Note sur la porcelaine de Corée

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MÉLANGES.

Note sur la porcelaine de Corée

PAR
A. BILLEQUIN[1].

Si l’on consulte les ouvrages européens, qui traitent de la Céramique orientale, on remarque avec étonnement que l’existence de la porcelaine coréenne est un fait assez controversé.

Quelques auteurs, fort peu explicites, il faut bien l’avouer, sur les caractères génériques de la porcelaine coréenne, l’admettent sans hésitation et vont même jusqu’à la reconnaître comme type primitif des porcelaines de la Chine et du Japon.

Par contre, d’autres auteurs, non moins affirmatifs, nient l’existence même de la porcelaine de Corée. L’intérêt qui s’attachait à la résolution d’une question aussi débattue nous a paru assez vif pour nous déterminer à entreprendre une série de recherches nouvelles puisées autant que possible aux sources originales.

Habitant la capitale de l’empire chinois, dont la Corée est un des tributaires depuis des siècles, nous étions placés d’une manière particulièrement favorable pour le genre de recherches que nous désirions entreprendre. Nos efforts se sont portés sur deux points principaux :

1o. Acquisition d’échantillons parfaitement caractérisés et authentiques de porcelaine de Corée.

2o. Investigation des ouvrages de technologie chinoise et traduction des passages ou documents relatifs au sujet qui nous intéressait.

C’est après de patientes recherches dans ces deux directions, que nous sommes parvenus à recueillir quelques éléments pouvant figurer, croyons-nous, dans la discussion.

N’ayant d’autre intérêt dans la question que celui de la vérité, nous présenterons successivement les passages qu’il nous a été donné de relever dans les ouvrages chinois, nous bornant à quelques appréciations sur la valeur qu’il convient de leur accorder.

Il sera alors facile au lecteur de se faire une opinion et de décider si les conclusions adoptées par certains auteurs sont suffisamment justifiées. Ajoutons, d’ailleurs, que la difficulté de se procurer des documents et la nécessité de recourir à des traductions plus ou moins tronquées a bien pu induire les céramistes non versés dans la connaissance des langues orientales à une interprétation que les faits ne semblent pas toujours justifier.

L’existence de la porcelaine de Corée nous ayant été démontrée tout d’abord par la mention qu’en font les ouvrages chinois, nos recherches se sont bornées aux points suivants :

1o. Caractériser la porcelaine coréenne, préciser, s’il est possible, les signes distinctifs qui permettent de la différencier des produits similaires de la Chine et du Japon.

2o. Rechercher l’ordre chronologique de fabrication des produits céramiques de ces trois pays, et faire ressortir l’influence artistique qu’ils ont eue réciproquement les uns sur les autres.

1o. L’existence de la porcelaine de Corée étant un point acquis, nous nous sommes mis en devoir d’en acquérir des échantillons. Mais là, il faut bien l’avouer, n’était pas la partie la plus facile de notre tâche :

Toutes nos tentatives étaient suivies de déception ; les renseignements les plus vagues nous étaient donnés ; bien peu de marchands de curiosités avouaient en avoir connaissance, aucun n’en possédait d’échantillon, alors que la porcelaine du Japon, sans être commune, n’est cependant pas rare.

Deux conclusions s’offraient naturellement à l’esprit pour expliquer cette anomalie.

Ou la porcelaine de Corée est très précieuse et introuvable, ou elle est indigne de tout intérêt.

Sur ces entrefaites, un commissionnaire en porcelaine, à qui nous avions fait part de nos anxiétés, nous dit être en relations. d’affaires depuis de longues années avec les Coréens qui viennent en ambassade à Péking. Il nous affirma pouvoir se procurer quelques objets de porcelaine par leur intermédiaire, mais nous avoua à l’avance que ces objets étaient des plus grossiers et parfaitement indignes d’être acquis comme objets de curiosité. Ce sont ces objets que je me suis empressé de faire parvenir au Musée de Sèvres. Je fis tous mes efforts pour découvrir si des produits d’une fabrication plus parfaite n’existaient point dans les mains des mandarins et des riches particuliers coréens, mais on m’affirma que la classe aisée se servait presque exclusivement d’objets en bronze, et les classes élevées d’objets en or ou en argent. Le fait certain, c’est que chaque année l’ambassade coréenne achète pour l’importation des lots importants de porcelaine chinoise. C’est cette dernière qui fait prime et est considérée comme objet de luxe en Corée.

Ces considérations toutes graves qu’elles fussent, ne nous ont néanmoins pas parues suffisantes pour trancher la question, et nos investigations se sont portées d’un autre côté.

