Aller au contenu

Notes d’un musicien en voyage/À madame Offenbach

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (p. I-XXXI).
À


MADAME HERMINIE OFFENBACH


Madame,

L’éditeur de votre mari me prie d’écrire une préface à ce livre qui vous est dédié. Il n’était pas nécessaire que votre nom figurât à la première page pour nous convaincre que vous êtes digne de tous les témoignages d’affection et de reconnaissance. Tout ce que fait votre mari, qu’il compose ou qu’il écrive, vous appartient de droit. Il n’est pas un seul de vos innombrables amis qui ne sache que vous êtes non-seulement la meilleure des femmes et la mère la plus exquise, mais encore jusqu’à un certain point la collaboratrice du musicien distingué qui signe ce volume.

L’œuvre si considérable de votre mari se compose de deux parties bien distinctes : l’une est comme un écho du bruit parisien, du tumulte des boulevards, des soupers d’artistes où la gaîté française s’épanouit quand le champagne a mis les cerveaux en bonne humeur. La seconde partie ne ressemble en rien à la première et elle vous appartient de droit, car c’est vous, madame, qui avez conservé à cet artiste parisien par excellence le foyer heureux et entouré où son cœur a pu s’épanouir à l’aise au milieu du charme, de la joie et de l’émotion de la famille, et où très-certainement il a trouvé la note tendre et fine de son répertoire qui, à mon humble avis, est la plus pure de son talent. C’est pour cela que je songe à votre mari quand les fanfares de la gaîté éclatent dans son œuvre, et que je pense à vous, madame, quand soudain, à travers les grelots de la folie se glissent ces mélodies émues qui plaisent à la fois aux délicats et à la foule.

Tout dernièrement, madame, je me suis arrêté quelques heures dans la vieille ville de Cologne. Le hasard m’a fait passer devant la maison où est né votre mari. Jacques était déjà un grand jeune homme et à peu près un virtuose quand j’apprenais à lire dans l’école située à côté de sa maison paternelle. Nul mieux que moi ne peut vous dire ses débuts dans la vie, car la famille Offenbach est un de mes plus vieux souvenirs d’enfance ; j’ai connu les parents de Jacques, ses frères et ses sœurs, qui ne se doutaient certainement pas alors que le violoncelliste blond deviendrait le musicien le plus populaire de son temps et que le bambin qui leur souhaitait chaque matin le bonjour en passant écrirait un jour cette préface.

La maison paternelle de Jacques était petite : je la vois encore, à droite de la cour au fond de laquelle se trouvait mon école. On entrait par une petite porte basse ; la cuisine propre et luisante était sous le vestibule ; des casseroles de cuivre rangées tout autour avec ordre ; la mère affairée à ses fourneaux ; à droite, en traversant cette cuisine, une chambre bourgeoise donnant sur la rue. Le père se tenait dans un grand fauteuil près de la fenêtre quand il ne donnait pas de leçons de musique : il chantait très-bien et jouait du violon. M. Offenbach était déjà un homme âgé ; j’ai conservé de lui un souvenir à deux faces : tantôt quand, en quittant l’école, je faisais trop de bruit dans la cour, il sortait pour m’administrer quelques taloches, tantôt, aux jours de fête, il me bourrait de gâteaux du pays, pour la fabrication desquels la maman Offenbach n’avait pas de rivale dans toute la ville. Il n’est pas de maison où j’aie été plus battu et plus gâté que dans celle de votre défunt beau-père.

