Notes d’un bibeloteur au Japon/3
Osaka, la Venise du Japon, est la ville la plus intéressante et, pour le bibeloteur, la plus productive. Des rues entières sont habitées par des marchands de bric-à-brac, plusieurs grands magasins de curiosités, des marchands d’étoffes anciennes ; c’est en outre la seule ville avec Kioto où l’on trouve ces ravissants morceaux d’étoffe brodés auxquels nous avons conservé leur nom japonais « Foukousas ». Nous avons, dès notre arrivée, loué une grande maison tout à fait japonaise, que mon ami a habitée pendant son séjour à Osaka, précédemment, et, avec cette maison, un grand magasin à l’épreuve du feu, bâti en face, au bord de la rivière. C’est dans ce magasin que nous entasserons les merveilles que nous allons acheter, en attendant que nous les dirigions sur l’Europe.
Dès le lendemain de notre arrivée nous commencions à courir la ville chacun dans un « djinrikicha » petite voiture traînée par un homme qui, sur le dallage en briques des rues d’Osaka, roulait vite et sans secousses. Le premier objet que j’achetai fut un beau et volumineux album à coins d’argent finement ciselés et contenant de charmants dessins à l’encre de chine et à l’aquarelle. Prix, 2 fr. 75. Puis, une belle trousse de docteur en laque piqué d’or, avec des inscriptions en caractères chinois de nacre découpée, 15 francs.
Trente netskés, l’un plus fin que l’autre, pour 80 francs.
Le jour suivant, tous les marchands et brocanteurs de la ville savaient notre arrivée et dès le matin, il y avait foule devant la maison. L’un apportait des ivoires, l’autre des peintures, celui-ci des paquets de foukousas, celui-là avait amené des charrettes pleines de bronze. Dès lors, nous prîmes la résolution d’acheter chez nous chaque jour, jusqu’au déjeuner, et de sortir ensuite pour voir les marchands chez eux.
Deux cents ivoires sculptés, plus de trois cents foukousas, furent le produit de notre premier achat à la maison et parmi ces morceaux d’étoffe brodés que nous ne payâmes jamais plus de 25 francs pièce, se trouvait le plus étonnant comme réussite que j’aie jamais vu. Il représentait des pigeons sur fond de satin noir. Je m’étais promis de ne jamais m’en défaire ; mais je comptais sans l’amabilité d’un de mes plus charmants clients, d’un de nos amateurs les plus fins, auquel je l’ai par la suite cédé avec grand plaisir.
Nous avions pris rendez-vous pour le lendemain avec le plus huppé des marchands de la ville, nommé Nambaya. Il avait en dépôt, pour les vendre, tous les bibelots d’un des grands feudataires dépossédés, auquel il avait fait de fortes avances. Nambaya était un beau japonais « rara avis » grand, bien fait, les extrémités fines et portant élégamment un costume recherché. À sa ceinture, une belle blague à tabac, au fermoir d’or ciselé, était suspendue par un cordonnet de soie qui, passant à travers une grosse boule de corail rose, venait se fixer au netské, gros bouton d’ivoire sculpté, représentant le dragon du japon enroulé et tenant dans ses griffes une perle fine de la grosseur d’une noisette. Après divers pourparlers, nous avions mis de côté chez lui un gros lot d’objets, laques, bronzes et le netské de sa ceinture. Un chargement pour quinze mille francs. Une légère différence nous divisait, je lui proposai de l’employer à un festin dans son habitation, avec des danseuses, chanteuses et musiciennes, ce qui fut accepté immédiatement, car le japonais, en général, aime à se divertir, et Nambaya, en particulier, avait la réputation d’un joyeux compère.
