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Notes complémentaires sur le phosphore noir

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NOTES COMPLÉMENTAIRES
SUR LE
PHOSPHORE NOIR

Par M. BLONDLOT.

On sait que le phosphore noir a été signalé pour la première fois par Thénard, qui, l’ayant obtenu après avoir distillé le même phosphore un grand nombre de fois, avait émis l’opinion qu’il ne se produisait qu’avec du phosphore parfaitement pur. La question du phosphore noir avait été depuis longtemps controversée, lorsque, en 1865, j’entrepris moi-même sur ce sujet quelques recherches qui m’amenèrent à adopter à peu près les idées de Thénard. Toutefois, ayant étudié de nouveau la question, je suis arrivé à des résultats bien différents. Dans un mémoire publié en 1870, j’établis en effet : 1o que le phosphore noir est du phosphore ordinaire, qui doit sa couleur à la dissémination dans sa masse d’une sorte de pigmentum excessivement ténu ; 2o qu’il est toujours facile de l’obtenir en distillant ou même en laissant longtemps à l’état de fusion du phosphore ordinaire en présence du mercure ou de ses composés, qui produisent le pigmentum ; 3o qu’aucune autre substance que le mercure n’est capable d’amener ce résultat.

Je croyais avoir suffisamment établi ces faits lorsque, dans ces derniers temps, un habile chimiste, M. Ritter, a présenté à l’Académie un mémoire dans lequel il attribue aussi à l’arsenic le rôle que j’attribuais au mercure exclusivement. C’est ce qui m’a engagé à reprendre une troisième fois ce sujet.

Avant d’exposer le résultat de la vérification que je me proposais, je crois devoir préciser ce qu’on doit entendre par phosphore noir. Or, ce qui caractérise essentiellement ce corps, c’est que, tant qu’il est à l’état de fusion, il ne diffère en rien du phosphore normal, tandis que, au moment où il se solidifie, il devient subitement noir, pour redevenir blanc par une nouvelle fusion, et ce indéfiniment : phénomènes que l’on a attribués avec raison à l’influence exercée sur la lumière par les corps très-divisés, telle que Tyndall l’a fait connaître. On a cru devoir attacher, dans le cas qui nous occupe, une grande importance à ce que la solidification du phosphore se fît avec rapidité par une sorte de trempage ; mais j’ai constaté maintes fois que cette condition n’était pas indispensable. Quoi qu’il en soit, on ne saurait confondre, comme on l’a fait, le véritable phosphore noir de Thénard avec du phosphore souillé par son mélange avec certains phosphures métalliques que l’on peut obtenir en distillant du phosphore avec les chlorures de ces métaux, notamment avec le chlorure de cuivre ; car ces phosphores noircis restent aussi noirs pendant la fusion qu’après leur solidification.

Les caractères de ce qu’on appelle le phosphore noir étant ainsi bien définis, il s’agissait de vérifier si les préparations arsenicales pouvaient lui donner naissance. Dans ce but, j’ai d’abord distillé du phosphore normal avec des quantités variables d’acide arsénieux à l’état concret. J’ai répété l’expérience un grand nombre de fois, soit avec le même phosphore, soit avec du phosphore nouveau. Or, toujours le produit obtenu est resté, après sa solidification, aussi blanc que le phosphore le plus pur. M. Ritter paraissant attacher quelque importance à ce que le phosphore expérimenté eût d’abord séjourné pendant un certain temps dans des solutions arsenicales, j’ai ensuite pris le parti de ne le soumettre à la distillation qu’après qu’il eût été plongé dans une solution chlorhydrique d’acide arsénieux pendant un temps qui a varié de vingt-quatre heures à un mois, et toujours le résultat a été le même. Enfin, je n’ai pas réussi davantage en maintenant plus ou moins longtemps le phosphore en fusion dans ces mêmes solutions arsenicales, et en le trempant ensuite dans l’eau froide, à plusieurs reprises, conformément aux indications de l’auteur.

Toutefois, je dois dire que si l’arsenic n’engendre pas le phosphore noir, du moins ne met-il aucun obstacle à sa production ; ce dont je me suis assuré à plusieurs reprises, soit en distillant, soit en maintenant simplement à l’état de fusion du phosphore normal en présence du mercure et d’une solution arsenicale. C’est même ce qui expliquerait, selon moi, les résultats obtenus par M. Ritter, en admettant qu’il aurait employé dans ses expériences du phosphore qui, indépendamment de l’arsenic, contenait accidentellement une trace de mercure ; ce que l’on admettra facilement si l’on considère qu’il suffit, par exemple, que des bâtons de phosphore aient traversé la cuve à mercure pour que les globules presque imperceptibles de ce métal, adhérents à leur surface, donnent naissance à du phosphore noir, après une ou plusieurs distillations.

Ce qui est certain, c’est qu’il m’a toujours été possible de constater la présence du mercure dans tous les phosphores noirs que j’ai obtenus, en m’y prenant de la manière suivante :

J’étire à la lampe un tube de verre et j’en ferme la pointe ; puis j’y introduis le phosphore noir avec du sulfure de carbone, dans lequel il ne tarde pas à se dissoudre, à l’exception d’un léger précipité noir qui se rassemble dans l’extrémité effilée. Je décante alors la presque totalité de la solution et je traite le résidu dans une petite capsule avec quelques gouttes d’acide azotique. Après évaporation à siccité, je reprends par un peu d’eau acidulée par de l’acide chlorhydrique. Or, ce liquide étant déposé sur une lame de verre, ne tarde pas à y produire une tache mercurielle des plus évidentes.

S’il en est ainsi, on peut se demander pourquoi les autres corps étrangers qui souillent le phosphore n’y produisent pas le même phénomène physique. C’est un fait que je ne me charge pas d’expliquer. Toutefois je présume que cela tient à ce que le mercure est susceptible d’un degré de divisibilité que n’atteignent pas les autres corps.