Notes d’une voyageuse en Turquie/03

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Calmann-Lévy, éditeur (p. 213-295).


III

premiers jours d’un nouveau règne


Constantinople, 10 mai.

Soleil, poussière, reflets aveuglants sur l’eau qui brille, presque violette entre les mâtures frissonnantes de banderoles, cris de sirènes, clairons lointains, fumées grises suspendues dans l’air immobile, partout des drapeaux verts et des drapeaux rouges, et tout au bout du pont, la découpure immense des mosquées, des minarets, des cimetières, Stamboul dont la masse pâlit et semble vibrer sous le ciel de flamme…

La fièvre des grands jours nationaux anime la foule qui piétine et crie, joyeuse, sur la place Karakeuy, où notre automobile s’est arrêtée. Sa Majesté Mahomet V va ceindre le sabre d’Osman.

Un policier se dresse :

Yassak !

On n’avance plus. Le pont est coupé par le milieu pour livrer passage à la flottille impériale, — mouches à vapeur et calques à rames, — qui, bientôt, quittera Dolma-Bagtché sur le Bosphore et remontera la Corne d’Or jusqu’au débarcadère d’Eyoub. Impossible de gagner l’autre rive. Il faut attendre, sous le dur soleil d’onze heures, dans cette voiture que déjà la foule assiège comme un objet de curiosité.

Le représentant de la maison française qui a mis l’automobile à notre disposition, donne des signes de folie. Ce gros garçon bourru, arrivé le matin même avec sa femme étonnée et résignée, incarne le type du Parisien des faubourgs, qui peut voir les merveilles du monde sans cesser un instant de regretter Vaugirard et le petit café du coin où l’on joue à la manille. Ah ! celui-là se moque bien des minarets et des coupoles, et des Jeunes-Turcs et des Vieux-Turcs !… Il est incapable de regarder autre chose que la route, bonne ou mauvaise pour l’auto, et toute sa conversation consiste à énumérer les endroits où l’on mange bien et les endroits où l’on mange mal.

Vainement, nous lui expliquons que la Turquie n’est pas la France et qu’une automobile, à Stamboul, est encore aussi extraordinaire et passionnante que serait un aéroplane sur la place de l’Opéra. Il ne peut supporter la familiarité des gens qui éprouvent, d’un doigt timide, la résistance des pneus. Toutes les minutes, depuis que nous stationnons, il se dresse, blême de colère, et avec un accent gras de gavroche, il interpelle, canne levée, les voyous grecs, les portefaix, et même les honnêtes musulmans en robe rayée ou en redingote :

— Va donc, hé ! saloperie ! (sic)

Nos compagnons, — deux journalistes français et un jeune avocat de la Banque ottomane, — lui conseillent plus de modération :

— Taisez-vous ! Baissez votre canne !… Ces gens ne font aucun mal… Ils admirent votre machine… Demain, tout Constantinople en parlera… Publicité excellente… Rasseyez-vous !

Il se rassied, pleurant presque, et le cours de ses pensées changeant peu à peu, il s’écrie :

— Puisqu’il est coupé, le pont, on va poireauter des heures ici… Et la matinée se tire… Où déjeune-t-on.

Déjeuner ?… Grave problème… Il y a bien dans le coffre de l’auto, un panier qui contient des œufs et de la viande froide, — maigre pitance pour des touristes qui avaient projeté un fin repas à la turque dans un restaurant de Stamboul. Pour moi je ne perds rien au change. J’avais demandé une carte d’invitation officielle, afin de pénétrer dans les tribunes réservées au corps diplomatique près de la Porte d’Andrinople ; mais les cartes étant toutes distribuées, je m’étais proposé de partir aujourd’hui dès six heures du matin, en bateau, puis à pied, jusqu’à Eyoub, et de m’y installer, avec des touristes inconnus, dans une maison louée par Moïse. La viande froide et les œufs durs m’étaient destinés. C’est à mes confrères français que je dois le changement de programme qui m’amène en automobile, place Karakeuy. Ni le pont ouvert, ni le déjeuner problématique ne m’inquiètent. J’ai confiance. Si les Français, en général, sont ingénieux, que dire des journalistes français ! Débrouillards par métier, ils trouveraient, en plein désert, des victuailles, des logis, des véhicules et des personnages importants à interviewer !

Et voilà que, sur un signe de M. Paul Belon qui est notre doyen et capitaine, l’auto s’engage sur le quai. Il y a là un beau paquebot, tout frais arrivé de Marseille. Pourquoi n’y monterions-nous pas ? Nous y montons. Il y a, dans ce bateau, une cuisine, des cuisiniers. Pourquoi n’y déjeunerions-nous pas ? En quelques minutes, la table est prête. Mais le canon tonne. Nous grimpons sur la passerelle. À gauche, au débouché du Bosphore, en face de Scutari, une mouche blanche et dorée glisse sur le bleu obscur de l’eau, précédée et suivie de caïques. Et toutes les sirènes, tous les sifflets des navires, poussent des clameurs discordantes, déchirantes, qui couvrent les voix humaines et les battements de mains. Dans le vacarme formidable, la jolie mouche, battant pavillon impérial, approche, plus distincte, file devant nous, passe dans la coupure du pont. On a entrevu les fez rouges, les uniformes chamarrés.

Maintenant, il est inutile de nous presser. Avant que Mahomet V soit à la mosquée d’Eyoub où l’attendent le Cheik-ul-Islam, les généraux, les ministres et le grand Tchélébi de Koniah, avant que le cortège interminable ait traversé Stamboul, de la Porte d’Andrinople à la Pointe du Sérail, il s’écoulera plus de deux heures. Le représentant de la maison d’automobiles, moins ému par le passage du Sultan que par l’omelette aux champignons, se rassérène un peu et reconnaît la toute-puissance de la Presse !

Quand nous repartons, la chaleur s’est accrue, et la foule n’a pas diminué. Le pont libre retentit sous la machine comme s’il allait se rompre, et, à une vitesse modérée, nous traversons la place Emin-Eunu et la ruelle près de la mosquée Validé. Voici le Vieux-Sérail, Sainte-Sophie. Je retrouve les décors de la révolution et de la répression, les maisons aveugles, les jardins plus touffus et plus verts, les places où roulaient pêle-mêle les flots pressés des soldats, des volontaires, des prisonniers. Aujourd’hui, l’atmosphère d’attente tragique, de mystérieuse terreur, s’est dissipée. Encore des soldats, partout des soldats, mais ils sont réunis pour une parade grandiose. L’appareil de la guerre n’est plus menaçant. Nul ne songe — ou ne paraît songer — aux fusillés de l’avant-veille, aux pendus de la veille et du lendemain. Devant Sainte-Sophie, nous nous heurtons au reflux de la marée populaire. Il faut ralentir, arrêter. Des corps calent les roues de l’auto ; les arbres plient sous le poids des curieux cramponnés aux branches et, jusque sur les toitures plates, des familles sont installées. Un double cordon de soldats isole un espace libre. Le chauffeur veut avancer : « Yassak !… » Mais M. Belon agite une carte qui porte un indéchiffrable grimoire et prononce le nom magique : « Chefket Pacha. » Les policiers hésitent, troublés par ce nom et par la vue du coupe-file. Pourtant, ils ne se décident pas à nous livrer passage. Alors, la trompe mugit, le moteur ronfle, les roues s’ébranlent, et la populace, et la police et l’armée même, cèdent à l’irrésistible poussée de la machine diabolique, dont la force est l’ultima ratio. Nous voilà dans cette même rue où j’ai passé, seule, le jour de l’avènement. Entre les maisons surchargées de spectateurs, entre les haies des fantassins bruns et bleus, sur la chaussée libre, l’auto fuit, à toute vitesse, parmi les exclamations des curieux amusés. Les innombrables dames noires, perchées sur les marches des fontaines, sur les terrasses des jardins, derrière les grilles des petits cimetières, dans les balcons aux stores de bois mi-levés, nous saluent de la main. Et les soldats, stupéfaits de cette irruption, au mépris de la consigne, supposent que nous sommes quelque chose de très grand au pays des giaours, et nous saluent aussi, consciencieusement.

La place Bayazid, l’énorme mosquée aux dômes pâles, ceinte de pigeons tournoyants, les platanes d’un vert tendre, la porte mauresque et les deux pavillons du Séraskiérat… Ici même, quinze jours plus tôt, j’ai vu passer les imprimeurs suspects, menottes aux poignets et le vieux hodja à barbe fleurie, qu’on soutenait par les coudes. Même heure, même cadre, même lumière tombant en pluie de flamme blanche, même houle humaine. L’auto s’est arrêtée dans l’axe de la porte principale, et tout de suite, des gens sur la capote, sur les marchepieds, entre les roues… Ainsi les insectes du sable pullulent sur le marsouin échoué. Devant nous, il y a un bel arc de triomphe tout de verdure et de calicot rouge, historié d’inscriptions en or, autour duquel sont massées les délégations des imams libéraux, une centaine de vénérables bonshommes en robe verte et turban blanc. Derrière nous, la foule, les policiers du service d’ordre, quelques cavaliers de Péra, des voitures ouvertes avec des dames élégantes, des voitures fermées avec des dames mystérieuses, et aux fenêtres des pavillons, toute la famille impériale, — les princes à gauche, à droite les princesses en toilette de cour, féredjé clair et yachmak blanc.