Dans cette maison tous étaient plus ou moins musiciens, depuis le père jusqu’au plus jeune fils que la mort a emporté si tôt et qu’on disait doué d’un talent considérable. L’habitation de la rue de la Cloche était modeste ; la famille était nombreuse et le revenu du père ne permettait pas de folies. On m’a souvent raconté dans mon jeune temps que le papa Offenbach s’imposait les plus durs sacrifices pour faire apprendre le violoncelle à son fils Jacques. Je me souviens encore du professeur de votre mari que, dans mon enfance, j’ai entrevu quelquefois dans les rues avec un habit râpé, à boutons d’or, dont les basques descendaient jusqu’aux mollets, un jonc avec une pomme en ivoire, une perruque brune et un de ces chapeaux, à bords recourbés, alors à la mode, qui s’évasaient à ce point que le haut prenait à peu près les proportions de la plateforme de la colonne Vendôme. Malgré sa fortune relative, qui lui garantissait un peu plus que l’indépendance, M. Alexander, le professeur, passait pour le plus grand avare de la ville. On prétendait qu’il avait eu autrefois un très-grand talent ; dans son quartier on le désignait sous le nom glorieux de « l’artiste ». C’est chez lui que Jacques prit des leçons à vingt-cinq sous le cachet. Les fins de mois étaient dures dans la famille Offenbach, mais on se privait de quelques petites douceurs pour économiser le prix du cachet, car Herr Alexander ne plaisantait pas : il fallait étaler les vingt-cinq sous sur la table avant le commencement de la leçon. Pas d’argent, pas de violoncelle !

Le premier souvenir précis que j’aie de la jeunesse de Jacques coïncide avec la première visite qu’il fit de Paris à ses parents. Ce fut un événement chez tous les amis de la famille, où depuis longtemps il n’avait été question que de Jacques qui, disait-on, amassait des millions à Paris en jouant du violoncelle. On ne se doutait pas à Cologne que le fils du papa Offenbach gagnait péniblement sa vie sur les bords de la Seine. Du moment où on l’écoutait à Paris, la ville merveilleuse, la ville des artistes et des gens riches, il ne pouvait être douteux pour personne que Jacques nageait dans l’opulence. On disait dans la ville : « Le père Offenbach a une rude chance, il paraît que son fils revient avec de gros diamants à son gilet en guise de boutons et que sa fortune se compte par centaines de mille francs. »

Ce n’est pas cela qui m’attira dans la maison Offenbach. Dans notre enfance nous n’avons qu’une idée vague de la fortune ; une pièce de dix sous ou les caves de la Banque, c’est tout à fait la même chose : mais si, vers le soir, à l’heure de l’arrivée de Jacques, je fus parmi les amis de la maison, c’est que le matin, en quittant l’école, j’avais senti le fumet des fameux gâteaux ; je m’étais arrêté tout stupéfait de cet événement extraordinaire, car nous n’étions pas à la veille d’un jour de fête. Mais à mes questions de bambin curieux la maman Offenbach répondit : — Si, mon enfant, c’est un jour de fête : mon fils Jacques arrive ce soir de Paris. Viens tantôt, tu auras des gâteaux et je te promets que je n’ai épargné ni les œufs, ni le beurre et le sucre.

Quand, à la nuit tombante, j’entrai dans la maison de la rue de la Cloche, Jacques, assis sur le sopha à côté de son père, tandis que la mère préparait le souper pour son fils adoré, Jacques, dis-je, ne fut pour moi qu’un objet de haute curiosité. Mais mon cœur battait d’émotion en voyant une bouteille de vin du Rhin sur la nappe blanche entre deux plats remplis de friandises, le tout ruisselant sous la lumière d’un petit lustre en cuivre qu’on n’allumait que dans les grandes circonstances. En ce moment il n’y avait pas dans la ville de maison plus heureuse que celle-là. Les parents et les amis arrivèrent les uns après les autres, pour souhaiter la bienvenue à Jacques, et à chaque nouvelle visite les plats circulaient et chaque fois j’en eus ma part, si bien qu’une formidable indigestion me cloua pour une semaine au lit, mais je n’en garde pas rancune à votre mari, madame, croyez-le bien !

