Notes d’une voyageuse en Turquie/01

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Calmann-Lévy, éditeur (p. 1-124).

NOTES D’UNE VOYAGEUSE EN TURQUIE



Je dirais : « J’étais là, telle chose m’advint,
Vous y croirez être vous-même. »
La Fontaine.


I

jours de bataille et de révolution


18 avril.

Quand j’ai quitté la France, pour aller voir des amis Jeunes-Turcs, je ne prévoyais pas que mon voyage aurait des péripéties dramatiques. Sur la route de Constantinople, j’ai appris le mouvement réactionnaire du 13 avril, et, comme tous mes compagnons de voyage, je me suis adressée au plus proche consulat.

Ils sont tous charmants, nos consuls. Ils ne sont pas toujours bien renseignés, mais en Orient, personne n’est bien renseigné. C’est le pays des surprises. On y vit au jour le jour, et l’on ne s’émeut de rien.

Sceptique et fataliste, le consul m’a dit :

— Si vous allez à Constantinople, vous ferez bien. Si vous n’y allez pas, vous ferez peut-être mieux. Nous ne pouvons rien prévoir et nous devons tout craindre. Les étrangers ne sont pas menacés aujourd’hui. Seront-ils en sûreté demain ?… Inchallah ! Pour le moment, la réaction triomphe, mais dans le calme…

— Alors, je pars…

— Si vous voulez, mais vous ne verrez rien. Les magasins et les banques sont fermés, la ville turque pleine de mystère, et les soldats acclament le Sultan et honorent la loi du Chériat, en tirant des coups de fusil, à balle, dans les rues…

— C’est ça, le calme ?

— Relatif… Le 13 avril, ces mêmes soldats ont tué trois cents officiers, quelques députés ou ministres et un grand nombre de badauds. Votre ami Ahmed-Riza bey a dû fuir. Il est sauf, ainsi que sa famille, mais la Jeune-Turquie est bien malade…

— Monsieur, je meurs d’envie d’aller à Constantinople. S’il y a danger, je traverserai seulement la ville, et je m’en irai à Andrinople où j’ai des parents.

— Madame, vous serez peut-être fort empêchée d’aller à Andrinople… On annonce que les corps d’armée de Roumélie se mettent en marche pour délivrer la ville et défendre la Constitution… Les voies ferrées seront encombrées… Déjà les paquebots ramènent en Europe quantité de touristes qui ne débarquent même pas… Vous vous ennuierez, enfermée dans un hôtel.

— Monsieur, je vous prie de croire que je ne resterai pas enfermée dans un hôtel. Au pis aller, je regarderai par la fenêtre les gens qui passent, et je les écouterai parler. S’il y a du bruit, j’aurai peur — un peu, pas beaucoup, — et plus tard, je serai contente d’avoir respiré, une fois, l’air qui sent la poudre.

L’excellent consul s’est mis à rire.

— L’entêtement féminin est invincible. Partez donc, mais, auparavant, télégraphiez à notre ambassade.

J’ai télégraphié et la réponse est venue, peu explicite, mais rassurante.

Quel voyage amusant ! Le hasard m’a mise dans une bande d’Anglais et d’Allemands qui toucheront barre à Constantinople et repartiront aussitôt pour Odessa. Il y a là deux petites misses, crânes et jolies, qui veulent absolument voir une révolution. Et il y a aussi un grand monsieur maigre qui est arrivé, le 13 avril, en bateau, jusque dans la Corne d’Or. Il a fui, le lendemain, vers des lieux plus tranquilles, et n’a rien vu que le quai de Galata.

Obligé de revenir pour affaires, il n’est qu’à demi rassuré et très fier pourtant. Il est Celui qui a vu la révolution ! Il est même descendu à terre, un moment, et il a ramassé des cartouches !

Ses récits jettent la consternation dans l’esprit des bonnes bourgeoises allemandes. Ce ne sont que fusillades, étranglements, égorgements. Ce ne sont que bateaux poursuivis, emportant des Jeunes-Turcs cachés dans la soute aux marchandises. Ce ne sont que trains arrêtés, maisons assiégées, hordes sauvages, Kurdes sinistres aiguisant leurs longs couteaux.

Massacre !… Massacre !… Ce mot circule dans les conversations en trois langues, prononcé tout bas, d’abord, avec un demi-sourire incrédule, puis sur un ton grave qui fait passer, dans le dos et l’âme des voyageurs, un petit frisson désagréable.

Serons-nous à Constantinople pour le coucher du soleil ? Les compagnies de navigation et de chemins de fer s’accordent pour offrir aux gens qu’elles transportent ce spectacle recommandé par Joanne. Mais les horaires sont bouleversés. Nous avons perdu beaucoup de temps en route, et le spectacle est raté. Le soleil se couche sans façon dans la Marmara.

Et quand nous arrivons, à la nuit noire, c’est le calme complet… Pas même un coup de fusil ! aucune horde sauvage !… Et les gens qui s’attendaient à avoir très peur, et ceux qui se préparaient à être braves, sont déçus. Ça, une révolution ? C’est raté, comme le coucher de soleil.

Et maintenant, au matin clair, j’ouvre ma fenêtre, et, le plan du Guide à la main, j’essaie de m’orienter, de comprendre comment c’est fait, Constantinople.

C’est une ville si compliquée ! Le Bosphore, la Marmara, la Corne d’Or, la rive d’Europe et la rive d’Asie, Péra, Galata, Stamboul, Scutari, tout cela c’est Constantinople, et dans mon imagination, c’est un chaos. J’ai lu les bons auteurs, les spécialistes de l’Orient, Gautier, Loti, Farrère, et ma mémoire est pleine de phrases et d’images somptueuses… Ô mosquées ! ô minarets ! ô caïques ! cyprès d’Eyoub, tombeau d’Aziyadé, petit yali de Beïcos, je vous vois bien… Mais la topographie, l’arrangement matériel de toutes ces mers, de toutes ces villes, et de tous ces continents qui entrent les uns dans les autres, je ne les ai pas encore saisis.

Regardons par la fenêtre… La rue, entre des maisons banales et la grille d’un jardin public, se chauffe au soleil, un soleil modéré, tiède, un soleil de province française sur une rue de province française… La mi-avril est passée, et c’est à peine si les bourgeons des platanes crèvent leur gaine brune, et dardent mille petits ongles verts. Dans le jardin, il y a des chaises en fer et un kiosque pour les musiciens. Dans la rue, il y a des cafés, des fiacres, des marchands de journaux, des passants en jaquette et des chiens jaunâtres aux creux du pavé.

Les fez rouges des cochers et les chiens jaunâtres composent tout le « caractère oriental » de cette rue qui s’appelle « rue des Petits-Champs ». Et derrière l’hôtel, il y a, je le sais, une autre rue, parallèle à celle-ci, et plus importante, où sont les beaux magasins et les ambassades C’est la Grande-Rue de Péra.

Ces deux rues, sur la crête d’une colline, forment l’essentiel de Péra, la ville franque, exclusivement habitée par les chrétiens de toute race et de toute confession. À gauche, sur la pente de la colline, Péra devient Galata, la ville marine et marchande qui n’est ni turque, ni franque, mais franchement « méditerranéenne », comme Gênes, Naples, Smyrne. Je l’ai aperçue, hier soir, cette ville infecte et grouillante, que deux ponts de bois relient à Stamboul.

Rien, autour de moi, rien ne révèle la Turquie… Mais, derrière le jardin que je domine, le sol s’abaisse brusquement ; je devine des terrains vagues, des cimes noires de cyprès, et plus loin encore, à travers les fuseaux des arbres funèbres, une sorte de fleuve bleuit sous la brume — un fleuve qui est simplement un bras de mer enfermé obliquement dans les terres. Et, sur la rive opposée, une masse de constructions agglomérées, une mosaïque de pierre, de marbre, de bois, un tas de terrasses, de toitures, de façades, de coupoles qui se superposent : Stamboul !

Contre le ciel pâle, la ville semble tout en hauteur, comme un décor de théâtre. On dirait qu’elle n’a pas d’épaisseur, et qu’un ciseau fantaisiste a découpé sa silhouette qui se brise, ondule, s’élance en minarets aigus, se renfle en dômes prodigieux, depuis les obscurs cyprès d’Eyoub, à droite, jusqu’à la pointe extrême du Vieux Sérail, à gauche, où la silhouette s’achève par des murs crénelés et des tours moyenâgeuses, entre les eaux de la Corne d’Or et de la Marmara.

Pas de couleurs vives : des blancs, des bruns, des rouges atténués, quelques touffes vertes. La fumée des bateaux stagne, immobile, comme une mousseline emmêlée et déchirée, d’un gris transparent, sur les eaux lourdes, dans l’air humide. Et Stamboul semble flotter, suspendu dans la vapeur, lointain, presque irréel…

Comme je descends pour déjeuner, je trouve Moïse dans le vestibule de l’hôtel.

Moïse, qui m’a amenée ici, hier, se dénomme lui-même : « guide de l’ambassade », et, à force de le dire, il a fini par croire qu’il avait une fonction officielle, très au-dessus des cavass, un peu au-dessous des drogmans. Tout ce qui touche à l’ambassade, tout ce qui vient de l’ambassade, lui est sacré. Depuis vingt-deux ans, il a promené dans Stamboul les amis de tous les conseillers, de tous les secrétaires, de tous les consuls. Il leur a montré les mosquées les moins accessibles et les rues les moins fréquentées. Il leur a procuré les meilleurs chevaux, les cochers les plus polis, les caïques les plus légers, les marchands les moins voleurs. Il leur a très honnêtement rendu la monnaie de toutes leurs pièces, avec le minimum de perte… Moïse est doux, prudent, malin, reconnaissant à ceux qui l’obligent. Moïse sera mon cicérone et mon protecteur. Il est tout pénétré du sentiment de son importance et de sa responsabilité.

Il m’attend, — blond, fané, finaud, l’œil bleu plissé, le fez sur la tête, un chapelet aux doigts, — dans ce vestibule encombré de malles et de valises. Le cavass rouge et or, le portier grec aux favoris majestueux, le gérant, les garçons, regardent tristement les voyageurs qui paient leur note, et les fiacres qui attendent les bagages. Seize touristes sont partis ce matin !… Les hôtels se vident. Et pourtant, Chefket Pacha conduit vers Constantinople l’armée de la délivrance… Mais les touristes, qui voyagent pour leur plaisir, ne se soucient pas d’être « délivrés » à coups de fusil. Révolution ou contre-révolution leur inspirent la même méfiance, et Chefket Pacha leur apparaît aussi redoutable, dans son genre, qu’Abdul-Hamid.

Les patrons d’hôtel sont du même avis. Une révolution en pleine saison, c’est terrible. Deux révolutions, c’est trop, vraiment trop.

— Eh bien ! Moïse, vous voyez, tout le monde part. Est-ce que je pourrais, moi aussi, partir pour Andrinople ?

— Non, madame… L’armée a pris tous les trains. Vous seriez peut-être obligée de rester en route.

— Alors, Moïse, nous irons voir Stamboul.

— Pas aujourd’hui…

— Il y a danger ?

— Monsieur Boppe ne veut pas.

M. Boppe, l’aimable conseiller d’ambassade, providence des compatriotes en détresse, a bien voulu s’inquiéter de ma sécurité. Je ne lui désobéirai pas. D’ailleurs, Moïse, dont il est l’idole, ne me laisserait pas lui désobéir.

— Mais pourquoi ?

— L’armée arrive. Elle est tout près d’ici. On ne le sait pas encore… Alors… il faut attendre… Nous irons à la Tour de Galata seulement, et jusqu’au pont…

L’exode des touristes continue. Elles sont parties, les petites Anglaises, parties les matrones allemandes, parti le monsieur qui ramassa des cartouches. Les douaniers ont repris leurs habitudes de l’ancien régime : ils exigent les passeports et acceptent les backchichs. Des mouchards rôdent autour des gens qui s’embarquent. L’un d’eux m’a suivie, hier, sur le quai, jusqu’à ma voiture. Et dans Galata, on rencontre des centaines de gaillards aux têtes de forbans, aux larges culottes trouées et rapiécées, aux bras nerveux, au chef qu’un tas de guenilles enturbanne… Hamals, débardeurs, portefaix ?… Peut-être… De très honnêtes gens, en ce costume, avec ces moustaches formidables, auraient aisément l’air de bandits… Sans rien préjuger, je ne tiens pas à me trouver toute seule en la compagnie de ces personnages pittoresques.

J’ai déjeuné ce matin dans une maison amie, avec un Turc fort spirituel, presque trop spirituel, qui a parlé de tout, sauf de politique. Pourtant à propos de Loti et des désenchantées, il m’a raconté que les revendications des dames turques — revendications parfois imprudentes — avaient servi de prétexte aux ennemis du nouveau régime, pour soulever la colère des fanatiques et des ignorants.

On croit, en Europe, que la révolution de 1908, qui a donné la liberté aux Turcs, a donné aux femmes turques au moins une demi-liberté. On croit que les prisonnières ont presque brisé leurs grilles et leurs entraves ; que le voile n’est plus, pour elles, qu’une coquetterie, et que les eunuques appartiennent au passé, — à la Turquie des opérettes.

Il est vrai que les femmes intelligentes et cultivées — et même celles qui sont peu cultivées — ont accueilli la révolution avec un transport de joie et d’espérance. Beaucoup d’entre elles l’avaient servie, cette révolution pacifique, en devenant les messagères anonymes, invisibles et fidèles du Comité Union et Progrès. Quand la Constitution fut proclamée, elles respirèrent ; elles rejetèrent non pas le tcharchaf obligatoire, mais la voilette qui masque les frais visages entre les bords du capuchon.

D’ailleurs le tcharchaf, ce domino de soie ample et non sans grâce, n’en est pas à sa première évolution : depuis longtemps, il subit l’influence de la mode. Quand les robes Empire triomphèrent à Paris, la jupe du tcharchaf remonta presque sous les bras des élégantes de Stamboul ; quand le succès du fourreau s’accentua, la jupe du tcharchaf se rétrécit. Le capuchon-pèlerine diminua jusqu’à n’être plus qu’une mantille, laissant voir les bras jusqu’aux coudes, et la taille jusqu’à la gorge. Le bouffant des cheveux — ô indécence ! — parut s’émanciper sous le bandeau et la voilette relevée… D’autres changements se sont produits. Des dames hardies osèrent sortir avec leur mari ou leur père. Quelques-unes dédaignèrent d’entrer dans la partie du bateau, ou du tramway, ou du funiculaire qui est réservée aux femmes… Enfin les plus lettrées — encore que bien naïves — publièrent des articles dans divers journaux pour affirmer leurs droits à l’instruction et à la liberté. Peine perdue ! La plupart des Jeunes-Turcs sont Vieux-Turcs en ce qui concerne leurs affaires de ménage, et tel farouche révolutionnaire, qui se croit très civilisé, s’affole à l’idée qu’un étranger pourrait voir le visage de son épouse qui a cinquante ans et qui est laide !

Cependant, quelques députés — pas beaucoup — s’intéressaient au sort de la femme. Ahmed-Riza bey voulait organiser l’enseignement féminin, créer un grand lycée de filles dans un konak concédé par le Sultan. Mais ces intentions généreuses furent dénaturées par ses adversaires avec une odieuse perfidie. Les hodjas crièrent au sacrilège. La jalousie est enracinée dans l’âme des Orientaux, et le préjugé religieux aidant, il y eut des scènes tragiques : de jeunes femmes, parce qu’elles étaient sorties avec leur mari, — et strictement voilées ! — furent lynchées par la foule. D’autres eurent leurs vêtements déchirés, leurs cheveux coupés. On maltraita des enfants même, parce qu’ils portaient des chapeaux.