Ces princesses, tirées brusquement de leur réclusion, exposées, sous le rempart transparent d’une mousseline, à la curiosité respectueuse du peuple, paraissent se divertir beaucoup. Elles se lèvent à demi, pour regarder l’automobile et peut-être envient-elles les étrangères qui imposent leur fantaisie à ce monstre et aux hommes qui le dirigent. Cependant, un bon policier, rempli de zèle et surpris de la façon de nous établir à la meilleure place, veut faire acte d’autorité. Il adresse à M. Paul Belon et à M. Guys un émouvant discours en turc. Avec quelle indulgence on l’écoute, avec quel sérieux on lui répond ! « Oui, mon vieux, tu es bien gentil… Voilà la carte de Chefket Pacha !… Ça ne nous plaît pas de nous en aller et nous ne gênons personne… Cette auto que tu vois, c’est l’auto de la Presse et c’est sacré !… Et toi-même, tu seras le bon sergot de la Presse, et tu auras un petit backchich… Fais circuler ces braves gens qui nous accablent d’une sympathie étouffante. Tu peux laisser le gros eunuque noir qui s’est assis à côté des dames, sur le marchepied. Il est pittoresque. Il est inoffensif… » Étourdi par les paroles incompréhensibles de nos confrères, saisi de respect à la vue du coupe-file, au nom de Chefket Pacha, le « sergot de la Presse » devient le docile serviteur de M. Belon. Il pousse des cris variés qui signifient sans doute : « Circulez ! » et pour activer la circulation, il tape, à coups de bâton, sur ses compatriotes. Le représentant de la maison d’automobiles se déride enfin ! Il a meilleure opinion du peuple turc, et de sa voix faubourienne, il encourage le gardien de l’ordre public et invective contre les curieux éparpillés.

Les sultanes, là-haut, s’amusent comme des folles, et dans les voitures fermées, les stores se soulèvent, révélant de beaux visages maquillés, à demi voilés du yachmak blanc qui cache le menton et la bouche, découvre le nez fin, un peu courbe, les grands yeux noirs, et s’enroule sur le toquet de roses. Les diamants des bagues scintillent. Les dames de la Cour — celles qui ne portent pas le titre de princesses et n’ont pas le droit de rester sans coiffure sous le yachmak, celles qui n’ont pas trouvé place au pavillon et doivent attendre, dans leurs voitures closes, sous la garde des eunuques — considèrent, à quelques pas, la scène réjouissante. Le « sergot de la Presse », humble et fier, est revenu se planter contre l’auto. Discrètement, M. Belon lui offre le petit backchich que personne, en Orient, sous aucun régime, n’a refusé… et que ce policier phénomène refuse d’un grand geste pudique. Attendrissement général. Les temps sont bien changés ! Mais cependant que des chevaux piaffants détournent l’attention du public, le policier se rapproche encore, et, soulevant sa tunique, il montre la poche béante de son pantalon où glissent les piastres jolies, et le quart de medjidié en bel argent. Personne n’a rien vu ; l’honneur de la police turque est sauf. Désormais, il est à nous, il est tout à nous le « sergot de la Presse ». Il se multiplie pour nous servir, — tandis que M. Adrien Billiotti, de la Banque ottomane, dispose son appareil photographique. Vite, un, deux, trois clichés, — qui rateront, car le soleil est trop cru et nous avons tous bougé. Et voilà que M. Billiotti, avec l’audace du jeune âge, se tourne, kodak en main, vers les voitures de la Cour. Une dame coiffée de roses, voilée de blanc, a presque mis la tête à la portière. Elle se retire vivement… Dédain ?… pudeur ?… Non. Le temps d’un éclair, elle avance son charmant visage d’idole peinte, que ne protège plus le bandeau de mousseline empesée. Hélas ! un affreux eunuque se précipite… Le store tombe avant le déclic du kodak.

Musiques au loin… Une automobile blindée précède le cortège impérial dont nous imaginons le déroulement fastueux, les costumes anciens, ruisselants d’or et de pierreries… Des soldats, rien que des soldats, artilleurs, dragons, fantassins qui lancent la jambe à la prussienne. Il en passe des centaines et des milliers. Les applaudissements ininterrompus redoublent quand apparaissent, sur des chevaux magnifiques, Enver bey et Niazi bey, « héros de la liberté », et Chefket Pacha, le conquérant de Constantinople… Et voici enfin la voiture du Sultan, traînée par des bêtes blanches aux queues somptueuses, encadrée par les petits élèves de Pancaldi, dont le très simple uniforme brun contraste avec les vives couleurs des lanciers de la garde. Dans une tempête de cris, la voiture impériale s’arrête, tout près de nous, et le Sultan, en tenue de général, se lève. Il fait des signes… Il parle. Il veut descendre, au mépris du protocole… Ses yeux bleu pâle, un peu somnolents dans sa bonne figure, s’éclairent de plaisir. Il regarde ses fils qui l’acclament, à la fenêtre du pavillon. Je n’ose assurer qu’il regarde ses filles et ses parentes. Mais retenu par sa grandeur, il se résigne à se rasseoir, et il s’en va passer sous l’arc de triomphe en verdure et en calicot rouge, entre les imams verts délégués par le clergé libéral. D’un geste machinal, il salue, et, malgré lui, tourne encore la tête, vers les pavillons du Séraskiérat…

Tel je l’ai entrevu, le jour de l’avènement, tel je le revois, tel il demeurera dans mon souvenir : un brave homme, un peu effaré, très doux. Mais où sont les splendeurs annoncées ?… Les costumes du Cheik-ul-Islam, du Grand Rabbin, du Patriarche grec, du Patriarche arménien, des évêques catholiques, de l’envoyé papal, nous offrent des formes majestueuses, des couleurs chaudes, des ornements riches ou sobres. Vert et or, violet et or, blanc et or, le haut clergé de toutes les religions fait, un instant, la joie de nos yeux, — un instant… Les ministres, les députés, et tous les manitous de l’administration et de la politique, suivent, dans des équipages de fortune, affirmant ainsi leur louable désir de simplicité démocratique et d’économie. Et quand, à leur tour, ils ont disparu de l’autre côté de l’arc de triomphe, quelques régiments défilent, et puis c’est fini.

C’est fini. On s’en va… On s’est trop amusé pour être déçu… Tout de même, on avait rêvé autre chose, des couleurs, des formes imprévues, je ne sais quoi de splendide et de barbare : le cortège du Grand-Turc ! Mais il n’y a plus de Grand-Turc : il y a un souverain constitutionnel, et des ministres en redingote, comme chez nous, et des députés en fiacre, comme chez nous. La Turquie se civilise. Elle devient correcte et terne, comme nous. À quoi bon le faste oriental sous un gouvernement parlementaire, imbu des immortels principes de 89 ? Sommes-nous étonnés de ne pas voir M. Fallières dans les carrosses de Louis XIV ?

Plus de sultanes aux fenêtres du pavillon… Les voitures aux stores clos emportent les dames de la Cour. Les cordons de troupes sont rompus. Tous les êtres qui s’entassaient sur les trottoirs, sur les arbres, sur les toits des maisons, se précipitent dans la rue. Les chevaux, mis au pas, s’énervent. L’automobile, tous les cinq ou six mètres, doit stationner. Il est quatre heures. L’air brûle. Nous mourons de soif. Les grandes carafes des limonadiers, — rubis et topazes — bouchées d’un citron d’or, excitent notre convoitise aiguë. À cinq heures et demie, nous atteignons à peine le pont, après avoir traîné beaucoup de Turcs à l’arrière de la voiture, malgré les hurlements du représentant de la Compagnie. Et quand nous remontons la pente raide de Péra, je découvre encore un négrillon presque nu, blotti sur le marchepied, comme un singe, qui a échappé aux investigations de l’homme terrible et qui me regarde avec des yeux blancs, et tout bas supplie :

— Dix paras, madamiselle, dix paras !…


12 mai.

Ce matin, la femme de chambre arménienne est venue me réveiller un peu plus tôt qu’il n’était convenu. Et elle m’a dit, avec un doux sourire :

— Si Madame se lève vite, nous irons voir quelque chose très intéressant… tout près ici, à Kassim-Pacha… Il y a des suspendus

— Des suspendus ?

— Réactionnaires… tués… étranglés par la corde, comme ça… très méchants, les réactionnaires !

— Des pendus, ah ! merci bien. J’aime mieux dormir.

Un quart d’heure après, Sophie m’apporte une lettre. C’est un ami qui m’invite à venir contempler « quelques rédifs de la marine, victimes de la perpendiculaire, qui attendent patiemment au bout de leur fil… »

Voilà qui est du dernier galant ! Il faut aller en Turquie pour s’entendre proposer de telles parties de plaisir. Cela me rappelle l’offre gracieuse de Perrin Dandin à Isabelle qui n’avait jamais vu donner la question.

Au déjeuner, dans la salle à manger de l’Hôtel Continental, tout le monde parlait de ces pendus que je n’avais pas voulu voir. Il paraît que la populace, rassemblée à Kassim-Pacha, protesta violemment contre la curiosité inconvenante des étrangers. Elle s’ameuta tout à fait quand des photographes s’installèrent devant les potences et tous les appareils photographiques furent brisés. Un de mes amis, qui parle et comprend le turc, affirmait que ces exécutions répétées terrorisent la foule, mais que le sentiment fanatique subsiste. Des gens plaignaient les pendus : « Pauvres sacrifiés ! pauvres martyrs ! » Seulement, ils les plaignaient prudemment, à voix très basse, car les cours martiales et Chefket Pacha inspirent une grande crainte.

Les premiers pendus, ceux du 3 mai, avaient beaucoup occupé la presse. Tous les journalistes les avaient décrits. Tout Constantinople les avait contemplés, pierrots funèbres en souquenille blanche, exposés jusqu’à cinq heures de l’après-midi. On avait même remarqué que les bourreaux, trop inexpérimentés ou trop émus, avaient mal fait leur office, et que certains des suppliciés étaient morts, non pas étranglés, mais désarticulés, la boucle de la corde enserrant la nuque et le menton. Le poids du corps avait disloqué les vertèbres et démesurément allongé le cou… En outre, les cadavres furent enterrés dans un lieu vague, sans prières, sans cercueil, pas même lavés, ce qui constitue un prolongement du supplice, car les âmes sorties des corps non lavés et non ensevelis ont de terribles ennuis dans l’autre monde.

Les pendus de ce matin furent soustraits aux regards, bien avant midi, et dorment en paix entre quatre planches. On a lavé leurs pauvres corps. Seule, la stèle funèbre, avec son turban de pierre et ses épitaphes d’or, leur fut déniée. Enfin, les bourreaux, plus adroits, ont abrégé leur agonie. Mais l’un des condamnés, peut-être méfiant, et d’ailleurs tout à fait paisible, avait décliné les soins de ces fonctionnaires…

— Laissez, dit-il en montant sur l’escabeau. Je préfère me pendre moi-même…

Et il fit comme il avait dit.