Très-certainement, je ne me rendais pas compte alors de l’influence que cette visite devait avoir sur mon avenir, mais je crois que c’est de cette soirée que datait mon désir, ce jour-là encore inconscient, d’aller plus tard à Paris comme le fils Offenbach, et de revenir comme lui dans ma famille, choyé de tous, et à défaut de mon père que j’ai à peine connu, je me voyais dans un avenir lointain assis à côté de ma mère heureuse comme la maman Offenbach ; j’entrevoyais la table pleine de gâteaux et l’enivrement de ma mère, fière de son fils comme la maman Offenbach du sien. Hélas cette joie si grande rêvée par le cerveau d’un enfant, je n’ai pas pu la donner à ma pauvre mère, morte si jeune, et qui, elle aussi, fut une femme excellente comme vous l’êtes, madame. Si j’insiste sur ce souvenir de jeunesse, puéril pour l’indifférent, mais qui me donne une si grande émotion quand j’y reporte ma pensée, c’est pour vous dire, madame, que la carrière de Jacques est, en quelque sorte, intimement liée à la mienne. Plus tard, quand je vins à Paris, et que le Figaro voulut bien accueillir mes tentatives de débutant, la première personne que je rencontrai dans les bureaux fut Jacques, et c’est alors que je me mis à méditer sur les destinées mystérieuses qui font que le rêve d’un petit bambin se réalise vingt ans après en face de l’homme qui pour la première fois a montré à son esprit la route de la grande ville.

À cette époque Jacques était déjà un grand seigneur ; il n’était plus le violoncelliste de talent de son jeune temps ; il avait depuis longtemps abandonné la petite scène des Champs-Elysées qui fut le berceau de sa renommée. On jouait aux Bouffes cet Orphée aux Enfers qui a fait son tour du monde et porté si haut la popularité de Jacques. Je m’étais présenté au compositeur acclamé ; et, se souvenant de ma famille, il avait daigné me donner mes entrées aux Bouffes. Mais la salle était pleine chaque soir ; je n’avais en réalité mes entrées que dans les couloirs, et c’est à travers les carreaux des loges que je vis la pièce et que j’entendis la musique. Aujourd’hui, madame, que j’ai l’honneur d’être votre ami et que j’ai la conviction d’être assez près de votre cœur pour pouvoir vous parler de mes peines et de mes joies, vous me permettrez sans doute de vous dire que le succès d’Orphée est en quelque sorte le point de départ de cette préface. À ce moment j’étais si pauvre que je rougissais quand l’ouvreuse empressée me demandait mon paletot. Que voulez-vous ? Il fallait faire des économies pour le déjeuner du lendemain. Tout le monde n’a pas les moyens de donner dix sous à une ouvreuse. Mais dans ma tristesse, dans mon désespoir, quand je circulais dans les rues de Paris, interrogeant les étoiles sur mon avenir incertain, quand je désespérais de la vie et que je me glissais le long des murailles pour que le passant ne vît pas mes défaillances, j’aboutissais toujours aux Bouffes, j’entendais les applaudissements du public, je pensais au « fils Offenbach », parti de si bas pour monter si haut, et je rentrais chez moi, la consolation dans l’âme, le cœur plein de courage ; je mesurais la distance entre la petite maison du père Offenbach et cette salle brillante où le public acclamait la musique de votre mari et je me disais tout bas qu’avec un peu de talent, beaucoup d’énergie et énormément de travail, je n’aurais jamais, besoin de retourner à Cologne. Vous voyez, madame, que le destin a eu pitié de mes angoisses, puisque j’ai le bonheur de vous écrire de Paris, où j’ai tant souffert mais auquel je suis redevable du peu que je suis et que j’aime à ce point qu’il me semble impossible à moi-même que je sois né ailleurs, de même qu’il me demeure inexpliqué que l’incarnation de l’esprit parisien dans la musique, c’est-à-dire votre mari, soit le même Jacques que jadis j’ai vu assis à côté de son père dans la petite maison de la rue de la Cloche à Cologne.

Si je vous parle tant de ma personne, madame, ce n’est pas pour essayer de vous attendrir sur mon passé, mais pour vous faire observer qu’il y a des hasards bien étranges dans la vie. Ainsi que j’ai eu l’honneur de vous le dire, dans mon dernier voyage, je me suis arrêté dans la rue de la Cloche à Cologne où est né votre mari, et toutes ces histoires du temps jadis me sont revenues à la mémoire. Et, à peine de retour à Paris, j’apprends que Jacques publie un volume sur l’Amérique. L’ami Calmann Lévy me demande non une préface, mais quelques notes biographiques sur Jacques Offenbach. Ceci vous explique pourquoi j’ai dû mêler mon nom tout simplement connu, au nom de votre mari qui est célèbre.

