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Notes d’une frondeuse/24

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H. Simonis Empis (p. 212-217).

BOULE-DE-SUIF


Vous souvient-il de l’admirable nouvelle qui porte ce titre, dans les Soirées de Médan ; du conte sans rival par lequel Maupassant, très jeune, connu seulement d’un petit nombre d’initiés, s’affirma comme l’un des chefs, l’un des maîtres de la langue française ?

Dans la voiture qui mène de Rouen au Havre, pendant l’occupation allemande, quelques notables désireux de fuir le danger — échantillons de tous les mondes : hobereau authentique, grand industriel, marchand de vins en gros ; plus un orateur de réunions publiques, et deux religieuses, — est une fille galante très réputée en ville, très appréciée des connaisseurs, si dodue qu’elle doit à son embonpoint son surnom : Boule-de-Suif.

On lui fait grise mine, en dépit de sa réserve. Les sœurs baissent obstinément les paupières, devant le regard de ses yeux hardis ; les hommes, tenus en respect par leurs légitimes, se détournent avec affectation ; les femmes se rencoignent, hostiles, prêtes à l’attaque, si cette « espèce » se permet d’élever la voix…

Les kilomètres défilent, des deux côtés de la diligence ; mais, au lieu de galoper, le paysage traîne, tant les maigres chevaux qui l’arpentent ont peu de cœur au ventre et de feu aux jarrets ! On a quitté Rouen à quatre heures du matin, bien avant le lever du jour ; et, à dix heures, c’est à peine si l’on est à quelques lieues de la ville. Comme comble de malechance, la carriole échoue dans les neiges ; et il faut un temps infini pour la dégager. On n’arrivera pas avant le soir, de ce train-là, au village dans lequel tous se promettaient repas et repos.

Et la faim sévit ! Une faim intense, féroce, qui s’exaspère de l’attente, crispe les estomacs, fait grogner les boyaux ! Personne n’a songé à prendre de provisions — que Boule-de-Suif, un peu licheuse, comme le comporte son rang social ; et qui tire, de son panier, de savoureuses victuailles, des conserves délicates, d’onctueuses friandises.

Elle s’installe pour déjeuner ; puis, bonne personne, sentant toutes ces fringales assaillir son assiette comme une bande de chiens gourmands ; partagée entre la crainte de refus pénibles et le désir de rendre service, elle finit par une offre de partage. On s’y rue ! Elle donne son pain, son vin, les ailes de ses poulets, la gelée de ses terrines… tout heureuse de cette réhabilitation gastronomique.

Alors, on cause. Les autres s’en vont, parce que leurs intérêts et le souci de leur sécurité les entraînent au loin ; elle, s’en va, parce qu’elle a sauté à la gorge du premier Prussien qui a franchi son seuil, et que ça lui tourne le sang « de voir ces vermines-là » !

On arrive à Tôtes, l’étape espérée ; et l’on débarque sous l’œil gouailleur du commandant allemand, qui examine les sauf-conduits. Il s’attarde à celui de Boulede-Suif, reluque la belle grosse donzelle ; et, lorsque les voyageurs sont réunis pour dîner, dans la grande salle de l’hôtel, l’envoie quérir, par son ordonnance — pour une « personnelle communication ».

On en devine l’objet ! Boule-de-Suif se rebiffe ; et, rouge de colère, suffocante d’indignation, vient prendre sa place à table. Toute l’armée française, si on veut ! Mais un Prussien !… Et chacun, ému de ce patriotisme, solidaire de cette résistance, l’encourage avec fierté.

Seulement, le lendemain, la diligence n’est pas attelée. L’officier met le sort de ses compagnons entre les mains de Boule-de-Suif : elle en décidera à son gré. Si « oui », on repartira ; si « non », on restera. Et quatre, cinq jours, ce chantage persiste, l’hôtelier venant demander chaque soir : « Si mademoiselle Élisabeth Rousset a changé d’avis ? »

Elle, s’obstine ; mais ses voisins, ses co-retenus, en ont vite assez. C’est ridicule, aussi, cet entêtement pour une chose d’où dépend leur libération — et qui lui coûte si peu ! Une poussée d’ignominie les saisit tous ; ces honnêtetés se coalisent pour amener la fille à se faire une raison ; à ne pas compromettre la sécurité de personnes respectables par une exagération de chauvinisme mal entendu.

On la cajole, on l’enjôle… Jusqu’à une pauvre religieuse qui, amenée, sans s’en douter, à traiter de certains sujets, parle de Judith et d’Holopherne, de Dalila et de Samson, de Jahel et de Sisara, de toutes les héroïnes bibliques immolant leur chasteté à quelque œuvre édifiante — le but justifiant les moyens !

Et Boule-de-Suif cède, parmi l’allégresse générale ; paie seule la rançon commune.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au matin, quand, dans la voiture enfin réattelée, les voyageurs montent, chacun s’écarte d’elle comme d’une lépreuse ! Nul ne lui adresse la parole ; on la lapide de regards scandalisés ; on l’écrase sous le mépris !