Nous sommes descendus, vers la fin du jour, dans ce quartier de Kassim-Pacha, et jusqu’à la place de l’Amirauté, où ne restait plus aucune trace de l’horrible cérémonie. Kassim-Pacha qui dévale, derrière les cimetières des Petits-Champs, jusqu’à la Corne d’Or, est pour Constantinople ce qu’était Santa-Lucia pour Naples : le quartier des marins et des pêcheurs. Les rues, étroites et sales, rappellent les rues de Stamboul : mêmes maisons de bois, mêmes boutiques basses, mêmes passants vêtus de culottes bouffantes, de casaques rayées et piquées, mêmes têtes à turbans, mêmes petits industriels bizarres. L’odeur du poisson domine, avec l’odeur de la vase du port et le relent épouvantable de l’unique égout, à ciel ouvert… On voit, sur les étals des poissonneries, des douzaines d’énormes poissons, les lufers couleur de plomb, tout raides, dont la chair insuffisamment salée est fade et coriace. Et il y a aussi beaucoup de vendeurs de laitues et d’autres petits marchands qui portent sur l’épaule une longue perche : aux deux bouts de la perche pendillent des foies, des cœurs, des poumons d’agneaux, des choses flasques et sanguinolentes.

Et qu’ils ont l’air malgracieux, sinon hostiles, ces gens de Kassim-Pacha ! Je n’oserais me promener seule, ici, malgré la proximité de la ville franque. Est-ce les pendaisons du matin et l’indiscrétion des photographes qui ont mis cette population de si mauvaise humeur ? Pourtant, il n’y a pas que des Musulmans, dans ce faubourg : les Grecs et les Arméniens, les Juifs même y sont très nombreux.

Elle est presque déserte, à cette heure, la place sinistre. Derrière la caserne jaune, monte, à pic, la colline des cyprès, vers les maisons modern-style de Fera. À droite, d’humbles petits cafés, avec leurs treilles, leurs tables, leur clientèle de pauvres gens qui fument leur narghilé, ou commentent, à voix très basse, un journal. Au bord de l’eau, des barques, des caïques pointus, pressés comme des babouches, trois vaisseaux rouillés, abandonnés, aux coques rougeâtres. Stamboul, sur l’autre rive, sombre dans une buée violette, sous un ciel fiévreux et sanglant. L’odeur de boue et de détritus est aggravée par la chaleur humide de ce crépuscule, énervant comme un bain trop prolongé.

Dans la cour de la caserne, il y a un mouvement de soldats qui s’alignent, et les clairons sonnent pour la parade du soir. Les trois cris du salut au Sultan retentissent. Et puis, les soldats rentrent dans le bâtiment jaune. La nuit vient. Quelques lanternes s’allument. Et toujours cette odeur de mort…

Nous abrégeons le chemin du retour en remontant la pente abrupte des cimetières. Sous les grands cyprès que touche encore un rayon oblique, jase, parmi la poussière et la pierraille, une petite fontaine entourée de vertes orties et d’herbes hautes. Des femmes songent, accroupies dans leur robe brune et leur voile blanc, et une bande de bébés délicieux joue « au mariage ». Une petite fille de quatre ans trône, sur les marches d’une masure ; elle a des brins de paille en guise de fils d’argent dans les cheveux, et des rondelles de papier collées sur les joues. Autour d’elle, dansent, crient, et se bousculent, des mioches coiffés de fez, des gamines aux cheveux voilés, miniatures de musulmans ; l’aînée de tous — neuf ans — les surveille, tenant dans ses bras un nourrisson dont le bonnet couleur de cerise s’appuie à sa joue ambrée et qu’elle couve d’un regard velouté, tendre, déjà maternel.


13 mai.

L’ex-Sultan ne favorisait pas l’art dramatique. Avant la Constitution, il n’y avait, à Constantinople, ni troupes organisées, ni répertoire original. Des compagnies italiennes ou françaises représentaient parfois des opéras ou des drames singulièrement retouchés par la censure et qu’un public européen n’eût pas écoutés sans surprise. Depuis la révolution de 1908, Grecs et Turcs, à l’envi, ont rêvé de remplacer les œuvres étrangères par des œuvres nationales, et les dramaturges ont poussé comme champignons.

Aujourd’hui même, on m’a présenté un Jeune-Turc, auteur d’un drame patriotique, Sultan Mourad, qui sera donné bientôt par le théâtre des Petits-Champs au bénéfice des blessés. Le même auteur prépare, m’a-t-il dit, une pièce destinée à une scène parisienne où l’on verra la vie intime et la vie féminine, dans leur vérité… Mais, à Constantinople, ce sujet ferait scandale.

Ces tentatives me paraissent très intéressantes et révéleront peut-être des talents jeunes et sincères. En attendant que les auteurs du cru aient achevé les ouvrages entrepris en langue turque et en langue grecque, les théâtres jouent encore des pièces françaises, traduites et interprétées par des acteurs de Péra. Là est la grande nouveauté, l’intérêt passionnant du spectacle.

Hier, aux Variétés, nous avons retrouvé une bien vieille connaissance. Les caractères de l’affiche et du programme déconcertèrent un peu notre œil étonné. Μαμζλ Νιτους, que l’on prononce ici avec un zézaiement puéril, c’était notre Mamz’elle Nitouche.

Oui, Mamz’elle Nitouche, en grec !… Et combien changée !…

La salle n’était pas brillante, mais elle était très convenable, et beaucoup de familles, en toilettes modestes, occupaient l’orchestre et les balcons. L’élément demi-mondain était rare. En somme, un public sympathique, conquis d’avance, et qui prenait la chose au sérieux. Le sentiment philhellène est si vif, que le fait d’avoir une troupe locale, jouant dans le dialecte local, remplissait les spectateurs de fierté, presque d’émotion.

Mais ces braves gens de Péra s’amusaient beaucoup moins que nous, car, si nous ne comprenions pas un mot, nous savions tous, plus ou moins, de quoi il retournait. Ceux-mêmes d’entre nous qui n’avaient pas vu la pièce, à Paris, se faisaient une idée et une image exacte de Mamz’elle Nitouche, pensionnaire espiègle et ingénue, qui saute par-dessus les murs de son couvent, remplace une actrice, berne un vieux colonel avec la complicité d’un professeur de musique, se déguise en soldat, et, au dénouement, apporte à son amoureux légitime une innocence intacte.

Pimpante, hardie, coquette et candide, c’est la jeune fille d’opérette, à la mode d’il y a vingt-cinq ans. C’est une marionnette gentille, un véritable article de Paris, nez en l’air, œil malin, bouche spirituelle, cheveux fous.

Mais ici, Mamz’elle Nitouche c’est une jeune Pérote dont les cheveux noirs cernent d’une ligne obscure la perruque d’un blond excessif. Le visage agréable, trop rond, est blanchi et rosé à force de crème et de poudre, tandis que les bras solides gardent leur ton naturel un peu basané. La toilette aussi est pérote, hélas ! Célestin, le compositeur, me rappelle irrésistiblement les garçons d’hôtel. La supérieure n’a pas moins de moustaches que le colonel, et les pensionnaires du couvent des Oiseaux, courtes et noiraudes, vêtues d’extraordinaires robes bleues, ressemblent à de petites bonnes de Marseille qui auraient mal tourné !… Et l’armée française ! Que dire de l’armée française, de la « dégaine » des officiers en pantalons de flanelle rouge, et que coiffent de petits képis bien imprévus !

Sans doute, en France, dans les petites villes, il y a des représentations aussi comiques, des décors plus ridicules, des chanteurs moins supportables. Car, à tout prendre, les acteurs d’ici ont tous de la bonne volonté, quelques-uns ont du talent, l’orchestre est passable, et le public ne s’ennuie pas du tout. Mais pour nous, Français, c’est une folle, cocasse et invraisemblable parodie. Célestin parlant la langue d’Homère !… Nitouche fredonnant avec des mots de Sophocle !… Ces mots grecs, que nous attrapons au passage, évoquent irrésistiblement des souvenirs de professeurs, de dictionnaires et de baccalauréats ! Enfin les gestes, la mimique, les jeux de physionomie qui soulignent les plaisanteries, n’ont aucun rapport avec les plaisanteries, parce qu’ils sont grecs parce qu’ils traduisent des sentiments grecs. C’est comme un accompagnement en la mineur pendant qu’on chante en majeur. Et pour nous le résultat est merveilleusement drôle.

En exprimant, assez mal, cette sensation que nous avons eue tous, je serais désolée de contrister les acteurs des Variétés. Je répète qu’ils étaient tous très sympathiques, bien doués et pleins d’ardeur juvénile. Nous les avons applaudis avec frénésie et nous leur devons quelques heures de bonne gaieté.

Après cette représentation mémorable, nous avions grand faim, d’avoir trop ri. On a décidé de prendre un chocolat réconfortant dans un café tranquille, tout près de l’hôtel. Il y avait peu de monde, dans ce café, moins chic, mais plus respectable peut-être que le fameux Tokatlian.

Et voilà que tout à coup, dans la salle voisine de la nôtre, éclatent des cris et des injures. Deux sous-officiers de la marine marchande russe, deux colosses blancs et blonds effroyablement ivres, réclament l’eau-de-vie qu’on leur refuse… Le patron accourt, les garçons parlementent. Un des Russes lève le poing. Alors, on va chercher discrètement deux soldats de Salonique qui gardent les rues… Tumulte extraordinaire, dialogues de la Tour de Babel… Et soudain, calmé, le grand sous-officier blond s’affale sur la banquette, ses yeux pâles dilatés, et il se met à chanter une complainte navrante, avec une voix inouïe, une voix de petite fille, si frêle, si pure, si haute qu’elle jaillit au delà du si naturel, qu’elle touche le aigu sans s’y briser…

L’autre sous-officier, trop ému par la beauté du chant, s’occupe à casser la vaisselle…

Dehors, la nuit, la solitude… Pas un promeneur attardé, pas un fiacre : des chiens grouillants sur des tas d’ordures ; des patrouilles dont les fusils luisent… État de siège !


