnoie en indulgences et en bénédictions ; j’en ai reçu de Paul III autant qu’il en faudroit pour nourrir mon Gargantua pendant dix jours !
Un rire bruyant salua ce souvenir de la générosité du saint père, et ce rire fut brusquement interrompu. Michel de Nostredame, soulevant la lourde tapisserie qui recouvroit la porte, s’arrêtoit dans cette attitude, attendant qu’il fût aperçu par le maître de la maison.
— Salut à l’illustre Nostredame, dit Rabelais, s’avançant avec promptitude au-devant de lui. Il lui prit la main, et, après l’avoir présenté au prince de Condé, il lui fit connoître brièvement les personnes qui composoient cette assemblée. Chacune d’elles, selon la nature de son esprit et de ses croyances, se disposa à faire des questions scientifiques, ou des attaques contre la science dont le médecin de Salon se prétendoit investi.
— Vous m’avez, hier soir, laissé dans le cœur un chagrin de jalousie, monsieur, dit Louis de Bourbon, s’adressant à Michel.
— Moi, monseigneur ?
— Comment, ne pas me dire un seul mot !… et me laisser de côté, lorsque pouviez m’adjoindre à votre colloque, avec mes cousins Guise et Coligni !
— Prince, la nature de leur intimité ne permettoit pas qu’elle fût désunie par un tiers.
— Leur intimité ! vous voulez rire, maître, ou votre science vous fait faute : l’intimité entre François de Guise et l’amiral ?…
— Est telle, que leurs deux noms seront appelés, voisins l’un de l’autre, par la voix du souverain juge.
— Ah ! par la messe, dont je ne veux pas, voici messieurs une prophétie boiteuse ! et quel sera mon voisin sur la page du livre d’or ?
— Je ne sais pas, monseigneur.
— Vous êtes peu curieux, sur ce qui me concerne, monsieur, — dit le prince avec humeur.
— J’aurois eu cette curiosité, — répondit froidement Nostredame, — les événemens peuvent trahir mon regard… le duc d’Anjou est si jeune !
— Le duc d’Anjou ! ah ! c’est aux côtés du duc d’Anjou que je paroîtrai devant Dieu ! C’est le plus jeune de mes cousins royaux ; mais si je ne me trompe, le petit sournois a déjà du venin catholique dans l’ame.
— Maître, demanda François Xavier avec douceur, quelle idée vous faites-vous de la puissance de Dieu ?
— Infinie.
— Et de celle du démon ?
— Immonde.
— Quelle limite posez-vous à la puissance humaine ?
— Je ne sais pas.
— Doute d’orgueil, monsieur.
— Doute d’ignorance, bon François Xavier, — répondit Nostredame avec dignité, — ce que Dieu permet à l’homme ne peut être limité par l’homme ; ignorant instrument des secrets de la providence, il se manifeste souvent en lui un pouvoir dont il n’a ni prévu ni calculé l’étendue…
— Maître, interrompit Rabelais, ramenons les idées à la portée des faits, et pour le plus grand enseignement de mon Pantagruel, qui n’a rien trouvé, en toute la bibliothèque Saint-Victor, d’aussi merveilleux que vos paroles, dites-nous en bons termes quel télescope avez-vous inventé ?
— La découverte de Frascator, illustre docteur Rabelais, appartient à lui seul : les yeux de l’ame voient sans le secours d’aucun verre…
— Les yeux de l’ame ! s’écria Fernel en souriant.
— Vision ou magie ! — continua Jean du Reliai.
— La médecine ne connoît rien de semblable ! — ajouta Saporta.
— Vous vous trompez, maître Saporta, — répliqua vivement Nostredame, — demandez à notre savant confrère Fernel, si dans le de Morbo sacro d’Hippocrate, il ne se trouve pas le témoignage de la puissance du sommeil.
— Hippocrate a dit, — répondit le médecin du roi : — Quosdam in somno lugentes et vociferantes vidi, quosdam exsilientes et fugientes ac deripientes quoad excitarentur.
— In somno ! s’écria Rabelais, mais notre ami et confrère Nostredame a les yeux trop bien escarbouclés pour se prétendre en état de sommeil ou de somnolence.
— Magie ! — dit en riant le maréchal de Saint-André.
— Oui, magie, sorcellerie, manie ou folie ! — dit à son tour Arétin. — Voyons, maître, dites entre chiens et loups, tels que nous sommes ici, comment vous définissez votre science : est-ce magie naturelle, ou magie artificielle ? est-ce l’astrologie ? Zoroastre a beaucoup enseigné sur l’astrologie ; l’Anglois Goad lui accorde d’étonnantes prévisions, mais elles ne dépassent pas l’observation de l’univers physique. Si c’est magie naturelle, alors, comme Tobie, guérissez nos aveugles. Si c’est magie artificielle, par quel agent l’évoquez-vous ? Avez-vous reconstruit la sphère de verre d’Archimède, la colombe de bois volante d’Archytas, les oiseaux d’or de l’empereur Léon, les oiseaux d’airain de Boëce, qui chantoient et voloient, la tête d’airain d’Albert-le-Grand ? Si c’est magie diabolique, il y a long-temps que la pythonisse, Simon, Barjesu, Jannes, Mambré et bien d’autres, ont mis à l’épreuve la complaisance du démon. — Mais ne prenez un tel soin, je le vois bien ; à l’aide de quelle science donc voyez-vous si loin, et déduisez-vous si nettement les circonstances d’un fait qui est encore à venir ?
Pendant toutes ces attaques, et tandis qu’il étoit ainsi placé sur un pilori scientifique, Michel de Nostredame conservoit un calme parfait, une dignité de maintien vraiment remarquable.
— Que voulez-vous que je vous réponde ? — dit-il avec une grande bonhomie, comment pourrai-je satisfaire votre curiosité ? Voulez-vous que j’ose expliquer ma parole par celle des prophètes ? Ma dévotion me le défendroit, si ma raison ne s’y refusoit. Je vous l’ai déjà dit ; je ne sais pas… Médecin, je n’ai pas même interrogé les ressorts physiques de mon existence, j’ai laissé faire à une merveilleuse faculté dont les premières perceptions me sont advenues même à un âge où l’homme ne sait point encore vouloir. Ma nature étoit sérieuse, de cuisans chagrins l’ont rendue souffrante ; — j’ai contrarié la maxime de Zénon, qui défend au sage de vivre dans la solitude, j’ai cherché l’isolement, j’ai habitué mon regard à supporter les ténèbres au milieu desquels je perdois le sentiment douloureux de mon existence sociale… Mais curieux de savoir et d’observer, j’ai cherché par la pensée ce qui se passoit dans ce monde, j’ai peuplé ma solitude avec les souvenirs des morts, avec les ombres des vivans ; les scènes de la vie contemporaine se sont reproduites sous mes yeux, comme dans soties et mystères ; mes personnages ont joué leur rôle, et moi, spectateur qu’aucune distraction ne troubloit, je jugeois leurs paroles et leurs gestes : — puis, s’opéroit dans mon esprit le travail d’induction ; — puis, voyant ce qui étoit, je cherchois ce qui seroit. Mon système nerveux, ébranlé par une volonté puissante qui se manifestoit en moi, recevoit tout à coup une incroyable commotion, chacun de mes sens subissoit l’action de l’électricité… je voyois, mes seigneurs, mes maîtres !… je vois ! — Nostredame s’exaltoit — Saporta l’a dit : rien de semblable dans la médecine. Rabelais l’a dit : Hippocrate n’a parlé que de la vue pendant le sommeil ; — je vous parle d’une vue, l’homme éveillé ; d’un somnambulisme que n’explique aucune théorie de la science, — d’une lucidité instantanée et spontanée, qui se déclare sous l’impression d’une idée imprévue, d’un sentiment accidentel… Qu’il s’établisse entre moi et un fait, entre moi et un homme un rapport ; — que le fait, que l’homme se trouvent dans une condition d’action qui se rattache à une généralité digne d’intérêt… je vois par-delà le fait, je vois par-dessus la tête de cet homme… Ni magie, ni sorcellerie, ni astrologie, ni manie, ni folie, ni science ! rien de tout cela : je vois !… pourquoi cette vue ?… Je ne sais pas… et je vous dis vrai, je ne sais pas ! car ma lucidité même a la vertu incomplète de toute-puissance humaine : pas une question de ma vie que j’aie pu résoudre ! pas un malheur prêt à m’écraser que ma prévoyance ait aperçu de loin ! aveugle sur ma propre existence, je meurtris ma tête sur tous les murs, je me déchire à tous les buissons, et au terme du voyage, j’arriverai brisé, mutilé, plus que ne le sera chacun de vous ici… Vous avez ri, seigneurs et maîtres ? d’autres riront comme vous, et voudront trouver ma condamnation dans une analyse que je déclare impossible ; — recevez ma profession de foi : je ne veux ni tromper les hommes, ni damner mon ame, ni tenter Dieu !… Après cela, plaignez-moi de ne voir pas encore assez loin pour connaître la sublime vérité !… Plaignez-moi de ne pouvoir me connoître moi-même !