Le plus horrible épisode de cette « guerre aux femmes », qui précéda le mouvement réactionnaire du 13 avril et qui y contribua, fut l’assassinat d’une jeune fille musulmane et d’un Grec qu’elle avait choisi pour fiancé. Les journaux de Paris ont raconté brièvement cette histoire qui m’a été redite tout à l’heure par un témoin oculaire, M. Bareille, le distingué correspondant des Débats. La religion mahométane n’interdit pas les unions mixtes, quand c’est un musulman qui épouse une chrétienne, parce que les filles des chrétiens représentent une conquête, une proie dévolue aux fidèles d’Allah. L’idée de la suprématie masculine, — la femme n’étant que le moyen passif de la génération, non pas la créatrice, mais la couveuse, — fortifie encore cette conviction. Les sultans sont toujours fils d’esclaves circassiennes, et cela n’a aucune importance, le père seul transmettant la vie, disent les musulmans. Mais c’est une abomination qu’une vierge musulmane épouse un chrétien et lui donne une lignée chrétienne.

Le père de la jeune fille qui s’était fiancée à un Grec voulut punir le giaour trop audacieux et il alla, honnêtement, le dénoncer à la police. Les policiers, animés d’un esprit de justice, arrêtèrent le Grec, et la fiancée aussi. On les amena dans un corps de garde, et la foule, — les gens du quai, aux turbans de guenilles ! — s’ameuta brusquement autour du poste, en réclamant l’homme et la femme. Quelques officiers, présents à cette scène, n’intervinrent pas ou firent seulement semblant d’intervenir. Les deux malheureux enfermés, — trop mal enfermés, — dans le poste, entendaient les cris féroces et voyaient faiblir la résistance de leurs gardiens… Les portes furent forcées… L’homme fut tué assez vite. La femme mit cinq heures à mourir. — Je l’ai vue, — dit M. Bareille, — elle ne ressemblait plus à une femme. On ne savait ce que c’était… Et je me suis enfui, malade d’horreur et de pitié, pleurant de sentir mon impuissance… J’avais vu les Arméniens massacrés. J’ai vu cette femme… Comment oublier ces spectacles ! comment n’en pas garder, toute la vie, une ombre sur l’âme ?

De tels symptômes annonçaient un revirement dans les masses populaires. D’autres symptômes, moins terribles, parfois même comiques, auraient dû, ces temps derniers, donner l’éveil aux libéraux.

Mon hôte de ce matin a eu la bonne grâce de m’envoyer quelques extraits traduits de journaux turcs. En attendant les événements, et tandis que l’exode des étrangers et l’approche des troupes macédoniennes continuent, par un mouvement inverse, je cherche dans ces journaux la série des petites causes qui ont déterminé des effets si considérables.

Il y a le chapitre des chapeaux !…

Ce n’est pas une plaisanterie. Le chapitre des chapeaux aura sa place dans l’histoire de la seconde révolution ottomane.

Il existe un journal, le Vulcan, rédigé par un certain Derviche Vahdeti. Depuis longtemps déjà, ce journal attaquait, avec une extrême violence, Ahmed-Riza bey et sa sœur Selma Hanoum. « Ahmed-Riza bey, disait-on, est un athée, un giaour. Il veut supprimer le fez national, imposé par le sultan Mahmoud aux bons musulmans, et il prétend traverser le pont de Galata, avec un chapeau cylindre sur la tête… Quant à sa sœur Selma, c’est une femme sans pudeur, qui exhorte les dames turques à quitter le voile… Elle a commandé, à Paris, mille chapeaux (sic) qui seront distribués à ses compatriotes aussi effrontées qu’elle-même !… Enfin, elle a fondé un cercle de dames où les épouses et les filles des Croyants s’instruisent dans les arts des infidèles. Il y a des tableaux, des livres impies, un piano ! C’est un scandale intolérable… »

Derviche Vahdeti ne peut supporter de telles offenses au Chériat ! Et les soldats, qu’il flatte et qu’il excite, les bons soldats qui ne savent pas lire, se préoccupent de rétablir l’ordre, les bonnes mœurs et le Chériat ! Ils s’érigent en justiciers, et même en théologiens et en moralistes. Le 13 avril, ils n’oublient pas de saccager le Cercle féminin de Stamboul et de briser le piano… Par bonheur, le logis était vide. Si quelque hanoum s’y était trouvée, on lui aurait appris à respecter le Chériat, — comme on l’a appris à la fiancée du Grec.

Hier, 18 avril, les journaux publient l’avis suivant :

« Nos femmes musulmanes se promènent au Bazar, à Péra, dans des endroits louches ; elles font leurs achats dans les magasins. Cela étant contraire au saint Chériat, leurs frères, les soldats, conseillent à toutes les femmes musulmanes qui ont de la pudeur, de s’abstenir de ces actes. »

Et cet avis était signé : « Tous les soldats. »

Le Vulcan s’adresse aux mêmes soldats :

« Vous demandez que nos femmes n’aillent pas à Péra et dans des endroits inconvenants le visage découvert. En cela nous pensons comme vous. Mais laissez-nous, laissez à la presse le temps de s’occuper de ces choses. Nous avons, pour le moment, de plus graves questions à méditer… »

L’Osmanli, à propos du même avis, dit qu’il va consulter les Ulémas pour savoir si vraiment le Ghériat défend aux femmes de sortir dans les rues et de faire des achats. Il ajoute qu’il publiera leurs réponses et il conclut :

« Une telle défense serait pénible pour les femmes qui n’ont pas de mari et qui sont obligées d’acheter elles-mêmes ce qu’il leur faut. »

En attendant la réponse des Ulémas, les pauvres dames turques, prises de peur, restent cloîtrées chez elles.

Elles se méfient de « leurs frères les soldats ».


Mardi, 20 avril.

Hier matin, j’ai passé devant le Péra-Palace, l’hôtel élégant, le seul hôtel où descendent les gens qui se piquent d’être véritablement « comme il faut ». Ce grand caravansérail a subi la loi commune : il a vu partir quantité de touristes européens. Cependant, hier, il avait son aspect des plus beaux jours. Des cavass multicolores, des valets en livrée et en bottes, se pressaient sur le trottoir, et sans cesse, les portières claquantes des voitures livraient passage à des messieurs extraordinairement chamarrés, diplomates en uniformes, officiers, simples civils en fez et stambouline.

Qu’est-ce que tous ces personnages pouvaient bien faire, dans un hôtel ? Rendaient-ils visite à un personnage puissant ?… Les passants, qui n’étaient point plus nombreux qu’à l’ordinaire, ne montraient ni curiosité, ni émotion.

Mais un jeune attaché d’ambassade m’a confié, avec tristesse, que les traditions élégantes de la diplomatie venaient de recevoir, ce matin même, un coup mortel… Un grand événement s’accomplissait, qui aurait mérité le cadre somptueux d’un palais et non le décor vulgaire d’un hôtel cosmopolite… Sans façon, à l’américaine, Rifaat Pacha, MM. Liaptcheff et Miltcheff signaient le protocole qui rend la Bulgarie indépendante !

Le jeune attaché d’ambassade ne pouvait se consoler…

L’hôtel paisible que j’ai choisi, moins fastueux que le Péra-Palace, offre un spectacle bien intéressant. À mesure que les Européens s’en vont, une foule de nouveaux clients commencent d’affluer, et le front mélancolique du gérant s’éclaire…

Des familles grecques ou arméniennes qui habitent la banlieue et les quartiers excentriques ont quitté leurs maisons mal protégées en cas de guerre civile. Il y a bien encore quelques Américains roux et colorés, mais les figures levantines, grasses, pâles, placides, avec des cheveux luisants et des yeux en escarboucles, deviennent plus nombreuses. J’ai vu, ce matin, dans la salle à manger, une grande table ronde, présidée par une maman à bandeaux noirs et un papa moustachu. Et tout autour de la grande table, il y avait des enfants, entre dix-huit mois et dix-huit ans. Combien ?… Huit, neuf peut-être ?…

Nous ne connaissons plus ce luxe, chez nous. Ici, la marmaille abonde, une jolie marmaille brune, qui se bourre de confitures de pistaches et de loukoums, et répond très bien, en français, quand on l’interpelle.

Tous ces gens, réfugiés à l’hôtel Bristol, n’ont d’autre occupation que de lire les éditions successives des journaux, — il en paraît trois ou quatre par jour, — et d’échanger des réflexions plutôt pessimistes.

Ils ont vécu, pendant trente-trois ans, en pleine terreur, sous la menace perpétuelle des espions et des estafiers d’Abdul-Hamid. La servitude et la crainte ont durement marqué leurs âmes. Qui ne comprendrait cela risquerait de les mal juger, en donnant à leurs inquiétudes, à leur nervosité, à leur crédulité singulière, un nom désobligeant… Peureux ? Ils sont peureux, certes, même ceux qui, devant le péril certain, imminent, feraient bonne contenance. Ils s’affolent d’avoir abandonné leur foyer, d’être là, — pour combien de jours ? — de tout craindre, de ne rien savoir.

Chaque heure apporte une nouvelle, souvent fausse, qui circule du salon au fumoir et du vestibule au dernier étage. Chaque bruit, dans la rue, attire aux fenêtres des visages anxieux.

On sait que l’armée de Macédoine est à Tchataldja et à San-Stefano. L’avant-garde occupe les hauteurs de Kiathané, et ce soir, Constantinople sera cernée presque tout entière. Les députés, évanouis comme des fantômes depuis le 13 avril, reparaissent ; mais au lieu de reprendre leurs sièges à la Chambre, ils filent sur San-Stefano.

Les troupes qui occupent les casernes de Constantinople commencent-elles à réagir contre les excitations des hodjas et les conseils indirects venus d’Yldiz ? Plusieurs régiments ont envoyé des délégués à Tchataldja pour faire amende honorable.

Le ton des journaux change. De vieux numéros, — 14 avril, 15 avril, 16 avril, — me permettent de comparer… Dans l’émotion qui a suivi l’émeute réactionnaire, la presse n’osait défendre ouvertement les vaincus. Sauf exceptions, les articles politiques étaient des hymnes discrets à l’énergie des soldats et à la sagesse du Sultan… Le Comité Union et Progrès — ce pelé, ce galeux ! — avait causé tout le mal, par sa tyrannie intolérable. Jamais, jamais encore, la véritable Constitution, la véritable liberté n’avaient pu fleurir à l’ombre noire et desséchante du Comité néfaste…

Mais, dès que Chefket Pacha, Enver bey, Niazi bey, ces croquemitaines, tirent leurs grands sabres, dès que le succès de la réaction paraît moins certain, les journaux prudents changent de langage. Les soldats « justiciers » du 13 avril ne sont plus que des malheureux « abusés »… Si le Comité revient au pouvoir, ces soldats seront aussitôt qualifiés de « brutes sanguinaires ».

Le fameux Vulcan a déclaré mercredi que la nation n’avait jamais conquis sa liberté, mais que le Sultan la lui avait gracieusement octroyée et pouvait la lui reprendre, en supprimant la Constitution !… On annonce que ce journal va être poursuivi… Signe des temps !

On remarque aussi une lettre très curieuse du prince Sabaheddine Effendi, neveu du Sultan et chef de l’Union libérale. Il n’est pas très aimé des Jeunes-Turcs, ce prince Sabaheddine, et je ne crois pas que les Vieux-Turcs aient pour lui beaucoup de tendresse. Il représente le « juste milieu », le parti de la conciliation, et comment n’aurait-on pas de l’estime pour lui, puisqu’il prêche la concorde et le respect des femmes ?

Car les violences du Vulcan, et certains actes de brutalité commis dans la rue, ont dû troubler l’âme bienveillante du prince Sabaheddine. Il s’adresse aux soldats, lui aussi, avec une prudence tout orientale, et débute par des compliments.

« Frères soldats ! Salut à vous ! dit-il. Nous ne savons comment vous remercier de ce que vous vous êtes attachés, pendant ces jours pleins de difficultés, au Chériat islamique. C’est pour nous un grand honneur de voir votre fidélité à notre religion. Nous désirons cependant, non seulement réclamer notre Chériat, mais encore le mettre en pratique extérieure, étant donné que ceux qui veulent le Chériat doivent avant tout lui obéir. »

Et ces prémisses posées, le prince explique à ces bons soldats que c’est un grand péché de violer les lois, de manquer à la discipline, et surtout de tuer les officiers, et de se faire les instruments de la tyrannie ! Allah n’aime pas les tyrans ! C’est pour obéir à Allah qu’on a supprimé l’absolutisme, et mis fin à ce régime haïssable où les troupes souffraient de la faim et de la misère, où les soldats envoyés au Yémen mâchaient le cuir de leurs souliers !…

« Frères soldats, continue le prince Sabaheddine, attachez-vous au Chériat de toutes vos forces. N’oubliez pas cependant que le Chériat recommande d’être bienveillant autant envers les musulmans qu’envers les non-musulmans, autant envers les indigènes qu’envers les étrangers. Il commande de faire le bien à toutes les créatures. Aussi vous ne devez pas faire du mal, même à une fourmi.

Vivez en harmonie avec vos officiers et obéissez à leurs ordres. Car le tout premier commandement du Chériat, c’est l’obéissance à celui qui commande, à la discipline, aux commandants et à Allah le glorieux !

Frères soldats, n’oublions jamais que nous sommes obligés par le Chériat de ne pas manquer de respect aux femmes, autant aux musulmanes qu’aux non-musulmanes. N’oublions pas un instant que nous sommes obligés par notre religion sacrée de traiter doucement et avec bienveillance nos filles, femmes, sœurs et nos mères qui nous ont portés dans leur sein. Aucun musulman n’a le droit, non seulement de maltraiter une femme se promenant avec honneur, mais encore de la regarder d’un mauvais œil. Le Chériat ne défend absolument pas à nos femmes de sortir de chez elles pour faire des emplettes. Le Prophète, qui dit que le paradis est au-dessous des pieds de nos mères, fait ressortir la nécessité pour tous les musulmans de respecter les femmes. Vive le Chériat !

Frères soldats, ces paroles, je les ai fondées sur des hadis et des versets. Nous voulons demander le Chériat, mais aussi exiger de nous conformer à ses ordonnances. Pensez, pensez, toutes les fois que la religion islamique nous le commande, à faire du bien. Tout de même, saluez du salut de l’Islam vos concitoyens que vous avez voulu anéantir au cours d’une colère, il y a quelques jours.

Si vous agissez de cette manière, vous prouverez que vous êtes en réalité attachés au Chériat islamique, et vous sauverez notre chère patrie du danger qu’elle court. Il est temps d’obéir à vos commandants. Que rien ne détourne aucun de vous de la voie du bien et de la droiture[1].

SABAHEDDINE. »

Ainsi prêchait Jean dans le désert… Mais la lettre demeure intéressante par sa forme même de sermon. Les discours des radicaux Jeunes-Turcs, tout imprégnés des souvenirs de la Révolution française, font un contraste singulier avec cette homélie purement orientale et qui devrait émouvoir les consciences naïves des soldats.


Mercredi, 21 avril.

Je suis allée hier après-midi à Stamboul, avec le précieux Moïse, et toutes les impressions de la matinée que je voulais noter ici se trouvent comme amorties, lointaines, dans ma mémoire.

Je veux les retrouver pourtant, à la faveur de cette soirée presque silencieuse, où j’entends à peine les aboiements des chiens en querelle et le bâton du veilleur de nuit qui cogne rythmiquement le trottoir.

