Aller au contenu

Notes d’un musicien en voyage/Chapitre 26

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (p. 245-250).
LE RETOUR

Le 8 juillet, je m’embarquai à bord du Canada qui, à ma grande satisfaction, se trouvait repartir pour la France au même moment que moi. — Plusieurs Américains tinrent à me faire une conduite jusque dans ma cabine.

Vous dirai-je, lecteur français, avec quelle joie on foule le plancher du bateau avec lequel on a quitté la France, surtout lorsque ces mêmes planches vont vous rapatrier et vous rendre à tous ceux qui vous sont plus chers que les succès les plus éblouissants et les dollars les plus nombreux ? Ah ! il aurait fallu me donner une bien grosse somme pour m’arracher à ce bateau ! Parmi les passagers qui rentraient en France avec moi se trouvaient M. de la Forest, consul de France à New-York, qui s’absentait de son poste pendant quelques mois pour des raisons de santé — un charmant compagnon de voyage, M. Baknutoff, secrétaire de la légation russe à Washington, un jeune homme des plus distingués qui ne laissait jamais languir la conversation à la table du capitaine, et auquel j’ai gagné de nombreuses parties de bezigue pour charmer les loisirs de la traversée.

Nous avions en outre deux docteurs comme passagers, le docteur Bastien et le docteur Roussel qui furent tous les deux indisposés pendant la traversée, ce que je regrettai doublement car ils étaient tous les deux, quoique républicains, de vrais voyageurs, c’est-à-dire des gens ayant beaucoup vu, beaucoup lu et sachant vivre.

J’avais aussi avec moi mon excellent ami M. Bertie-Marriott, correspondant du Figaro, avec qui je me plaisais à faire revivre le souvenir des différentes excursions que nous avions faites ensemble en Amérique ainsi qu’à deviser agréablement sur les mœurs de ce nouveau monde que je devais esquisser à mon retour. Je citerai aussi en leur envoyant, si par hasard ces lignes tombent sous leurs yeux, mes meilleurs souvenirs, M. Glisenkeimer, négociant américain, un polyglotte des plus gais, M. Schorestène, autre négociant aimable, et M. J. White, un mulâtre qui a eu le premier prix au conservatoire de Paris comme violoniste. Nous avons été favorisés pendant toute la traversée par un temps magnifique, et le voyage n’a été marqué que par trois petits incidents. Le premier se produisit au moment même où nous démarrions. Le bateau, confié aux soins d’un pilote maladroit, alla se heurter contre le flanc de l’Amérique, autre transport français qui devait partir le samedi suivant. Nous fîmes une profonde entaille dans le bâtiment commandé par le capitaine Pouzolzs et nous perdîmes un de nos bateaux de sauvetage. Ce bruit sinistre causé par cette collision me laissa une vive impression et un moment je crus que toute la nature s’effondrait sur ma tête. Heureusement nous en fûmes tous quittes pour la peur.

Le second épisode fut plutôt comique que terrible. Un soir, au moment où nous étions tous réunis dans le salon à prendre le thé et à causer, nous fûmes très-surpris de voir entrer un passager portugais brésilien, vêtu ou plutôt déshabillé comme un boulanger dans l’exercice de ses fonctions. De plus ce malheureux était gris. Nous n’avions heureusement que deux ou trois dames à bord, et avant que le Brésilien pût se livrer à des excès déplorables, nous pûmes le faire reconduire par le sous-commissaire. Il paraît qu’il avait ingurgité ce soir tout un panier de rhum, mais cela ne devait pas être du J. T, car jamais je n’ai vu cette excellente marque se rendre coupable d’un pareil abus de confiance.

Le troisième épisode est si triste et si ridicule que je le supprime en corrigeant mes épreuves ; peut-être le raconterai-je plus tard ; aujourd’hui je croirais manquer de reconnaissance envers le lecteur qui m’a suivi avec tant de complaisance, en le faisant assister aux tristesses inhérentes à la vie commune en mer.

Il était huit heures et demie lorsque le Canada, par un magnifique soleil et une mer dont la surface était unie comme un miroir,nous montra les riants coteaux de la Normandie et fit son entrée dans le port du Havre.

Ma famille au grand complet et plusieurs amis m’attendaient depuis des heures sur la jetée, et tous mes enfants agitaient fiévreusement leurs mouchoirs en m’apercevant sur le pont.

Autant j’avais été triste en partant, autant ma joie fut grande de revoir cette famille chérie et ces visages amis. Je sanglotais d’émotion ; pour un peu je me serais jeté à la nage, afin demeure fin à ce supplice de Tantale qui me montrait tout ce que je désirais au monde sans que je pusse l’étreindre dans mes bras.

Une heure après, nous étions amarrés et je redevins Offenbach en France.


FIN