15 mai.

Nous avons formé une petite bande d’amis, sans prétentions et sans pose, liés par une bonne camaraderie et par le même désir de voir beaucoup de belles choses et de les bien voir. M. Bareille est notre cicérone, et c’est lui qui nous conduisit à Eyoub. C’est à lui que nous devons d’avoir accompli un véritable exploit, en pénétrant dans la sacro-sainte mosquée, interdite aux infidèles ! Déjà, l’on veut à peine me croire quand je raconte comment j’ai pu entrer dans les deux cours, et mettre mon chapeau, — mon chapeau cloche ! — à la grille du fameux tombeau ! je me rappelle qu’à Paris, l’hiver dernier, M. Jules Sageret, le spirituel auteur des Paradis laïques, me fit un récit amusant et inquiétant de sa visite à Eyoub. Il était entré par mégarde dans la cour du Platane et considérait innocemment l’architecture de cette cour, lorsque deux quidams se précipitèrent sur lui et l’expulsèrent du lieu sacré, — tels les anges chassant Héliodore dans la fresque de Delacroix.

— Et même, ajoutait M. Sageret, ils me passèrent à tabac…

Je n’espérais donc pas traverser jamais la cour du Platane, et naturellement, j’en mourais d’envie… Toutes les femmes comprendront ça ! À Paris même, quand on lit, sur la porte d’un couloir, ou sur une palissade : « Le public n’entre pas ici », on est tenté d’entrer, pour rien, pour le plaisir. Si la pomme de l’arbre de science n’avait pas été déclarée « fruit défendu », la femme l’eût trouvée trop verte…

Donc, sans intention coupable, je suivis M. Bareille à Eyoub. M. Bareille est charmant. Amoureux de Stamboul et dévot de Byzance, il a les yeux très doux, les cheveux en désordre, la redingote mal coupée, l’âme exquise d’un vrai savant. Il ignore l’heure qu’il est et le temps qu’il fait. Il est indifférent aux grandeurs et aux vanités du monde. Il a connu de près les personnages de l’ancien régime et jusqu’aux princes impériaux, et cependant il n’est pas riche !… Il possède la plus vaste et la plus profonde érudition, et cependant il n’est pas célèbre. Il n’est pas même décoré… Les amis de M. Bareille regrettent que son mérite et ses talents ne lui aient pas assuré une meilleure fortune, mais M. Bareille, modeste et serein, accepte sa destinée. Quand il s’en ira, — le plus tard possible, — au ciel du Christ Pantocrator et de la Panaghia, les dames de Byzance, qu’il a tant aimées, le recevront — et toute l’éternité, assis sur un trône de mosaïques, M. Bareille fera de l’archéologie, avec sainte Hélène et saint Chrysostome.

Eyoub ! Bien avant le bois des stèles et des cyprès, sur le versant de la colline, commencent les étranges rues blanches et dorées parmi les platanes verts. Entre des jardinets et des fontaines, elles ont pour maisons, ces rues d’Eyoub, des pavillons de marbre, octogones ou arrondis, qu’ornent les guirlandes, les rubans, les rinceaux et les coquilles de notre XVIIIe siècle français. Derrière les fenêtres longues, grillées d’or, des rideaux de soie claire, à bouquets, se croisent. Est-ce un salon de musique, une salle de collation, une chambre d’amour où veille l’ombre dépaysée de Watteau ? Je m’approche. Je regarde… Ni meubles, ni tentures, ni fleurs : des flambeaux d’argent, avec des cierges de cire jaune, posés sur un tapis couleur de turquoise morte et de rose fanée ; un pupitre de bois supportant un Coran ouvert ; et sur l’estrade que défend une balustrade d’ébène, un cercueil très haut, couvert d’une très ancienne soie rouge, élimée, usée, mangée…

C’est le cercueil d’une sultane morte depuis cent ans et plus. Pieuse, elle a légué de grosses sommes au clergé musulman, afin que son dernier logis, son turbé, fût entretenu par les prêtres. Et les prêtres lui ont donné un gardien, un hodja, qui habite tout près d’elle, dans une cellule, et soigne le jardinet où sont ensevelis les parents, les amis, les serviteurs qu’elle aime. Le voilà, ce gardien de la sultane défunte, assis dans le tout petit cloître qui enferme le jardin avec les tombes, le figuier sauvage, la glycine noueuse et fleurie, les glorieux rosiers grimpants. Contre une modeste aumône, il nous permettra d’entrer, de respirer les fleurs, de saluer la dame du lieu ; et il nous montrera son petit ménage particulier, son divan, son écuelle, son chapelet d’ambre, son livre de prières…

À côté de la sultane, il y a un grand vizir, et plus loin, un général, et des ministres, et des eunuques, et des prêtres, qui peuplent de fantômes ces pavillons ciselés, ce Trianon funèbre d’Eyoub.

Des colombes palpitent dans l’air sans frissons. Le ciel est si doux qu’il consolerait toutes les tristesses. Partout des blancs purs, des verts tendres. Eyoub, par ce matin de mai, a la fraîcheur d’une amande ouverte.

Nous voici devant la mosquée, à la porte de cette cour du Platane, si funeste à M. Sageret. Les maisons des vivants sont ici plus nombreuses que celles des morts, et la rue très peuplée a des boutiques de barbiers, de restaurateurs, d’épiciers. Je suis un peu surprise de voir, si près du saint lieu, des images patriotiques à un sou. Ces grossiers coloriages représentent l’investiture de Mahomet V, une séance du parlement, et les pendus, — beaucoup de pendus ! — Je croyais que la religion islamique défendait la reproduction de la figure humaine ?

La cour du Platane est simple et belle, dans sa blancheur ensoleillée. L’arbre gigantesque la couvre presque tout entière d’une coupole de feuillage. Autour de la fontaine aux ablutions, des musulmans sont assis ; d’autres dorment couchés ; d’autres jettent du millet, — dix paras la mesure ! — à des centaines de pigeons. La mosquée ouvre dans une autre cour, plus sainte, plus inaccessible que celle-ci.

Pendant que nous regardons, sans avancer trop, pour ne pas offenser des susceptibilités respectables, M. Pareille a lié conversation avec un hodja ; puis il nous a quittés, et il est entré dans un corps de garde de gendarmes macédoniens. Il revient vers nous, escorté de deux sous-officiers de Salonique, et du ton le plus naturel, il nous dit :

— Entrez.

— Où ça ?

— Dans la cour… J’ai parlé aux officiers du poste, et ils ont arrangé l’affaire avec les hodjas… J’habite Constantinople depuis vingt-cinq ans, et je n’ai jamais pu pénétrer dans cette cour, même avec de hauts dignitaires turcs. En ce moment, le prestige des officiers de Salonique est si grand qu’ils peuvent tout. Ils nous donnent deux sergents comme escorte, par prudence.

Et c’est ainsi que je suis entrée dans la cour du Platane, pas très rassurée, je l’avoue, et prête à m’en aller si les fidèles avaient fait un seul pas vers moi. Mais les fidèles respectent les gendarmes bleus autant qu’ils méprisent les giaours. Un petit hodja de quinze ans, très déluré, nous a montré le grand creux dans le tronc de l’arbre, et la fontaine. J’ai jeté du grain aux pigeons et me suis hasardée jusqu’au seuil de la seconde cour. Alors, le petit hodja, avec un sourire, m’a fait signe de passer, et nous avons tous passé, et nous nous sommes arrêtés tous devant le mur de gauche, plaqué de belles faïences où s’ouvre la grille du tombeau d’Eyoub… En face, la mosquée fermée par un rideau de cuir, dominée par deux minarets blancs… Et comme personne ne nous disait rien, j’ai suivi le petit hodja qui était bien responsable de mon audace, et je suis allée regarder l’intérieur du tombeau. Il y a beaucoup de cierges, des rideaux de soie pourpre, un grand catafalque chatoyant, des choses indistinctes qui luisent dans l’ombre, comme des trésors… On peut voir des choses plus belles, mais cela, c’était beau, à cause de la difficulté, du danger… Loti l’a vu, le tombeau d’Eyoub, mais il s’était déguisé ! Il n’a pas eu de mérite. Loti ! Tandis qu’une Parisienne, qui est allée dans ce sanctuaire, avec une robe fourreau, un chapeau cloche et pas le moindre voile, elle peut remercier Allah de sa chance !

M. Bareille porte le fez, mais M. Paul Belon, en chapeau de feutre, était aussi scandaleux que moi. Nous couronnâmes notre expédition en franchissant le seuil de la mosquée. Le petit hodja tenait le rideau de cuir, et les Saloniciens impassibles veillaient derrière nous. Elle n’a rien de spécialement admirable, cette mosquée, — mais c’est la mosquée d’Eyoub ! Cependant M. Bareille, qui observait les visages des fidèles et qui comprenait leurs réflexions, nous a dit vivement :

— Ça suffit. Il est temps de partir. L’heure de la prière est venue. Le muezzin chante, et les fanatiques vont se fâcher…

Ah ! comme j’étais ravie ! Backchich au hodja, backchich aux gendarmes ! Voilà les dévots qui arrivent, très graves, enturbannés, barbus, habillés de ces robes de chambre en soie rayée et piquée qui font de si jolies taches de couleurs vives. Et il y a des dames toutes noires, et des pauvresses toutes déchirées, et des nègres, et des Arabes aux burnous flottants… Nous cherchons maintenant la bonne auberge promise par M. Bareille.

L’auberge est trouvée, la table mise dans le jardin qui est un vrai jardin de guinguette, avec un figuier, une glycine, quelques rosiers en fleur et des cages à poules, — très « environs de Paris », — mais dans un coin, un Turc vénérable rempaille des chaises, et au milieu de l’allée, il y a un jet d’eau minuscule, un jet d’eau attendrissant par sa petitesse, dans un vasque de marbre !