L’Assemblée nationale s’est constituée à San-Stefano, et Ahmed-Riza bey, sorti de sa cachette — il n’avait pas quitté Stamboul — a été proclamé à l’unanimité de la Chambre. On dit que son apparition, au Yachting-Club de San-Stefano, a provoqué une émotion extraordinaire. Tous les députés voulaient embrasser leur président, et de vieux ulémas à turban blanc et à barbe blanche lui baisaient les mains en pleurant.

La séance a été secrète, mais on annonce que la Chambre et le Sénat, réunis en Assemblée nationale, déclarent approuver l’intervention de l’armée d’investissement pour établir « la stabilité du régime constitutionnel, le rétablissement de l’ordre et la punition des factieux, conformément à la loi du Chériat ».

À propos du Chériat, quelqu’un disait ce soir que cette loi religieuse et civile, tirée du Coran est formée par une longue tradition, devait être bien incertaine et bien élastique, excellente matière à casuistique et à interprétations commodes.

Le Sultan veut se débarrasser des Jeunes-Turcs ? C’est au nom du Chériat. Les Jeunes-Turcs veulent renverser le Sultan ? C’est au nom du Chériat !… Ce mot de Chériat, ou de Chéri, devient une obsession.

Quand je dis que les Jeunes-Turcs veulent renverser le Sultan, je répète un bruit faux peut-être, mais qui est ardemment propagé, grossi, parce qu’il est un écho du désir populaire. Tout Péra — sinon tout Stamboul — attend avec angoisse la déposition ou l’abdication d’Abdul-Hamid.

Tout Péra, oui, tous les citoyens de race grecque ou arménienne qui voudraient — le pourront-ils ? — n’être plus que des Ottomans ; et tous les Européens aussi, ou presque tous… Cette chute, volontaire ou involontaire, du tyran paraît certaine. Et pourtant, les jeux de la politique réservent tant de surprises !

En attendant, les nouvelles absurdes ou comiques continuent d’affluer. Chaque heure apporte la sienne, avec les suppléments des divers journaux. Et chaque hôte de la maison, en fumant sa cigarette, donne la « solution définitive », apprise dans la journée…

L’un déclare que « tout ça profitera aux Anglais » ; l’autre voit déjà les flottes des puissances qui croisent aux Dardanelles ; celui-ci sait, de source sûre, « que le Sultan a des crises de nerfs » ; celui-là assure que le fils favori du monstre, le prince Burnaheddine, est parti pour Corfou : il va demander du secours à l’empereur Guillaume…

Hier soir, les dames avaient très peur que Chefket Pacha et Enver bey ne missent beaucoup de retard à entrer dans la ville, parce que le « vieux d’Yldiz » aurait le temps de préparer un coup de sa façon… Les Kurdes monteraient à Péra !

Les Kurdes ? J’entends parler si souvent de ces Kurdes que je m’étonne… Où sont-ils, ces Kurdes, et pourquoi les craint-on ? Ma naïveté provoque des sourires.

« Heureuse Française qui ignorez les Kurdes ! Ce sont les massacreurs professionnels, les bourreaux d’Arméniens, ceux qui ont ensanglanté Constantinople, et qui, hier encore, brûlaient et dépeçaient des femmes dans Adana… Ce sont ces faux ou vrais débardeurs du port, ces gens demi-nus ou vêtus de loques bariolées, qui ont un couteau à leur ceinture et vous regardent, quand vous passez, avec la sympathie du loup pour le petit agneau… Les Kurdes !… »

Qu’est-ce qu’il raconte, ce monsieur ? Il me fait peur… Et toutes les dames, un peu pâlies, se mettent à imaginer des choses terribles : ce qu’on ferait, si les Kurdes montaient à Péra, avec leurs grands couteaux…

Je dis :

— Ces messieurs nous défendraient…

Mais ces messieurs affirment que le sacrifice de leur vie ne ferait que retarder notre supplice, voire notre déshonneur… Alors, nous implorons d’eux la grâce d’une mort prompte, faveur qu’ils nous promettent, d’un air galant.

Mes aimables compatriotes de l’ambassade sont beaucoup moins pessimistes, et les jeunes secrétaires s’invitent à des thés, font des visites et racontent les potins de Péra, sans craindre les Kurdes. Je suis allée voir M. Constans et je lui ai demandé les moyens d’assister au sélamlik de vendredi, le dernier sélamlik du règne.

Il est très cordial, M. Constans, et il prend très bien l’air bonhomme, ce qui ne l’empêche pas de donner, aux uns et aux autres, de terribles coups de boutoir. Quand on le voit, dans son cabinet, épaissi par l’embonpoint, l’œil vague, sous la paupière lourde, la bouche détendue sous la moustache tombante, il semble parfois plongé dans un demi-sommeil ou dans un ennui invincible… Tout à coup, l’œil bleu s’avive, le sourire s’affine, toute la figure rajeunit de vingt ans, et l’accent toulousain donne une saveur spéciale à la malice inattendue qui assomme l’interlocuteur.

Il m’a dit :

— Vous voulez aller au sélamlik ?… Pour voir le Sultan ?… Ne vous pressez pas… S’il n’y est plus, la semaine prochaine, il y en aura un autre… — Il y a toujours des gens pour faire ces métiers-là — Mais cette semaine-ci, je ne conseillerais à personne d’aller au sélamlik… Est-ce qu’on sait ?… Tout se passera bien… oui… possible… mais… mais…

Hé ! il n’a pas l’air si tranquille, notre ambassadeur !… Il parle des onze marins de la Jeanne-Blanche qui gardent sa porte…

— Onze marins, neuf fusils et deux canons-revolvers sur un bateau joujou, belle défense !

Il a raison… Si les Kurdes montaient !

Bon ! voilà que je deviens Pérote. Je commence à croire aux Kurdes !

Enfin, j’ai vu Stamboul !

Par les rues déclives et zigzaguantes de l’immonde Galata, nous avons gagné la place de Karakeuy. Là, commence le grand pont de bois qui tressaute aux cahots des voitures, avec d’inquiétantes sonorités, qui semble déjà une très vieille chose, usée, raccommodée, pas durable.

L’eau huileuse brille entre les fentes des traverses. Les deux extrémités du pont sont rétrécies par un tas de cahutes en planches, bureaux de la compagnie Chirket-Haïrié, bureaux du péage, boutiques de changeurs, de confiseurs, de fleuristes… Et la foule qui dans Galata était presque terne, grisâtre comme une foule occidentale, pointillée seulement par les ronds rouges et mobiles des fez, la foule devient bariolée, variée, bruyante… Le petit vendeur de journaux, pareil à un voyou napolitain, l’étalagiste ambulant qui offre des merceries communes, des peignes de corne et des bas rayés, l’employé en redingote, le gros pacha dans sa voiture, le derviche brun ou vert coiffé d’un bonnet de feutre, le Tcherkesse au nez camard, au bonnet d’astrakan, le Syrien aux yeux de fille, l’Arabe maigre et beau, dans le flottement des laines crémeuses, l’eunuque bouffi, les dames fluettes et furtives, petits fantômes noirs qui regardent tout et que nul ne doit regarder, c’est l’Europe et l’Asie qui se heurtent, sans jamais se confondre, entre les deux bouts de ce pont !

Il ne fait pas très chaud. Ce jour d’avril, sans ardeur, rappelle les jours de mai, en France ; le ciel est d’un bleu presque blanc, et le soleil allume des étincelles aveuglantes sur le bleu plus intense, mais embué et voilé, de la Corne d’Or. Des bateaux noirs emmêlent leurs agrès. Un beau reflet rouge, le reflet d’une coque peinte au minium, tremble, brisé par le remous d’un vapeur à aubes qui s’éloigne…

Tout au fond, sur la rive, Stamboul est un frottis de pastel gris, où s’esquissent des coupoles crayeuses. La grosse fumée noire du vapeur stagne dans l’air et laisse un barbouillage de fusain sur le gris et sur le bleu tendre.

Mais le pont franchi, la zone des fumées et des brumes dépassée, la ville se dresse, non plus féerique, — vivante.

Une place assez laide qui ressemble à la place de Karakeuy, puis dans une rue à gauche, un mur de mosquée, une vaste porte en haut d’un escalier de marbre que couvrent des gens assis, accroupis, couchés. Et tout le long du mur, des robinets dans de petites niches, et devant chaque robinet, un musulman qui fait les ablutions rituelles, pieds nus.

Ces gens qui encombrent l’escalier, ces gens qui se lavent, et ceux qui s’écartent, de mauvaise grâce, devant ma voiture, ce sont des soldats, tous, ou presque tous. Et parmi eux, pas un officier. On ne voit plus d’officiers à Stamboul. Les beaux capitaines, les jeunes lieutenants, sortis des écoles militaires, et imbus des théories européennes, sont dispersés ou morts. Ceux qui restent, ce sont les officiers sortis du rang, non suspects d’athéisme et dévoués au Padischah.

Et ces soldats, les mêmes qu’un mot d’ordre a soulevés contre leurs chefs, contre les ministres, contre le Comité, et que je m’imaginais tels que des brutes, n’ont pas la mine féroce. Leurs uniformes ne brillent pas de propreté, leur tenue n’est pas très martiale : ils semblent las et indécis, — mais leurs figures sont des figures de paysans point méchants, point malhonnêtes. Ils me rappellent nos Bas-Bretons et nos Vendéens qui ne savaient pas lire, et ne connaissaient le monde qu’à travers les prônes de leurs curés. Ces paysans turcs ont aussi leurs curés fomentateurs de guerre civile. Le clergé vulgaire, les hodjas, les ont poussés contre les libéraux, au nom du souverain menacé, au nom de la religion méconnue. Qu’on les pousse demain contre les étrangers, ils nous égorgeront sans scrupule ! Et pourtant, ils ne sont pas, en majorité, les brutes révoltantes que les journaux dépeignent…

On me dit : « Quelques officiers Jeunes-Turcs, membres du Comité, ont été maladroits en faisant une sorte de propagande anticléricale. Certains négligeaient les obligations rituelles et s’en moquaient tout haut, devant leurs hommes. D’autres qui avaient trop vécu à Paris — ou à Péra — ne se cachaient pas pour aller dans les cafés et lire des journaux pornographiques. Un jour les soldats déchirèrent des numéros du Froufrou et du Sourire, en disant :

— Voilà ce que lisent nos chefs : des journaux où l’on voit des femmes nues… De tels hommes ne méritent-ils pas d’être assassinés ?…

Je ne me porterai pas garant de l’authenticité de ces histoires, et je les rapporte seulement à titre documentaire. Elles ont pourtant un fond de vérité. Le Turc qui a perdu la foi, comme le chrétien qui l’a perdue, doit malaisément sacrifier aux préjugés populaires. Pour ne pas être hypocrite, il choque les esprits simples. Malgré mes sympathies pour les Jeunes-Turcs, je ne peux dissimuler que partout, ici, on dénonce leur intolérance, leur sectarisme…

Ce n’est pas aujourd’hui, ce n’est pas dans ce carnet de notes que je me complairai à décrire les mosquées. Pour le moment la vie mouvante retient tout mon esprit. Plus tard, dans d’autres temps, j’essaierai peut-être de fixer votre image, Sainte-Sophie toute d’or, Yéni-Validé-Djami aux faïences fleuries, aux stucs translucides, qu’emplissaient la lumière pure et la voix triste, oscillante comme un jet d’eau sous le vent, d’un pèlerin arabe chantant seul, pour lui seul, sous le dôme immense…

La vie ! elle me reprend dès le seuil, quand j’ai rejeté le charme du songe avec les babouches louées par le gardien, quand Moïse, toujours souriant, m’emmène à travers les rues…

Ce sont des rues de faubourg, qui n’ont pas de noms, ou bien des noms si difficiles que je ne les ai pas retenus ; des rues presque villageoises, à peine pavées, bordées de petites maisons en bois. Elles sont toutes pareilles, ces maisons : une porte entre les deux fenêtres du rez-de-chaussée ; et au-dessus de la porte, le balcon avançant et clos de grillages, sous le toit en auvent. Toutes pareilles, oui, du même gris, du même brun rougeâtre ; — mais l’une penche vers la rue, l’autre s’accote à sa voisine ; la ligne des façades et des toitures se brise et s’infléchit ; on dirait une file de petites vieilles en robes fanées, de taille inégale, sœurs et différentes…

Il y a peu de monde, dans ces rues ; des femmes accroupies, immobiles, qui ont des figures comme des noix dans le triangle de leurs voiles blancs ; des aveugles résignés tendant la main quand un bruit de pas les réveille ; des enfants pâles, jolis, qui me tirent la langue et me crient je ne sais quelles choses assurément fort vilaines… Et puis, des poules, des chiens, une charrette attelée de buffles gris, aux cornes tordues, aux longs poils raides, des buffles stupides et sculpturaux.

Parfois, une petite place, avec une mosquée blanche, et une fontaine où l’eau captive se plaint derrière une grille d’or ; quelques arbres d’un vert vif et, sur la façade d’un humble café, à frange mauve et le parfum délicat d’une glycine délicieuse.

Tout cela est paisible, si paisible ! De quoi les touristes ont-ils peur ? Pourquoi suis-je presque seule dans cette ville, et pourquoi Moïse jette-t-il sans cesse, autour de nous, des regards méfiants ? Dans ce décor splendide et misérable, sous le soleil langoureux, parmi l’arome épars des glycines, on peut bien oublier qu’une armée campe aux portes de Stamboul et que, demain peut-être, des hommes s’entretueront…

Mais voici des rues plus animées, des rues à boutiques. Les fruiteries ont des courgettes et des artichauts disposés artistement sous des salades en festons ; le limonadier a rempli de rubis et de topazes liquides d’énormes carafes bouchées par un citron d’or ; le tourneur de bâtons de chaises rit de toutes ses dents blanches, accroupi parmi la sciure et les copeaux, et le magasin du vendeur de nattes exhale l’odeur agreste des joncs. Dans l’ombre et le soleil, sous les treilles de vigne naissante, sous les glycines qui pavoisent les rues en travers, passent des marchands ambulants, des hamals chargés de bâts comme des ânes, des enfants presque nus, des négresses comiques, et parfois un bel adolescent, un vrai petit Aladin, qui a des cils trop longs sur des joues trop pures, qui est inquiétant, équivoque à force d’être beau, et que les hommes regardent, dans cette foule où ne fleurit jamais un visage de femme…

Et il y a aussi des hodjas dont la barbe, taillée en rond, raccourcit, élargit la figure, sous le turban. Ils marchent, vêtus de longs cafetans, égrenant des chapelets d’ambre. Ils sont dans les magasins, dans les cafés, dans tous les groupes où on lit des journaux… Et Moïse murmure :

— Voilà les criminels, les misérables !

Je ne les aime pas du tout, ces hodjas. Ils me regardent sans aménité. Et les gens — comme les gamins tout à l’heure — me font la grimace, du fond de leur boutique.


23 avril.

Quand l’armée entrera-t-elle, et que fera-t-on du Sultan ? Questions sans réponse. La population commence à s’énerver, dans l’incertitude et l’attente. Et les « on dit » vont leur train.

On dit que Chefket Pacha, malgré la rapidité relative et l’ordre parfait de la mobilisation, n’a pas encore assez de troupes pour risquer un conflit avec celles de Constantinople.

On dit également que ces dernières troupes, auxquelles on a demandé un serment solennel d’obéissance, ne résisteront pas, étant tout à fait démoralisées.

On dit aussi le contraire, et que la lutte pourrait bien réserver des surprises désagréables aux Jeunes-Turcs, et même aux chrétiens.

Je n’ai pas d’opinion là-dessus. Je n’ai pas la compétence indispensable pour m’en faire une. Les diplomates sont muets ; les journaux se contredisent, et les gens que je vois ici recueillent les histoires les plus folles avec une gravité merveilleuse.