Nostredame se tut ; il y eut un long silence.
— J’aurai eu le tort, dit le premier Rabelais, d’écrire la prognostication pantagrueline…
— Silence ! — s’écria Nostredame, en faisant un pas vers la fenêtre, et son visage exprimant tout à coup une contraction douloureuse. — Silence ! j’entends marcher d’un pas dont le bruit m’est connu… Ah ! ah ! mon Dieu, il va le tuer… Les Stuardes !… Minard ! Antoine Minard ! — Il ouvrit rapidement la fenêtre,… le coup d’une arme à feu retentit dans la rue. On étoit au mois de décembre, il étoit six heures du soir, il faisoit nuit.
— Antoine Minard ! cria Nostredame d’une voix déchirante ; et, s’arrachant de la fenêtre, il sortit de l’appartement en désespéré.
La stupeur des assistans étoit à son comble.
— Je crois à un fait, dit Rabelais.
— Je crois en Dieu, dit François Xavier en faisant le signe de la croix.
XV.
… TES BRAS POUR Y TOMBER.
Au bruit de l’arme à feu, tout ce côté de la rue des Jardins fut en émoi ; on accourut avec des flambeaux. Le président à mortier, Antoine Minard, frappé de deux balles dans les reins, étoit renversé de sa mule et gisant sur le pavé. Le premier mot qu’il put prononcer, ce fut Nostredame qui le recueillit.
— Je vais mourir ! dit Minard d’une voix entrecoupée. Épargnez à ma femme cet affreux spectacle !… Que l’on me porte autre part que chez moi.
— Portez-le chez Rabelais, dit le prince de Condé.
— Non, dit une voix dans la foule. — Le curé de Meudon ne croit pas au pape et se moque de la Vierge.
— Portons monsieur le président, — dit une autre voix, — dans le parloir des filles de l’Ave-Maria. D’ici au couvent, il n’y a qu’un pas.
On souleva Minard, et bien lentement, avec les plus grandes précautions. Il fut porté au couvent des religieuses cordelières de l’ordre de Sainte-Claire, qui étoit situé rue des Barres.
Michel de Nostredame suivoit ce lugubre cortége ; le blessé fut confié à ses soins et à ceux d’une religieuse. Il fut quelque temps sans pouvoir retrouver la parole et l’usage de ses sens ; enfin, ouvrant les yeux, et à la clarté de la lampe du parloir, reconnoissant son ami, il lui tendit les bras.
— Vous disiez vrai, Nostredame !… Ah ! l’assassin est un huguenot !… Je sens que mes entrailles sont déchirées !… Oh ! dites encore une vérité : combien d’instans ai-je à vivre ?
Les balles, entrées par le rein droit, étoient sorties un peu au-dessous du cœur, en brisant deux côtes. Michel, ayant reconnu la blessure, répondit sans hésiter :
— Vous avez une heure, Minard, pour vous préparer.
La religieuse étoit à genoux près du président. Conformément à la règle sévère de son ordre, un voile couvroit sa figure ; en entendant cet arrêt de mort, elle poussa un cri, rejeta son voile en arrière, et laissa fléchir sa tête sur la poitrine d’Antoine Minard.
— Oh ! qui êtes-vous donc, ma sœur ? demanda le blessé.
— Je n’avois pas voulu, Minard, — dit la sœur de l’Ave-Maria, — que la chapelle de Foulayronnex entendît votre serment !
— Laurette ! dit Minard ; justice divine ! je mourrai parjure devant ma victime !
— Qui vous a depuis long-temps pardonné, — sans pouvoir se pardonner à elle-même.
— Une heure, avez-vous dit, Nostredame, — reprit le blessé ; — je la partage, Laurette, entre vous et Dieu !
— Non, Antoine Minard, je n’accepte pas ce coupable partage ; mes affections ne sont plus de ce monde ! religieuse préposée à la garde d’un blessé, je ne reparoîtrai que pour recevoir votre dernier soupir et vous fermer les paupières.
Elle se redressa, rabattit son voile, et sortit du parloir.
— Elle aussi avoit dit vrai, — dit Minard après quelques instans, — elle avoit promis une mort violente à son séducteur !…
— Ne verrez-vous ni votre femme ni votre fils ? demanda Michel.
— Non, mon ami, non, je ne veux pas leur laisser le souvenir de mon agonie… Combien je souffre !… Ah ! l’assassin, il a vengé du Bourg !… Nostredame, je revenois du palais, — une femme, sur les marches de la grande salle, m’a remis un placet ; elle m’a saisi la main, me l’a pressée, en me disant : — Vous avez froid, monsieur le président, et pourtant les jugemens à rendre coûtent moins que les jugemens à subir : lisez ceci, si vous en avez le temps. Ces étranges paroles m’avoient peu frappé… Nostredame, prenez ce placet dans la poche de ma robe… et lisez-le.
— Laure de la Viloutrelle ! s’écria le médecin de Salon, après avoir déployé un parchemin.
— Laure de la Viloutrelle, dites-vous !… c’est elle qui m’écrit ?
… « Neveu du sire de Beauvoisin, tu as voulu bien jeune être pour quelque chose dans le malheur d’une destinée de femme… Par tes conseils, une Laure a été trahie, — par ta faute, une Anice Mollard a été tuée !… Antoine Minard, président à mortier, vous avez recommandé expressément au conseil des Dix de Venise la femme que vous avez fait délaisser !… Cette femme entre à son tour pour quelque chose dans votre destinée, et elle se placera dans votre mort !… »
— Implacable ! murmura Michel en laissant tomber l’écrit de ses mains.
— Être puni, Nostredame, pour avoir voulu votre bonheur !…
— Et moi, Antoine Minard, moi, vous avoir attiré cette haine !…
— … Point de regrets, vertueux Nostredame, assez, assez… Les instans sont précieux !… Quelle horrible souffrance !… Voulez-vous, mon ami, réciter les prières des agonisans ?
Huit heures sonnèrent à Saint-Paul. La porte du parloir s’ouvrit ; une religieuse de l’Ave-Maria parut. Nostredame et Minard virent bien que c’étoit Laurette, car elle sanglotoit sous son voile, et fléchissoit en marchant.
— Le moment approche, — dit le président d’une voix bien foible, — venez, ma sœur, prononcer, au nom de la seule femme que j’aie trompée, le pardon d’un crime dont je suis repentant !
— Sœur Antonine vous pardonne, monsieur le président, les malheurs de Laurette. Elle ajoute — que loin de vouloir votre mort, elle avoit fait deux parts de son petit patrimoine : l’une d’elles, destinée à relever la chapelle de Foulayronnex, y a institué une messe annuelle pour le pardon des amans ingrats !…
— Laurette !… — s’écria Minard.
— Ne l’appelez pas, monsieur le président… la sœur Antonine seroit sourde à ce cri !
— Nostredame !… le sang m’étouffe !… ma vue se trouble !… mon ami !… illustre Nostredame !… je meurs chrétien !… je pardonne à mes assassins !… dites-le bien au roi ! — Se tournant vers la religieuse : — « Si tu mourois de mort violente, — me disois-tu, Laurette… Je chercherois tes bras pour y tomber ! — t’ai-je répondu !…
— Dieu t’entende !… ai-je dit à mon tour, s’écria Laurette ; et saisissant la tête d’Antoine Minard, elle la pressa sur son sein, la soutint quelques instans… Puis, jugeant que la mort arrivait… elle posa ses lèvres sur les lèvres de Minard… Le souffle glacé du dernier soupir traversa l’épais tissu du voile, et glaça la bouche de sœur Antonine.
XVI.
LE COIN DU FEU.