L’absence des produits coréens du commerce de haute curiosité était une présomption, rien de plus. N’était-il pas possible de supposer une fabrication jadis florissante, aujourd’hui éteinte, qui expliquait parfaitement la rareté des produits ? Nous nous sommes fait ce raisonnement : si la porcelaine de Corée a eu des qualités exceptionnelles ; si réellement elle a eu une influence quelconque sur la fabrication céramique de la Chine, il est bien présumable qu’à partir du moment où la Corée est tombée sous le joug de la Chine, nous verrons ses produits céramiques figurer parmi les tributs offerts annuellement à sa suzeraine, et nous nous sommes mis à compulser les documents. Dans l’Histoire de l’église de Corée[2], il est fait mention de deux traités, l’un fait en 1615 entre le Japon et la Corée, l’autre en 1637 entre la Corée et les Mantchoux. On y parle de tributs consistant en or, argent, étoffes et riz ; il n’y est point fait mention de porcelaine.

Nous avons voulu remonter plus haut et consulter des documents d’une authenticité incontestable. Le Wen-hien Tong-kao[3] donne la liste des pays tributaires de la Chine et l’énumération des objets offerts en tribut : c’est cette source précieuse que nous avons mise à contribution.

Nous avons trouvé mentionné le tribut payé par la Corée à la Chine, dans les 18ème et 20ème années du règne de Che-Tsou, de la dynastie des Yuan, correspondant aux années 1278 et 1280 de notre ère.

On y parle de cotonnade, de soie et de feutre, mais nulle mention n’y est faite de porcelaine ! Le même ouvrage donne la liste des objets imposés aux pays tributaires comme redevance à la Chine sous la dynastie Ming. La Corée doit offrir des objets ouvrés en or et en argent, des étoffes colorées, des nattes colorées, du ginseng, des peaux de léopard et de loutre, des pinceaux de poils jaunes et du papier de bourre de soie ; même silence sur la porcelaine. On voit par cet énoncé que des objets offrant cependant un intérêt assez mince, n’y sont pas dédaignés pour celà.

Il ne nous restait qu’à examiner les ouvrages de céramique pour nous former une opinion motivée.

Il était présumable, en effet, étant connu le soin avec lequel les Chinois conservent les anciennes traditions, de penser qu’il nous serait facile de remonter au berceau d’une industrie dont les produits ont eu une importance si considérable en Chine.

Voici les extraits relatifs à la porcelaine de Corée que nous avons pu relever dans divers ouvrages techniques.

Dans le King-teh-tchin Tao-lou[4] on lit : « Les porcelaines de Corée sont verdâtres : les gens du pays appellent cette couleur Féi-tsoui (翡翠), litt. couleur de martin pêcheur. Depuis quelque temps la fabrication est plus soignée, la couleur et le vernis plus purs que par le passé.

« Les vases à contenir le vin sont de forme de courge dressée avec un petit couvercle ayant la forme d’une feuille de Nélumbium supportant un canard accroupi.

« Les Coréens ont encore des bols, des assiettes, des coupes, des vases, des soupières, dont les formes sont volées (sic) à celles de la porcelaine de Ting, c’est pour celà qu’il est inutile d’en parler spécialement. Seuls, les vases à contenir le vin ont un cachet tout particulier ». (Ce passage est extrait du Suan-ho feung-che Kao-li tou-ting. Suan-ho est une époque du règne de Kouei-tsong, empereur de la dynastie Soung, et correspond à l’an 1119 de l’ère chrétienne).

Voici un autre extrait cité par le King-teh-tchin Tao-lou :

« La vaisselle de Corée est souvent ornée d’or et d’argent ; la porcelaine tsing (bleu verdâtre) est la plus estimée. Il y a des brûle-parfums avec couvercle supportant un singe de couleur fei-tsoui (voyez plus haut) : l’animal est accroupi et soutenu par une feuille de Nélumbium, dont les bords sont roulés ; cet objet est ce qu’il y a de plus beau dans la porcelaine de Corée. Le reste de la fabrication ressemble à la vieille porcelaine, réservée à l’empereur, Mie-so (couleur café au lait) ou aux produits de Yuan-tcho ; quelques spécimens ressemblent à la nouvelle porcelaine de Jou-tchao ».

Le même ouvrage poursuit en disant :

« Les Coréens font des jarres à contenir l’eau : ce sont des vases à large panse, avec des cols rétrécis, s’épanouissant à l’extérieur, ces vases ont 6 pieds de haut et 4 pieds 5 pouces de diamètre : leur capacité est d’environ 3 piculs et 2 chang. Les bateaux côtiers qui hantent l’archipel voisin sont approvisionnés d’eau au moyen de ces ustensiles, qui servent aux Coréens à faire le commerce d’eau potable ».