La vieille maison de la rue de la Cloche n’existe plus aujourd’hui, madame. Sur le terrain où elle fut autrefois, s’élève à présent un monument éblouissant. Le blond Jacques et la maisonnette des Offenbach ont eu les mêmes destinées ; ils ont grandi avec les années. Le violoncelle qui a fait les premiers succès de Jacques à Paris, a été mis de côté en même temps qu’on a abattu la maisonnette paternelle. Jacques, lui aussi, est maintenant un monument ambulant de la musique parisienne, et si je choisis ce terme, ce n’est point pour en amoindrir la valeur mais bien pour préciser ses côtés caractéristiques : l’esprit et la bonne humeur de la grande ville dans ses explosions de gaîté. De çà, de là, à ce talent si éminemment parisien, se mêle comme un souvenir attendri de la vieille maison de Cologne ; je ne crois pas que Jacques puisse regarder longtemps le modeste portrait de son père qui est au-dessus de son piano sans que son cœur s’émeuve de ses premiers souvenirs. Dans ces heures de recueillement doivent revenir dans sa pensée les vieilles chansons de sa jeunesse, et c’est alors qu’il jette sur le papier ces mélodies douces et sereines qui, tout à coup, au grand étonnement du public, surgissent dans son œuvre et produisent l’effet imprévu d’une jeune fille chaste et pure, qui dans la simplicité rayonnante de sa beauté, vêtue de blanc et une simple fleur à son corsage, apparaîtrait dans un bal masqué où toutes les folies sont déchaînées.

Et c’est précisément cette apparition soudaine de ce que j’appellerai la muse intime de votre mari qui élève son œuvre bien au-dessus de la partie bruyante que, par antithèse, on peut appeler la muse des boulevards. Mais c’est aussi le secret des succès considérables de Jacques ; il y a de tout dans son inépuisable répertoire : l’entrain qui soulève une salle, les gros éclats de rire qui plaisent aux uns, l’esprit parisien qui charme les autres et la note tendre qui plaît à tous, parce qu’elle vient du cœur et va droit à l’âme. Voilà les secrets de ses succès retentissants et de cette popularité qu’il faut avoir vue de près pour en comprendre l’étendue. Rien n’a manqué à son long triomphe dans un genre qu’on persiste à dire petit, mais dans les arts, madame, rien n’est petit. La Chanson de Fortunio n’a pas cinq actes et n’exige pas le vaste cadre de l’opéra ; c’est néanmoins une petite œuvre complète d’un compositeur amoureux de son art. Les Brigands contiennent des morceaux d’une finesse exquise que les bottes des carabiniers, combinées en vue de la foule ne parviennent pas à étouffer sous leurs pas pesants. Le « sabre de mon père » peut être contesté malgré son succès bruyant, mais le plus endurci des prud’hommes de la musique, ne pourrait nier que le « Dites-lui » de la Duchesse de Gerolstein est une perle fine. L’œuvre de votre mari, madame, fourmille de ces mélodies gracieuses et tendres, et c’est bien à cause de cela qu’il reste le colonel du régiment de compositeurs qui se sont élancés à sa suite dans la route indiquée par Jacques.

Ceci, madame, ne veut point dire qu’au dehors de Jacques, rien n’existe dans l’opéra bouffe. Vous êtes trop intelligente pour croire que votre mari ait dit le dernier mot d’un art qu’il a créé ; il en a dit le premier et c’est déjà beaucoup, car on n’est vraiment un artiste qu’à la condition de donner une note personnelle, et l’art de Jacques ne ressemble qu’à l’art de Jacques. Qu’il soit plus ou moins grand, la question n’est pas là. Pour juger un artiste, il faut se demander d’abord si son art appartient bien à lui, ou s’il l’a appris et pris chez les autres. On dit de l’un qu’il a ressuscité celui-ci, de l’autre, qu’il rappelle celui-là, mais le tout est englobé sous la dénomination générale de « genre Offenbach », ce qui fait que votre mari a encore sa part dans les succès des autres.

