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Notes d’un condamné politique de 1838/19

La bibliothèque libre.
Librairie Saint-Joseph (p. 175-179).


XIX

JE DEVIENS JARDINIER.


Avant de retourner à un établissement pénal, j’étais déterminé à épuiser tous les moyens possibles : je redoublai donc de recherches et d’instances ; et, cette fois, la Providence aidant, j’eus un plein succès. L’occupation que j’obtins était celle d’aide-jardinier ; mon nouveau maître était un marchand-tailleur, ancien prisonnier libéré, qui s’était enrichi pendant les années de prospérité de la colonie, et qui avait eu la sagesse de ne pas dissiper son avoir dans les folles spéculations qui en avaient ruiné tant d’autres.

J’allai faire part de ma bonne fortune au capitaine McLean, et, muni des papiers nécessaires signés par mon nouveau maître, je me fis transférer en due forme du service de mon Français de l’Île Maurice au service du marchand de Sydney ; car cette formalité était nécessaire pour régulariser ma position. Les conditions du dernier contrat, du louage de ma personne, étaient les mêmes que celles dont j’ai déjà rendu compte.

Par mon transfèrement, de confiseur que j’étais je devenais jardinier, et, dans chacun des deux cas, sans le moindre apprentissage.

Le lendemain, je partis en chaloupe avec le fils de mon maître, pour remonter la rivière Paramata, sur les bords de laquelle la propriété de campagne du marchand était située, à quatre milles environ de Sydney. C’était un beau domaine, dont huit acres seulement étaient en ce moment défrichés et mis en culture jardinière. Le personnel de l’exploitation, auquel je venais m’ajouter, se composait d’un chef jardinier et de cinq prisonniers loués.

Les logements se composaient : 1o d’une maison de campagne, petite mais assez élégante, bien meublée, et ornée à l’extérieur de plantes grimpantes : c’était le cottage dans lequel logeait la famille du propriétaire dans le cours de ses promenades à la campagne ; 2o d’une case qui servait de logis au chef de culture et à sa famille ; 3o d’une autre case qu’habitaient les cinq travailleurs loués.

Le fils de mon maître, qui était un fort joli garçon, m’introduisit dans le cottage de la famille, et, me montrant une excellente chambre à coucher qui s’y trouvait, me dit que son père lui avait donné l’ordre de m’y installer et de me dire, de sa part, qu’il savait faire la différence entre les autres condamnés et moi, et qu’il entendait que je fusse respecté et traité comme un honnête homme que le malheur, et non le crime, avait conduit dans ce pays.

Je remerciai de tout mon cœur mon excellent interlocuteur, et je le priai de vouloir bien offrir à son père l’expression de ma profonde reconnaissance, pour les égards qu’il avait pour moi ; je l’assurai que je tâcherais de reconnaître leurs bontés par mon exactitude au travail et mon zèle pour leurs intérêts. En partant, mon jeune maître recommanda au chef de culture de me bien traiter et aux ouvriers loués de me respecter.

Je fus aussi surpris qu’enchanté d’un procédé si délicat et si généreux ; je m’y attendais d’autant moins que de pareils sentiments étaient peu dans les habitudes de la population de cette colonie, à cette époque du moins, et que certains journaux, comme je l’ai déjà dit, avaient débité sur notre compte les calomnies les plus infâmes. Cependant, à cette période de notre captivité, les préjugés soulevés contre nous commençaient à s’éteindre, grâce à l’influence du clergé catholique et d’hommes équitables, comme M. le capitaine McLean et mon nouveau maître, et grâce un peu aussi à notre bonne conduite.

Aussitôt après le départ du fils de mon propriétaire, je m’armai d’une pioche et je me rendis auprès du jardinier : c’était au temps des sarclages et des renchaussages. Comme fils de cultivateur, je n’étais pas tout-à-fait étranger à ces travaux : je pus donc m’acquitter de ma besogne à la satisfaction de mon chef de culture, qui me fit des compliments de mon travail.

Le lendemain, je fus le premier rendu à l’ouvrage ; car j’étais déterminé à ne me laisser devancer par personne. Je me mis bientôt au fait de la culture et des travaux de défrichements, et tout allait au mieux dans notre établissement. L’excellent propriétaire venait quelquefois visiter son nouveau domaine, il y venait quelquefois même avec sa famille ; toujours ces visites étaient pour nous des fêtes : il portait pour moi la bonté et les égards jusqu’à me faire venir au milieu des réunions champêtres de sa famille, pour m’offrir un verre de vin.

Si je ne m’étais pas posé pour règle dans ces notes d’être court et de ne me permettre aucune dissertation, cette noble conduite d’un homme, passé de la classe des condamnés à celle des citoyens honnêtes et respectables, me fournirait un thème assez fécond pour une longue digression ; mais, avec le cadre que je me suis tracé, je dois me borner à faire mention de cette belle action et à exprimer toute la gratitude dont elle m’a rempli pour son honorable auteur.

Trois mois après mon arrivée sur la propriété de mon nouveau maître, tous les prisonniers canadiens reçurent avis qu’ils allaient passer de la catégorie des loués (assigned convicts) à la catégorie des affranchis-surveillés (ticket of leave men). Sur cet avis, nous devions aller au bureau indiqué, pour y recevoir notre permis ou billet d’affranchissement, qui nous permettait d’exercer telle industrie qu’il nous plairait, pour notre compte, dans toute l’étendue du district mentionné dans le billet.

Dans le voyage que je fis à Sydney pour prendre mon billet, j’allai rendre visite au bon capitaine McLean et à mon digne propriétaire : celui-ci me dit qu’il était prêt à me conserver dans mes occupations, mais qu’il serait content de me voir en possession d’un meilleur emploi. Je me mis donc à chercher mieux ; mais les choses n’étaient point changées dans la colonie, et il me fut impossible de rien obtenir.

Je voyais de temps en temps quelques-uns de mes compagnons d’exil qui travaillaient dans Sydney ou dans les environs. Un jour que je rencontrai mon ami, M. Bourdon, il me dit que les confiseurs, chez qui je l’avais laissé, avaient fermé boutique, et que, depuis, il avait cherché partout de l’emploi, sans pouvoir y réussir. Il ajouta que le seul moyen qu’il imaginait de pouvoir échapper à une complète misère était de rejoindre dix de nos compatriotes qui s’en étaient allés entreprendre, sur une terre en forêt appartenant à un militaire en retraite, une exploitation de bois. Il était décidé à partir de suite pour le chantier canadien, et il me sollicita de le suivre, en me représentant que c’était presque la liberté pour nous, et qu’ainsi réunis ce serait une image de la patrie absente.

Cette proposition avait certainement son côté séduisant, j’acceptai. Après avoir pris congé de mon propriétaire, que je remerciai avec effusion de ses bons procédés, je m’occupai avec mon compagnon, M. Bourdon, à faire, au moyen de nos petites ressources, l’achat des outils qui nous étaient nécessaires et de provisions pour une semaine. Ceci fait, nous prîmes, le sac sur le dos et le bâton à la main, le chemin du chantier canadien, à travers un bois qu’on nous avait dit rempli de serpents et d’énormes lézards, nommés dans le pays goanos.