Dans le Tao-chou on lit : « La Porcelaine de Corée est verdâtre et ressemble au Long-tsuan-yao (céladon ancien). Celle qui présente des fleurs blanches à sa surface n’est pas estimée[5]. La porcelaine de Corée ressemble à celle de Jou. Quelques échantillons présentent des fleurs fines comme la porcelaine de Pei-ting, c’est pour cela que nous la plaçons après les autres porcelaines ».

On le voit les textes sont assez clairs et explicites. M. Stanislas Julien, dont la traduction d’ailleurs concorde avec la nôtre, a eu le tort de ne donner qu’un texte tronqué, dont l’interprétation a pu donner naissance à des conclusions erronées.

Nous ne croyons pas trop nous avancer en disant : La porcelaine coréenne n’a jamais été en haute estime en Chine. Tout en faisant grâce à une ou deux formes originales, les textes accusent formellement les industriels coréens de plagiat et ne marchandent pas leurs expressions. Ces mêmes textes nous apprennent que la porcelaine de Corée est une reproduction plus ou moins heureuse du Long-tsuan-yao, ce que confirment les échantillons que nous avons envoyés à Sèvres. Il ne faut pas perdre de vue qu’il n’est jamais question que de porcelaine monochrome blanche, verdâtre, tirant plus ou moins sur le bleu, et nullement de porcelaine décorée d’émaux. N’oublions pas non plus que les textes qui nous servent de guide remontent à une période fort reculée, époque à laquelle les produits céramiques de la Chine étaient bien loin d’avoir atteint à l’apogée de la perfection. Si on avait accordé à ces considérations tout le poids qu’elles méritent, on ne se serait pas avancé jusqu’à admettre l’influence prédominante de l’art coréen sur l’art chinois.

Les faits et l’histoire tendent au contraire à donner un démenti à cette opinion.

L’art de la poterie est connu en Chine depuis la dynastie des Tang[6], et a donné lien depuis lors à des perfectionnements continus ; les centres de fabrication, à peu d’exceptions près, sont encore ceux où l’industrie céramique se développa avec le plus d’activité et de succès, grâce à l’abondance des matières premières fournies par le sol et grâce à la filiation traditionnelle des procédés techniques.

N’est-il pas plus simple de reconnaître, ici comme ailleurs, l’influence civilisatrice de l’astre chinois sur tous les satellites qui l’entourent, que d’en faire honneur à un empire reconnu être dans un état très inférieur de civilisation, et dont la littérature, les sciences et les usages sont, de son propre aveu, un emprunt fait à son puissant voisin ?

Quelques personnes incrédules pourraient attribuer à un sentiment de jalousie le silence gardé par les auteurs chinois sur l’origine d’une industrie qui a été pour leur pays une source de gloire et de profit. Rien n’autoriserait à le penser : quelque ait toujours été le mépris des Chinois pour les étrangers, ils reconnaissent volontiers leur devoir la connaissance de quelques procédés industriels.

Les textes que nous avons cités reconnaissent devoir l’industrie du verre, des émaux sur métal aux Musulmans (Arabes ?). Ces objets figurent dans les tributs présentés par les royaumes limitrophes du Golfe Persique. Un aveu plus complet ne leur aurait pas coûté, ce semble.

Quant à ce qui concerne l’influence coréenne sur l’art japonais, le fait semble hors de doute, les textes japonais en font foi. Nous avons eu occasion d’en parler à son Excellence l’Ambassadeur du Japon à Péking qui s’est empressé de reconnaître la vérité de cette assertion, mais il a déclaré que les produits coréens étaient fort grossiers et que depuis l’introduction des procédés céramiques dans son pays, l’art y avait fait d’immenses progrès, laissant absolument dans l’ombre les produits coréens.

Ainsi, tous les renseignements concordent, en ce qui concerne la médiocrité des produits coréens, bien différents en cela des descriptions fantaisistes de certains auteurs européens. Quant à leur antiquité, il paraît avéré que la Corée a emprunté les procédés de la Chine et les a transplantés au Japon.


  1. Ces notes ont été données au Musée Guimet par la veuve de M. A. Billequin, correspondant du Ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, professeur de Chimie au collège impérial de Peking. Sur le désir du Directeur du Musée, nous publions ces notes pour que chacun puisse en tirer profit.
  2. Par Ch. Dallet, 2 vol. in-8o. Palmé, 1874.
  3. Par Ma Touan-lin, traduit par le marquis d’Hervey de St. Denys.
  4. 景德鎮陶錄. King-teh-tchin est le nom du bourg où les plus célèbres porcelaines furent fabriquées. (Lat. 27° 56′, Long. 115° 54′). Comp. Hirth, Chinesische Studien, p. 52 et suiv. et p. 112. G. S.
  5. 古高麗空器皿色粉青。與龍泉窑相類。上有白花朶兒者不甚直錢。 G. S. Extrait de l’Encyclopédie 格致鏡原.
  6. 古無磁銷。至唐始尚窑器。 G. S.