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Notes d’un musicien en voyage/Chapitre 23

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (p. 214-229).
LES POMPIERS

Aller à New-York et ne pas voir comment on éteint les incendies en Amérique serait un oubli des plus regrettables. Il faut absolument voir ça. Si par extraordinaire on ne vous procure pas ce spectacle en mettant le feu à une habitation voisine, vous n’avez qu’à vous mettre dans les bonnes grâces de mon ami M. King et vous jouirez du spectacle tout à votre aise, sans avoir à déplorer le moindre dégât ni chez vous ni chez vos voisins.

J’ai été invité à assister à une fête de ce genre organisée spontanément pour moi un soir après mon concert à Gilmore Garden. Je ne saurais mieux faire à cette occasion que de citer le Figaro, où ma visite aux pompiers est admirablement décrite par M. Bertie-Marriott, le sympathique correspondant, que M. de Villemessant avait envoyé en Amérique pour représenter son journal.

Je crois faire plaisir à mes lecteurs en ne me bornant pas à citer le passage touchant aux pompiers. Car dans ce qui précède la relation des hauts faits de ces braves gens, il est quelque peu question de moi, et, puisque le titre de ce livre m’oblige parfois à parler plus de moi que je ne le voudrais, je suis très-heureux qu’un autre se soit chargé de raconter mes faits et gestes.

Voici donc sans autre préambule l’article en question.

« DE PHILADELPHIE A NEW-YORK
» New-York, le 5 juin 1874.

» Une machine mugit, je suis parti, une autre rugit, je suis arrivé à « Jersey-City ». La première, c’est la locomotive qui m’emmène, la seconde celle du « Ferry-Boat », immense bac à vapeur qui me conduit et me jette dans « l’Empire City », la ville impériale, New-York.

» Nous étions, dans cette vaste construction, tout un monde, des chevaux, des voitures, un tas d’hommes. Tout cela debout, bêtes et gens anxieux d’arriver. Il fait nuit, et cependant on sent que ces gens-là sont toujours pressés, pressés d’arriver, pressés de prendre du repos, pressés de se débarrasser du sommeil. Ce dernier est du temps perdu. Aujourd’hui les pousse vers demain, car demain est pour chacun ce qu’était hier : une affaire, une lutte ! Le temps, ils l’ont dit, c’est de l’argent. Il faut faire vite, car tous courent.

» On parle, brièvement, toujours d’affaires ; et ce ne serait pas exagéré d’affirmer que, sur cent mots entendus, le mot « dollar » revient soixante-quinze fois. Voilà le dieu, le vrai, peut-être le seul, l’ancien veau d’or, adulé, encensé et comment ! A ses pieds point de protestants cette fois, tous lévites, devant lui point de Moïse pour le renverser.

» A mon grand étonnement, j’entends prononcer si souvent un nom, que j’écoute.

» C’est celui d’Offenbach .

» Ah çà ! me dis-je, aurais-je dépassé le véloce Verne ? Aurais-je brusquement et en trois heures fait le tour du petit hémisphère ? Serais-je à Paris ? C’est si « machine » ce pays-ci ! Qui sait ?

» Mon voisin me rassure. Je suis bien à New-York, et notre sympathique maëstro y est aussi, me dit-il. Il dirige un orchestre ; il y a foule pour l’entendre, le voir, le toucher ; il va comme tous entendre le maître ; je le suis. C’est un grand musicien, ajoute ce Yankee, on lui donne 1,000 dollars par soirée pour conduire, rien que pour conduire cet orchestre.

» Tout est là pour cet homme-argent. « On lui donne 1,000 dollars ! » Aussi quel respect admiratif et avec quel tremblement métallique dans la voix dit-il ces mots : « On lui donne 1,000 dollars ! »

» Pour lui, Américain, ce n’est pas le brio de cette musique étincelante et brillante qui l’enlève, qui le fera applaudir, bisser : c’est ce chiffre de 1,000 dollars. C’est sa cote, et elle grandit dans son esprit la personnalité du maître. Et comment n’en serait-il pas ainsi ? Enfant, c’est le premier mot qu’il a entendu, jeune ç’a été son premier amour, homme ce sera sa seule et unique passion. » Je me laisse entraîner, et, au sortir de rues mal éclairées que je traverse, je tombe brusquement dans un jardin couvert, immense, éclairé de mille feux de couleurs. C’est énorme, c’est beau, quelle foule ! que de jolies femmes !