À propos du sélamlik de ce matin qui s’est passé comme tous les sélamliks, sans incidents, un monsieur bien informé affirme que le Sultan exhibé aux soldats et aux diplomates était un faux Sultan, un sosie d’Abdul-Hamid, vêtu, teint et fardé comme le Padischah authentique… Abdul-Hamid est loin d’Yldiz… Il navigue vers Corfou !

La déclaration qu’Ahmed-Riza a faite à des journalistes est très commentée. Le président de la Chambre aurait affirmé que la révolte du 13 avril a été fomentée par des réactionnaires, que le Sultan est resté neutre et sera respecté jusqu’à preuve contraire.

Et l’on commente aussi les déclarations de Chefket Pacha au grand vizir :

« Si la garde impériale, a dit le général, rentre dans la discipline, il ne sera pris contre elle aucune mesure de coercition. Dans le cas contraire, les auteurs seront punis… J’ai démenti catégoriquement le bruit qui a couru du détrônement de Sa Majesté impériale. Cependant, si des instigateurs voulaient se livrer à des intrigues pendant que mes troupes procéderaient à l’accomplissement de leur devoir, la responsabilité retomberait sur ceux qui en seraient cause… »

Tout cela est bien embrouillé, bien étrange, et les sceptiques commencent à parler d’une combinazione à l’orientale, entre les deux partis. Le Sultan sacrifierait ses complices, sa fortune, et garderait une ombre de trône.

Moïse qui se faufile partout, qui pêche des renseignements à tous les coins de rue, peut connaître le sentiment populaire. Or, je l’ai vu hier, pendant notre promenade à Stamboul, déçu et navré. Il avait des colloques avec des marchands de noisettes, des limonadiers, et même des hodjas, — des bons ! — et le résultat de ces colloques le rendait mélancolique :

« S’ils le gardent, tout sera à recommencer. »

Dans le turbé de Sultan-Suleïman, mon guide a eu une longue conversation avec le gardien, un nègre bossu, en cafetan vert, qui ne semblait pas très au courant des choses politiques… Il vit avec les califes morts, ce nègre, et toutes ses pensées sont enfermées dans l’enceinte de marbre et de porphyre, sous la coupole rouge et blanche d’où pendent des œufs d’autruche et des lustres de cristal… Il époussette les cercueils impériaux couverts de châles si anciens que les fleurs et les palmes pâlissent, prêtes à tomber en poussière. Il époussette les turbans aux grandes aigrettes, côtelés comme des pastèques, et qui évoquent pour moi les « turqueries » des tapisseries et des peintures, d’après le Bajazet de Racine…

Mais le plumeau sous le bras, le nègre bossu oublie maintenant les cercueils souverains, les manuscrits enluminés, les faïences des murailles, objets de sa sollicitude. Il oublie que je suis là, contre le balustre de bois et de nacre, bien dépitée de ne pas comprendre le turc. Il s’émeut, le nègre ! il lève les mains, roule les yeux ; il a l’air de dire :

« Pas possible !… »

Et Moïse lui tient un grand discours politique que l’autre écoute, attentivement, avec des « Ewet !… ’ewet !… » affirmatifs et d’approbatifs « Inchallah ! »

Moïse est une autorité… Il doit tout savoir, à cause de ses intimes et hautes relations avec l’ambassade…

… Je me rappelle encore que j’ai eu une belle peur, hier, à la fin de cette promenade, du côté d’Edirné-Kapou, — la porte d’Andrinople, — un quartier pas riche, et pas très bien fréquenté.

Nous allions voir la Kharié-Djami, cette ancienne église byzantine transformée en mosquée, qui a encore des mosaïques visibles, amusantes et ingénues, et qui sent — est-ce un effet de mon imagination ? — l’odeur de l’église chrétienne, de la petite église de village, humide, close, imprégnée de très vieux encens… La voiture roulait, pas trop vite, dans une rue encombrée. Et tout à coup, en arrière, éclatent des cris épouvantables.

Qu’est-ce que ces gens-là, ces démons à moitié nus, qui courent en hurlant vers nous ? Un nègre les précède, pas bossu celui-là, leste et musclé, mais plus vilain et beaucoup moins sympathique que le gardien de Suleïman. Sur les épaules des coureurs, une machine bizarre danse et brille au soleil, indistincte… Est-ce une arche sacrée qu’ils portent, ces sauvages ?

Mon guide n’a pas l’air rassuré. Il me dit :

— Ne faites pas attention !… N’ayez pas peur !…

Et il crie au cocher :

Tchapouk !… tchapouk[2] !…

Les deux chevaux s’enlèvent, trottent sur l’infâme pavé où les roues s’en vont, en haut, en bas, tandis que je retiens mon chapeau… J’ai bien envie de regarder en arrière, mais si cela excitait les fureurs de ces horribles individus ? Alors, je prends un air digne, indifférent, détaché, l’air d’une personne dont la pensée plane, et qui n’a pas peur du tout !

Un choc, des vociférations, tout près de ma tête, à mon oreille !… Je me retourne… C’est le nègre qui a sauté sur la capote de la voiture et qui interpelle le cocher, Moïse, ou moi ?… Je ne sais. Je ne baisse pas les yeux, et je garde un air bien calme, avec ce sourire tranquille et poli qu’on a, lorsqu’on visite des maisons de fous et que les pensionnaires vous interpellent. Les chevaux font un écart ; le cocher crie je ne sais quoi, et le nègre disparaît. La troupe hurlante semble nous poursuivre, puis elle s’engouffre dans une ruelle. Alors Moïse m’explique que ces coureurs sont des toulombadjis, pompiers volontaires, presque aussi dangereux pour les maisons que les incendies, car ils emportent souvent ce que le feu a respecté.

La machine qu’ils portaient, c’était la pompe !

Autre épisode de ma promenade d’aujourd’hui.

Nous étions au cœur de Stamboul, dans une rue étroite et malpropre, quand la voiture s’est arrêtée devant la boutique d’un confiseur. Moïse est descendu, et m’a fait signe de le suivre.

Où me mène-t-il ?… Une allée infecte, un escalier obscur, des enfants sales qui se moquent de mon chapeau… Sur le palier, il y a une porte, avec un rideau de cuir qu’un hodja soulève à demi.

Nous sommes à la hauteur des galeries de la mosquée Rustem-Pacha, où les fidèles commencent la prière. Le hodja est de mauvaise humeur. Il refuse de nous laisser entrer, et mon guide parlemente, tandis que les enfants sales mendient : « Dix paras, madama, dix paras. »

Enfin, moyennant un fort backchich, le hodja consent à nous donner les babouches réglementaires ; mais au lieu de me les mettre aux pieds, gentiment, comme faisait le brave prêtre de Kharié-Djami, il me les jette à la volée… Attrape, si tu peux, chrétienne impure !

Il doit être réactionnaire, ce bedeau-là !

Traînant les pieds, je suis le gracieux personnage qui, paraît-il, nous invite à ne pas rester longtemps. Ses clefs à la main, il grommelle dans sa barbe ronde, et je crois que, lui aussi, critique mon chapeau marron, un chapeau à la mode de 1909, qui ressemble à une cloche, ou à une ruche, et qui était si charmant à Paris… Mais évidemment, dans une mosquée, il paraît bizarre…

Elle n’est pas très grande, mais elle est bien belle, la mosquée de Rustem-Pacha ! Elle est un jardin sans hiver, un jardin aux mille fleurs d’émail. Les piliers, jusqu’à la coupole, sont couverts de faïences persanes, où s’enroulent des liserons géométriques, où s’entremêlent les œillets, les tulipes, les palmes et les plumes de paon, de tous les verts, de tous les bleus, émeraude, saphir, jade et turquoise.

Un demi-jour clair, un crépuscule paisible caresse les floraisons froides et brillantes, et en bas, dans la nef, une quantité de soldats en brun, en bleu, sont accroupis où prosternés sur les tapis aux nuances de velours rose.

Je ne vois que les têtes coiffées du fez et les pieds croisés, nus, ou en chaussettes… Quelques turbans verts, quelques fez non militaires, par-ci par-là, mais les soldats dominent, car il y a des postes tout proches. Ces hommes qui se battront demain, peut-être, contre leurs compatriotes, contre leurs frères d’armes, écoutent le discours d’un prêtre assis devant le mirhab.

Dissimulée derrière un pilier, je regarde avec une curiosité passionnée. Que se passe-t-il dans leurs consciences obscures de fanatiques ? Quel enseignement, quel ordre reçoivent-ils de ce prêtre qui tire, pour eux, des leçons du livre sacré ?

24 avril.

J’ai changé d’appartement deux fois, désespérant de trouver le silence, et je m’étais installée, hier soir, dans une chambre assez triste qui ouvre sur la courette intérieure de l’hôtel. J’espérais y dormir un long sommeil que n’interrompraient plus les ronflements ou la toux d’un voisin, ni les cocoricos du coq maudit qui chante trois fois avant l’aube, ni les querelles des chiens, ni le bâton du veilleur de nuit tapant les heures sur le trottoir… Ô cher silence !

Dans le petit jour gris de cinq heures, je m’éveille… Quoi ?… Un meuble, une lourde armoire a dû tomber, à l’étage supérieur, juste au-dessus de ma tête ; ou bien l’ascenseur, qui fonctionne mal, s’est décroché… Les murs vibrent encore d’un fracas assourdissant, et des portes battent, des gens courent dans l’escalier, dans les couloirs.

Fatiguée, je me rendors à demi… Jamais, jamais, je ne trouverai le silence !… Un peu de temps se passe. Et voici, de nouveau, le fracas… Et je distingue aussi un crépitement bizarre, — clac… clac… — mais dans cette pièce qui ne donne sur aucune rue, tous les bruits s’amortissent.

Enfin, la femme de chambre, appelée, arrive tout éperdue.

— Madame !… C’est le canon… On se bat au Taxim… L’armée est entrée cette nuit…

Je n’ai pas été lente à m’habiller, ce jour-là !

Le vestibule du rez-de-chaussée est plein de monde : tout le personnel de l’hôtel, presque tous les voyageurs ; et la curiosité nous pousse, les uns après les autres, jusque dans la rue.

Notre calme rue des Petits-Champs ! Je ne la reconnais pas, dans le matin frisquet, qui s’ensoleille… Des soldats en uniforme khaki, des soldats en uniforme bleu, couverts de poussière, passent, par groupes, et tout à côté, devant le consulat des États-Unis, il y a un corps de garde improvisé où l’on amène des prisonniers, des suspects, qu’on fouille, et qu’on désarme avant de les envoyer à la police. Tout à l’heure, on vient d’arrêter deux faux hodjas, aux poches capitonnées de banknotes, et on les a houspillés quelque peu… Maintenant, quatre soldats conduisent un officier réactionnaire, qui n’a plus d’épée, dont le dolman sombre est déchiré à l’épaule, et qui marche, pâle, calme, l’air distrait. Devant le consulat américain, une foule pressée stationne, attentive aux moindres incidents, nerveuse, prête à s’enthousiasmer ou à s’affoler… Et parfois, à grand trot, à grand bruit, passent des cavaliers, des fourgons qui sonnent la ferraille, des civières, des voitures aménagées pour les ambulances, un équipage correct, avec un cavass d’ambassade sur le siège.

Le canon s’est tu ; la fusillade, vers huit heures, devient plus lointaine, plus espacée… On sait que les casernes de Chichli et du Taxim ne résistent plus, que l’armée de Salonique occupe toutes les hauteurs de Péra et se dirige vers Yldiz. À Galata, quelques caracols se défendent encore, et les ponts étant barrés, nul ne peut pénétrer dans Stamboul… Là-bas aussi, sur l’autre rive, la bataille continue, du côté de la Sublime-Porte ; mais les nouvelles précises manquent.

Un détachement macédonien passe, et, de toutes les fenêtres, partent des applaudissements et des bravos… « Voilà nos sauveurs !… Voilà les héros de la liberté, les défenseurs de la Constitution !… » Les gens qui crient le plus fort sont pourtant restés chez eux, au lieu de former des bandes de volontaires, comme ont fait les Grecs et les Bulgares de Macédoine… La population pérote n’est pas guerrière par vocation, mais elle aime bien les guerriers qui la défendent. Elle ne leur ménage pas les épithètes flatteuses et les acclamations. Les soldats et les officiers ne témoignent aucune émotion. Peut-être sont-ils indifférents, ou dédaigneux, ou fatigués de cette nuit de marche, de cette matinée de combat. Ils défilent, et d’autres leur succèdent, et d’autres… Ils vont à Stamboul.

Le soleil de midi brûle. Le printemps à peine tiède prend la splendeur de l’été. En face, dans le jardin vide, les platanes ont déplié mille petits drapeaux vert tendre. Des pigeons gonflent leur col de soie grise. Des gens emportent un mort dans une sorte de brouette… Et les prisonniers arrivent toujours.

Vers trois heures, quand tout paraît calmé, quand les barrages sont rompus, on apprend que la bataille recommence à Tachkichla, au Taxim… On dit que les réactionnaires ont arboré le drapeau blanc et qu’ils ont pris entre deux feux, par traîtrise, les libéraux déjà entrés dans la cour du Taxim… Il y a eu beaucoup de morts, des représailles sanglantes…

Par le passage du Bon-Marché, je gagne la rue de Péra et l’ambassade de France. Elle est située tout à fait en contre-bas de la rue, et une descente très raide y donne accès. Là, des élèves de l’école militaire de Pancaldi, de tout jeunes gens vêtus de khaki, fraternisent avec les braves marins bretons du stationnaire Jeanne-Blanche.

Les beaux lilas du jardin, en pleine fleur, semblent un énorme bouquet blanc et mauve. L’ardeur du jour déclinant s’apaise en douceur exquise ; il y a de la joie dans l’air, la joie encore timide et incertaine de la ville délivrée. Je trouve, dans le jardin, un groupe de jeunes femmes, qui sont là, depuis le matin, avec leurs enfants et les bonnes de leurs enfants. Elles habitent des maisons qui ne semblent pas très sûres, et qui ont été plus ou moins criblées de balles. Réfugiées ici, ces dames ont installé une nursery et des dortoirs de bébés.

Voici des secrétaires, des drogmans, des journalistes. Chacun apporte une nouvelle. Yldiz est cerné… Le Sultan est enfermé avec le grand vizir. Une partie de ses prétendus fidèles, les gens qui vivaient de lui, l’ont abandonné… À Stamboul, les garnisons de la Sublime-Porte et du ministère des Travaux publics se sont rendues…

C’est donc fini ?… Non, personne ne veut croire que ce soit fini… Yldiz réserve peut-être des surprises. Les dames affirment qu’elles n’ont pas confiance et qu’elles ne rentreront pas chez elles.

On raconte des épisodes de la bataille qui a été meurtrière, puisque l’on évalue à deux mille — sinon plus — le nombre des morts. L’hôpital français de Péra, qui est tout voisin de la caserne des sapeurs-pompiers et de la caserne du Taxim, a reçu quantité de balles, et des passants ont été tués dans les rues d’alentour. Deux journalistes — un Anglais et un Américain — étaient allés, avec leurs appareils photographiques, s’installer dans une ruelle latérale, où les soldats croisaient leurs feux. Abrités par un pan de mur, ils attendaient l’instant propice pour prendre des instantanés, mais l’un d’eux, M. Booth, ayant avancé un peu la tête, fut touché à la nuque et tomba.

Son ami M. Moore, le tira par les pieds, tant bien que mal, pour le ramener à l’abri du mur, et, ce faisant, perdit son chapeau et sa canne, qui roulèrent à quelques pas. Quand M. Booth fut étendu contre la muraille, M. Moore, au lieu de rester coi, perdit tout sentiment du danger, et, peut-être inconsciemment, s’avança à son tour dans la zone dangereuse pour ramasser sa canne et son chapeau… Une seconde balle l’étendit à côté de son camarade.