Vingt-quatre heures écoulées depuis le meurtre du président Minard, Nostredame seul, devant les tisons à demi éteints qui attristaient, sans l’échauffer, la chambre où il demeuroit en l’hôtellerie de Saint-Janvier, — pleuroit, et, à propos de la mort de son ami, se retraçoit cette continuité de malheurs qui avoient pesé sur son existence. Se rappelant, mais comme on se rappelle les aventures d’un rêve, les différentes hallucinations qui avoient éclairé son esprit, il gémissoit profondément sur une faculté dont il n’avoit reçu aucune aide pour protéger sa vie et celle de Minard ; il s’en irritoit, car elle sembloit ne lui avoir été accordée qu’afin de lui rendre plus sensible l’imprévoyance humaine.
Soudain le bruit des pas de plusieurs personnes retentit dans l’escalier ; sa porte s’ouvrit, et l’hôte parut éclairant une dame masquée, enveloppée dans une mante noire, conduisant une petite fille aussi masquée.
Aussitôt que l’inconnue se vit seule avec Nostredame, elle ôta le masque de l’enfant, et se découvrit elle-même.
— Vous ici, madame la reine ! s’écria Michel en s’inclinant.
— Oui, savant Nostredame, illustre maître, Catherine de Médicis vient vous consoler de la mort de votre ami, — vous promettre que bonne vengeance en sera tirée, et, à l’occasion de ce funeste événement, elle vient aussi vous parler de cette France qui semble tout inquiète, tout étourdie, tout en frisson, comme les gens qui vont avoir la fièvre et la maladie.
— Hélas ! madame, me venez consulter sur des destinées si graves, au moment même où j’accuse mes yeux de n’avoir pas vu, mes oreilles de n’avoir point entendu, mon jugement de n’avoir rien empêché… Minard est mort, madame ! — s’écria-t-il en recommençant à pleurer.
— La mort du président n’est point imputable à votre ignorance, mais bien à la malice de ces huguenots qui a déjoué toute bonne prophétie, toute prudence…
— D’ailleurs, interrompit Michel, n’est-ce pas plutôt à vous à réclamer l’hommage dû à toute bonne divination et pronostication…
— À moi, maître ? — demanda la reine.
— Ne m’avez-vous pas rendu ma fille ? n’avez-vous pas deviné, pronostiqué la mortelle douleur qui s’en alloit consumer mon ame et flétrir ma raison si cette enfant restoit enlacée dans les honteux filets de la prostitution ? Ah ! madame la reine, lorsqu’en rentrant en ce logis, désespéré, j’ai revu la tête de ma Clarence ! lorsque j’ai su qu’à la femme du roi je devois si généreux office !… j’ai cru un moment en avoir fini avec toute peine, et des larmes de joie ont inondé mes joues, en même temps que ma reconnoissance s’en alloit au ciel et vers vous !
— Merci, pour cette gratitude, maître, elle m’est une douce récompense d’une action qui, de ma part, étoit un devoir à remplir ; mais si le souvenir du bon retour de votre fille vous porte en effet à m’en aimer un peu plus, ne repoussez pas ma prière, et ici, loin des oreilles subtiles, des yeux curieux de nos courtisans, dites-nous quelques mots qui nous éclairent sur notre avenir, et nous apprennent, le cas de veuvage échéant, ce qu’à Dieu ne plaise ! de quelle main il nous faudroit tenir le gouvernail de cet empire… Sur cela devisons en toute familière liberté d’esprit, en toute confiance.
Catherine de Médicis avoit voulu que Nostredame se rassît au coin de la cheminée ; elle se plaça vis-à-vis, et entre eux la petite fille, — qui n’étoit autre que Marie Stuart.
Dans cette modeste chambre, qu’une lampe éclairoit imparfaitement, une reine de France venoit chercher les moyens de protéger sa puissance, et de donner du lustre à sa grandeur.
— Henri vous a parlé, — reprit Catherine. Que lui avez-vous dit ?
— Peu de mots, madame la reine.
— Et beaucoup de choses, sans doute… Il paroissoit péniblement agité en sortant de l’oratoire… Son ciel est sombre, n’est-il pas vrai ?
— Quels rois ont jamais pu se vanter d’avoir vu toujours leur couronne étinceler sous un ciel pur et sans nuages ?
— La couronne de Henri, moins que celle de tout autre, j’en ai le pressentiment… Car moi aussi, Nostredame, je demande directement à la science des confidences et des avertissemens, c’est l’occupation de la plus belle part de mes nuits ; et, malgré l’incertitude de mon regard, malgré l’inexpérience de mon jugement, j’ai découvert de funestes indices… Le roi mourra bientôt !…
— Mais, madame…
— Vous le saviez !… et le lui avez dit, peut-être ?
Nostredame garda le silence.
— Il mourra tué… Cela est écrit, j’ai vu du sang qui couloit comme un ruisseau, sur la planète de Mars !
Nostredame releva la tête, et regarda la reine avec une expression d’étonnement qui ne lui échappa point.
— Le roi sera tué : mon Henri ! le père de mes enfans ! Mais quand ? par qui ?… Tant de gens peuvent le faire et le voudroient !… Moi-même, mourrai-je avant lui ? je ne le crois pas, bien que l’avis en vienne parfois à mes oreilles…
— On vous dit cela, madame ? interrompit Michel en laissant voir de l’incrédulité.
— On le dit aux murailles des Tournelles, qui me répètent les indiscrets propos.
— Bien indiscrets en effet !
— Et non moins audacieux, je vous jure ! Il s’est organisé contre ma personne un triumvirat… mais le cœur manque à l’un des trois, je vivrai !… Vous me regardez de plus en plus étonné ! — Ils causoient, les bons seigneurs, en une certaine chambre ; de la chambre supérieure j’ai fait descendre une sarbacane derrière leur tapisserie, et nous étions quatre alors à entendre ce que disoit un des trois. M. de Condé, si poli, si galant, ne trouvoit d’autre moyen, mal arrivant au roi, que de me mettre en un sac, et de me précipiter à la Seine !
M. de Coligny en rioit dans son curedent, et pour la première fois de sa vie disoit amen, le vieux restre ! Guise seul,… à lui, tous mes sourires !… Il ne m’aime pas, et me laisse vivre !… Mais le roi ! le roi ! qui le tuera ? Un des trois.
— Non, madame, répondit nettement Michel.
— Charles-Quint ?… Je suis bien lasse de cet homme ! Et n’étoit le soin de mon salut, je lui enverrois bientôt un peu de ce breuvage dont il fit mourir, par les mains de Montécuculli, l’échanson, le premier fils de François Ier. Qu’il ne me laisse pas m’accommoder avec mes remords, le grand empereur, car, le traité passé, je saurai bien le forcer à se voiler la tête avec sa pourpre impériale.
— Charles-Quint, madame la reine, est homme à mourir moine.
— Plus tôt que plus tard ; ce seroit une épée de moins contre les jours de mon époux… Mais, Henri dans la tombe, François, dauphin, est d’une santé bien délicate. — Et plaçant vivement sa main sous le menton de Marie Stuart : — Regardez bien cette enfant, Nostredame ; trouvez-vous dans ses jolis yeux la promesse d’un bon règne ?
Les yeux de Nostredame se remplirent de larmes.
— Prise trop tôt laissée ! murmura-t-il bien bas.
— Qu’avez-vous ? s’écria la reine, vous êtes ému !… la petite Marie porteroit-elle sur son front si jeune un signe malheureux ?… Elle sera la femme de mon fils, elle sera reine de France, illustre docteur : j’ai besoin que la fatalité respecte cette tête, entendez-vous bien, — il ne faut pas qu’un cheveu en tombe !
— Prenez donc garde alors qu’on y porte la hache, ainsi que l’a fait il y a deux jours monsieur le duc d’Orléans, — dit Nostredame d’une voix pleine de mélancolie.
— Ah ! Nostredame, dit la reine avec angoisse, vous en dites trop et trop peu : vous me livrez à une terreur mortelle !…
Le piaffement du galop d’un cheval retentit sur le quai, et s’arrêta devant l’hôtellerie. — Qu’est-ce ? — dit Catherine de Médicis inquiétée, — le roi me sauroit-il ici ? — Peu après, le cliquetis des pièces d’une armure se fit entendre sur l’escalier ; la reine eut à peine le temps de remettre son masque, et de jeter sur la tête blonde de Marie son voile noir, un homme parut brusquement dans la chambre : il étoit armé de toutes pièces, la visière de son casque, rehaussée d’une plume rouge, étoit abaissée sur son visage. Reconnaissant une femme en tiers avec lui et le docteur de Salon, il ne témoigna ni surprise ni hésitation. — Je vous cherchois depuis hier soir, — dit-il d’une voix forte ; — maintenant, maître, Anne du Bourg vivra-t-il ?