Le soir donc, dans un joli petit kiosque, derrière sa maison, au milieu d’un jardin bijou, Nambaya avait réuni les plus célèbres danseuses et musiciennes d’Osaka et fait servir un dîner interminable. Accroupis sur les nattes comme les japonais et chacun entre deux danseuses, dans des costumes superbes, nous écoutions cette musique d’abord barbare mais à laquelle nos oreilles s’habituèrent assez promptement ; nous regardions s’aligner devant nous ces innombrables petits plateaux, garnis de fruits, de légumes, d’herbes, etc., qui forment le menu d’un dîner japonais. Lorsqu’on apporta la pièce de résistance, un énorme Taï, le poisson rose qui accompagne toujours le dieu Yébis. Il était vivant et servi sur un lit d’algues marines reposant sur des petits tubes de verre attachés les uns aux autres pour imiter les flots. Notre amphitryon lui fit avec un couteau, une large entaille sur le dos, et au moyen de deux bâtonnets d’ivoire, arracha un morceau de chair qu’il me présenta après l’avoir imbibé d’une sauce très relevée. C’est, paraît-il, le plus grand honneur à faire à un convive et pour me conformer aux usages, j’avalai, les yeux fermés, l’horrible mets et m’empressai d’ingurgiter plusieurs rasades de saké.
À deux heures du matin nous laissâmes Nambaya et ses bayadères continuer la fête, qui pour eux dure souvent jusqu’au jour, et nous rentrâmes enchantés de notre soirée. Mon frère me disait que cette fête coûtait au moins quatre cent dollars à Nambaya.
Quelques jours plus tard, il vint nous offrir deux mille lanternes de bronze de quatre à six pieds de hauteur qui appartenaient au prince et dont il avait, sur un grand album, les esquisses et les croquis ; mais que faire d’une telle quantité ? il nous était impossible de les acheter et depuis elles ont été vendues au poids à une maison hollandaise pour être expédiées en Europe et fondues.
Nambaya avait un objet que je n’achetai pas et que j’ai souvent regretté. C’était une coupe en argent d’environ vingt centimètres de diamètre, supportée par trois branches de bambou en argent. Sur l’extérieur de la coupe était gravé profondément un bambou incliné par le vent et se terminant à l’intérieur de la coupe. Le graveur avait traité ce bambou comme les dessinateurs japonais à l’encre de chine. À mon retour en France, j’ai écrit pour faire acheter cet objet, mais l’incendie avait ruiné mon bon ami Nambaya et sans doute, la coupe en argent était redevenue lingot.
D’Osaka, viennent aussi deux admirables foukousas que possède encore mon frère, l’un, une oie blanche, vue par derrière, l’animal a l’air vivant et ses plumes hérissées, sur le fond de satin rouge, sont un véritable trompe-l’œil ; l’autre, un panier de fleurs des champs, partie peint, partie brodé, sont avec les pigeons dont j’ai déjà parlé, les plus beaux spécimens que j’aie vus de l’art du brodeur au Japon.
Bien peu de sabres et de poignards chez tous ces brocanteurs ou marchands mais en revanche, une inondation de garde de sabres, de pommeaux, de ménukis, (petits ornements qui enrichissent la poignée du sabre), parce que depuis l’interdiction aux Samouraïs du port de leurs deux sabres, ils se sont empressés de les démonter pour vendre les ornements, tandis qu’ils ont conservé les lames comme souvenir de la féodalité au Japon.
J’aurais pu, dans la longue rue d’Osaka où se vendent les étoffes, faire une ample moisson de gardes de sabres, car chez certains armuriers, c’était par caisses pleines qu’elles m’étaient offertes, mais je cherchais le sabre complet, la garde, que je considérais comme un fragment, ne m’intéressait pas. Qui eût supposé, à cette époque, que quelques années plus tard, des livres seraient écrits sur ces gardes, des prix énormes, payés pour les acquérir, des noms d’artistes cités, je dirai plus, des dates précises assignées à ces travaux sur différents métaux, lorsqu’à mon passage à Osaka pour quelques francs j’aurais pu choisir les plus belles. Un très joli poignard complet me fut vendu pour 150 fr. par un de ces armuriers ; la garde, le pommeau et le bout du sabre étaient en émaux translucides à champ levé sur or.
Un marchand qui vendait spécialement des objets religieux, nous offrit une quantité d’albums à la main et d’albums imprimés, de ceux que font vendre à leur profit les acteurs japonais à la porte des théâtres, pour distraire les spectateurs pendant les longs entr’actes de leurs drames. Les représentations, au Japon, commencent au lever du soleil et finissent souvent après son coucher de sorte qu’on mange, on boit, on fume au théâtre. Ces livres, que nous appelons en France Albums d’acteurs, sont amusants à feuilleter ; les encadrements des pages sont souvent charmants de composition, les costumes bien dessinés, mais il me semble qu’il n’y a pas plus lieu d’en faire une étude spéciale que de nos images d’Épinal qui sont fabriquées plus grossièrement, il est vrai, mais absolument dans le même but : l’amusement des enfants, la tranquillité des parents.