On avait annoncé la mort de ces deux victimes du devoir professionnel, mais le docteur de Lacombe, chirurgien en chef de l’hôpital, arrive et nous rassure. Les deux journalistes, assez grièvement blessés, ne sont pas en péril, et il leur restera, de cette aventure, un prestige accru auprès de leurs directeurs et de leurs lecteurs… Il faut le dire, à l’honneur de la corporation, tous les reporters présents à Constantinople ont montré une magnifique crânerie, qui leur paraît, d’ailleurs, toute naturelle et dont ils ne tirent pas vanité… C’est le métier qui veut cela.

Le docteur de Lacombe affirme qu’« ils ont été épatants », mais ce qu’il ne dit pas, et ce qu’un confrère bien informé me raconte, c’est que personne n’a été plus « épatant » que lui !… À cinq heures du matin, quand le canon l’a réveillé, il s’en est allé tout droit à l’hôpital français, et sa vieille mère, sans larmes et sans jérémiades, l’a regardé partir, dans la rue où sifflaient les balles. La grande porte de l’hôpital était barrée par un détachement de Macédoniens qui fusillaient vivement un petit caracol réactionnaire. Impossible d’approcher. Les officiers de Salonique conseillent au docteur de s’en retourner, ou de se mettre en sûreté provisoire…

Le docteur répond :

— C’est fort bien, mais si votre place est ici, la mienne est dedans. On va m’apporter des blessés tout à l’heure. Il faut que j’entre dans mon hôpital.

— Vous n’entrerez pas !

— Nous verrons.

Sans hâte, il gagne une petite rue, derrière l’hôpital, où donne une porte de service presque toujours fermée en dedans, et pas très loin de l’endroit où furent blessés, une heure plus tard, MM. Booth et Moore. Là, on se bat. Macédoniens et réactionnaires, et juste devant la porte de service un passant est couché, dans son sang qui rougit le ruisseau. Les balles éraflent les plâtras des murs et le bois de la porte… Le docteur ramasse des pierres et les jette dans les fenêtres de l’hôpital pour signaler sa présence, et cela dure quelques minutes, jusqu’à ce que les religieuses et les aides l’aient aperçu et lui aient fait ouvrir la porte.

Maintenant, la nuit vient, et nous sommes tous rassemblés dans le salon de l’ambassade, pendant que les petits enfants dînent dans une pièce voisine, et qu’on prépare leurs lits. Tous les Français présents sont invités à dîner — à la fortune du pot, dit M. Constans, car le pain manquera peut-être, et l’armée conquérante a réquisitionné les laitiers. L’ambassadeur nous offre même une hospitalité plus complète. Il y a de la place pour tous, et en cas d’alerte, nous aurons, pour nous protéger, les marins de la Jeanne-Blanche, et les trente-six Macédoniens.

Les petits enfants ont dîné ; le doyen de cette chambrée, M. Pissard fils, qui a bien neuf ans et qui est arrivé aujourd’hui même, avec son papa, par l’Orient-Express, donne son avis sur les événements… Le bébé de madame Delon n’a pas d’opinion, — et pour cause, — et quant aux personnages entre deux et huit ans, ils se soucient également des Turcs vieux ou jeunes et demandent le dessert et le dodo.

Le pain n’a pas manqué si l’entremets a fait défaut. Le dîner est excellent tout de même et beaucoup plus amusant que les banquets officiels. Dans le grand salon aux fenêtres ouvertes sur la nuit bleue, où pénètrent les senteurs mariées de la glycine et du lilas, on cause ensuite, presque gaiement, mais, tous les quarts d’heure, on apporte des dépêches… Arrivent M. Deffès, le directeur général de la Banque ottomane, maigre, blanc, vif et spirituel ; le lieutenant de vaisseau Goisset, commandant le stationnaire ; le directeur français du lycée de Galata-Séraï, et c’est bien curieux de voir l’expression soucieuse, narquoise, sceptique ou amusée de tous ces visages !

Dans le jardin, les Turcs et les Bretons se régalent du pilaff gigantesque et des deux agneaux rôtis offerts par M. Constans, et la bonne odeur de ce festin attire les soldats qui gardent une légation voisine.

— Si Yldiz ne cède pas, vous entendrez le canon demain encore, dit l’ambassadeur.

M. Deffès veut bien me raccompagner en voiture jusqu’à l’hôtel. La rue de Péra est toute noire. Les chiens ont disparu, épouvantés, et des patrouilles circulent qui nous arrêtent à chaque pas. Une tête coiffée d’un fez, un éclair de baïonnette à la portière, quelques mots turcs criés par le cavass… Nous passons…

Et voilà ce que j’ai vu d’une « journée historique ».


25 avril.

Le canon macédonien n’a pas troublé le paisible sommeil de la ville. Par ce beau matin dominical, Péra délivrée prend son aspect des jours de fête. Dans la Grande-Rue, où tombe tout droit le soleil d’onze heures, les familles reviennent de la messe, et s’arrêtent pour commenter les événements. Il y a beaucoup de figures et de tournures qui me rappellent notre Marseille, beaucoup d’hommes aux yeux charbonnés, aux moustaches de Tartarins pacifiques, beaucoup de dames dont l’aimable embonpoint gonfle et tend les robes fourreaux un peu trop claires ; et aussi beaucoup de jolis visages jeunes, très arrondis, très pâles, avec des yeux noirs énormes, comme on en voit dans les portraits en mosaïque de l’époque alexandrine.

Aux angles des ruelles, les marchands de fleurs ont disposé leurs éventaires, et le safran vif des jonquilles, les blancs purs des narcisses et des juliennes, les roses violacés des anémones éclairent l’ombre bleuâtre. Les chiens rassurés sont sortis de leurs cachettes ; les petits vendeurs de journaux courent en agitant les feuilles imprimées ; les voitures recommencent à circuler, et presque toutes sont pleines de soldats réguliers ou volontaires, — les vainqueurs d’hier.

Coiffés du fez ou de la calotte albanaise en feutre blanc, ceinturés de cartouchières, ils ont l’air mal débarbouillés, mal brossés, et leurs uniformes gardent encore la poussière de la route, du camp et de la bataille. Ils déambulent par cinq ou six, et parfois s’entassent, leurs fusils entre les jambes, dans les fiacres réquisitionnés. La plupart, venus des plaines de Thrace ou des montagnes d’Albanie, ont, devant les splendeurs européennes de Péra, le même étonnement respectueux qu’ont nos conscrits de province devant les monuments et les boulevards de Paris. Mais, au contraire des troupiers français, ils s’abstiennent de lazzi et de plaisanteries, et s’ils racontent leurs exploits aux badauds, ils les racontent brièvement, sans fanfaronnade et sans gaieté. Je ne sais si cette réserve est naturelle au caractère oriental, ou si elle cache une certaine émotion pénible, le regret d’un devoir douloureux bravement accompli, la tristesse de la guerre fratricide… Peut-être ce sentiment est-il trop compliqué pour ces âmes très simples. Quant aux citoyens de Constantinople, leur seule inquiétude persistante, c’est le maintien possible du Sultan.

Que fera-t-on du Sultan ? Lui-même a conseillé la soumission à ses derniers défenseurs, et la garnison d’Yldiz, désarmée, est envoyée, par petits paquets, à Stamboul. Une partie a pu s’enfuir sur la côte asiatique du Bosphore, dans cette caserne Sélimié qui domine Scutari. Là, peut-être, les Macédoniens trouveront-ils encore quelque résistance. Le pont de Galata est toujours barré, et l’on suppose que l’Assemblée nationale se réunira au Palais du Parlement, sous la protection des troupes libératrices. Mais ce qu’elle décidera, nul ne le sait, et l’idée d’une combinazione recommence à hanter les esprits.

Pourtant, aux étalages des photographes, Son Altesse impériale Réchad Effendi, héritier présomptif du trône, est apparu ce matin. Il a une bonne figure fatiguée, résignée, passive, que ses futurs sujets examinent curieusement. D’autres portraits, qu’on ne voyait pas ou qu’on ne voyait plus la semaine dernière, occupent les places d’honneur autour de celui de l’héritier. Les soldats se montrent la belle barbe philosophique et les yeux très doux d’Ahmed-Riza bey, l’énergique figure osseuse de Chefket Pacha, les images, presque partout jumelles, d’Enver bey et de Niazi bey, « héros de la liberté », figures romantiques qui doivent troubler les cœurs féminins et qui font la fortune des marchands de cartes postales.

À l’ambassade de France, toujours gardée militairement, je trouve M. Constans assis devant le perron, entouré de gens qui demandent ou apportent des nouvelles. Les dames et les enfants qui ont profité de l’hospitalité diplomatique resteront jusqu’au soir. D’ailleurs, nous sommes tous invités à dîner. L’ambassadeur, qui a veillé tard dans la nuit, semble très fatigué, et M. Ledoulx, premier drogman, succombe sous le poids du devoir professionnel. Le commandant du stationnaire raconte la belle cérémonie de la béatification de Jeanne d’Arc, qui a été célébrée la veille à l’église catholique. La bonne Lorraine glorifiée en pays infidèle, à quelques pas du Grand Turc que ses propres soldats assiègent dans son palais, le canon sarrasin couvrant la voix des orgues chrétiennes, ne dirait-on pas un épisode des chansons de geste ? Les os des croisés qui furent ensevelis près des murs de Constantinople ont dû tressaillir de joie…

Le docteur de Lacombe apporte des nouvelles des blessés. Les deux journalistes américains vont mieux. Je pense aux propos entendus la veille à l’hôtel, au récit très circonstancié que l’on avait fait de l’agonie et de la mort de M. Moore dont on rapportait même les dernières paroles ! Nous en étions tous attendris… Par bonheur. M. Moore n’est ni mort ni mourant. Il est seulement blessé, immobilisé pour des semaines, et son accident le met de très mauvaise humeur… Rater un si beau reportage, quelle malchance ! Aussi, quand un journaliste français est venu ce matin, par courtoisie confraternelle, serrer la main de M. Moore, il a été bien reçu !…

M. Ledoulx m’a emmenée déjeuner chez lui, avec sa jolie fillette qui a un air de couventine française, de petite demoiselle d’autrefois, timide et blonde. Au dessert, deux religieuses de Saint-Vincent de Paul sont arrivées, et ont raconté les aventures tragi-comiques de leur jardinier qui a failli être tué par une balle perdue en allant chercher du lait pour la communauté. Les projectiles égarés ont fait ainsi beaucoup de victimes. Une infirmière grecque, à l’hôpital Hamidié de Chichli, un matelot sur le stationnaire italien, ont été frappés mortellement. À l’hôpital français, la sœur supérieure et le professeur Isoard entraient dans le cabinet de radiographie, quand une balle, perforant la vitre, passa entre eux, effleura sans les briser des instruments précieux et fragiles, et filant avec une précision élégante, parmi l’encombrement des tubes et des flacons de cristal, s’enfonça dans la muraille où elle est encore…

Après déjeuner, M. Cuinet, avocat et correspondant du Matin à Constantinople, m’a fort obligeamment proposé de m’accompagner à Stamboul, pour la séance du Parlement. Mais le pont de Galata était barré… Les soldats de Salonique occupent toute la place de Karakeuy, et le petit caracol qui ressemble à un café-concert de province, — genre oriental ! — est rempli de prisonniers. Ce caracol a fait une belle défense, et très meurtrière. Faute de mieux, nous remontons à Péra, et nous allons voir les casernes bombardées.

La plus importante, celle qui supporta le plus rude assaut, est la caserne d’artillerie du Taxim, un vaste bâtiment jaunâtre, construit sur la hauteur qui domine Péra et le Bosphore. Les bourgeois pérotes, endimanchés et placides, traînant des mioches et des bonnes, envahissent les trottoirs et débordent sur la chaussée, malgré les voitures lancées au grand trot, les voitures où des fusils brillent, où se serrent des uniformes gris, bleus ou bruns, où parfois on devine, entre les soldats, la face impassible, les bras enchaînés d’un prisonnier qu’on emmène. Chemin faisant, nous regardons la caserne des pompiers dont les écuries touchent presque l’hôpital français… Dans ces mêmes écuries, des mutins se réfugièrent qui furent cernés, jetés contre le mur, fusillés et achevés à coups de crosse, avec une fureur sauvage, sous les yeux des religieuses épouvantées… Plus loin, — pendant la seconde attaque, — d’autres mutins, échappés du Taxim, essayèrent de s’enfuir du côté de l’église grecque en escaladant des murs. Mais les soldats macédoniens les pourchassèrent comme des bêtes forcées. À peine un de ces malheureux se hissait-il sur la crête de pierre, qu’une balle l’abattait, et les corps qui ne glissaient pas demeuraient suspendus, jambes et bras ballants, misérables marionnettes disloquées…

C’est la guerre… Les témoins de ces scènes les rapportent sans surprise et presque sans émotion. Ils en ont vu bien d’autres, en ce pays où l’on brûle, égorge, dépèce des milliers d’Arméniens, tous les deux ou trois ans. La vie humaine ne paraît pas une denrée précieuse et qu’il faille ménager. Les attendrissements philanthropiques, les déclamations pacifistes ne sont pas de mode en Orient. Quatre mille hommes, jeunes, robustes, se sont entre-tués, hier, dans ces rues où passe une foule joyeuse et curieuse. S’ils étaient morts victimes d’une catastrophe, — incendie ou tremblement de terre, — il y aurait peut-être, dans la ville, une ombre de deuil. Mais qui songe aux morts ? Ils n’étaient pas frères par la race de ces Arméniens et de ces Grecs de Péra. Les volontaires d’origine hellénique, qui combattirent vaillamment, étaient venus de Macédoine et ne représentaient dans l’armée qu’une faible minorité. Il n’est pas surprenant que la population levantine n’éprouve pas, aujourd’hui, la tristesse qui suivrait, ailleurs, une guerre civile et l’horreur du sang fraternel versé. Elle est toute à la joie, et elle ne pense qu’à fêter ses libérateurs. Elle leur sait gré d’être venus sans être appelés, et si vite, avant qu’elle fût contrainte à la résignation, à l’acceptation passive de la vieille tyrannie renouvelée ; elle leur sait gré de n’avoir pas abusé de leurs privilèges de victorieux, d’avoir respecté les biens et les personnes. Elle se sent libre et en sécurité parfaite, depuis qu’ils sont là, chargés de la police de la ville, impitoyables aux mouchards et aux malandrins.

Jamais des soldats européens n’ont montré plus de correction et de politesse que ces Rouméliotes si bien disciplinés, si sobres, si graves. On leur offre de l’argent ; ils refusent et n’acceptent que des vivres et des cigarettes. J’ai entendu dire qu’un des leurs, ayant un peu… bousculé une femme dans la prairie des Eaux-Douces d’Europe, fut saisi et déshabillé par ses propres camarades qui lui appliquèrent vingt-cinq coups de bâton, pour l’exemple… Si par moments, dans l’ivresse du combat et de la poursuite, ces soldats se sont laissés entraîner à des représailles brutales, c’est que la résistance des réactionnaires les avait exaspérés ; mais, la lutte finie, la victoire acquise, tous mettent un très noble orgueil et une sorte de coquetterie à prouver qu’ils ne sont pas des barbares, à mériter la confiance de la population, l’estime des étrangers. Ils laissent à l’Assemblée nationale, aux juges compétents, le soin de rechercher et de punir les coupables. Leur rôle actif est terminé. Ils demeurent à Constantinople comme des protecteurs et les défenseurs des lois.