Dans la longue carrière de Jacques tout n’a pas été triomphe et bonheur ; il a lutté comme tout le monde. Quand on a le cerveau rempli de tant de joyeuses et charmantes mélodies et que pour vivre on est forcé de conduire l’orchestre des Français entre deux actes d’une tragédie, on prend place parmi les martyrs célèbres. Peut-on imaginer de supplice plus cruel que celui d’une belle intelligence condamnée à une besogne si ingrate et si humble ? On reproche parfois aux artistes la vénération excessive de leur propre talent, mais que deviendraient-ils sans la croyance en eux-mêmes qui les soutient à l’heure du combat ? Peut-on sérieusement faire un crime à un homme de talent, condamné à conduire un orchestre médiocre, de brûler un peu d’encens en son honneur pour entretenir les illusions sans lesquelles il périrait par le découragement et la tristesse !

Henri Heine qui a connu toutes les douleurs a dit cette vérité terrible :

— L’adversité est une vieille sorcière hideuse ; elle ne se contente pas de nous faire une visite ; elle s’installe devant notre lit, ouvre sa boîte à ouvrage et commence à tricoter comme une personne qui ne compte pas nous quitter de sitôt !

Eh bien, madame, en face de cette sinistre tricoteuse, l’artiste déclassé, ne se soutient que par la conscience de sa valeur, et si, à l’heure du triomphe péniblement acquis, l’intelligence, délivrée de l’abominable cauchemar, pousse un cri de joie et chante un hosanna à sa propre gloire, qui oserait lui, reprocher cet excès d’orgueil si chèrement acheté au prix de tant de découragements ?

Si quelqu’un a le droit d’être fier de ses succès, c’est bien votre mari, madame. Vous qui l’avez assisté dans cette lutte terrible contre le destin, vous savez mieux que moi ce qu’il a fallu de courage, d’énergie, pour renverser les uns après les autres tous les obstacles. Si Jacques a connu tous les enivrements du succès, il a commencé par connaître toutes les tristesses de l’adversité. Ne pouvant se faire jouer nulle part, il a dû s’improviser directeur pour faire entendre ses premières partitions, et quand enfin il lui a été permis d’ouvrir ce petit théâtre des Champs-Élysées et qu’il pouvait se croire au port, l’administration routinière a encore mis les menottes à son talent, le forçant de renfermer son intelligence dans le cadre étroit de pièces à trois personnages. Il a fallu conquérir pas à pas le terrain sur lequel il a échafaudé sa renommée, et je ne sais pas trop si sans vos encouragements, sans vos soins, votre mari eût atteint l’heure du triomphe définitif. J’avais donc raison de vous dire, madame, que vous êtes la collaboratrice précieuse de son œuvre, et que ce livre vous appartient de droit aussi bien que les partitions du maëstro.

Certes, madame, dans cette carrière déjà longue et si bien remplie de Jacques, le succès s’est parfois montré récalcitrant, et on a souvent été injuste pour votre mari. Je persiste notamment à considérer les Bergers comme une de ses meilleures partitions, quoique les représentations ne se soient pas comptées par centaines. Il est aussi très-naturel que parmi tant de triomphes comme le Mariage aux Lanternes, la Belle Hélène, la Grande Duchesse, la Vie parisienne, les Brigands, et une centaine d’autres pièces dont les titres sont inutiles à énumérer, son talent ait eu quelques défaillances. Mais dans l’art petit ou grand il n’y a que la médiocrité qui ait le privilège de rester toujours au niveau d’une insuffisance suffisante. Les esprits chercheurs, inquiets et tourmentés ne connaissent pas les joies jamais interrompues d’une satisfaction permanente ; ils sont tantôt au sommet et tantôt, sinon au bas, du moins au milieu de l’échelle. L’inspiration a ses heures bonnes ou mauvaises ; l’artiste vit d’élans et de défaillances. On peut dire que dans le colossal répertoire de Jacques quelques opérettes sont d’une valeur inférieure, mais aucune n’est nulle. On retrouve dans ses moindres œuvres un talent considérable et une individualité incontestable. C’est toujours et quand même un art personnel dont quelques accords lointains suffisent à nous faire connaître l’auteur, comme on reconnaît une fleur dans l’obscurité par le parfum qu’elle répand.