— Grand Dieu ! s’écria Nostredame, — l’assassin de Minard !
— Un assassin ! s’écria la reine en se levant épouvantée.
— Sus à l’assassin ! — reprit Michel, — arrière, misérable ! va chercher le châtiment qui t’attend !
— Deux mots seulement, — répliqua le soldat sans s’émouvoir, — je suis venu de loin pour les chercher : du Bourg vivra-t-il ? — de quelle manière mourra un gentilhomme écossais qui a nom Stuart ?
— Respecte le désespoir d’un malheureux dont tu as assassiné l’ami, — cria Nostredame, — va-t-en, scélérat ; — et il marcha la tête haute au-devant du soldat. Du Bourg sera pendu et brûlé ! Toi, bête féroce, tu seras égorgé ! les vautours te mangeront !…
— Égorgé sur un champ de bataille ?… merci de la prophétie, je ne veux pas mourir sans avoir abattu un prince catholique.
— Garde de t’y tromper, huguenot, dit Catherine de Médicis en arrachant son masque, — mes soldats feront bonne garde autour de leurs princes… Place à la reine, vil assassin !
Elle avoit saisi la main de Marie Stuart, et passant intrépidement devant le soldat, elle sortit.
La litière qui l’attendoit à la porte de l’hôtellerie la ramena aux Tournelles ; — le meurtrier de Minard s’étoit enfui, après cette étrange apparition de la reine de France.
XVII.
… PUIS MOURIR, MORT CRUELLE !
Le 2 juin 1559, l’hôtel des Tournelles étoit en grande rumeur pour fêtes et réjouissances royales à l’occasion du mariage de Marguerite duchesse de Berry, sœur de Henri II, avec Emmanuel-Philibert, duc de Savoie, et d’Élisabeth de France, fille du roi, avec Philippe II, roi d’Espagne.
Le grand enclos de l’hôtel représentoit une magnifique arène, autour de laquelle s’élevoient des galeries étagées où toutes les dames de la cour, où la belle noblesse, faisoient briller leurs atours, richesses, parures et courtoisie ; et certes, c’étoit affaire à la Florentine, comme l’appeloient les malveillans, de dresser une cour au luxe, au charme des belles manières, et à la douce galanterie : car pour une impudeur semblable à celle qui força Louis-le-Débonnaire à chasser toutes les dames de son palais, jamais Catherine de Médicis ne l’eût tolérée.
Trois cents femmes, toutes plus belles et plus illustres les unes que les autres, caquetoient, papillonnoient, étinceloient autour de la femme de Henri II, la suivoient dans ses voyages, l’accompagnoient dans les fêtes et carrousels, et jamais elles ne suscitèrent d’autre bruit que celui de leur esprit, de leur élégance et de leur beauté ; laissant, vertueuses qu’elles étoient, à des femmes cependant moins exposées aux tentations, le triste avantage d’une célébrité en intrigues et en amour.
Donc, à l’occasion de ce double mariage dans la famille du roi, ce brillant essaim se trouva réuni sous l’estrade de la reine, offrant aux regards de la foule et des chevaliers courtisans l’aspect délicieux d’une corbeille de fraîches et riches fleurs.
Henri avoit voulu qu’avant l’instant des beaux coups de lance qui devoient faire la solennité des joutes, il y eût une répétition des combats et singularités dont la ville de Lyon lui avoit donné le spectacle au retour de son voyage en Savoie.
Ainsi, parurent dans l’arène douze gladiateurs, six desquels vêtus de satin cramoisi, les autres de satin blanc, costumes taillés à l’antique. Ils combattirent à armes différentes, la zagaie, l’épée à deux mains, l’épée et le poignard boulonnois, l’épée et le bouclier barcelonnois. Le simulacre de leur combat à outrance fut si dextrement et loyalement exécuté, les épées, les zagaies, les boucliers étoient brisés par tels coups et en tels éclats, que les regardans s’en émurent fortement, pensant que ces gens étoient des condamnés au dernier supplice ; et il n’y eut pour eux qu’un cri de grâce et de merci de tous les coins des galeries. Tout à coup, après avoir tour à tour enfoncé leurs rangs, après s’être éparpillés pendant cette lutte acharnée, ils se reformèrent sur deux rangs calmes et unis, et d’une marche noble et gracieuse vinrent saluer la reine, les illustres et nouvelles épouses, le roi, les princes et l’assistance. L’admiration étoit à son comble ; voyant le sol si cruellement élabouré par ces vaillans hommes, et tant d’armes en pièces, on avoit peine à croire que ce fussent les mêmes qui venoient de combattre.
Certes, il ne falloit rien moins que ce qui devoit suivre pour faire désirer autre chose que cet attrayant spectacle ; mais après qu’une musique bien harmonieuse, venue d’Italie par les soins de Catherine de Médicis, eut reposé les yeux, enchanté les oreilles et attendri les ames, on vit soudain paroître dans la lice, sur quatre grands et beaux chevaux, quatre cavaliers au plus fier maintien, à la plus chevaleresque apparence.
C’étoit Henri II, roi de France, portant les couleurs blanche et noire, à cause de la belle veuve qu’il servoit ;
C’étoit M. de Guise, aux couleurs blanche et incarnat ;
C’étoit M. de Ferrare, aux couleurs jaune et rouge ;
Et M. de Nemours, ceint d’une écharpe jaune et noire. — Jouissance et fermeté.
L’assemblée se leva, les cavaliers saluèrent, et tous quatre, les meilleurs hommes d’armes qu’on pût trouver en France, offrirent le combat à tous venans.
Aux approches de la nuit, la lice étant vide de combattans, toutes les carrières étant fournies, et les quatre héros vainqueurs de tous, — Henri II fit appel au comte de Montgommery. Soit respect, soit crainte d’ajouter par sa défaite une victoire à toutes les victoires du roi, soit pressentiment, le comte de Montgommery refusa. La reine fit dire à son époux de s’abstenir ; le vaniteux prince insista.
— Sire, dit à l’oreille du roi un page de Catherine, la reine m’envoie vous dire qu’à votre zénith vient de s’arrêter un nuage noir, ayant forme de tête de mort… regardez-le…
— Bien, répondit le roi, celui qui tombera de Montgommery ou de moi verra le nuage ; quant à la reine, va lui dire que cette dernière course est en son honneur… Montgommery, — cria-t-il très-haut, — la lance au poing, le roi le veut !
Le comte se mit en arrêt ; les trompettes sonnèrent… lorsque le nuage de poussière élevé par les chevaux fut un peu dissipé, on vit le roi renversé sur l’arène.
Le connétable, qui faisoit les fonctions de maréchal-de-camp du tournois, accourut et releva le prince.
— Qu’on m’emporte d’ici, — dit Henri II avec calme ; — puis, qu’on se hâte d’arracher de mon front ce bois de lance… il a crevé la cage d’or… Je pardonne à Montgommery… Nostredame me l’avoit dit !… Il s’évanouit.
Dix jours après François II régnoit.
XVIII.
… PRISE LAISSÉE…
… Pas un homme en la cour de France, pourvu qu’il ait eu au cœur un peu de cette chaleur motrice de l’amour et des belles actions, pas un qui, le soir du 18 avril 1558, n’ait jeté sur Marie Stuart, mariée le matin de ce jour à François dauphin, un de ces regards où l’audacieuse concupiscence exprime l’ardeur de ses désirs ; et, en ce cas, le péché trouvoit vraiment son excuse, car Marie étoit bien alors, avec ses seize ans, la plus ravissante créature que le ciel ait formée. Son époux avoit quinze ans. Lorsque l’un et l’autre quittèrent la salle du bal pour entrer en la chambre d’hyménée, — il n’y eût vieillard qui ne se sentît rajeunir, jeune fille qui ne se sentît frissonner, voyant si jolie miniature d’amoureux aller timidement prendre des ébats pour lesquels leur délicatesse de formes et la jeunesse de leur âge devoient à peine employer assez de forces !
Lorsqu’en 1559, Henri II vint à trépasser, toute la France pensa que si jeune roi et si jeune reine alloient affermir la tranquillité de l’état par une durée de règne florissant, par une lignée belle et imposante ; mais le 3 décembre 1560, la cour étant à Orléans, Marie se réveille, glisse son bras flexible sous la tête de François II, l’attire doucement pour la poser sur son sein si blanc ; — la tête du roi cède machinalement à ce mouvement et roule, lourd morceau de marbre, sur la délicate poitrine de la reine.
Ce n’étoit pas le sommeil, c’étoit la mort.