Le jardin du Taxim où l’on entassa, hier, les cadavres, est débarrassé de ses hôtes funèbres et sert de refuge à quelques chevaux blessés. Les pauvres bêtes s’en vont sur trois pattes, le flanc éraflé, la tête basse, l’œil craintif. Le pavillon des musiciens n’a plus une vitre ; les balles ont tailladé l’écorce des platanes et coupé mille brindilles des rameaux. On sent qu’une calamité anormale a passé par là, qu’une mélancolie est restée sur les choses. L’herbe foulée garde-t-elle le froissement des agonies ? L’ombre des jeunes feuilles est-elle plus froide d’avoir tremblé sur les faces livides des morts ? Les jardiniers qui fouillent le terreau des plates-bandes ne font-ils pas des gestes de fossoyeurs ?… Sensations réelles ou caprices de l’imagination, tout ce qui assombrit un instant notre âme s’évanouit dans la lumière vaporeuse et la tiédeur légère de l’air. Avril enchante le jardin, comme une promesse d’amour, comme un pressentiment de bonheur, et tout dit la douceur de vivre : les premières pervenches qui ouvrent leurs yeux bleus dans le sombre feuillage rampant, les premiers boutons des rosiers qui demain seront lourds de roses ; et, à travers le filigrane des rameaux, le Bosphore bleu, les collines d’Asie, vertes et violacées, la molle écume lumineuse des nuages…

Et, tout ocreuse, dans le soleil, ses fenêtres crevées encadrant des morceaux d’azur, voici la grande caserne vide qu’entourent les promeneurs. Les obus ont ravagé les murs et les plafonds, et des soldats, grimpés au second étage, achèvent de desceller de grosses pierres branlantes qui cèdent tout d’un coup, et tombent, avec un bruit sourd, dans un tourbillon de poussière soulevée.

Soldats bleus ou gris, marchands de noisettes grillées, pauvresses en tcharchaf d’étamine écrue, dames grecques en fourreaux Empire, petites filles en mousseline, servantes qui poussent des voitures de bébés, tous s’écartent un moment, le nez en l’air, puis, reprennent leur promenade flâneuse. Des gens, munis de lorgnettes, regardent de l’autre côté du Bosphore, sur le revers de la montagne où se dressent des coupoles blanches et des cyprès obscurs… La caserne Sélimié, bâtisse jaune comme le Taxim, domine Scutari. C’est le dernier asile des troupes réactionnaires.

Que se passe-t-il, là-bas, et là-bas, à notre gauche, dans ce pli de vallon moutonnant d’épaisses verdures, qui recèle les kiosques mystérieux d’Yldiz ?

On regarde… On attend… Quoi ?… La fumée blanche, le fracas d’une canonnade ?… Mais tout est calme, sous le ciel infini, dans l’immense paysage panoramique. Et la seule clameur qui s’élève, c’est, dans un petit café, parmi les figuiers et les vignes, l’hymne de la Constitution, cuivré, nasillard, déchiqueté par un phonographe.


26 avril.

Yldiz s’est rendu. L’Assemblée nationale délibère en secret, et Abdul-Hamid règne encore. L’état de siège a été proclamé hier soir. Les invités de M. Constans ont dû rentrer chez eux, sans dîner, parce que Mahmoud Chefket Pacha — le seul maître actuel de la ville — oblige les bons citoyens à s’enfermer, dès huit heures, dans leurs maisons. Plus de dîners, plus de réceptions, plus de théâtre. Vainement, les journaux annoncent l’arrivée de Suzanne Desprès et de sa troupe qui joueront Phèdre et la Rafale… Si la rigueur de la consigne ne s’adoucit pas, dans quelques jours, il nous sera bien difficile d’applaudir la célèbre actrice française. Nous nous consolerons avec les jeux innocents des prévisions et des prophéties, et le corbillon politique :

« Où est le Sultan ?… Qu’en fait-on ? »

Et parfois, nous entr’ouvrirons la fenêtre ; nous jetterons un regard dans la rue déserte où brillent les baïonnettes des sentinelles, où rôdent les patrouilles silencieuses… La rue appartient aux soldats seulement, et aux grands chiens jaunes, qui fouillent les détritus amoncelés devant les portes. Les patrons des cafés se désolent, et l’on prétend que les demoiselles fardées, à jupes courtes et à chapeaux extravagants, fleurs nocturnes des trottoirs de Péra, protestent contre l’état de siège…

Les communications entre Péra et Stamboul sont rétablies, et je suis allée aujourd’hui au Vieux-Sérail pour visiter les deux musées.

Ce Vieux-Sérail, à l’extrême pointe de la ville, baigné par la Corne d’Or et la Marmara, contient presque toute l’histoire de l’ancienne Turquie, du xve siècle au xixe siècle, de Mahomet II à Mahmoud II. C’est, dans une enceinte flanquée de tours carrées, sur l’emplacement de l’acropole de Byzance, un chaos de palais, de jardins et de terrasses, où l’on peut évoquer, sans sourire, la Turquie de Byron et de Hugo. Les événements actuels rendent plus émouvant ce pèlerinage.

Près d’une fontaine charmante, en marbre ciselé dans le style de Versailles, au toit presque japonais, aux grilles d’or, s’élève la terrible porte Auguste (Bab-i-Houmayoun) que domine une inscription sur un cartouche noir, une sorte de dédicace faite à Allah par le Conquérant. Et de chaque côté, dans les niches ogivales, on accrochait les têtes des vizirs qui avaient cessé de plaire… Mais quand on franchit cette porte, la « sensation d’Orient » s’évanouit… Au fond de la cour des Janissaires, qui est une sorte de terrain vague, entre les bâtiments de la Monnaie et l’église byzantine de Sainte-Irène, on aperçoit des murs crénelés, deux tourelles à poivrières, en pierres rousses sous le ciel d’un bleu de bluet… C’est presque une cité moyenâgeuse de notre Midi, un fragment non restauré de Carcassonne. Dans cette cour, le fameux platane des Janissaires, fendu par la foudre et demi-mort, se couvre de tendres feuilles naissantes. Des soldats campent autour, dorment, fument, ou font leur kief, assis sur leurs talons croisés, dans l’herbe où les fleurettes jaunes se flétrissent. Verra-t-il d’autres révolutions, avant de sécher tout à fait, le vieil arbre, témoin de massacres innombrables ? Tant de fois, des soldats se sont reposés à son ombre, après avoir chassé, étranglé, décapité des sultans !… On comprend trop bien que Mahmoud ait quitté en 1808 cette résidence féconde en sinistres images, pour le palais de Tchéragan où fut assassiné plus tard Abdul-Aziz, où Abdul-Hamid vint au monde.

J’ai passé une heure au musée de sculpture, à regarder les sarcophages de Sidon, les sphinx pensifs aux ailes d’épervier, aux seins de femme, les pleureuses drapées, les enfants joufflus chargés de guirlandes, les chevaux cabrés, et les beaux chasseurs, sculptés dans un marbre presque transparent, nuancé de colorations amorties.

Il n’y a personne, dans le musée, et personne à Tchinili Kiosk, le musée de l’art musulman, le « kiosque aux faïences », qu’on est en train de réparer. Pour moi seule, visiteuse ignorante et profane, chatoient, dans la pénombre des salles voûtées, les fleurs de jade et de turquoise, les aiguières, les armes, les reliures de cuir fauve et doré, les tapis splendides comme le col des faisans, trésors d’un art oublié, orgueil et plaisir d’anciens califes dont je ne connais même pas les noms. Le gardien qui me conduit serait bien empêché de m’instruire, car de toutes les langues européennes, il ne sait que trois mots : oui, yes ou ya. Devant chaque objet intéressant, cet homme plein de zèle se livre à une mimique laborieuse qui remplace le discours explicatif, et, quand il a terminé ses gesticulations, il dit oui, yes ou ya, au hasard, avec un bon sourire.

Après la fraîche solitude, le silence recueilli, les belles formes immobiles, l’enchantement du passé légendaire, voici le mouvement et la vie. De Sainte-Sophie au Parlement, du Parlement au Séraskiérat, les rues regorgent de peuple. Ma voiture est arrêtée, à chaque instant, et doit se ranger pour laisser défiler des bataillons réguliers ou des bandes de volontaires. Dans les petites rues, les maisons de bois, accotées l’une à l’autre, et dont toutes les lignes semblent de travers, gardent leur physionomie de vieilles, sourdes, aveugles, closes sur des secrets. Mais les stores blancs, derrière les caffess ajourés, palpitent parfois comme des paupières. Toutes les dames de Stamboul sont aux aguets. Leurs yeux invisibles qui voient, aimantent mes yeux qui les cherchent et les devinent. Mères, épouses, filles de musulmans, elles ont ressenti plus que toutes les autres dames de Constantinople les répercussions tragiques du grand drame national. Elles ont perdu des êtres aimés ; elles tremblent pour des coupables très chers ; elles bénissent le retour d’exilés qu’elles croyaient perdus. Sous ces milliers de regards féminins, les hommes armés, les chevaux, les canons, les baïonnettes, les drapeaux déployés coulent, masse pressée, ondoyante, lente, aux remous de fleuve.

L’énorme place, entre le Séraskiérat et la mosquée Bayazid, est comme une mer où ces fleuves humains s’unissent et se confondent. L’îlot marmoréen de la mosquée émerge, pâle dans les vibrations diamantées de la lumière. Les minarets montent ainsi que des mâts et des phares où les muezzins perchés ont des voix lointaines d’oiseaux. Au fond de la place, le Séraskiérat ouvre sa porte en arc de triomphe, flanquée de pavillons mauresques. Et sur l’esplanade, parmi les grêles petits arbres verdissants, c’est un fourmillement inouï de fez rouges, de turbans verts, de calottes blanches, d’uniformes, de guenilles, de redingotes. Pas de cris, pas de chants. Les pieds feutrés glissent, les voix se mêlent en une monotone rumeur, les couleurs seules font tapage. De loin en loin, un commandement bref, un galop scandé, une voiture qui roule, un train d’artillerie qui tressaute…

Dans le double flot militaire qui coule et reflue sans cesse de la place à la cour intérieure du Séraskiérat, les prisonniers sont entraînés. Personne ne les insulte. Ils vont, calmes, vers leur destin. Beaucoup de hodjas et de softas, parmi eux, et aussi un vieil uléma, à barbe fleurie, à turban vert, très vénérable et si vieux, si vieux qu’il peut à peine marcher. Les soldats le soutiennent par les coudes, règlent leur pas sur le sien, et le portent presque avec déférence… On ne le fusillera pas, ce vieux ! Ce n’est pas possible ! Il est plus qu’octogénaire, et, dans un âge si avancé, il a mille excuses de n’être pas libéral… Mais les autres, les jeunes, ne trouveront au conseil de guerre que la justice stricte et non pas l’indulgence. Ils ont fait trop de mal aux Jeunes-Turcs, ces prêtres engraissés par la camarilla d’Yldiz… On dit, tout bas, que, pour eux, la première répression a été terrible, que des centaines ont été tués autour de la mosquée Mehmed, et jusque dans la cour sacrée… Si le fait est vrai, il ne manquera pas de fanatiques pour canoniser spontanément ces softas et les glorifier comme des martyrs.

Des prisonniers, et d’autres prisonniers encore, hodjas, officiers, espions, simples suspects… À pied, les poignets reliés par des chaînes, voici des imprimeurs de pamphlets clandestins. Les soldats qui les suivent portent des liasses de papiers attachés tant bien que mal avec des ficelles. À voir ces malheureux passer, tout près de moi, et disparaître sous l’arc de la grande porte ; à distinguer sur leurs visages les expressions fugitives de l’angoisse et de l’ironie ou le masque de la résignation hautaine ; à penser que beaucoup d’entre eux, qui sont là, vivants, au soleil, vont mourir, j’éprouve non pas de la sympathie, mais du malaise, la gêne d’être venue en curieuse, et l’intérêt apitoyé qu’inspirent toujours les vaincus.

Soudain, dans la foule qui se replie et livre passage, un drapeau vert surgit, puis un drapeau rouge, et l’on entend le frottement caractéristique des sandales en peau de buffle sur le pavé, le bruit étouffé, glissant, d’une troupe en marche. Quelques applaudissements s’égrènent, suivent le sillage de cette troupe, dans la houle bariolée de l’esplanade. Et la voilà, enfin, tout près… C’est une bande albanaise ou bulgare, une de ces bandes qui sont venues de Macédoine avec Panitza et qui ont une renommée un peu effrayante… Les cultivateurs, les artisans, les jeunes hommes riches et bien éduqués d’Uskub et de Monastir, les pères avec les fils et les grands-pères avec les pères, sont partis, spontanément, pour défendre la Constitution et la liberté. Mais avec eux sont partis ces demi-brigands qui font la guerre de guérillas depuis leur enfance, Bulgares contre Grecs, et Grecs contre Bulgares, animés par des rivalités de race, de religion et de famille. Ils n’ont commis aucun méfait, ils se sont tenus aussi correctement que les soldats réguliers, mais ce ne sont pas des gens de caserne ; on risquerait beaucoup à exiger d’eux, trop longtemps, la discipline militaire, et, quand ils auront cueilli leur branche de laurier et entendu bien des louanges, bien des remerciements, bien des bravos, on leur conseillera le retour au pays et la liberté sur la montagne.

Ô romantiques ! vous les aviez rêvés, vous les aviez aimés, ces bandits superbes devenus les soutiens de l’ordre et des lois ! À ces cousins de vos Klephtes, vous prêtiez des costumes éclatants, de longs fusils, des pistolets damasquinés, et des « profils d’aigle »… Ô romantiques, ce n’est plus ça, plus du tout ! Mais la réalité d’aujourd’hui, si différente de vos imaginations, conserve le caractère héroïque. Le porte-drapeau, tout jeune, est un admirable garçon aux yeux bleus, aux moustaches blondes dans un teint bruni par le soleil. Ses boucles de pâtre grec foisonnent autour de la calotte en feutre brodée de jaune. Il porte un uniforme fantaisiste d’un bleu passé, des jambières blanches lacées par des courroies et des sandales pointues. Derrière lui, marche un sexagénaire à grande barbe, qui a deux cartouchières croisées sur la poitrine, deux pistolets à la ceinture, un couteau pendant à l’épaule, un fusil, et un étrange sabre recourbé. Et d’autres suivent, gens de cinquante ans, de trente ans, de vingt ans, hommes mûrs et jeunes hommes, et même un gamin de quatorze ans, qui n’est pas le moins fier de la troupe et le moins bien armé.

Avant de remonter à Péra, je vais voir le Konak de la Légation de Perse dont toutes les vitres ont été brisées par le contre-coup de la canonnade, le Club militaire assailli le 13 avril et presque entièrement ruiné ; et, dans une petite rue, le cercle des dames turques dont les caffess pendent lamentablement sur des fenêtres défoncées.

Ce soir, les suppléments des journaux font connaître que la décision de l’Assemblée sera prise demain. Nous sommes tous bien assurés qu’Abdul-Hamid ne restera pas sur le trône, mais, il y a, malgré tout, un malaise, un reste d’inquiétude dans les esprits. La présence du Sultan, même vaincu, même captif, opprime Constantinople, et ce peuple qui a tremblé si longtemps devant le Barbe-Bleue d’Yldiz, redoute, jusqu’à la dernière minute, un tour de passe-passe, une combinaison machiavélique, l’intervention invraisemblable d’une puissance occulte… Dans le salon de l’hôtel, après dîner, les familles grecques qui n’osent pas encore rentrer chez elles, deux ou trois Arméniens, un avocat juif de Salonique, répètent les anecdotes fausses ou vraies qui composent la légende du Sultan.