Et quand vient l’heure du repas, tous tirent leurs provisions, bâfrent, se bourrent, échangent des grâces et des sandwichs, dans la joie de la délivrance. Elle, dans sa hâte et sa honte, n’a pensé à rien prendre — on ne lui offre rien.

« Elle se sentait noyée dans le mépris de ces gredins honnêtes, qui l’avaient sacrifiée d’abord, rejetée ensuite, comme une chose malpropre et inutile… »

J’ai peine à croire que M. Constans se sente noyé, lui qui a été la bouée de sauvetage à laquelle se sont raccrochés tous ceux qui, aujourd’hui (de la rive atteinte par son aide), lui jettent des pierres pour le faire sombrer.

Mais si jamais fantaisie littéraire put s’appliquer à la vie publique ; si jamais assimilation fut parfaite, complète, absolue, jusqu’en ses moindres détails, c’est bien celle-là !

Boule-de-Suif, ce ministre à tout faire, que l’on appelle aux heures de crise, que l’on renvoie aux heures de calme — quitte sans doute à lui faire signe de nouveau, si quelque autre péril surgit ; s’il faut encore se retrousser les manches, pour mettre les mains à la pâte, sans mitaines… dans un pétrin qui ne sent pas bon !

Boule-de Suif, cet ex-pion en droit qui reçoit non moins d’injures qu’un empereur ; et que l’on déclare calomnié tant que son concours est utile, et que l’on déclare compromettant dès qu’il y a partie gagnée — dès qu’on croit pouvoir se passer de lui !

Boule-de-Suif, ce serviteur apte à toutes les corvées et qui les accomplit toutes ; dont l’honneur sert de paillasson à toutes les insultes, dont le nom sert de cible à toutes les flèches ; qui assume sur sa seule personne le plébiscite de l’exécration… que tout seul, pourtant, il n’a pas encourue !

Boule-de-Suif, cet aventurier qui a au moins de la crânerie et de l’envergure — fût-ce dans le mal ! — et dont ceux qui n’ont rien : les veules, les neutres, les insipides, envient jusqu’à l’impopularité !

Boule-de-Suif, ce Mazarin de Toulouse, ce Mandarin de Paris… énigmatique figure, gouailleuse et têtue ; sphinx qui dévora la Boulange pour le compte du maître, et que le maître ingrat renvoie à sa niche d’un coup de pied !

Boule-de-Suif, ah ! oui, celui dont ils vécurent et sur qui ils crachent — s’éloignant, maintenant, avec des mines de crapuleux !

Halte-là, bons apôtres : les purs, les austères, les impeccables, ceux qui s’offrent à l’examen en disant : « Lui, est malpropre ; mais voyez comme nous sommes nets ! »

Je n’ai pas envie de le défendre, le complice déchu qui accepta la responsabilité de Fourmies… mais tous, sans exception, tous, ont aux doigts le même stigmate : la marque de Caïn, la tache de Macbeth ! Et il ne faut pas que la disgrâce d’un suffise à l’absolution des autres ; que cet homme qui s’en va soit le bouc émissaire, emportant dans sa barbe grise tous les péchés de la tribu !

Ils en sont tous, vous dis-je, de tout ce qui a été fait ; et celui-ci est, peut-être, seul digne d’estime, qui peina là où les autres profitèrent — j’aime mieux la fille que le tenancier !

À son ombre, à son abri, des « vertus » s’épanouirent ; les ordures à lui lancées leur faisant un bon lit de fumier, les engraissant doucement. On admira la pureté des calices, on encensa les corolles immaculées… les racines tétaient goulûment le purin !

Quand on se crut fort, assez haut, assez solide, on le chassa. Et, aujourd’hui, la petite Souris blanche — plus blanche que la blanche hermine — qu’est M. de Freycinet ; l’espèce de lapin russe, noir et luisant, qu’est M. Carnot ; les autres, toute cette ménagerie de politiciens « honnêtes », se passent la patte sur l’oreille ou sur le museau pour effacer les derniers vestiges du voisinage fâcheux.

Peine perdue ! Efforts comiques ! De cette Boule-de-Suif en redingote, vous avez mangé les provisions, empilées, le diable sait comme, au fond de son portefeuille ; vous avez dégusté la victoire, gagnée, Dieu sait par quels moyens ! Pour vous, il s’est offert à la calomnie, livré à l’outrage ; vous l’y avez poussé, vous en avez profité ; son triomphe a été vôtre bien plus que sien ; et la sottise dont mourut l’adversaire qui vous faisait trembler est justement de ne se l’être point acquis… que venez-vous, maintenant, le renier et le répudier ?

Il n’y a point assez de cuvettes, en ce pays de France, pour que tous les Pilate s’y lavent les mains ; et chacun de ceux qu’il a sauvés dit, se détournant : « Je ne connais point cet homme ! »

Tarare ! Le « vidangeur », comme disait M. Rochefort, s’en va — mais la vidange reste !