Mis en goût par mon achat chez cet homme, je cherchai à compléter ma collection d’images et de livres illustrés et pour cela m’adressai à un libraire de Sinsaïbashi qui, les jours suivants, m’apportait tous les ouvrages de ce genre édités au Japon. Ils sont peu nombreux et celui que les Japonais estiment le plus est le recueil en 14 volumes des dessins d’Okusaï. Cette série se réimprime continuellement, les bois sont usés, de sorte que les amateurs d’Europe sont arrivés à rechercher les meilleures épreuves et ont fini par faire des classements sans fin entre elles.
Les foukousas, ces délicieux morceaux de satin brodé et doublés de crêpe qui servaient, au temps du vrai Japon, à recouvrir les cadeaux que s’envoyaient les Japonais, m’intéressaient beaucoup plus, je l’avoue, que les livres et les images, aussi nous en fîmes une récolte abondante, écartant cependant ceux que nous trouvions mauvais ou inférieurs et qui viennent dans les arrivages actuels comme spécimens extraordinaires d’art ancien ; nous en achetâmes plus de huit cents et nous avions l’espoir d’augmenter ce nombre à Kioto.
Décidément les Japonais n’ont qu’une mince estime pour leurs objets d’art, car c’est à des prix excessivement bas que nous nous les procurons ; il n’en est plus de même quand par hasard nous trouvons soit chez un particulier, soit chez un marchand, un objet chinois, bronze, jade, porcelaine, dessin ; le prix devient élevé et l’homme moins disposé à s’en défaire.
J’ai observé en Chine exactement le contraire, le Chinois tient à garder les objets de fabrication chinoise et n’a aucune estime pour les produits de l’art japonais. Après avoir visité les grands magasins, fouillé, les boutiques de brocanteurs, je fus étonné du peu de beaux objets en céramique que nous avions trouvés. En dehors de quelques pièces en vieux Fizen, un ou deux objets de Satsouma ancien, nous n’avions vu partout, et en quantité énorme, que des faïences de Kaga, poterie grossière, d’un blanc jaunâtre, quelquefois finement décorée, mais toujours de ce vilain ton rouge, peu harmonieux, rehaussé d’or ; des faïences de Bungo à la couverte grise, au décor de couleurs vives très fortement émaillées en relief. Rien de joli, de doux, d’agréable à l’œil. Le grès de Bizen que je recherchais, étaient très rares aussi, j’en ai rapporté bien peu de pièces.
Nous avons passé toute une après-midi chez un marchand de Kakémonos, et en avons acheté une centaine, variant de 5 à 15 fr. Comme je l’ai déjà dit, ceux qui viennent de Chine sont plus estimés des Japonais et, conséquemment, sensiblement plus chers que les autres, et dans ce grand magasin, je pus facilement m’en rendre compte, car le marchand me montra d’abord un kakemono représentant un treillage couvert de volubilis et quelques papillons, pour lequel il me demanda 500 francs ; puis il me déroula le même, avec la même signature, si parfaitement imité que je n’y pouvais reconnaître de différence ; ce dernier était de 15 francs parce qu’il était copié par un Japonais sur le modèle chinois.
Pendant les derniers jours de notre séjour à Osaka, un jeune garçon qui nous avait largement approvisionnés de Foukousas, nous apporta des robes d’acteurs, en général, le fond était de drap rouge et le décor se composait d’applications d’étoffes représentant des scènes de l’Olympe japonais, ou des reproductions de la nature ; mais une extraordinaire, que nous achetâmes, était de velours noir sur lequel était brodée une grande toile d’araignée, l’animal au centre guettait dans le coin de la toile un frelon qui allait s’y engager.
Ces robes étaient rares, les acteurs s’en séparant difficilement. Quatre ans auparavant, Nambaya avait offert à mon ami toute la garde-robe d’un théâtre du prince de Tosa ; une énorme quantité de robes, pantalons, etc., à 10 francs l’un dans l’autre ; aujourd’hui que nous serions disposés à l’acheter, Nambaya ignore ce qu’il en est advenu. Il en est toujours ainsi au Japon.