Notes d’un musicien en voyage/Chapitre 8
Les femmes et même les jeunes filles jouissent ici de la plus grande liberté. J’ai idée que lorsque Lafayette a été combattre pour la liberté de l’Amérique, il n’a eu en vue que les femmes, car elles seules sont vraiment libres dans la libre Amérique.
Mes collaborateurs Meilhac et Halévy disent dans la Vie parisienne qu’il n’y a que les Parisiennes qui savent sortir à pied. Ils n’ont pas vu les Américaines allant, venant, trottinant, se garant des voitures, relevant leurs robes d’un geste coquet et découvrant des jambes exquises avec un art tout particulier. Il faut avouer qu’il n’y a peut-être pas de femmes plus séduisantes que les Américaines. D’abord elles sont jolies dans une proportion qui est inconnue à Paris. Sur cent femmes qui passent, il y en a quatre-vingt-dix qui sont ravissantes.
De plus elles savent s’habiller. Elles portent des toilettes d’un goût parfait, des toilettes pleines de tact, vraiment élégantes. On les dirait sorties de chez Worth.
Je ne critiquerai qu’une chose dans leurs costumes, c’est une poche placée à la hauteur du genou, à l’endroit où pendait jadis l’aumônière des châtelaines. Cette poche a un usage exclusif : c’est le porte-mouchoir. De loin, quand un coin de linge blanc sort de cette ouverture, on se demande si la belle dame que l’on regarde n’a pas été victime d’un accident et si ce n’est pas le vêtement très-intime que l’on découvre à travers une déchirure de la jupe. Toutes les Américaines que l’on rencontre tiennent leur porte-monnaie bien serré dans leurs mains, afin que le pick-pocket — car il y en a à NewYork peut-être autant qu’à Paris, — n’ait pas la tentation indécente de fouiller dans leur poche.
On voit à partir de midi des jeunes filles entrer seules dans les restaurants élégants et prendre tranquillement leur lunch avec aussi peu d’inquiétude qu’un vieux célibataire européen. D’autres attendent au coin de la cinquième avenue, ou ailleurs, leurs équipages auxquels elles ont donné rendez-vous pour aller se promener au Central Park.
Chose étrange pour le Parisien dépravé, qui aime à suivre les femmes, personne, à New-York ou dans toute autre ville des États-Unis, ne se permettrait d’emboîter un pas significatif derrière une jeune Yankee et encore moins de lui adresser la parole même pour lui offrir son parapluie. Pour pouvoir lui offrir cet objet avec ou sans son cœur, il faut être présenté ou introduit, comme elles disent.
Mais ne croyez pas que les formalités de l’introduction soient bien terribles ni bien difficiles à remplir. A défaut d’un ami commun, d’une relation, une annonce dans le Herald suffit.
J’ai parlé tout à l’heure du Central Park. Cette promenade est le rendez-vous du monde élégant ; mais elle ne ressemble en rien à notre bois de Boulogne.
Une grande plaine rocheuse, habilement dissimulée sous un tapis de gazon vert soigneusement entretenu, quelques bouquets de beaux arbres, une ou deux pièces d’eau, et des routes magnifiques, voilà le bois de New-York. Chaque jour on y assiste à un défilé de voitures plus nombreux qu’à un corso italien. Et quelles voitures ! Les carrossiers new-yorkais semblent s’être appliqués à inventer des véhicules bizarres qui se rapprochent plus ou moins de deux types principaux. L’un, extrêmement lourd, est une espèce de landau du moyen âge, de carrosse massif, de berline monstre, où l’on peut à la vérité loger beaucoup de monde et dans des conditions de confortable très-satisfaisantes. Mais quel vilain aspect et que ces maisons roulantes sont laides à voir ! Une grande fenêtre, percée derrière la caisse et fermée par un rideau qui vole toujours, ne fait que les rendre plus disgracieuses encore. L’autre type est au contraire d’une légèreté inouïe. Il se compose d’une boîte minuscule avec ou sans capote, pouvant recevoir une ou deux personnes au plus, et posée sur quatre grandes roues si minces, si grêles qu’elles donnent à la voiture l’air d’un grand faucheux. Ces buggys, c’est ainsi qu’on les appelle, ont souvent la capote levée ; mais comme cette dernière est percée à jour de tous les côtés, elle a toujours l’air d’être en loques et donne à l’ensemble un aspect des plus misérables : Il n’est pas rare de voir des jeunes filles du meilleur monde conduisant seules deux chevaux vigoureux attelés à ce léger équipage.
La première fois que je vis le Park, ce fut en compagnie d’un Américain bien connu à New-York ; à chaque pas il se croisait avec quelqu’un de ses amis. Je remarquai qu’il saluait certaines personnes très-bas, tandis que devant certaines autres il touchait à peine le rebord de son chapeau. Je lui en demandai l’explication.
Il me répondit avec le plus grand sérieux :
— Ce monsieur que je viens de saluer si respectueusement est un homme très-posé dans la société new-yorkaise ; il vaut un million de dollars. Cet autre qui passe maintenant n’en vaut que cent mille. Aussi est-il moins bien vu que le précédent. Je le salue avec moins de cérémonie. Ce sont des nuances qu’on observe en Amérique où il n’y a en fait d’aristocratie que celle du travail et du dollar.