— J’étois bien jeune, lorsque j’ai entendu dire sur moi ces paroles : Prise trop tôt laissée, disoit la veuve de François II, en faisant ses adieux au cadavre de son époux.
Un des ensevelisseurs, étant à embaumer le corps, examina avec soin la fistule que le roi enfant avoit à l’oreille ; il distingua des parcelles d’une poudre rouge, en partie dissoute au foyer de la tumeur.
XIX.
À VOUS, MES SEIGNEURS !…
… François de Guise, sortant d’un batelet, est tué par Poltro, sur la grève de Saint-Mesmin ; — il en revient du sang sur la conscience de Coligni !
Enjambons les époques, afin de prouver les prophéties par les faits.
Condé, blessé, désarçonné à la bataille de Jarnac, est fait prisonnier et se rend à d’Argenté : mais il y aura grande joie pour Monsieur frère du roi (duc d’Anjou) si Condé y est tué ; le baron de Montesquieu, capitaine des gardes suisses de Monsieur, arrive ; — à bout portant, de sang-froid, il casse la tête à Condé. — C’est le duc d’Anjou qui en répondra devant Dieu !
À la bataille de Saint-Denis, un vieillard de quatre-vingts ans se débat contre cinq cavaliers ; un d’eux le brûle par derrière : — La balle est stuarde ! crie le vieux brave en tombant. C’était le connétable Anne de Montmorency, et il illustrait son dernier soupir par ces mots à un exhortant : — Croyez-vous, moine, que quand on a su vivre quatre-vingts ans avec honneur, on ne sait pas mourir un quart d’heure avec courage ? Celui qui fit le meurtre, l’assassin d’Antoine Minard, le gentilhomme Stuard, fut retrouvé à Jarnac ; il demanda merci, — on l’égorgea sur place ; les vautours le mangèrent !
Quand sonna le beffroi de la Saint-Barthélemy, Coligni ne se leva pas… Bêsme vint, et l’éventra d’un coup d’épieu.
— Est-il mort ? — crioit, du bas de l’escalier, Guise, fils de François de Guise, ardent à venger son père.
Nostredame avoit cité ensemble Guise et Coligni à la barre du tribunal éternel.
Puis, après la Saint-Barthélemy, Charles IX, sangsue catholique, dégorgea, sur son lit de mort, tout le sang huguenot, — dont il avoit trop bu !
Quant à Charles-Quint, ennuyé du monde, il voulut mourir sous l’empire de son frère et sous le règne de son fils, — il se retira dans un couvent de l’Estramadure.
Et pour en finir avec ces témoignages, pris plus loin que va notre sujet, — une enjambée encore.
XX.
PLACE NETTE POUR LE BOURREAU.
… Quelle poignante douleur !… et pourtant que d’attraits séduisans ! Qu’elle est belle cette femme !
C’est le 17 février 1587. Marie Stuart, reine d’Écosse, prisonnière au château de Frondingaye, entend son arrêt de mort, et reçoit du comte de Cherusbery, l’un des commissaires d’Élisabeth, le brutal avis de l’heure à laquelle doit tomber sa tête.
Toute la nuit elle écrivit, le cœur déchiré, mais la main ferme. Levée deux heures avant le jour, elle se vêtit de velours et d’ornemens ; et, dans un instant où le miroir lui retraça son image :
— Beauté du corps, dit-elle, il faut mourir !… Élève-toi, mon ame, tu vas vivre !
Elle communia avec une hostie que depuis long-temps, pour un cas pressant, le pape Pie V lui avoit envoyée. Puis, assise devant le feu de sa chambre, entourée de ses femmes, elle causa mélancoliquement de choses lointaines.
— Me souviens que placée il y a bien long-temps, à peu près dans pareille posture, devant un feu aussi triste que l’est celui-ci, dans une chambre aussi sombre que l’est ma prison, j’entendois, entre un prophète et la reine Médicis, des mots qui chagrinoient bien fort mes bien jeunes idées. On parla de moi, et comme la reine disoit : Je ne veux pas qu’un seul cheveu tombe de sa tête, le prophète répondit : Empêchez donc alors qu’une hache la frappe cette tête ! Ce mot me fit froid comme aurait fait le fer de la hache.
On frappa rudement à la porte. Peu d’instans après, elle monta sur un échafaud large de douze pieds en carré, haut de deux, tapissé de méchante revesche noire.
Après des dires et des prières, il fallut ôter ses voiles. Malgré elle, le bourreau l’y aida : il arracha, le brutal, jusqu’à la ceinture, robe, pourpoint, corps de cotte, chemisette, de manière que tout le haut de ce corps admirable, que cette gorge éblouissante, qui s’étoit tant émue pour des pensées d’amour, se trouvèrent à nu, devant tous.
— Pardonnez, dit-elle en rougissant, ne suis habituée à me dépouiller ainsi en si grande compagnie, ni à me livrer aux apprêts de si étrange toilette.
Le bourreau s’étoit fait place nette ! — et cependant, l’infâme, il s’y prit à trois fois !
Voilà l’époque telle que Dieu l’a permise ; voilà l’époque telle que les hommes l’ont faite ! Voilà ce qui est advenu de cette cour, qu’avoit marqué la parole de Michel de Nostredame !
Reculons.
XXI.
LE NEVEU DU ROI.
Le 2 juillet 1565 fut un bien grand jour pour les habitans de la petite ville de Salon ; magistrats, municipaux, sénéchaussée, prévôté, maréchaussée, manans, artisans, clergé, tout le populaire de ce coin de la Provence était en émoi et en habits de fête. Charles IX, se rendant à Marseille, en compagnie de madame la reine-mère, Catherine de Médicis, alloit passer.
Une grave question, la plus importante qu’à l’occasion du voyage d’un souverain puissent faire administrateurs et administrés, avoit été agitée depuis plusieurs jours : — le roi séjournera-t-il, ou ne fera-t-il que traverser la cité ? Les fonctionnaires désiraient le séjour ; le pauvre peuple, chargé par état de payer pour tous, le redoutoit ; et pour l’attente comme pour la crainte, il se faisoit mille conjectures, qui venoient aboutir à une maison de la ville, sise en la Grande-Rue : c’étoit la maison d’un vieillard, cause irritante de la superstition populaire, objet du culte des uns, de la haine des autres, dont le nom étoit tour à tour adoré ou insulté, mais dont la personne, d’ailleurs presque invisible, tant son isolement était rigoureux, auroit en toute circonstance été respectée. La vertu privée commande plus aux hommes que toutes les célébrités.
Ce vieillard, c’étoit Michel de Nostredame.
On se rappeloit le voyage de Michel à Paris, sa présentation à la cour, ses conversations avec le roi Henri II et sa femme ; avec quelque raison on en venoit à penser que Charles et sa mère ne voudroient passer outre avant que d’avoir entretenu le prophète, c’est ainsi que la multitude appeloit le bon et simple médecin de Salon. Quant à lui, étranger à ce qui se passoit, il avoit refusé au bailli, qui l’étoit venu visiter, d’accompagner le cortége du roi à son entrée dans la ville.
L’arrivée de deux courriers apprit enfin à la foule que le roi approchoit. Les cloches s’ébranlèrent, le canon tira, et une violente arquebusade, ajoutant au tapage des honneurs rendus à la royauté, faillit coûter la vie au souverain : Charles venoit de descendre de sa lourde voiture de voyage, il montoit à cheval, imité par sa mère, qui toujours belle cavalière, malgré ses ans, toujours habile à placer sa jambe sur l’arçon de la selle, ainsi qu’elle en avoit donné la première l’exemple aux femmes, se complaisoit à montrer à tous son courage et sa dextérité ; la détonation de l’arquebusade effraya le coursier de Charles, mal maintenu par son timide cavalier ; il se cabra, se rua sur la foule, on eut peur pour les jours du roi. — Ils étoient réservés pour trop d’événemens ! — Il n’y eut qu’un jeune homme de quinze ans qui fut frappé au front par le fer du cheval, terrassé et tué.
On comprendra que dans un semblable mouvement de populaire, le roi étant là pour absorber toutes les attentions, et madame la reine-mère, et le cardinal de Bourbon, et le maréchal de Montmorency, le corps d’un homme roulé par terre fît peu d’impression. — On passa par-dessus. Mais quelques personnes avoient reconnu le jeune homme, elles le relevèrent.