Le déjeuner ? Ah ! certes, le représentant de la maison d’automobiles, notre distingué compatriote, ne serait pas content du déjeuner. Je l’entends dire : « Quel sale pays !… » Heureusement que nous l’avons laissé à ses devoirs. Le déjeuner est ridicule, atroce et charmant. Sur une table de bois, le jeune Turc qui nous sert a étendu des serviettes éponges, jaunes et roses, très étroites, en guise de nappe. Là-dessus un plateau, et sur le plateau des assiettes, ou plutôt des soucoupes, comme pour un repas de poupées. Dans l’une, il y a des morceaux de mouton, gros comme des noisettes, et ça constitue le plat de résistance, le kebab ; dans l’autre, il y a des artichauts cuits à l’huile, du thym haché dans la troisième, et, dans la quatrième, des échalotes que nous repoussons avec horreur. Du pain rassis, de l’eau claire ; et pour dessert du yahourt, ce lait aigri par le fameux ferment bulgare, cher à M. Metchnikoff…

M. Bareille, âme angélique, déclare le festin succulent. M. Belon paraît ne pas estimer le kebab, et se méfier du yahourt… J’affirme que ce mets, hygiénique entre tous, panacée contre mille maux, doit être excellent avec du sucre. Et l’on apporte du sucre en poudre… Un chat se caresse à ma robe ; le vieux rempailleur sourit ; la glycine verse l’ombre flottante de ses grappes mauves, et la suavité insensible de son parfum. Le soleil est tiède et le bleu du ciel semble descendre dans l’humble petit jardin, se dissoudre dans l’air embaumé, baigner nos yeux, couler dans nos veines en langueur douce.

On n’est plus gai comme tout à l’heure, mais on est bien. On n’a pas envie de parler. On n’a pas envie de bouger. On est loin de tout, loin de soi-même… Et cet état de jouissance mélancolique, de passivité résignée, c’est peut-être la revanche de l’Orient sur nos ironies occidentales, c’est l’enchantement de la Turquie.

Et j’y résiste si mal, que je perds la notion des convenances, et que je reprends du sucre, — il est si aigre, ce yahourt ! — sans y penser… Et je vois tout à coup mes amis qui me considèrent avec indignation… Il n’y a plus de sucre pour eux ! En rêvant, j’ai mangé tout le sucre…

— Voilà tout le féminisme, dit M. Paul Belon, qui regarde tristement l’horrible lait caillé presque intact dans son assiette.


Mai.

Une dame musulmane, amie d’amis, m’invite gracieusement à passer quelques jours chez elle. Là, je pourrai, plus aisément qu’à Péra, voir Selma Hanoum, qui, depuis la contre-révolution ; a été presque invisible ; et non seulement la sœur d’Ahmed-Riza bey, mais d’autres dames, Jeunes-Turques et Vieilles-Turques, conservatrices ou émancipées. Ma future hôtesse, — appelons-la Mélek Hanoum, — a des relations partout, dans tous les mondes.

Avant de quitter Péra, j’ai souhaité visiter un hôpital de femmes. À l’hôpital et à l’école on peut voir ce que la société fait pour la femme, et aussi de quelle manière et dans quelle proportion la femme contribue aux charges sociales.

La petite école d’Andrinople, si modeste et si touchante, m’avait édifiée, mieux que tous les livres ou articles spéciaux, mieux que tous les récits plus ou moins sincères, sur ce que l’on appelle ici l’instruction des filles, sur les capacités des institutrices qui ne savent presque rien, mais qui sont capables de tout apprendre. J’avais aimé la bonne grâce de ces jeunes femmes, la vive intelligence de leurs yeux, leur patriotisme profond et naïf, leur volonté de se perfectionner, de « faire quelque chose pour la pauvre Turquie ».

L’hôpital me révélerait ce que les hommes de ce pays entendent par l’assistance aux femmes, et quelle est la part de la femme dans cette assistance. Nous avons nos doctoresses, nos étudiantes en médecine, nos sages-femmes, nos sœurs de charité, nos infirmières laïques. Quelles femmes trouverais-je ici au chevet des malades ? Et si la religion et la coutume leur interdisent ce rôle de gardes-malades, qui est si nécessaire et si naturel, comment peut-on suppléer à leur présence et à leurs soins ?

Voulant me restreindre aux hôpitaux turcs, j’ai écarté de mon programme les hôpitaux de diverses nationalités et confessions chrétiennes, et j’insiste sur cette restriction pour prévenir les malentendus possibles et empêcher les généralisations fâcheuses.

On m’a conseillé de voir l’hôpital des Enfants, de Chichli, et l’hôpital Hasséki, de Stamboul, qui est spécialement réservé aux femmes et comprend une Maternité.

Je suis donc allée, avec M. Bareille, à l’hôpital des Enfants, hier encore hôpital Hamidié, création de l’ex-Sultan, la seule bonne œuvre qu’il ait faite. Cet hôpital est situé presque hors de la ville, sur la hauteur de Chichli, dans un quartier sain et aéré. Tout à fait moderne, à l’allemande, il se compose de plusieurs pavillons isolés parmi les allées caillouteuses et sur les arbres jeunes d’un jardin sans ombre. Le soleil implacable tombe sur les toits rouges, sur les murs blancs, entre par les hautes fenêtres, le bon soleil microbicide, père de la vie ! Une petite mosquée occupe le centre du jardin, et le minaret modeste révèle seul la destination de cette bâtisse sans caractère qu’on ne distingue pas, tout d’abord, des pavillons.

Nous attendons quelques minutes dans le salon rouge, très européen sauf le toughra, chiffre du Sultan, brodé en fleurettes sur satin noir et formant panneau décoratif. Arrive enfin un bon vieux monsieur, assez mal rasé, assez mal habillé, l’air malade, le teint jaune, plus jaune encore sous le fez rouge vif. Il s’excuse de ne pas parler français, tend la main, salue, sourit, et nous nous asseyons tous les trois pendant qu’on apporte le café. Ce bon vieux monsieur, c’est Ibrahim Pacha, directeur de l’hôpital, qui fut médecin particulier d’Abdul-Hamid pendant dix années.

Je crois que nous allons commencer notre visite aussitôt les présentations faites, et les politesses échangées. Mais en Orient, la lenteur est une forme obligatoire de la courtoisie et les gens bien éduqués ne sont ou ne paraissent jamais pressés de rien. Toute cérémonie exige, au préalable, d’infinis discours, des compliments réciproques, et même des silences où les interlocuteurs se contemplent en souriant, avec une mine placide qui signifie : « Je n’ai plus rien à dire, mais je ne m’ennuie pas avec vous, et je reste ici parce que votre compagnie me plaît et m’honore. »

La conversation du pacha — M. Bareille servant d’interprète — est laborieuse. Ibrahim Pacha célèbre les mérites de la France, et ceux des Jeunes-Turcs, et il laisse deviner qu’il a beaucoup souffert, vraiment, du temps de l’Ogre… Pendant dix ans, il a dû habiter Yldiz, demeurer jour et nuit à la disposition d’un maître maniaque, renoncer presque à la liberté, à l’amitié, à la famille. Il est devenu, à ce régime, presque aussi vieux que son impérial client, malgré la différence d’âge de quinze années, et peut-être beaucoup plus malade. Il bénit la révolution qui lui permettra d’aller se soigner en France, cet été.

Tout ceci, par bribes de phrases, avec la sereine prudence de l’Oriental qui ne livre rien de son intime pensée et décourage la curiosité étrangère. On se dit : « Que de choses a vues cet homme ! Que de secrets il conserve dans sa mémoire ! Si je le connaissais mieux, si j’avais le temps de le faire parler !… » Mais on s’abuse. L’homme d’Orient, après dix ans comme après deux heures, ne dit que ce qu’il veut dire.

Il est aussi très difficile de pousser une enquête, d’obtenir des réponses précises et enchaînées. Je demande s’il y a des doctoresses…

— Mais certainement.

— Et des infirmières ?

— Beaucoup.

— De vraies infirmières, qui soignent les malades ?

— Oui.

— Turques ?

— Vous allez en voir une. Elle vous guidera, parce que, moi, je ne peux pas marcher. Je suis si fatigué, si fatigué !

Des doctoresses, des infirmières ! Je ne m’attendais pas à une si belle coopération féminine.

— Et les enfants ?

— Il n’y en a guère, ici, en ce moment. Nous les avons dispersés en d’autres maisons. Il fallait bien recevoir les blessés du 24 avril. Nous avons encore beaucoup de blessés. Niazi bey est venu les voir l’autre jour. Voici la photographie qu’on a faite.

Gracieusement, le pacha m’offre, en souvenir, la photographie de Niazi bey, entouré des officiers convalescents et de tout le personnel de l’hôpital. Et M. Bareille me dit :

— Ibrahim Pacha demande si vous consentirez à être photographiée tout à l’heure, avec lui ?

Très volontiers… Pendant que nous échangeons de nouveaux compliments, une petite personne brune, — oh ! si petite ! — est entrée, en faisant les saluts d’usage, la main sur la poitrine, sur les lèvres, sur le front. Elle a un gentil visage rond et mat, des yeux immenses, noirs, lumineux et mouillés, sous de grands sourcils qui se rejoignent presque. Le brassard du Croissant rouge serre la manche de sa blouse d’infirmière en toile blanche. Un voile de mousseline, bordé de dentelle, est simplement posé sur sa tête et noué sous son menton. Ce voile cache les beaux cheveux sombres, et laisse deviner, par transparence, un ruban rose, à la « Greuze ».

Cette minuscule demoiselle a la grâce d’un tout petit chat, discret et vif, câlin et hardi. Il paraît d’abord impossible de la prendre au sérieux. Elle est trop petite. Elle est trop jeune aussi : à peine seize ans. Je ne la vois pas dans une salle d’opérations ; je ne la vois pas au chevet d’un mourant… Première impression, trompeuse et fugitive ! Dès que mademoiselle Sélika m’a parlé, — dans un français fort convenable, — j’ai senti en elle une intelligence très fine, une rare énergie, l’enthousiasme, la passion, la foi qui créent les héroïnes.