» J’arrive difficilement au centre. C’est plein, serré, on se bouscule. Sur une estrade, cent musiciens attendent, l’œil fixé sur le bâton du maître. Il est là, lui ; il semble qu’il soit un peu nerveux sous cette multitude d’yeux curieux qui le fixent, l’enveloppent de toutes parts. — C’est une polka.

» Il l’a composée à bord et exprès pour les Américains. Ils le savent et sont contents. Le rhythme en est tantôt lent, tantôt rapide, mêlé de chants et de rires ; c’est brillant, entraînant et je surprends ces gens si froids d’ordinaire, si préoccupés, qui s’amusent avec ennui presque toujours, je les vois rire vraiment de bon cœur. Musiciens et public sont remués, il y a de l’enthousiasme. Un tonnerre d’applaudissements retentit, on « bisse », on trépigne à rompre la salle. On recommence la polka.

» Enfin il a fini et descend, on a l’amabilité de le laisser passer.

« Le Figaro, me dit-il en me voyant, le Figaro à New-York ! voilà qui me fait encore plus de plaisir que ce que vous voyez, que ce que vous venez d’entendre. »

» Et, me prenant par le bras, il me fait traverser cette foule qui par cette marque d’amitié doit me décorer du nom de « haut personnage ». Combien de jolies « misses » voudraient être pendues à ce bras célèbre ? Bras qui gagne 1,000 dollars par soirée !

» Vous comprenez : que de jalouses on ferait d’abord ! Et puis, que de toilettes abracadabrantes on se paierait ? Elles me regardent comme si je les volais, ma parole ! « Vous savez que je vous emmène, me dit le maëstro. On vient de me proposer de voir les pompiers et vous comprenez que je tiens beaucoup à voir cette institution dont on a tant parlé, dont ils sont si fiers ! »

» …… Eh bien ! c’est merveilleux, incroyable ; c’est un prodige ! Si nous n’avions pas été là nous-mêmes, montre en main, nous ne l’aurions jamais cru, nous aurions dit : « Laissez donc, vous êtes un blagueur ! »

» Voici, en quelques mots, ce à quoi nous avons assisté :

» Un des chefs du département du feu, M. King, nous accompagnait. Voulez-vous choisir le poste que nous allons surprendre ? dit-il au maëstro. Choisissez ?

» La dix-huitième rue étant près de là, Offenbach la lui désigna ; nous nous mettons en route. A la porte : « Attention ! nous dit M. King, préparez vos montres. — Êtes-vous prêts ? — Oui. » Il touche un petit timbre, un homme vient ouvrir ; nous entrons. La machine est là, superbe, luisante ; au fond, trois chevaux sont dans leurs stalles, tout harnachés ; les pompiers sont au- dessus, ils dorment. Un gong est appendu contre la muraille. C’est lui qui va donner l’alarme. Faites bien attention et rangez-vous contre la muraille de peur des chevaux. Boum, boum, boum.

» Les trois chevaux sont attelés, douze hommes sont là, qui, montés sur la pompe, se précipitent en avant des chevaux ; le cocher pompier a dit : « Ready ? » Combien de temps ? nous demande M. King. Il y avait six secondes et demie que le gong avait résonné !

» Sans un mot, sans une observation, les chevaux sont remis dans leurs stalles, les hommes remontent se coucher. L’inspecteur a voulu voir si le service était bien fait, c’est son droit ; il s’en est assuré, eux ont fait leur devoir.