Le roi se dirigea vers l’église des Cordeliers, pour y faire sa prière. — Ensuite il demanda la maison de Michel de Nostredame, et ordonna qu’on l’y conduisît. Lorsqu’il y arriva, les portes en étoient grandes ouvertes, un homme mort étoit gisant au milieu de la cour.
— Place ! — s’écria le vieillard qui pleuroit, — place au roi ! à la reine !… laissez entrer la famille du mort !
— Que voulez-vous dire, maître ? — demanda Charles avec inquiétude et surprise.
— Sire, — répondit Michel, en lui montrant le corps dont la tête étoit sanglante, — celui-ci est le fils de votre frère Henri…
— De Clarence ! — interrompit Catherine de Médicis en détournant la tête.
— Morte en couches ! — répondit Nostredame.
Cet incident du voyage étoit d’autant plus pénible qu’il pesoit sur l’homme auquel la superstition venoit demander des oracles, des avis et des pronostics ; aussi la reine-mère en fut-elle sincèrement affligée.
— Mon fils, dit-elle, nous allons en une chambre de ce logis pleurer avec notre vieil ami la mort de cet enfant, dont la naissance, je le prévois, a dû lui causer bien des chagrins !… — Et se tournant vers la foule : — Notre bien-aimé fils donne quinze écus d’or à chaque orphelin de cette ville… Nous, nous instituons cinq messes annuelles pendant dix ans pour le repos de l’ame de cet enfant, saisi tout vivant par la mort… Mes amis, retirez-vous maintenant.
— Noël ! vive madame la reine ! — Et les cris de la reconnoissance du peuple retentirent avec éclats de joie dans cette maison où on attendoit une bière.
XXII.
CONVERSATION.
César de Nostredame resta à la garde du fils de sa sœur ; dans un modeste cabinet, lieu de travail de Michel, le roi de France et sa mère s’assirent respectueux devant l’oracle, dont quinze ans auparavant la vue redoutable avoit décimé la cour. La reine avoit trop éprouvé la prodigieuse puissance du docteur de Salon pour ne pas en redouter les avertissemens ; mais sa curiosité, plus forte que sa peur, lui faisoit en même temps courber la tête et prêter l’oreille. Charles, aux ordres de sa mère, non moins superstitieux qu’elle, plus effrayé peut-être, se laissoit aller à la même attitude.
Il étoit bien vieux, cet homme qui agissoit ainsi sur deux existences royales : non pas tant vieux d’années, il n’avoit que soixante-deux ans ; mais vieux par les chagrins, les douloureuses insomnies, les larmes, les angoisses d’une vie si obstinément torturée ! il étoit décrépit, courbé sur lui-même, d’une maigreur rachitique ; — nous parlons de son corps. Sa tête avoit la sublimité de caractère qu’impriment une vertueuse résignation, l’habitude des hautes et généreuses pensées, le commerce des sciences appliqué au progrès de l’entendement humain ; ses yeux, cet organe qui dans chacune des hallucinations devoit avoir brisé ses ressorts, en quelque sorte ; — ses yeux avoient conservé physiquement leur bel enchâssement, les rides n’en avoient point déformé le dessin ni la noblesse, et, moralement, ils exprimoient encore tout ce que leur dictoit l’intelligence, ils dominoient encore les êtres qu’ils voulaient abattre, leur faculté d’attraction et d’énergie n’avoit rien perdu de son charme ou de sa communication incisive.
Michel de Nostredame, regarda tristement le roi et sa mère.
— Eh bien ! illustre maître, commença Catherine avec embarras, le temps a marché ! je vous retrouve défiant les années,… et beaucoup de gens que vous avez vus près de moi sont morts.
— Leur sort est à envier ! dit le roi.
— Peut-être ! dit Michel.
— Peut-être !… reprit la reine, c’est le rideau du grand secret : vous savez, maître, si ma sollicitude malheureuse a cherché à en soulever les coins, pour le bonheur de mon mari, de mes enfans et de la France ?
— De la France ? madame la reine.
— En doutez-vous, Nostredame ? demanda Catherine avec sévérité.
— Pauvre France !… infortunée religion !… continua sans s’émouvoir le médecin de Salon. Des hommes sont là, rois, princes, seigneurs, gentilshommes, souverains, grands vassaux, des soldats derrière eux ; et parce qu’un des grands vassaux lève trop la tête, parce que le prince a peur que cette tête ne touche aux franges du dais, on se divise, on intrigue, on tue… pour le bonheur de la France !… Et la religion ! qui la connaît, de ceux qui l’attaquent et de ceux qui la défendent ? aucun !… question de trône, voilà tout ! question de Dieu, mensonge !…
— Vous commencez à voir mal, — dit le roi sèchement, — je jure Dieu, maître, que la religion occupe toutes mes pensées, et me cause, en ces temps d’hérésie, de cuisantes douleurs !… Je jure Dieu ! — ajouta-t-il en s’animant davantage, — que volontiers perdrai ma couronne, s’il peut m’être donné d’anéantir l’hérésie…, mais l’anéantir, la briser sur les pavés de ses conférences et de ses conciliabules !
— Le roi le tentera… dit Michel avec calme, s’adressant à la reine.
— Et n’aura-t-il pas raison ? — répondit la reine-mère. — L’audace des hérétiques, des religionnaires, n’aura-t-elle pas été poussée assez loin ?… se sont-ils fait faute d’une seule insulte ? Ne vous souvient-il pas de la conspiration d’Amboise contre mon pauvre premier-né ?… il y alloit de mort de roi dans cette affaire, au moins !… le valet de la Renaudie l’a formellement avoué… et croyez-le bien, Nostredame, mort de roi vouloit changement de culte — Le roi de France doit rester très-chrétien !
— Ainsi ferai, dit Charles IX.
— Mais vous le savez, maître, — reprit Catherine, sur un ton plus adouci ; — c’est peu de la meilleure volonté, lorsqu’elle marche dans les ténèbres ; la fatalité déconcerte ses plans les plus sages ; … et encore, une grande terreur est venue récemment nous saisir… pendant quinze nuits, une armée, infanterie et cavalerie, a été vue marchant dans le ciel, du côté de Meudon ! … qu’est-ce cela ?… que signifie cet horrible prodige ?
— C’étoit sans doute la marche funèbre de tous ces hommes tués dans ces guerres malheureuses ?
— Mais cette marche, visible à notre œil sur cette terre, — reprit le roi, — quel sens peut-elle avoir ?
— Un sens moins terrible, sire, — que celui indiqué par une monstrueuse nuée de corbeaux, qui viendra certaine nuit s’abattre sur les toitures de votre Louvre.
— Encore un malheur, Nostredame ? — demanda la reine.
— Toujours du sang, madame !
— Sur nous ?
— Et sur eux.
— Sur nous ? — insista Catherine.
— Et sur la France, — répondit Michel.
— Mais, mon père, — dit Catherine de Médicis avec angoisse, — ils ne tueront pas le roi ?
Charles IX frissonna.
— Je les tuerai plutôt ! — s’écria-t-il avec emportement.
— Et le ferai, — dit le médecin.
— Et dans ce voyage, maître, — reprit Charles, — quelque malheur me menace-t-il ?
— N’ayant affaire qu’au peuple, votre majesté n’a rien à craindre.
— Qu’ai-je donc à redouter en d’autres temps ?
— Vos penchans, sire…, et vos grands seigneurs.
— Amen, — dit le roi en se levant. — Afin de conjurer les nouveaux malheurs que vous m’annoncez, je vous désigne, mon père, à une charge qui vous donne autorité sur mon corps et mon ame… Vous êtes mon médecin.
— Hélas ! sire, cet honneur, dont vous comblez mes derniers jours, arrive trop tard pour qu’il tourne à l’utilité de votre majesté. — Dans quarante semaines, je serai mort !
— Vous ! dit la reine avec surprise.
Michel de Nostredame prit un manuscrit sur sa table.
— Voici les Éphémérides de Jean Stadius ; j’y ai tracé mon arrêt.
En effet, ces mots se trouvoient écrits de sa main, à la date du 2 juillet : Hìc propè mors est.
— Nous nous reverrons, mon père, dit la reine attendrie.
— Dans la vallée de Josaphat, madame la reine.
— Le sang de l’enfant tué ce matin ne retombera pas sur le roi, n’est-il pas vrai ?
— Le roi Charles est innocent du crime de Henri II ; plaise à Dieu qu’il n’ait à rendre compte que de cette mort !
— Le roi fit un geste d’impatience, il voulut défier la prophétie en bravant le regard du prophète, son œil se baisse aussitôt.
— Nous nous remettons en route, maître, et nous vous recommandons aux bonnes grâces du ciel.