Rien, madame, n’a manqué au triomphe de votre mari. Aux applaudissements du public de tous les pays, l’esprit de dénigrement s’est mêlé avec une certaine persistance. Mais toutes ces manœuvres ont échoué devant le succès. On a notamment reproché à Jacques d’avoir, sous un autre régime, contribué à ce qu’on appelait la démoralisation, mot vain et confus qui a l’air de signifier quelque chose, mais qui ne précise rien, comme toutes les autres bêtises dont on se sert dans la langue courante entre gens qui veulent se donner un air important ; cette catégorie de niais a tout un répertoire de rengaines. En ce qui me concerne, toutes les fois que je rencontre dans la vie quelqu’un qui me dit : Tu quoque Brutus ? ou bien : Quousque tandem abutere patientia nostra ? je me méfie de cet homme, car il est sur le point de me chanter l’éternelle romance de la démoralisation du peuple par une pièce de théâtre.

On ne peut toutefois pas nier, madame, que dans une partie de l’œuvre de votre mari se reflète l’époque qui l’a vu éclore, et c’est bien à cause de cela que le talent de Jacques a sa place marquée dans l’histoire de ce siècle. Oui, dans ses plus grands succès d’il y a douze ou quinze ans, on retrouve le Paris d’alors, le Paris gai, insouciant de l’avenir, le Paris qui s’amuse, qui rit, qui danse. Mais comment serait-on un artiste si on ne recevait pas les commotions de ses contemporains ? Il faut être de son temps avant tout, dans tous les arts sans exception. Carpeaux a été de son temps, et c’est pour cela qu’il a été supérieur à tous les statuaires qui ne regardaient que le passé. Qu’est-ce qui nous rend si chers dans les musées les artistes d’autrefois qui peignent leur époque ? Teniers, par exemple, dans un simple buveur de bière de son temps, est un peintre d’histoire mieux que ceux de nos contemporains qui deux fois par semaine recommencent « César devant le Rubicon ou bien la Bataille de Pharsale. » Si donc Jacques a été vraiment le musicien de son époque, il a rempli sa tâche et on fera plus de cas de son œuvre que des efforts impuissants de ceux qui n’ont cessé de refaire ce qui existait avant eux, et ont usé sur l’asphalte des boulevards ce qui restait des vieux souliers d’une autre génération.

Et c’est pour cela que le nom de Jacques Offenbach est un des plus populaires de ce temps et que son talent a enchanté le plus grand nombre. Quand dans une œuvre tous trouvent leur compte, la foule aussi bien que les délicats, on ne peut plus contester sa valeur : Jacques est un moderne ; sa musique a le diable au corps comme notre siècle affairé qui marche à toute vapeur. Jamais on n’eût trouvé le finale du premier acte des Brigands au temps des pataches et des coucous. C’est de la vraie musique du dix-neuvième siècle, la musique des trains express et des bateaux à hélice, en un mot du mouvement diabolique de notre temps, et voilà pourquoi elle est populaire non-seulement en France où le talent de Jacques a grandi et à laquelle le compositeur appartient, mais chez tous les peuples ; je ne pense pas qu’il y ait un musicien plus vraiment populaire que votre mari, et très-certainement il léguera à ses enfants un nom qui leur servira de passe-port dans les quatre coins du globe.

Admettons, madame, que, dans dix ans, il prenne fantaisie à votre jeune fils de parcourir le monde. Un beau matin — ne vous effrayez pas, ceci n’est qu’une supposition, — un beau matin, dis-je, il tombe dans les mains des cannibales :

— Ah ! dit le chef, voilà un jeune blanc qui ne doit pas être mauvais avec une bonne salade.

Puis, s’adressant à sa victime, il lui demande :

— Comment t’appelle-t-on dans ton pays, succulent étranger ?

— Je suis le fils de Jacques Offenbach.

— Rassure-toi, jeune homme ; tu ne seras pas mangé, s’écrie le chef, et que la fête commence !