Que sera l’Abdul-Hamid dont les historiens fixeront un jour — avec des documents irréfutables et une tranquille impartialité — la figure définitive ? Névropathe sanguinaire ou politique de génie ? Peut-être l’un et l’autre, et à coup sûr un tyran. Mais ce tyran différera sans doute, par la constitution mentale et le caractère, du tyran grossièrement simplifié, du croquemitaine féroce qui demeurera, dans l’imagination populaire, le seul Abdul-Hamid véritable, — aussi fabuleux, aussi déformé, aussi lointain que Sardanaple ou Néron. Dans quelques dizaines d’années, les conteurs assis devant les petits cafés de Stamboul, sous les franges de glycines, dépeindront le calife maudit avec les mêmes traits qu’on lui prête déjà, et qui s’affirmeront par l’exagération poétique jusqu’à composer un être de légende, un personnage des Mille et une Nuits… Il sera le monstre tout-puissant, doué d’une prescience surnaturelle, ayant mille yeux, mille oreilles, mille mains, prolongé et multiplié en tous les points de l’Empire par les hafiés, ses espions. D’innombrables ruisseaux de sang, d’innombrables ruisseaux d’or, coulent, du Hedjaz à la Roumélie et du Yémen au Caucase, et se confondent en un lac immense autour de son palais d’Yldiz. Là, au centre des jardins enchevêtrés, il y a un kiosque de marbre dont nul n’approche, et que défendent plusieurs enceintes. Et dans ce kiosque, il y a cent chambres d’or, comme les alvéoles d’une ruche, et une chambre élue, où le soleil entre à peine, où nul regard humain n’a pénétré. Le calife maudit s’y tient, tapi dans l’ombre, telle une araignée, tisseuse de ruses et de deuils. Autour de lui, dans les jardins de roses, tous les animaux de la création s’ébattent, pour le plaisir des plus belles femmes de l’univers. Ces houris impériales, perles cachées, fontaines closes, urnes scellées, que garde une armée de géants noirs, attendent le désir ou la curiosité du maître. Huit cents cuisiniers préparent les festins qu’il ne goûtera jamais. Dans les salons, les merveilles occidentales voisinent avec les trésors de l’Orient. Aux lustres, aux faïences persanes, aux tapis veloutés de Boukhara, se mêlent les pendules fabriquées par les Infidèles, les armoires qui ont des glaces comme des étangs, et les machines à voix humaine, qui parlent et chantent, et qu’habite sans doute quelque génie fallacieux. Une pièce est toute pleine de bijoux, rubis et saphirs gros comme des œufs de pigeon… On raconte qu’un empereur du Nord et son épouse, introduits dans cette cellule de splendeurs et priés d’y choisir quelques pierreries, furent tellement émerveillés qu’ils perdirent le sens de la mesure, et se firent donner des bagatelles étincelantes qui valaient bien deux millions de francs ; mais le Sultan pourrait vêtir de diamants et de perles toutes les impératrices chrétiennes sans que son trésor fût appauvri. Un nécromant, appelé ministre des Finances, fait renaître l’or, à volonté, dans les caisses profondes où puise le maître, où puisent les amis du maître… Cependant, isolé dans la chambre mystérieuse, maigre et chétif, le visage fardé, la barbe teinte, Abdul-Hamid tremble de peur, et cherche, dans la poche de sa stambouline, un revolver toujours chargé. D’autres revolvers gisent, à portée de sa main, sur la table, sur le divan, près du lit mobile que lui-même déplace chaque soir. De temps en temps, un soupçon saisit l’âme malade du calife. Il regarde le familier qui le sert, la femme qui le caresse, l’enfant qui joue près de lui, et que son caprice appela… Il croit surprendre un geste imprévu, menaçant. Il tire… Jamais plus on ne reverra le serviteur, la sultane, l’enfant… Des espions apportent des papiers volés et remportent des bourses d’or ; des eunuques tourmenteurs brûlent les pieds et les aisselles des prétendus conspirateurs ; des généraux, des savants, des saints partent pour l’exil ; les jeunes hommes des écoles, fleur de la Turquie, sont décimés par une fatalité inexplicable, et l’on retrouve leurs squelettes enchaînés dans le Bosphore…

Telle sera, telle est, dès maintenant, la légende d’Abdul-Hamid… Et, par bien des côtés, elle ressemble terriblement à l’histoire.


27 avril.

Dans le salon, aux fenêtres ensoleillées, une Américaine, qui a beaucoup de fausses boucles dans ses cheveux blonds et beaucoup de fausses turquoises à sa ceinture, chante une chanson nègre, et l’accompagnement saccadé, à contretemps, imite le banjo.

Près d’elle, un Arménien blondasse et câlin fredonne et fait des grâces. Les familles grecques, éparses dans les fauteuils profonds, boivent le café médiocre et boueux, et soupirent.

Les journaux du matin nous ont donné l’espérance du grand événement qu’on ne peut plus retarder. Nous savons que l’Assemblée nationale délibère à huis clos… D’un instant à l’autre le canon peut tonner sur la ville.

À deux heures et demie, rien encore. L’Arménien cesse de chanter. Il paraît furieux. Il crie :

— Mais qu’est-ce qu’ils attendent, là-bas ?… Est-ce qu’ils vont trahir la nation ottomane ?… Est-ce qu’ils vont garder le vieux ?… Si je le tenais, moi, je lui couperais les mains et les pieds, je l’empalerais, je l’écorcherais et je le ferais rôtir… Quand il serait rôti d’un côté, je le laisserais vivre un jour… et puis je le ferais rôtir de l’autre côté…

Une dame grecque de Prinkipo, très jolie femme, mince et châtaine, lève ses mains aux belles bagues, dans un geste de protestation :

— Oh ! quelle barbarie !… Parce que le Sultan a été féroce, faut-il être aussi féroce que lui ?… Moi, je ne souhaite pas qu’on le tue… Il me suffirait de le savoir bien loin, sous bonne garde.

Cette indulgence féminine exaspère l’Arménien.

— Vous ne savez donc pas que cet homme a tué cent mille hommes en trente ans ?… Est-ce que l’exil et la prison ne sont pas des châtiments trop doux ?… Je voudrais, moi…

Il énumère de nouveau les tortures qu’il voudrait infliger au Sultan. Il serre les poings. Il voit rouge. Le sang de sa race lui monte à la gorge et aux yeux. Mais l’Américaine, virant sur le tabouret de piano, dit avec un petit rire :

— Oh ! vous autres Arméniens, vous savez bien haïr ; vous savez même mourir… Mais vous ne savez pas vous défendre… Il fallait tuer les Turcs, beaucoup de Turcs… à Sivas, à Adana, partout…

Discussion générale et violente. L’Arménien déclare :

— Quand la population turque s’arme contre nous, nous ripostons, oui, quand bien même nous sommes un contre cinq ; — mais quand la troupe s’en mêle, avec les fusils, nous devons mourir… Les Arméniens ont tué mille Turcs à Adana, plus de mille… Ils se sont défendus bravement… et à la fin, on les a décimés. Les soldats envoyés contre les massacreurs se sont faits massacreurs eux-mêmes…

— Tout cela va changer… Les Jeunes-Turcs puniront sévèrement les meurtriers…

C’est l’avocat israélite de Salonique qui parle. L’Arménien hausse les épaules :

— Vous croyez ?… Ils sont nationalistes, les Jeunes-Turcs. Nous autres Arméniens, et vous Grecs, et vous Juifs, ils ne nous aiment guère… Ils nous refusent toute influence… Ils ne nous acceptent même pas dans l’armée… Mais quand ils ont besoin d’un homme habile, d’un homme d’affaires, c’est chez nous qu’ils viennent le chercher…

— Vous avez raison, sur ce point, — concède l’homme de Salonique ; — mais quant aux massacres, les Jeunes-Turcs ont intérêt à les réprimer, à les prévenir !… Autrement, ils perdraient les sympathies de l’Europe… et de la France en particulier, n’est-ce pas, madame ?

Je réponds :

— Nous n’étions pas étonnés qu’Abdul-Hamid fît massacrer des gens. Il était dans son rôle de tyran. Mais les Jeunes-Turcs, que nous avons aimés et admirés, doivent clore la série rouge… Ou bien, nous ne les aimerons plus du tout.

Du bruit dans la rue… C’est une batterie qui passe… Des gamins courent en agitant les derniers suppléments des journaux… Déception… On déclare que rien n’est fait, que l’Assemblée délibère toujours, et qu’aucune décision ne sera prise avant demain midi…

Alors, l’Américaine se remet au piano, l’Arménien fredonne tristement le refrain de la chanson nègre, les familles grecques déplorent les retards qui les obligent à vivre la coûteuse vie d’hôtel ; la jolie dame de Prinkipo remonte surveiller ses quatre enfants, et je m’en vais faire la sieste dans ma chambre.

Mais, à peine m’y suis-je installée, que je reconnais le grand fracas sourd, la voix déjà familière du canon… Un coup… deux coups… Au sixième, plus de doute ! C’est la salve annonciatrice. Vite, je prends un chapeau, et je sors, par la rue de Péra où des gens arrêtés écoutent, osant à peine croire leurs oreilles.

Il n’y a personne à l’ambassade, personne au consulat. Les terrasses sont inaccessibles. Mademoiselle Ledoulx m’invite à monter… au grenier, où sont déjà réunies les servantes et une aimable demoiselle de Péra. Nous apercevons des morceaux du Bosphore, des coins de ville, une fumée blanche qui se mêle aux fumées noires des vapeurs…

Je propose de prendre une voiture et d’aller à Stamboul. La demoiselle de Péra se laisse tenter. Nous redescendons ensemble. Dans la ruelle en pente qui conduit à l’ambassade, les bleus de Salonique, les cadets de Pancaldi, les matelots du stationnaire, crient de joie et s’embrassent… Il y a un petit cadet de dix-sept ans, assis sur une chaise, qui tient son fusil entre ses genoux et le tapote amoureusement, comme une bête vivante, un bon chien. Il nous regarde, rit, et dit en français :

— C’est avec ça, avec ça !…

Une vieille dame vénérable s’approche du garçon. Elle le félicite, attendrie, et le regarde avec des yeux de grand’mère… Est-ce qu’elle va l’embrasser ? Elle lui demande s’il est content, et ce que l’on va faire du souverain déchu. Alors, le petit cadet redresse sa tête ronde, rasée, aux pommettes saillantes de Mongol, et sans cesser d’étreindre son fusil, il répond d’une voix rauque :

— Au tombeau… Il ira au tombeau…

La rue, banale et grise malgré le soleil, est devenue en quelques minutes un éblouissement de couleurs, une floraison de soies et d’étamines éclatantes. Les drapeaux ont semblé jaillir des balcons, drapeaux rouges portant le croissant et l’étoile, drapeaux verts, drapeaux hellènes à raies et à croix bleues sur fond blanc. Les impasses même et les passages qui vont à la rue des Petits-Champs, et qui sont tour à tour des fondrières ou des cloaques, se sont pavoisés aux couleurs turques et grecques. Les hôtels hissent des pavillons français, anglais, allemands, américains. Le canon ébranle les nerfs tendus par l’anxiété, fait tressaillir et rire les femmes, anime les hommes de velléités héroïques…

En passant à l’hôtel, nous prenons la jolie Grecque de Prinkipo qui, depuis des semaines n’a pas osé franchir le pont. Elle perd une demi-heure à s’habiller, et descend, en robe de taffetas à jaquette longue, navrée parce que son chapeau n’est pas à la mode. Elle avoue qu’elle a très peur d’aller à Stamboul. Peur de quoi ?… Elle n’en sait rien elle-même… Elle a pris l’habitude d’avoir peur. La demoiselle pérote est moins timide. Elle craint seulement que le pont ne soit barré…

Moïse, grimpé à côté de l’arabadji, dirige l’expédition. Nous voilà, toutes trois, bien secouées par les ressauts de la voiture, jetées l’une contre l’autre, et follement amusées par la fièvre de la ville et le canon qui nous assourdit. Nous arrivons au pont de Galata, à la minute même où la ligne des soldats fléchit, sous la ruée des gens, et nous passons dans un flot de voitures, de cavaliers, de piétons. De la mosquée Validé à Sainte-Sophie, il n’y a que des soldats, de toute arme pêle-mêle, qui ne crient pas et ne chantent pas, mais qui rient, se saluent, s’appellent, arrachés à leur apathie orientale, et si débordants d’orgueilleuse joie qu’ils nous font, au passage des signes amicaux. Ils sentent que l’énorme événement accompli est leur œuvre : ils sont les maîtres de l’heure, l’âme et le bras de la nation. Des officiers qui se rencontrent se donnent l’accolade… D’autres, dans une voiture qui croise la nôtre, nous crient :

— Eh bien ! mesdames, vous êtes contentes comme nous !… Vous n’avez pas eu de mal… personne n’a eu de mal… Nous sommes venus pour vous protéger, pour punir les traîtres… Ça s’est bien passé…

Devant Sainte-Sophie, au milieu des cavaliers vert sombre et des fantassins bleus, notre voiture s’arrête, hésite… Puis, je ne sais comment, la voilà lancée dans la grande rue Divan-Yolou, entre deux haies de soldats. Les trottoirs grouillent de peuple. Sur les terrasses des maisons, derrière les grilles des petits cimetières, autour des fontaines, sont accourus les tcharchafs noirs, violets, marrons, qu’on ne voyait guère à Stamboul, ces jours derniers, et des musiques jouent. Le canon, qui a interrompu ses salves, gronde encore, là-bas à Top-Kapou, au Vieux-Sérail…

Et soudain, des cavaliers, en un galop furieux, balaient la rue… « Destour !… destour[3] !… » Les queues et les crinières flottantes fuient, éperdument ; d’autres arrivent : « Destour !… destour !… » Il faut faire place, reculer… Sans doute, un personnage, le grand vizir ou le Cheik-ul-Islam, va passer avec un cortège militaire… Moïse, qui met son honneur à ne rien perdre du spectacle, quel qu’il soit, fait ranger la voiture dans une rue transversale, juste derrière la haie des soldats.

Au loin, une clameur indistincte s’élève, se rapproche, comme une vague qui court, depuis le Séraskiérat vers nous. Elle suit le cortège qui défile rapidement, au trot, cavaliers et voitures… C’est une vision de cinématographe. J’entends des noms connus, respectés et redoutés, — Ahmed-Riza bey… Mahmoud-Mouktar Pacha… Chefket Pacha… Et quand passe une voiture à quatre chevaux, les soldats portent les armes, un cri formidable retentit :

Padischachini tchok yacha !

À peine avons-nous entrevu, dans la voiture fermée, la figure lourde et bénévole, le fez, la stambouline noire… Mahomet V, sultan depuis une heure, a passé…

Ce soir, les journaux nous avisent que la population est autorisée à circuler dans les rues jusqu’à dix heures, et à illuminer le mieux qu’elle pourra. Mais il est interdit de tirer des coups de fusil en signe de réjouissance.

Les Grecs et les Arméniens de l’hôtel sont tout heureux. L’Américaine, qui ne s’étonne de rien, continue à imiter le banjo pendant que les hommes lisent tout en haut les derniers suppléments du Stamboul et de la Turquie.

La séance de l’Assemblée avait commencé ce matin, à dix heures, par la lecture de dépêches innombrables, venues de tous les coins de l’Empire et réclamant la déposition d’Abdul-Hamid. La question de la déchéance fut mise aux voix ; mais pour conserver à l’acte toute sa valeur légale et le rendre conforme aux prescriptions du Chériat islamique, une délégation fut envoyée au Cheik-ul-Islam. Cette délégation ramena le Cheik-ul-Islam lui-même, accompagné de son chancelier qui apportait le décret de déchéance.