Car c’est une héroïne d’un genre tout nouveau en Turquie, cette jeune fille qui est sortie du harem pour venir, à l’hôpital, soigner les blessés et les malades.

— Mon père — dit-elle — était Osman Pacha, un général mort au Yémen, en combattant les Arabes révoltés. C’est le Sultan qui l’avait envoyé là-bas, pour qu’il y meure… Et je suis née au Yémen. Mon père était un honnête homme, un grand patriote. Il a voulu que je sois instruite, et c’est à cause de lui que j’ai appris à détester la tyrannie, à aimer la liberté, la Constitution.

Elle prononce ces mots « Liberté, Constitution », avec cette ferveur religieuse que j’ai constatée chez les jeunes femmes turques, et je devine en elle l’orgueil de race, la confiance en soi, toujours généreuse et parfois imprudente, et cette ardeur du sacrifice à l’idée, à la cause, qu’on trouve chez les jeunes révolutionnaires russes. Mais il ne faut pas les comparer trop étroitement. Les étudiantes qui fréquentent nos hôpitaux sont des humanitaires chimériques qui oublient leur origine, leur rang social, leur famille, leur sexe même. Mademoiselle Sélika est très femme, très jeune fille, et elle n’a pas négligé de choisir un voile à dentelle et un ruban d’un joli rose pour ses cheveux. Elle n’est pas mystique, peut-être un peu romanesque, contente de tenir un beau rôle et sensible aux éloges qu’elle reçoit.

Elle reprend :

— Quand les soldats de Salonique sont venus nous sauver, j’ai pensé : « Les Européennes, et même les Grecques et Arméniennes, vont aider les médecins. Et pas une Turque n’ira ?… Eh bien ! moi, j’irai… » Ma mère m’a laissée partir. Les médecins ont été très contents que je sois venue et les soldats aussi.

— Les soldats sont des gens du peuple, des paysans illettrés. Ils n’ont pas été choqués de vous voir la figure découverte, parmi les hommes ?

— Non. Ils ont très bien compris pourquoi j’étais venue. Les malades ne sont pas des hommes comme les autres, ni les médecins non plus. Les soldats ont été surpris seulement que d’autres dames n’aient pas fait comme moi.

— Soyez sûre que votre exemple n’a pas été perdu. D’autres femmes vous imiteront. Elles vous auraient imitée, dès maintenant, peut-être, mais tous les parents et tous les maris ne sont pas aussi libéraux que votre mère.

— Il y en a beaucoup, de très libéraux,… mais ils ont peur de l’opinion, de la populace. Ils comprennent pourtant que le relèvement de la femme est indispensable au progrès du pays, et même à la dignité de la famille. Croyez-vous que des enfants reçoivent une belle éducation, dans un foyer où la mère est une inférieure, une esclave ? Sans manquer aux lois de la religion, sans ôter notre voile, — puisqu’on attache tant d’importance à ce voile ! — nous pourrions être plus développées moralement, plus instruites, vivre en intimité plus étroite avec nos maris, être plus utiles à nos enfants. Nous ne demandons que ça. Nous n’avons pas du tout besoin d’aller dans les bals, dans les théâtres… Mais nos ennemis font semblant de confondre nos désirs avec les revendications des mondaines ennuyées. C’est surtout l’instruction qui manque.

— N’y a-t-il pas ici des doctoresses ?

— Il y en a une, mais elle est chrétienne.

— Et les infirmières ?

— Grecques, Arméniennes… Les femmes turques ne se mettent pas en service dans les maisons où il y a des hommes.

— Comment les recrute-t-on, ces infirmières ? Où apprennent-elles leur métier ? Y a-t-il des écoles spéciales ?

— Non, malheureusement. On prend ces femmes où l’on peut. Elles sont dévouées, obéissantes, mais elles n’ont pas d’instruction professionnelle. Ce sont plutôt des servantes que des gardes-malades. Elles gagnent trente francs par mois et leur service est rude. Ah ! nous sommes en retard sur vous !

— Pas tant que ça. Nos infirmières des hôpitaux parisiens ne sont pas mieux recrutées, pas mieux préparées et pas mieux payées… Et trente francs par mois à Constantinople représentent des gages plus importants que trente francs par mois à Paris.

Cette révélation cause une joie visible à la jeune Sélika. Je comprends que l’invincible orgueil turc est flatté par la pensée que la Turquie, si elle n’est pas en avance, n’est pas en retard sur l’Europe, et que nos infirmières de Paris ne sont pas toujours supérieures à celles de l’hôpital Hamidié. Je calme un peu cette joie en expliquant que l’on remédiera bientôt à une organisation défectueuse, que des écoles seront fondées, que les salaires seront relevés, que le métier sera rendu plus honorable et même plus attrayant pour tenter les jeunes filles pauvres de la bourgeoisie.

Nous suivons des couloirs blancs, où glissent les servantes comme des ombres, et nous visitons les salles de pansements, les salles de bains, les lingeries. Sélika dit fièrement :

— Moderne, tout moderne… Il y a l’électricité, la radiothérapie, les laboratoires pour les analyses, tout, tout. Ça coûte énormément d’argent, mais c’est tout moderne.

Oui, il y a des appareils d’électrisation et de radiothérapie ; il y a des collections d’instruments innombrables et coûteux ; il y a du ripolin partout ; il y a des médecins habiles, formés dans les grandes facultés d’Europe, mais peut-être cette correcte façade modem-style, cet argent dépensé, n’empêchent-ils pas les revanches de l’incurie orientale. La salle de bains… hum !… n’en parlons pas… Dans les coins de certaines pièces, traîne, parfois du linge qui a servi. On ne sent pas la surveillance intelligente, l’ordre, la régularité, la propreté minutieuse des religieuses de l’hôpital français. Les chambres des servantes, meublées d’un lit en fer, d’une table, d’une armoire, sont gaies et confortables — mais, dans l’une, on montre des traces suspectes sur le mur.

— C’est un obus qui est entré là, par la fenêtre, — explique la jeune fille. — Il a emporté la tête d’une pauvre servante, et la cervelle s’est écrasée contre le mur. On voit encore la marque, le sang… Et puis là, dans le couloir, il y en a aussi, de la cervelle…

Il y en a. Il y en aura encore dans six mois peut-être, ou dans un an. On n’est pas pressé de nettoyer le mur… Cette cervelle écrasée ne gêne personne. C’est un document, une curiosité !

Dans les cellules qui ouvrent sur le corridor, sont logés les officiers blessés. Nous entrons dans la plus proche. Un jeune homme, en uniforme, est assis sur le lit, et parcourt un journal. La petite table auprès du lit supporte un verre d’eau où baignent des roses, et un buste de Napoléon Ier que je ne m’attendais pas à trouver là !

Ce jeune homme, en pleine convalescence, va quitter bientôt l’hôpital. Il se dit très heureux, très reconnaissant des soins qu’il a reçus, et je remarque la manière respectueuse et paternelle dont il considère sa petite compatriote. Les autres officiers que nous visitons nous font le même accueil grave et souriant. Je les félicite de leur courage et de leur guérison, et ils me serrent la main, sans aucun embarras. Figures résolues, affinées par la souffrance, ils inspirent l’estime et la sympathie. Leur petit domaine de quelques pieds carrés est très propre, très bien rangé. Toujours des fleurs sur la table, des journaux, plus rarement des livres.

Bien différent, mais plus caractéristique est l’aspect de la salle commune, — quinze ou vingt lits, — où sont les soldats. La robuste jeunesse de quelques hommes a triomphé du mal. Assis sur leur séant, vêtus de capotes brunes, ou debout, par petits groupes, ils se divertissent sans plaisanteries criées, sans rires bruyants. Les uns jouent aux cartes. Ceux qui ne savent pas lire écoutent un « savant » qui lit et commente le journal. Dans un lit, un gamin de quinze ans s’enfonce sous les couvertures, à ma vue, et me tourne le dos. Sélika lui touche l’épaule, le gronde de sa bouderie. Il ne bronche pas. Alors, gentiment, elle le « borde », comme un petit frère :

— Ce petit-là, dit-elle, il s’est sauvé de la maison pour aller se battre et il a reçu une balle dans la jambe. Il guérira, mais ce sera long, car il n’est pas sage et n’obéit pas aux médecins.

Au chevet des lits, sur les murs, on a épinglé des cocardes, des images patriotiques. Le soleil projette sur le sol un beau chemin doré, brûlant, glorieux. La force de la jeunesse et de la vie, l’enthousiasme du sacrifice et de la victoire, la joyeuse espérance semblent s’exalter dans la merveilleuse lumière, et rien au monde ne serait moins triste que cette chambre d’hôpital, s’il n’y avait, sur les oreillers pâles, de pâles figures creusées, ravagées, qui ne se contractent pas, qui ne gémissent pas, qui attendent et regardent loin, bien loin, hors du monde… Ces figures-là, toutes jeunes, et marquées par la mort, je ne peux pas les regarder. Je pense aux mères qui ne les verront plus. Mon cœur se gonfle… Surprise, ma compagne me dit :

— Il ne faut pas les plaindre, ceux-là. Ils ne regrettent rien. Ils étaient venus pour mourir. Ils avaient réglé leurs affaires et dit adieu à leurs familles. Ils ne comptaient pas survivre, vraiment. Alors, ils ne sont pas tristes du tout.

Hors de la salle, je lui demande :

— On ne peut pas les sauver ?

— Presque tous ceux-là ont eu les poumons traversés… Ça fait des lésions graves… mais ils peuvent traîner longtemps… Tenez, voilà la salle de pansements. Entrez. Il faut tout voir.

En face de nous, sur une couchette spéciale, il y a un grand garçon de vingt ans, nu jusqu’à la ceinture, et que des élèves en médecine tiennent soulevé par les épaules. Je vois ses bras qu’agite un tremblement continu, sa poitrine large et musclée qui halète, halète, comme dans la torture. Et je vois aussi une face cadavéreuse, suante, les yeux hors de l’orbite, la bouche ouverte par un gémissement qui dure, qui m’entre dans les oreilles, qui me fait mal. Sélika m’attire de côté. J’aperçois la plaie monstrueuse, tout le dos fendu, l’épaisseur de la chair à vif, et les médecins qui travaillent dedans.