Et aussitôt on hisse le jeune Offenbach sur un trône, les sauvages entonnent le finale d’Orphée en signe d’allégresse et il ne tient qu’à votre fils de devenir roi de quelque chose tout aussi bien que l’avoué de Périgueux. Voilà qui peut vous rassurer sur l’avenir, madame. Je n’ai jamais été chez les sauvages, mais je suis un touriste enragé. Dans tous les pays que j’ai parcourus, le nom de Jacques Offenbach est également célèbre. Aussi, croyez-le bien, un homme qui occupe à ce point l’esprit de ses contemporains est bien une individualité de valeur et on peut dire de lui que si jamais dans l’avenir son talent périclitait, ce qui existe de lui est si solide que je défie Jacques de jamais démolir sa propre renommée. On a beau le critiquer, ce qui est le droit de chacun, sur un point tout le monde est d’accord, à savoir que son talent est indiscutable. Quelques-uns l’ont appelé un vulgarisateur, mais ce mot qui, dans la bouche des ennemis de votre mari, veut être un blâme, est le plus bel éloge qu’on puisse lui décerner. Ce n’est déjà pas une si mince besogne de vulgariser un art, c’est-à-dire de rendre les charmes et les séductions de la musique accessibles aux cerveaux rebelles.

Aujourd’hui, madame, votre mari débute dans la carrière littéraire. On ne sait jamais quelle sera la destinée d’un livre, et je ne pense pas que l’éditeur, en me demandant une préface, ait eu l’intention de m’imposer une étude approfondie sur le littérateur Offenbach. Ceci vous explique pourquoi, dans cet avant-propos, je vous ai parlé de tout, excepté de ce volume. La vogue certaine de l’ouvrage est dans la couverture et le nom populaire de l’auteur. Un peu plus ou moins de valeur littéraire ne pourrait rien ajouter à la renommée de musicien de Jacques, ni rien diminuer de sa réputation d’homme d’esprit ; mais je ne serais point surpris que cette fantaisie littéraire d’un compositeur de grand talent fût un succès de librairie. Tous ceux qui sont redevables à Jacques de tant de bonnes soirées doivent être curieux de savoir comment il écrit ; ceux-là retrouveront dans son voyage en Amérique le même abandon et la même spontanéité qu’on rencontre dans ses partitions. D’ailleurs je ne pense pas qu’en écrivant ces pages, votre mari ait eu l’intention de renverser la statue de Christophe Colomb et de prendre sa place sur le quai de Gênes. Jacques n’a pas précisément découvert l’Amérique, mais il ajoute une note toute personnelle à tout ce qui a été écrit sur le Nouveau Monde.

Vous, chère madame, qui êtes une des femmes les plus distinguées que je sache, vous ne me pardonneriez pas si j’en disais davantage. Vous avez un tact si sûr en toutes choses que je perdrais certainement de votre estime si je vous affirmais que la littérature française vient de s’enrichir d’un monument glorieux. Ce n’est pas d’ailleurs à de si hautes destinées que le littérateur. Offenbach a visé en jetant sur le papier ses impressions de voyage. Il se pourrait que le vent emportât un jour ou l’autre ces feuilles légères, mais ce qui est certain, c’est que vous et vos enfants vous les conserverez pieusement en souvenir de ce voyage lointain, entrepris par un artiste souffrant dans des conditions tout à fait spéciales, non pour récolter de nouveaux lauriers dont il pouvait se passer, mais pour remplir le devoir d’un honnête homme et d’un chef de famille vraiment digne de ce nom.

Ce livre, madame, vous consolera des tristesses dont une si longue absence a dû remplir votre excellent cœur. La joie est rentrée dans votre maison, un instant silencieuse et accablée. Je profite de ces dispositions heureuses pour vous prier de vouloir bien m’excuser si, en tête de cette préface, j’ai, sans vous consulter, inscrit votre nom. Il m’a été tout particulièrement doux de vous adresser ces lignes en reconnaissance de l’amitié précieuse dont vous m’honorez. Dans cette ville sceptique et affairée vous avez créé un salon vraiment artistique, qui est une des curiosités de Paris en même temps qu’un point de repos pour ceux de vos amis qui, fatigués de la fièvre parisienne, y viennent respirer à l’aise l’atmosphère douce et sereine de la vie de famille, honnête, laborieuse et respectée. Dans ce milieu charmant il est tout naturel que votre mari ait développé les qualités les plus saillantes de son talent : l’esprit et la distinction.

Paris, octobre 1876.

ALBERT WOLFF.