Le mécanisme même de la déposition explique les retards étranges qui nous avaient inquiétés. Le Sultan, ayant une double autorité de souverain et de chef religieux de l’Islam, ne peut être détrôné par un simple vote du Parlement. Si la nation rejette le souverain, il faut d’abord que le clergé mahométan ait rejeté le calife pour des raisons d’indignité ou d’incapacité. C’est ainsi qu’en août 1876, le sultan Mourad V fut déposé par un fetva « parce qu’il souffrait depuis son avènement au trône, d’une maladie sans espoir de guérison ». Cette maladie prétendue devint en effet, par suite d’une longue détention, un mal réel et incurable : la folie…

Le temps réservait une singulière revanche au fantôme irrité de Mourad V, puisqu’un autre fetva dépossède Abdul-Hamid. Ce fetva est une sorte de questionnaire, auquel le Cheik-ul-Islam doit simplement répondre par oui ou par non.

Voici le texte officiel qui résume, d’une manière caractéristique, les griefs de la Jeune-Turquie[4] :

« Lorsque le Commandeur des Croyants supprime certaines questions importantes, égales, des livres sacrés ; qu’il interdit, déchire, brûle ces mêmes livres ; qu’il dépense et dilapide le trésor public ou s’en empare illégalement que, sans motif légitime, il tue, emprisonne et exile ses sujets, et prend l’habitude de commettre toutes sortes d’autres tyrannies ; puis, après avoir juré de revenir à la vertu, violant son serment, persiste à provoquer de violentes révolutions capables de troubler complètement la situation et les questions islamiques et fomente des massacres…

» Lorsque, pour faire disparaître cette tyrannie, de tous les points des pays musulmans arrivent des demandes de déposition…

» Lorsque son maintien offre un danger certain, tandis que sa chute ne peut être que favorable…

» Faut-il, si les hommes compétents le jugent nécessaire, lui proposer d’abdiquer le Sultanat et le Khalifat ou le déposer ?

» Réponse : — Oui.

» Le Cheik-ul-Islam,
» MEHMED ZIAEDDINE. »

Vers une heure et demie à la franque, l’Assemblée nationale, repoussant l’hypothèse d’une abdication, prononça la déchéance d’Abdul-Hamid. Deux délégations partirent. L’une pour notifier au Sultan le décret de déposition, l’autre pour aller chercher Réchad Effendi et le conduire au Séraskiérat où s’accomplirait la cérémonie du Béiat ou allégeance.

Déjà, le chef d’escadron Habib bey, député de Bolou, s’était rendu en toute hâte au palais de Dolma-Baghtché, afin de s’assurer du consentement de Réchad. Le prince terminait sa toilette. Il reçut le mandataire du Parlement qui lui recommanda de « conserver tout son calme », ce à quoi Réchad Effendi répliqua, non sans à-propos, qu’il « conservait son calme » depuis trente-trois ans !

Depuis trente-trois ans, en effet, il vivait dans une réclusion presque complète, entouré d’espions, surveillé jusque dans l’intimité du harem. Il ne pouvait prononcer une parole qui ne fût aussitôt rapportée à Yldiz ; il ne pouvait témoigner à quiconque un sentiment de bienveillance sans être signalé à la vindicte du Sultan. Aucun habitant de l’Empire n’eût osé le nommer tout haut ; et il n’y a pas d’exemple qu’un enfant nouveau-né eût reçu ce nom de Réchad, assez répandu naguère dans le peuple. Quand le prince sortait en voiture, — après autorisation — les bonnes gens qui apercevaient l’équipage, encadré de policiers, détalaient à force de jambes, car il était malsain de regarder Réchad Effendi. Ignoré de tous, sans influence, sans amis, le mélancolique héritier se consolait comme il pouvait avec le jardinage et la musique, plaisirs peu coûteux, les seuls à sa portée, puisqu’il manquait d’argent, et que ses fournisseurs lui devaient faire crédit.

L’excellent frère Abdul-Hamid laissait d’ailleurs entendre que Réchad Effendi n’était pas bien malheureux, et que, malgré les prescriptions coraniques, les bons vins et les chauds alcools lui faisaient trouver en ce monde le paradis de Mahomet. On disait aussi que les belles femmes, en trop grand nombre, avaient apaisé jusqu’à les engourdir les révoltes d’une intelligence comprimée… Que ne disait-on pas ?… Aujourd’hui, Mahomet V a toutes les qualités intellectuelles qu’on refusait à Réchad Effendi : on affirme que son esprit naturel lui a permis de réagir contre le régime démoralisant et même contre l’apathie, plus dangereuse que les vices.

Le soleil levant est toujours beau. Il y a, sans doute, une grande part de flatterie et d’hyperbole dans les portraits qu’on trace du nouveau sultan ; mais, à travers les exagérations et les embellissements courtisanesques, Mahomet V apparaît comme un simple et brave homme, plein d’inexpérience et de bonne volonté. Il a soixante-cinq ans, une santé compromise, des goûts modestes. Il ne ruinera pas le pays et ne cherchera pas les aventures militaires. Il ne massacrera personne et respectera les lois. Comment refuser une sympathie apitoyée à ce prince qui connut le malheur et ne connaît pas la rancune, qui porte ce titre formidable de Sultan calife et qui ne fera jamais, jamais sa volonté propre, trop content de régner à l’ombre de la Constitution sous la protection du grand sabre de Chefket Pacha ! Que les Jeunes-Turcs le gardent bien ! Ils ne trouveraient pas mieux. Yachassin ! Qu’il vive !

Maintenant, rentré dans son palais de Dolma-Baghtché, il doit revivre comme en rêve les incidents précipités de ce jour : la cérémonie du Béiat où députés et ministres, répudiant le vieux protocole turc, et sans le moindre salamalec serrèrent la main du Sultan, à la franque ; le retour, parmi les salves et les acclamations, jusqu’au Vieux-Sérail, où il fit ses prières de l’après-midi et baisa le manteau du Prophète…

Tout à l’heure, de la haute terrasse qui domine la Corne d’Or, j’ai vu Constantinople, tout obscure, piquée de feux épars, se couronner de fines lignes lumineuses. Quelques monuments ont allumé des rampes de gaz ; quelques lampions, quelques lanternes ont brillé çà et là. Les bateaux se sont dessinés, en figures géométriques, en triangles de feu, doublés par l’eau noire… Demain, ce sera la grande fête officielle, la magnifique illumination. Ce soir, c’est un essai, une répétition pas même générale… Malgré les défenses formelles, des coups de fusil éclatent partout, dans la profondeur ténébreuse. Et la véritable fête est là-haut, dans le ciel bleu vert, où les étoiles se suspendent comme des lampes de mosquée, dans le ciel arrondi comme un dôme, brodé comme un étendard, où luit le croissant islamique.


28 avril.

Le petit jeu de société qui occupa nos soirées est fini. L’Arménien, l’avocat de Salonique, les dames grecques et moi-même nous ne demanderons plus :

« Que va-t-on faire d’Abdul-Hamid ? »

Abdul-Hamid est parti, non pas sous un déguisement, pour Corfou, chez son ami Guillaume II, ou pour l’Asie Mineure, qu’agite son cher fils Burnaheddine… Abdul-Hamid est parti, cette nuit, sous bonne escorte, avec un petit nombre de femmes, d’enfants et de serviteurs. Il ira vivre à Salonique, en pays non suspect, sous l’œil vigilant du Comité. En même temps que son départ, nous apprenons des détails curieux sur sa vie intime pendant ses derniers jours de règne, et les circonstances lamentables de sa chute.

Depuis que la victoire des libéraux semblait assurée, les courtisans, les fonctionnaires, les domestiques, avaient abandonné Yldiz. Quand l’armée de Macédoine approcha, les femmes du harem impérial crurent qu’elles seraient livrées à des ogres dont elles ignoraient tout, la veille encore, — et qu’on appelait Jeunes-Turcs. Certaines d’être violées, torturées et tuées par les diables de Roumélie, elles poussaient des cris terribles que l’on entendait, la nuit, jusqu’à Béchiktache… Les gardiens des ménageries, prudents comme des ministres réactionnaires, s’étaient mis en sûreté, ainsi que les seigneurs des cuisines. Bêtes et gens, et Sa Majesté même, risquaient un jeûne sévère, plus sévère qu’en plein Ramadan… Quelques serviteurs fidèles s’avisaient pourtant de prévenir les perquisitions et les confiscations possibles, et commençaient un laborieux emballage que la défaite de la garnison interrompit… Le Sultan espérait encore. Pendant que ses femmes criaient, que ses eunuques rassemblaient les pierreries et l’or, que les perroquets pâlissaient de faim dans leurs volières, et que les panthères mélancoliques bâillaient sinistrement, pendant que les bateaux languissaient sur le lac et que les chevaux oubliés piaffaient dans les écuries, le Sultan rêvait une combinaison ultime, un bon petit arrangement.

Il savait que beaucoup de gens, vivant de lui en parasites, redouteraient de le voir tomber à jamais et demeureraient ses partisans. Ceux-là, sans doute, par intérêt plus que par reconnaissance, interviendraient pour faire respecter la personne sacrée du Calife… Ils insinueraient qu’une déposition, arrachée par la force des armes au Cheik-ul-Islam, serait sacrilège et non avenue devant Allah. Au besoin, ils irriteraient le fanatisme des paysans d’Anatolie, musulmans dévots, d’une ignorance absolue, et que n’ont pas contaminés les idées européennes…

Mais le 27 avril, au moment où la délégation du Parlement conduisait Réchad Effendi au Séraskiérat, trois officiers de Salonique, précédant trois députés, se rendirent à Yldiz. Le secrétaire du Sultan, Djevad bey, qui avait eu le courage de rester à son poste — et qui fut l’ami loyal de la dernière heure — reçut les officiers et les délégués à la porte des appartements impériaux.. Puis, ayant averti son maître, il introduisit les trois députés dans un salon vide, contigu au salon d’Abdul-Hamid.

Il y avait, parmi ces trois députés, un Arménien, Carasso Effendi, et deux musulmans, Rassim Effendi et Eszad Pacha. Furent-ils sensibles au caractère tragique de la scène, du lieu, de l’heure, à cette espèce de grandeur qui ennoblit les infortunes impériales ? Les deux musulmans prièrent l’Arménien de parler le premier. Mais Carasso Effendi fit observer que la déposition du Calife étant un acte religieux, il était plus convenable qu’un musulman prît la parole.

Un peu émus, ils entrèrent dans une pièce assez sombre, où ils virent Abdul-Hamid, en redingote, très pâle, le regard dur. Il avait la barbe mal teinte, d’un noir rougeâtre, les bras ballants, les épaules plus basses et arrondies qu’à l’ordinaire, ce qui lui donnait une piteuse attitude d’humilité. Djevad bey se tenait près de lui, et sur un divan, un de ses plus jeunes fils, étendu, gémissait et pleurait.

Le Sultan demanda :

— Que voulez-vous ?… Est-ce que vous allez me tuer ?

Ses mains tremblaient. Le général Eszad Pacha répondit que l’Assemblée nationale avait prononcé sa déchéance.

Le Sultan dit :

— Que faire ?… C’est le destin.

Sur le divan, le petit prince sanglota plus fort. Tremblant toujours, et devenu livide, Abdul-Hamid commença une sorte de plaidoyer. Il rappela qu’il avait fait tout son possible pour assurer, pendant trente-trois ans, la paix et la liberté du pays, et qu’il n’avait fait de mal à personne.

— Je ne suis pas la cause des derniers événements survenus, — dit-il ; — j’ai sauvé la patrie par la guerre contre la Grèce. Pourquoi voulez-vous me tuer ?… Et mon frère Mourad qui a été malade si longtemps, ne l’ai-je pas entouré de soins ? Je l’ai nourri avec du lait d’oiseau… Tout autre sultan l’aurait fait mettre à mort. Pourquoi voulez-vous me tuer ?

Les députés déclarèrent :

— Vous dépendez de la nation. La nation est grande et généreuse…

Mais cette affirmation, un peu trop vague, ne rassura pas Abdul-Hamid. Il s’écria :

— Épargnez ma vie !… Que mon frère épargne ma vie !… Laissez-moi me retirer au palais de Tchéragan. Que j’aie la vie sauve ! Je donnerai ma fortune. Je ferai tout ce qu’on voudra.

Mais il n’obtint que des promesses évasives, et les délégués le quittèrent complètement effondré. Le jour même, il fut conduit à Tchéragan, d’où il put entendre les salves d’artillerie qui saluaient l’avènement de Mahomet V. Et dans la nuit, — exactement à deux heures, — il fut amené à la gare de Sirkedji.

Les officiers qui l’escortaient, les employés de la gare, ont raconté cette arrivée, dans le froid léger et le frisson gris d’avant l’aube. Quelques serviteurs et eunuques firent descendre des voitures onze femmes, — cadines et odalisques, — ainsi que le petit prince, à moitié endormi, curieux déjà et consolé. Les dames, voilées du yachmak blanc, étaient enveloppées de manteaux du soir, en dentelle et en soie claire, vêtements peu commodes pour voyager, mais les waterproofs et les carricks anglais ne sont pas prévus dans le trousseau d’une sultane… Abdul-Hamid, très paternellement, fit monter ses épouses et son fils dans le wagon du train spécial, et demanda pour eux des limonades qu’on ne put trouver à la buvette de la gare.

Pendant que la locomotive chauffait, les dames aux manteaux de dentelles s’amusaient follement dans le wagon transformé en harem-like. Achetées toutes petites dans la sauvage Circassie, elles ne connaissaient de l’univers que les jardins réservés du palais, les kiosques de marbre remplis de trésors et de camelote allemande, les ménageries, les volières et les bateaux du lac. Quelques-unes, paraît-il, montaient à bicyclette et se promenaient en automobile dans les allées bien surveillées du jardin, mais aucune d’elles n’avait traversé Stamboul ; aucune n’imaginait ce que peuvent être une gare, des wagons et cette bête bizarre : la locomotive !

Les prodiges de la civilisation leur étaient brusquement révélés, par ces Rouméliotes épouvantables dont elles avaient eu si grand peur, et qui ne les avaient ni violées, ni maltraitées… Elles devaient à ces ennemis de leur maître cette surprise délicieuse de l’évasion, cette révélation d’une liberté relative… Pourquoi l’on partait ainsi, où l’on irait, ce que serait l’avenir, quelles mornes pensées couvaient sous le front las du vieillard, hier souverain tout-puissant, aujourd’hui captif qu’on escamote — les épouses impériales n’en avaient pas la moindre idée… Elles essayaient les fauteuils du sleeping, jouaient avec les stores bleus, causaient, fumaient, riaient et oubliaient même de cacher leurs visages… Indulgent, l’homme déchu s’inquiétait de leur bien-être et réclamait, pour elles, la limonade qu’on ne trouvait pas. De temps en temps, repris par l’inquiétude obsédante, il se tournait vers ses compagnons, ses geôliers :

— Ma vie ! — disait-il, — épargnera-t-on ma vie ?

… Maintenant la ville se pare, pour la fête qui durera trois jours, et mes compagnons d’hôtel me font, cordialement, leurs adieux.

La famille aux huit enfants va regagner sa maison d’Ortakeuy ; la jolie Grecque retourne à Prinkipo, et l’Arménien s’en va, je ne sais où, peut-être du même côté que l’Américaine. Une dernière fois, nous buvons ensemble le café boueux, l’eau très pure qu’on sert avec la confiture de pistaches…

Je partirai pour Andrinople, ce soir, et je reviendrai ici dans quelques jours, ou dans quelques semaines, peut-être pour l’investiture du Sultan.

  1. Turquie du 20 avril 1909.
  2. Vite !… vite !…
  3. Gare !… Gare !…
  4. Stamboul, 27 avril 1909