» Eh bien ! j’avoue que je n’avais pas eu le temps de rien distinguer. J’avais bien entendu comme un roulement de tonnerre, c’étaient les hommes ; comme un tremblement épouvantable ébranlant le plancher, c’étaient les chevaux. J’avais bien vu une lueur rouge, la machine brûlait son charbon. J’avais bien vu une forme noire pendue aux brides, c’était le cocher avec son cri : « Ready », c’est prêt ; mais, je le répète, je n’avais pas eu le temps de rien distinguer, et cependant comme le disait le cocher, tout était prêt — en six secondes et demie ! — Je regarde Offenbach, il était muet. Il regardait encore, que tout était déjà rentré dans l’ordre habituel ; ses yeux semblaient effarés comme s’il eût été sous le coup d’un cauchemar rapide ; il restait coi, je devais terriblement lui ressembler. Ai-je réussi à vous donner l’idée d’une rapidité pareille, vertigineuse, télégraphique ? Malgré moi, notre système de pompes françaises me vint à l’esprit : j’étais honteux. » Qu’en pensez-vous ? nous demanda M. King. Offenbach avait retrouvé l’usage de la parole « J’ai fait et vu bien des féeries, dit-il, mais jamais de cette force-là ! — M. King sourit, il était content. « Je vais, dit-il, vous montrer mieux que cela. Venez avec moi. » Nous le suivons, et, arrivés sur une des grandes places de New-York « Madison square », il nous fait arrêter devant un grand poteau.

» Je vais ouvrir cette boîte, vous, maëstro, vous presserez un bouton. Ce bouton communique avec six postes ou compagnies semblables à celles que vous venez de voir, et chacune demeurant à des endroits différents, la plus rapprochée est à un kilomètre et demi, la plus éloignée à deux kilomètres et demi. « — Préparez encore vos montres. En pressant le bouton vous donnerez l’alarme dans ces six postes. Êtes-vous prêt ? Oui. — Pressez ! »

Il était minuit juste, les rues adjacentes étaient encore sillonnées de voitures. Tout à coup, et de chaque avenue, des cloches se font entendre accompagnées de roulements épouvantables. Partout les voitures se rangent vite et s’arrêtent comme frappées sur place, les piétons restent immobiles. On entend circuler le mot « fire ! fire ! » le feu ! le feu !

Ventre à terre, elles arrivent grondantes, sifflantes, haletantes, vomissant la vapeur. Ce sont elles, ce sont eux. Pompiers et machines sont là. « Where ? where ? » où ? où ? demandent les hommes. Les chevaux sont déjà dételés, les tuyaux ajustés. — « Où ? où ? » Le même signe arrête cette ardeur vertigineuse. Chacun retourne à son poste sans un mot de dépit, sans une marque de mécontentement.

— Combien de temps ? demande M. King. — Quatre minutes et demie !

Ainsi, en quatre minutes et demie, six puissantes machines attelées, chauffées, prêtes à lancer des torrents d’eau sur le point attaqué étaient là. Pressez un autre bouton, et six autres seraient arrivées, et, ainsi de suite, toutes les machines de la ville seraient arrivées si l’on avait voulu.

Tant que je vivrai, jamais, non jamais, je ne ressentirai une émotion aussi empoignante, aussi vraie que celle que j’ai ressentie cette nuit. En voulez-vous d’autres ? demande M. King. Non, non, assez, c’est trop palpitant !

Et malgré moi, je vois encore un incendie à Paris, ces cris désordonnés de la foule, cette charrue absurde avec ces petits seaux, ces pompes à bras, arrivant quand le mal est déjà sans remède, nos braves pompiers accourant, pleins d’ardeur, il est vrai, mais essoufflés, éreintés par la course.

Quel contraste ! Voyons, puisque c’est ici que l’on peut le voir, le copier, — voyons, mesdames, les compagnies d’assurances, venez ! mais venez donc !… Vous y gagnerez à importer ce système en France, et nous aussi. Vous aurez fait acte d’humanité d’abord, puis vous aurez de meilleurs profits, et nous, nous toucherons de plus gros dividendes. Allons ! un peu de courage ! un peu de révolte contre la routine, un peu moins d’esprit casanier, et je vous promets que votre première nuit à New-York sera aussi bien employée que la mienne… mais vous ne viendrez pas.

Bertie-Marriott.

Je n’ajouterai que deux mots au récit si fidèle que le correspondant du Figaro a fait de ma stupeur devant l’incroyable agilité de ces pompiers américains. Je les ai saisis au moment où les coups de gong les réveillent en sursaut. Rien de merveilleux comme de les voir glisser au bas de leur lit, s’enfouir dans des pantalons qui ne font qu’une pièce avec les bottes, passer leurs bretelles, mettre leur casque en cuir, s’élancer sur les chevaux et se précipiter dehors. Ces hommes qui dormaient profondément dans leurs lits se transformant en un clin d’œil en hommes éveillés, habillés, et à cheval, c’était plus que de la féerie, c’était de la magie.