— Et vous, sire, à ses pardons.
XXIII.
LA TABLE, LA LAMPE, ET LE CAVEAU.
Un an plus tard, — jour pour jour, le 2 juillet 1566, — Michel de Nostredame se réveilla, sentant la douce chaleur d’un rayon du soleil matinal pénétrer les chairs froides de son pâle visage.
— Aujourd’hui, j’ai soixante-deux ans, six mois, dix-sept jours, — dit-il d’une voix foible. — Demain…
Un sanglot mal étouffé retentit près de lui, il souleva sa tête.
— César, mon bon fils !… c’est toi !… Pourquoi pleurer ? N’avons-nous pas tout dit sur l’événement de cette journée ?… Mon excellent fils, ne t’ai-je pas mille fois béni !…
— Attendez encore, mon père ! — demanda César de Nostredame d’une voix suppliante, — oh ! attendez un jour !… demain… qui sait… Vous ne voudriez pas mal faire en devançant le moment ?
Michel se leva bien lentement sur son séant, sembla chercher des forces en lui-même, restant quelques instans immobile et muet ; puis, tressaillant légèrement, il prit la main de son fils et lui dit, avec des temps de respiration fréquens : — Tu ne crois pas, mon fils, qu’en effet je veuille devancer le moment : tu sais trop bien que l’arrêt que j’ai porté sur ma vie est infaillible… et son accomplissement devroit-il être retardé de quelques instans, est-ce une raison pour hésiter à m’ensevelir ?… Tu sais bien, toi à qui j’ai révélé les intimes secrets de ma conscience, que ce n’est point la manie insensée d’agir sur ce peuple qui a déterminé ma résolution… Non, une grande pensée a présidé à ce projet !… J’ai trop de religion pour m’anéantir par un suicide ; j’ai trop de probité pour vouloir sculpter une imposture sur ma tombe !… Mais une curiosité scientifique et religieuse a obsédé, tu te le rappelles, les vingt dernières années de ma carrière… Je veux la satisfaire, vivant encore de la vie humaine… !
J’ai interrogé toutes les voies de la nature, toutes ses mystérieuses intelligences, pour m’expliquer à moi-même ce regard de seconde vue, cet état extatique dont mon individualité a été dotée ou affligée :… les voix de la nature sont restées muettes, ses mystérieuses intelligences ne m’ont rien révélé !… Le moment est venu !… Je vais surprendre la vérité !… Oui, avant de m’avancer vers Dieu, je verrai jusqu’à lui !… Touchant encore à la terre, j’embrasserai du regard tous les univers !… Le problème de la seconde vue sera résolu !… Cette illumination mentale, qui jette ses lueurs dans la pensée des mourans, dans la mienne sera vaste et complète, j’en ai l’assurance !…
— Mais pourquoi dans la tombe ? s’écria César, en pleurant sur la main de son père.
— C’est là que le rideau se lève, mon fils… Sur ce lit, où je m’assieds encore, la mort sauroit bien me prendre, mais moi je ne saurois pas l’épier !… Moi, je ne la regarderois pas de la vue formidable du tombeau !… Entre elle et moi, César, il y aura une rencontre étrange, je le prévois… Le coup qu’elle me portera sera indécis ; à demi frappé, j’aurai le temps d’y voir ! … Je verrai ! — Et il éleva ses mains tremblantes vers le ciel. — Que j’y voie trois fois la durée du temps que met une étoile à filer, et le grand secret est révélé au monde !… Ma main le tracera sur le papier !… Gloire à Dieu ! Victoire pour l’homme !…
— Quant aux horribles peines de ma vie, — reprit-il après une pause, — elles sont oubliées, je ne leur appartiens plus !… Quant à toi, enfant, qui résumes en ta personne chérie les dernières pensées terrestres de ton vieux père, je te laisse un patrimoine modeste et honorable ;… je te laisse des connaissances acquises qui t’attireront de la renommée… Tu écriras… Oui, écris l’histoire de cette nation provençale dont le feu s’étend à tout, à la fortune, au plaisir et à la gloire !… Ose décrire le luxe de nos cours, gourmander cette courtoisie, cette magnificence de notre seizième siècle, véritable robe d’or et de soie ensanglantée… Dans les questions religieuses, remonte au pur esprit du christianisme… Louange sa gloire ! Représente-le, dispersant la lumière, et opérant ce mélange qui porta dans la Cimbrique l’esprit du Latium !…
— Parlez encore, mon père, dit César avide d’entendre.
— Non, ma force s’épuise… Ôte-moi d’ici… il est temps :
— Mon père !… Oh ! mon Dieu ! mon père !
— Tu m’as promis le courage d’un homme et l’obéissance d’un fils !…
— J’obéirai.
Le peuple de Salon savoit que depuis quelque temps d’étranges préparatifs avoient été faits dans le caveau de la famille de Nostredame, creusé sous le cimetière des cordeliers. Des ouvriers avoient été employés à en disposer l’issue avec un art tout particulier, et un soin de maçonnerie qui devoit rendre tout bris fortuit impossible.
Une première grille donnoit sur le cimetière ; ouverte, on suivoit un terrain en pente rapide ; trois toises parcourues, on trouvoit une autre grille fort basse, fort épaisse et cintrée : cette seconde grille venant à se fermer, une pierre de deux pieds d’épaisseur jouoit sur un ressort, venoit s’appliquer en dehors, contre ses barreaux, et engrenée dans le cintre de la maçonnerie, fermoit hermétiquement le caveau.
On savoit qu’une chaise, une table, de l’encre, du papier, une plume, avoient été déposés en ce sinistre lieu. La malice populaire auroit bien tiré parti de tout cela pour rire et insulter à la manie d’un mourant ; mais en définitive, le résultat devoit être, tel qu’il s’annonçoit, une mort d’homme ; et d’un homme que de grands services publics, de belles vertus privées, de longues et cruelles peines domestiques, un vaste savoir, de beaux travaux, recommandoient à l’estime et à la reconnoissance de ses concitoyens. Et ce qui complétoit la religieuse terreur que ces préparatifs avoient répandue dans le peuple, c’est qu’on n’étoit pas sans avoir conjecturé que Michel de Nostredame alloit s’asseoir tout vivant, entre trois tables de marbre, sur chacune desquelles une femme morte étendue, et enveloppée seulement dans un suaire.
Le caveau restoit donc ouvert depuis environ un mois, et aucune curiosité n’en avoit profané les abords.
XXIV.
ET LE PROBLÈME ?…
Nostredame, portant une petite lampe allumée et sur un de ses bras une robe blanche tachée de sang, s’arrêta à quelques pas de la première porte ; son fils le soutenoit. — Halte, — dit-il avec fermeté.
César s’agenouilla fondant en larmes.
— Silence ! mon fils. — Ici finit ma route sur la terre ; ici, voyageurs, dont l’un est arrivé et l’autre ne l’est pas, il faut nous séparer.
— Laissez-moi descendre avec vous, — je recueillerai vos derniers mots, votre dernier soupir, je fermerai vos yeux…
— Silence ! ménage les paroles, mon temps est court… Ma dernière pensée, si je l’écris, ne sera connue que le jour où tu viendras te ranger à mes côtés… c’est ma dernière volonté… Tu veux descendre avec moi ?… la tombe ne rend à la terre qu’une matière immonde, et tu dois vivre encore !… Je te l’ai dit, c’est à cette place qu’il faut nous quitter.
— Mais si une fois cet épouvantable seuil franchi, vous alliez m’appeler ?…
— Je n’appellerai que Dieu !
— Si une angoisse,… un repentir,… un regret.
— Enfant, je te pardonne ces craintes !… respecte ton père, et fais silence ! — Il posa sa droite sur la tête découverte de César de Nostredame. — Dieu m’entend !… dit-il avec une profonde émotion, — mon fils, je te bénis !…
— Quoi ! plus un mot, plus un regard ! — s’écria le jeune homme avec désespoir.
— Sois honnête homme… et crois en Dieu ! — cria à son tour Nostredame d’une voix puissante.
César tomba sur la terre.