Voilà donc ce que fait la guerre ! Pour la première fois m’apparaît l’être pitoyable entre tous, le blessé, dans sa nudité toute vive, saignante et purulente. Je ne peux plus penser que la folie des hommes a rendu parfois nécessaire et légitime cette abomination, que la lutte peut être le devoir sacré, l’expression suprême de l’héroïsme et du désintéressement, et que des individus doivent souffrir et mourir comme celui-là pour qu’un peuple vive. Je ne peux plus penser avec mon cerveau façonné par l’éducation. Je sens, seulement, dans tout mon cœur de femme, la pitié infinie, la pitié qui me ramène à l’égoïsme, car j’ai un fils, et mon fils sera soldat… Alors je me détourne, je m’en vais brusquement, pour ne plus voir cette face de martyr, pour ne plus entendre ce cri. Et parce que je pleure — n’étant plus maîtresse de mes nerfs — la petite Turque me prend le bras et m’emmène.

Je lui dis :

— Vous êtes habituée, maintenant… Mais au début, est-ce que vous restiez calme devant ces affreux spectacles ?

— J’étais plus émue, oui…

— Mais vous ne pleuriez pas ?

— Oh ! non !

Elle est une jeune fille, cette frêle Sélika ! elle n’a pas souffert dans son corps ; elle ne connaît que l’amour de la patrie, l’amour de la liberté ! Elle n’a pas de petit garçon… Les mères seules, savent tout ce que représente de souffrance de fatigue, de longs soins, cette créature précieuse : un petit garçon… Je dis encore :

— Vous êtes contente lorsqu’un de ces pauvres gens va mieux, qu’il est sauvé, un peu par vous ?

— Très contente… Mais, enfin, ces gens, je vous le répète, ils étaient venus pour mourir.

— Est-ce que vous avez soigné aussi des réactionnaires ?

Les beaux yeux noirs se durcissent :

— Non. J’avais le choix, puisque j’étais venue librement. Je n’ai soigné que les bons.

Ô petite Sélika vaillante et charmante, qui mourriez tout à l’heure, comme un soldat, si votre mort devait assurer le triomphe de la Constitution, petite Sélika que j’admire, vous ne soupçonnez pas quel abîme il y a entre nous. Aucune femme chrétienne, — non pas même croyante, mais chrétienne d’origine et d’éducation, — ne se souviendrait qu’il y a des bons malades et des mauvais malades.

Nous avons entrevu, rapidement, le pavillon des enfants, presque dépeuplé. L’heure avance. Ibrahim Pacha nous attend, sur le perron, avec son photographe. Encore des compliments, encore des discours, et la promesse de nous revoir tous les uns les autres.

— En France ! dit Sélika. Oh ! j’irai en France…

Affectueuse, douce, appuyée à mon épaule comme une petite sœur, elle me dit :

— Vous parlerez de moi, dans vos articles ?

C’est fait. Peut-être ne se reconnaîtra-t-elle pas dans ce portrait hâtif que j’ai tracé d’elle, avec tant de sympathie et aussi tant de sincérité, à défaut de clairvoyance parfaite[1].

M. Bareille dit, avec douceur :

— Nous serons un peu en retard pour le déjeuner. Je n’ai pas de montre… Il est au moins… midi un quart !

Il est deux heures passées, excellent M. Bareille ! Ça n’a aucune importance pour vous, qui vivez dans un rêve byzantin, ni pour moi, qui ai perdu l’appétit à voir tant de malades, ni pour mademoiselle Sélika et Ibrahim Pacha, qui mangent selon le caprice de leur faim, à l’orientale. Mais nous avons un autre hôpital à visiter.

Vers la fin de l’après-midi seulement, nous arrivons à cet hôpital, dans une rue calme et poussiéreuse, plantée d’acacias énormes qui embaument. Chemin faisant, M. Bareille a timidement proposé quelques petits détours, pour voir une si belle ruine, un turbé si ancien avec des faïences ! J’ai été impitoyable. M. Bareille s’est soumis.

Le médecin en chef, directeur intérimaire de l’hôpital Hasséki, est un homme encore jeune, gras et placide. Il ne sait pas un mot de français. Nous nous asseyons à grande distance les uns des autres, dans un cabinet décoré de photographies, où des femmes, — visage voilé, poitrine et ventre nus — étalent toutes les variétés de tumeurs. Le café pris, la conversation traîne avec une lenteur pompeuse, et je fais des signes désespérés à M. Bareille, qui est devenu très turc sous le rapport de la patience.

M. le médecin en chef se lève enfin pour nous conduire.

L’hôpital Hasséki a été construit, comme l’hôpital Hamidié, d’après le principe allemand des nombreux petits pavillons. Il est clair, gai, fleuri. Mêmes salles de pansements, d’opération, de radiothérapie, d’électrisation, aménagées à la façon moderne. Mais le soleil n’entre pas à flots par les vitres, comme à Chichli. Les caffess de bois ajouré tamisent les rayons et signalent la présence sacrée des femmes.

Au seuil d’un dortoir, le docteur s’arrête et crie en turc :

— Silence !

Pas un souffle… Les malades, assises sur leurs petits lits, ramènent leurs voiles blancs sur leurs bouches, baissent les yeux et croisent leurs mains sur leur poitrine. Le médecin passe entre les couchettes, sans un regard, sans un mot pour ces pauvres créatures pétrifiées.

De pauvres créatures vraiment, tristes échantillons de toutes les misères physiologiques, victimes de la routine populaire, de l’ignorance et de la saleté invétérée, victimes aussi de la pauvreté. Les ardoises, placées derrière chaque lit, portent, en français et en turc, la désignation de la maladie. Il y a beaucoup de tuberculose osseuse ou pulmonaire, et beaucoup de maladies spéciales au sexe féminin.

Je suis étonnée de l’indifférence du docteur, de sa manière d’imposer le silence… Je me rappelle le service du docteur Pozzi, à Broca, où je suis allée récemment. Avec quelle joie les malades attendent la visite du « chef » ! Avec quelle familiarité paternelle il les aborde, l’une après l’autre, ménageant si bien leur amour-propre et leur pudeur, habile à deviner leur inquiétude, le désir qu’elles n’osent formuler, le mot qu’elles espèrent et qui les réconfortera tout un jour. Certes, tous les chirurgiens n’ont pas de ces délicatesses, et il y a nombre d’internes brutaux et même grossiers ; mais que de braves gens parmi eux, accessibles à la compassion, malgré l’habitude professionnelle, et dont l’arrivée est un bonheur, une gaieté quotidienne ! Ici, c’est la hiérarchie implacable, le malade humilié devant le seigneur médecin, la femme voilée et silencieuse devant l’homme.

Après tout, je me trompe peut-être… Ce sont les convenances orientales qui obligent les uns et les autres à cette attitude. Le docteur prouve son respect de la femme en évitant de regarder les hospitalisées qui baissent chastement leurs paupières et remontent leurs voiles devant lui. N’ayons pas la rage de comparer, de généraliser, de prêter aux autres peuples une sensibilité analogue à la nôtre !

Quelques femmes, sur le point d’accoucher, ont amené leurs enfants avec elles et les gardent, accroupis sur leurs lits. Je fais remarquer à M. Bareille la beauté d’une petite fille de cinq ans, parée de fétiches en perles bleues.

La mère, flétrie et sans âge, répond en français :

— Oui, elle est gentille. Je ne pouvais la confier à personne. Alors, je l’ai amenée, avec son frère que voici. On a bien été obligé de les recevoir.

— Et le père ?

— Il est parti… C’est un musulman, mais moi je suis juive. J’ai été à l’école française. Et puis, je me suis mariée à ce Turc qui m’a laissée…

Dans le lit voisin, une négresse tient dans ses bras un nouveau-né. L’infirmière — ou plutôt la servante — prend le petit être pour me le faire admirer. Jamais encore je n’avais vu un bébé nègre âgé de neuf jours. C’est quelque chose de touchant et de comique, une espèce de poupée noire à petits cheveux frisottants, le front tatoué de bleu, les mains froides, douces, plissottées, plus pâles que le visage. Je dis à la maman :

Tchok guzel ! (Très joli.)

Mon répertoire turc est court, mais ces deux mots flatteurs font un grand effet. Quelques figures s’éclairent de gaieté moqueuse et bienveillante. Et les servantes, aussitôt, selon le rite, me demandent le nombre de mes enfants… Trois !… Un garçon !… Machallah !… Dieu les conserve ! Et qu’il conserve surtout le mâle !

Revenus dans le cabinet du directeur, le gros médecin réclame mes impressions… Je lui dis, avec franchise, que son hôpital est très bien tenu, aussi gai que peut être un hôpital, mais que les malades sont bien mornes, bien intimidés. Il ne répond pas. Il sourit. Je crois qu’il n’a pas compris ma pensée…


Mai.

Au Séraskiérat. Dans un vestibule immense, où des officiers, des soldats, des fonctionnaires en stambouline passent et repassent, où les portes s’ouvrent et se referment sans cesse, où le mouvement continu multiplie les courants d’air, nous attendons les cartes qui nous permettront d’entrer à Yldiz, demain.

Il y a, dans notre groupe, trois vrais journalistes. Les autres se sont attribués indûment cette qualité, même le représentant de la compagnie d’automobiles et sa femme.

Petite supercherie, bien innocente… Nous attendons. Un officier apporte les cartes, M. Paul Belon me dit :

— Voulez-vous remercier Chefket Pacha ? Il ne faut pas quitter la Turquie sans avoir vu Chefket Pacha, l’âme de la révolution, le maître de l’heure ?

Le « maître de l’heure » consent à nous recevoir tout de suite.