Le médecin de Salon, avec l’assurance qu’il auroit mise à franchir la barrière d’une route conduisant à un but connu, franchit la première grille et la ferma. Il étoit bien débile, bien accablé, il fut long-temps à parcourir le dernier trajet, et il eut l’angoisse que la pente ne fît abattre son corps affaissé sur ses jambes chancelantes. Arrivé à la dernière grille, il s’arrêta, reprit haleine — comme ceux qui vont recommencer une grande course, — regarda en arrière en élevant sa petite lampe, dont la foible clarté fut ternie par le rayon brisé du jour. Sans que son cœur battît plus fortement que ne le vouloit son agonie, — il fit un pas de plus ; il saisit un barreau de la grille, réunit tous ses efforts, tira ; la grille se ferma, la pierre tomba — avec le bruit sourd d’un coup de canon dans le lointain, — et un cri aigu, déchirant, retentit dans le caveau.
XXV.
DANS LA TOMBE.
— Qui est là ? — demanda Michel d’une voix éteinte.
— Je veux sortir ! — cria d’une voix perçante une femme qui étoit à genoux, se dressa, puis courut vers la grille.
Michel recula.
— Malheureuse ! qu’avez-vous fait en venant ici ? — dit-il avec compassion. — Votre présence m’a brisé un ressort de plus, ma vue est bien foible !… Approchez-vous de cette lampe, que je vous voie.
— Je veux sortir ! — crioit toujours cette femme au désespoir. Michel Nostredame, je ne veux pas mourir… j’ai fait pénitence, je veux vivre !
Michel prêtoit l’oreille : il se traîna vers cette femme furieuse,… il poussa le cri passionné d’un mourant rentré dans la vie pour vingt ans.
— Laure de la Viloutrelle !
Et ses jambes reprirent de l’énergie, de l’élasticité ; il marcha vers la table, y déposa sa lampe ; alors, élevant les bras vers la voûte de ce tombeau :
— Oh ! Providence !… Laure de la Viloutrelle !
— Oui, moi ! purifiée par le repentir, — dit-elle, en se tournant vers lui, mais sans quitter les barreaux de la grille. — Moi, prête à faire demain mes vœux, à revêtir le cilice.
— Revêts le suaire, malheureuse ! — Il jeta sur elle la robe blanche de carmélite, qu’il y avoit dix-huit ans elle avoit abandonnée au mausolée romain de Saint-Rémy, et que tachoit le sang du père de Clarence.
— Le suaire ! s’écria Laure, en rejetant la robe avec horreur. — Le suaire, je ne veux pas mourir !… Ouvrez-moi, je ne veux pas mourir !
— Qu’étois-tu donc venu faire ici, insensée ?
— Prier, évoquer tous mes remords, m’abîmer dans mon repentir, mériter l’absolution en demandant pardon à mes victimes…
— À laquelle des trois as-tu parlé déjà ?… et que t’a-t-elle répondu ?… Est-ce Anice Mollard, — morte vierge, qui a reçu tes plaintes ?… La voilà,… viens la voir ! — Il s’avançoit vers une des tables. — Est-ce ma fille Clarence, que tu as prostituée ?… — La voilà !… sa putréfaction s’achève…
— Au secours ! au secours ! cria Laure, appliquant sa bouche dans l’intervalle des barreaux. — Elle ne voyoit pas la pierre.
— On va m’entendre, — on va venir !… dit-elle avec un rire convulsif, — et tu mourras seul, entends-tu bien… Au secours ! au secours !
— Laure, dit Michel d’une voix implacable, — avec tes dents, coupe ce fer ; avec tes dents, ronge la pierre qui est derrière, alors on t’entendra !…
— La pierre ! Il y a une pierre ? — Elle alongea ses doigts, sentit le granit, et tomba à la renverse.
L’organisation humaine avoit un instant encore repris son influence sur Nostredame. Le vieillard, descendu dans ce caveau avec la sublime abnégation d’un juste, avec l’oubli d’un mourant, se trouva malgré lui la volonté et la vie, en revoyant Laure de la Viloutrelle dans son tombeau. Mais peu à peu son irritation s’évanouit, le sentiment généreux de la mort lui revint.
Il appela Laure par trois fois.
— Eh bien ! dit-elle.
— Levez-vous, et venez à moi, — répondit-il en fléchissant sur la chaise.
Laure de la Viloutrelle obéit.
— Je suis venu ici pour mourir, et Dieu vous y a conduite pour la même fin ! Laure, écoutez mes dernières paroles !… Votre ame seule sortira de ce lieu, faites qu’elle en sorte repentante et pardonnée… La justice divine ne pouvoit vous prendre à une place où vos crimes pussent parler plus haut contre vous ! à une place aussi où le repentir fût plus efficace… Anice Mollard est à ma droite, Clarence à ma gauche, Ponce Gémel à côté de vous. — Laure bondit en arrière. — Une pénitence de vingt-quatre heures ici, devant ces témoins, te vaudra vingt ans de macérations sur la terre ; humilie-toi, pleure et prie, pauvre femme !… de nous cinq, c’est toi qui mourras la dernière ; fais que là-haut je puisse intercéder pour toi !…
— Mon Dieu ! mon Dieu ! — dit Laure en se tordant les mains ; — mais vous m’avez enterrée vive !… — Reprenant peu à peu sa violence : — Mais c’est un crime atroce ! mais vous aussi vous êtes un assassin ! — lui saisissant le bras et l’agitant : — Parle donc, vieillard, parle donc !… vas-tu mourir ? — Elle se pencha, comme pour regarder de près Nostredame. Lui, il prit la lampe, et en éclaira son visage et celui de Laure. Le visage de Nostredame blanchissoit au ton mat de sa barbe, — tête en marbre de saint Jérôme. — Le visage de Laure, — découpé par les rides profondes de l’envie, de la colère et de la haine, — étoit horrible à voir, malgré les vestiges des belles lignes qui en avoient fait l’ornement ; ses lèvres étoient couvertes d’une salive blanche, un cercle noir tranché cernoit ses yeux, les muscles de son cou étoient grossis et tendus. — Laure, dit Michel d’une voix encore distincte, mais bien foible, — la durée de l’huile qui alimente cette lampe, je l’avois calculée sur la durée de ma vie ; mais votre présence a hâté le moment… Une heure encore brûlera la lampe, — et je vais mourir !… Il se tut. Et sa main languissante eut encore assez de force pour replacer la lampe. Laure, n’entendant plus rien, comprit qu’elle alloit rester seule ! Elle se jeta à genoux, près de Nostredame le corps renversé en arrière, les bras roidis, les mains jointes, elle dit d’une voix sanglotante : — Sa vue s’éteint !… Horreur et torture ! mon enfer est ici, malheureuse femme ! mon ame ne quittera pas cette voûte, et plaintive, errante comme l’oiseau des nuits, elle se posera misérable sur ces tables de marbre… Dieu ! mon Dieu !… — Nostredame se ranima un peu… Ses yeux laissèrent échapper quelques larmes.
— Je te l’avois dit, pauvre créature, je t’entraînerai dans ma tombe, — murmura-t-il. — … Dis-moi bien vite que ton repentir est grand !… — Il fit un mouvement du bras, saisit sa plume, la serra convulsivement dans ses doigts. — Mon ame à la Providence !… Ah ! ah ! la voûte s’ouvre !… — Il remua la plume, son corps venoit de se dresser, sa tête s’avançoit un peu en avant…
Laure de la Viloutrelle appuya ses mains sur les genoux de Nostredame, approcha sa tête de la sienne… et bien près…
— Un mot, un souffle, dit-elle ; qu’il se fasse un bruit dans ce caveau !… Bruit du ciel ou de l’enfer,… bruit de râle, mais un bruit qui ne me laisse pas seule avec des morts !… Nostredame, un mot… Pardonne-moi !…
La longue barbe du vieillard se roidit et froissa les chairs du visage de Laure…
Qui sait si Michel de Nostredame avoit résolu le problème !…
XXVI.
TRADITION.
Lorsque, vingt-huit ans après, à la mort de César, qui fut écrasé par un cheval, à la prise d’une ville, on ouvrit le caveau de Nostredame, on trouva le squelette du savant médecin, assis sur la chaise ; sa main tenait encore la plume.
Laure de la Viloutrelle était renversée près de la grille ; les brisures du poignet gauche attestoient qu’elle avoit dû s’en ronger les chairs.
Voici l’inscription qui a été gravée dans l’église des Cordeliers de Salon :
Cy reposent les os de Michel de Nostredame, duquel
la plume presque divine a été de tous estimée
digne de tracer et rapporter aux humains
les événemens à venir pardessus
tout le rond de la terre.
Il est trépassé à Salon de Craux, en Provence, l’an
de grâce M D L XVI et second de juillet,
âgé de LXII ans, VI mois, LVII jours.
Ô Posteres, ne touchez à ses cendres et n’enviez
point le repos d’icelui.