Pertev Pacha, un officier jeune encore malgré ses cheveux gris, très élégant, très parisien, nous introduit dans une vaste pièce, inondée de jour par plusieurs fenêtres, drapée de tentures rouges, meublée de tables et de fauteuils vaguement Louis XV, trop dorés. Des officiers d’état-major sont là, tous debout, et le général debout me regarde approcher en souriant, La salle est si grande que je me sens tout à coup ridiculement petite. Mais Chefket Pacha me tend la main, et s’incline un peu pour que la conversation soit plus facile. Et ma timidité puérile disparaît soudain. Je regarde cet homme, qui a pris l’initiative périlleuse de sauver son pays à la pointe de l’épée, et qui a risqué, hardiment, l’apothéose ou la potence ; ce Croquemitaine des réactionnaires, qui pend aujourd’hui les gens qui l’auraient pendu, en cas d’insuccès. C’est un Arabe, de haute taille, maigre, un visage tout en creux et en reliefs, où les yeux, fauves et mobiles, s’enfoncent profondément. Ces yeux — vraiment des yeux d’aigle — rendent inoubliable la figure de Chefket Pacha. Il a de l’énergie, de l’audace, de la franchise, la dignité naturelle d’un homme de vieille race. Ce n’est pas un militaire de salon, ce n’est pas un discoureur, c’est un vrai soldat, c’est un homme.

— Vous êtes allée à Stamboul pendant les jours d’investissement ? Vous n’avez pas eu peur ?… C’est très bien… Il n’y avait aucun péril pour les étrangers, aucun… Et qu’est-ce que vous avez vu à Stamboul ?

Je raconte mes promenades, ma visite à la mosquée où les hodjas prêchaient les soldats mutins, le 23 avril, et la belle frayeur que m’ont faite les touloumbadjis.

Les officiers, rassemblés autour de nous, semblent s’amuser de cette histoire et de ce colloque.

— Général, je vous dois une sensation tout imprévue et sans doute unique dans ma vie : le réveil au bruit du canon, la fusillade toute voisine. J’ai pressenti ce qu’est la guerre. Et je ne l’aime pas du tout la guerre.

— Nous autres Turcs, nous aimons la guerre. Nous sommes surtout des soldats. Nous nous battons avec plaisir.

— Vous vous êtes battus pour une belle cause. Mais je suis femme. Je suis émue par les morts et les blessés.

— Pourtant, vous êtes allée voir les pendus ?

— Jamais de la vie.

— Toutes les dames y sont allées.

— Pas toutes, du moins je l’espère… Ah ! vous pendez bien, quand vous vous y mettez ! On a très peur de vous.

— Pas les honnêtes gens… Les autres !… Ah ! il y en aura d’autres, beaucoup d’autres, qui seront pendus. Je suis venu ici pour faire un nettoyage. Je ne m’en irai pas ce qu’il ne soit achevé.

Il me demande encore :

— Vous avez vu nos dames turques ? Les trouvez-vous bien malheureuses, bien arriérées ?

— Celles que j’ai vues ne se plaignaient pas. Elles m’ont paru très intelligentes, très désireuses de se perfectionner, et toutes — même les plus naïves et les plus ignorantes — animées d’un patriotisme ardent.

— Tant mieux. Il faut que nous ayons les sympathies des femmes. Elles élèvent les futurs soldats. Je suis heureux, très heureux que les femmes de mon pays vous aient donné si bonne opinion d’elles.

J’ose dire :

— Est-ce que vous ne leur ferez point une petite part de la liberté que vous avez reconquise pour tous les Turcs ?

Geste évasif :

— Trop de difficultés… trop de complications. .. Les dames turques sont trop pressées. Elles doivent patienter. Avec le temps, peut-être… Enfin, vous avez vu que nous ne sommes pas des barbares. Vous ne direz pas de mal de nous, dans votre prochaine œuvre ?

— Je dirai ce que j’ai vu et entendu, sincèrement, et avec sympathie.

Je prends congé. Chefket Pacha me serre la main, incliné vers moi, comme l’Ogre vers le petit Poucet, mais c’est un ogre paternel, et son sourire aux grandes dents ne me fait pas peur.


Mai.

Yldiz !… L’enceinte franchie, il y a un palais blanc, qui semble tout neuf, avec un perron de marbre, et des fenêtres grillées. Sur le perron, des officiers, des policiers, et le préfet de Constantinople. Devant le perron, dans l’allée poussiéreuse, en plein soleil, des voitures arrêtées, et un tas de gens furieux qui récriminent, parce qu’on leur refuse le passage et que les soldats confisquent, sans raison et sans explication, les appareils photographiques. Le préfet et ses secrétaires sont débordés. Et les voitures s’ajoutent aux voitures, et les mécontents aux mécontents. Sur le rebord d’une fenêtre, un petit singe échappé gambade.

Yldiz !… Des palais trop blancs, trop sculptés, trop chargés, des palais pour parvenu millionnaire que les architectes exploitent, des palais très coûteux, très laids, plus que laids : bêtes ! et dispersés au hasard dans un jardin qui s’abaisse, par une série d’ondulations, vers le Bosphore.

Comme les boîtes japonaises qui contiennent des boîtes japonaises, l’une dans l’autre, ce jardin contient plusieurs jardins. La voiture se heurte à un mur, à un groupe de factionnaires : « Yassak ! » Discours infinis comme notre patience. Le soleil brûle… On passe enfin, mais il faut laisser la voiture au seuil de cette seconde enceinte qui enferme la troisième enceinte : le jardin central, le cœur secret d’Yldiz, le harem.

Nous ne franchirons pas cette troisième enceinte. Les scellés défendent les portes que ne gardent plus les eunuques noirs. La cage est vide ; les oiseaux brillants se sont envolés. Des princes, de hauts fonctionnaires en ont recueilli quelques-uns. Les autres se laissent vivre aux frais de la nation… Il y a, dit-on, trois cent cinquante dames de tout âge qui attendent des protecteurs… Vide aussi, la maison du Grand-Eunuque, ce vilain nègre qui a une réputation de bourreau. Vide, le palais tarabiscoté construit pour l’Empereur et l’Impératrice d’Allemagne. Résignons-nous à ne voir d’Yldiz que ces façades biscornues et par les fenêtres quelques rideaux, quelques meubles, d’un horrible goût allemand « art nouveau ». Bornons notre curiosité au parc.

Le parc d’Yldiz !… Les Turcs, très gravement. le comparaient à Versailles. Ils vantaient les profonds ombrages, les pièces d’eau, les lacs, et la ménagerie, et les écuries, et les serres. Yldiz ! c’était le jardin du paradis de Mahomet.

Yldiz, ô mes amis ! Si les gens qui l’ont vu, naguère, en ont fait tant de louanges, c’est pour bluffer, pour exciter l’admiration et un peu la jalousie. C’est si délicieux d’avoir vu ce que les autres ne verront jamais ! Cela permet de dénigrer les beautés offertes à tous. « Versailles ?… Peuh !… Si vous connaissiez Yldiz !… » Mes amis, le petit jardin d’Eyoub, si naïvement turc, vaut tous les parcs du Sultan. Les parcs du Sultan ressemblent à une grande propriété banale, sans style, sans dessin, médiocrement plantée, fort mal entretenue. C’est plus anglais qu’oriental, — et il y manque la fraîcheur, l’ombre épaisse, la netteté des parcs anglais. La seule beauté réelle de ce lieu, c’est ce qui est dehors ; le fond de paysage, le Bosphore bleu, la côte d’Asie bleue et mauve. Le reste… ô mystification !

Un monsieur, coiffé du fez, blond, doux, affable, nous sert de guide. C’est un Français, M. Henry, qui fut, pendant six années, jardinier en chef d’Yldiz. Il ne s’étonne pas de nous voir déçus. Il dit :

— Bien surfait, tout ça !…

— Oh ! combien !

— Et mal tenu ! Ce n’est pas ma faute, vous savez. J’aurais aimé arranger ces jardins, en faire une belle chose d’art. Le Bosphore au second plan, l’Asie au troisième plan, quelles perspectives à ouvrir, quels tableaux à composer ! Mais, pas un sou ! Poches vides… Les ferrures des serres se rouillent, l’eau croupit dans les bassins ; l’herbe pousse dans les allées ; les branches mortes encombrent les taillis. Pas un sou ! Les fonctionnaires du palais ont tout raflé. Et les garçons jardiniers sont en grève.

— En grève ?

— Ils veulent être payés. On ne les paie pas. Alors, ils refusent le travail. Il y a deux mille citronniers dans l’orangerie qui devraient être mis à l’air. Les jardiniers ont dit : « Nous sortirons les citronniers quand nous aurons notre argent. »

Et M. Henry ajoute, mélancolique :

— Ils sont fichus, ces deux mille citronniers.

Voilà les impressions que j’ai rapportées de cette « merveille » trop vantée d’Yldiz, avec une petite pomme verte de bergamote qui parfume mon armoire, comme un sachet.


Mai.

I… bey, le plus français des Turcs, me fait ses confidences :

— La vie conjugale ! Elle serait charmante, elle serait tout au moins facile, s’il n’y avait pas ce fléau du harem : la belle-mère. Notre Karagheuz, qui est misogyne, appelle la femme « l’ennemie domestique », ou « Son Altesse Scorpion »… Quel nom donnerai-je à la femme devenue belle-mère ? Des belles-mères françaises, j’en ai vu, madame, et de redoutables, quand j’étais attaché d’ambassade à Paris. Mais elles sont, aux belles-mères turques, ce que la couleuvre est au cobra.

Je frémis. Cet homme a dû bien souffrir, à moins qu’il ne se moque de moi, avec sa douceur sournoise, son sourire pincé, son œil aiguisé de malice.

Il reprend :

— Quand nous nous marions, nous expliquons à nos femmes que nous sommes obligés de passer le pont, d’aller à Péra pour nos affaires. C’est à Péra que sont les banques, les ambassades, etc. Nos femmes ont un préjugé contre Péra, cette ville de liberté et de débauche où il y a des femmes en chapeau, dans les rues, et des femmes décolletées dans les salons. Pourtant, elles se résigneraient… Les affaires sont les affaires… Mais la vieille hanoum, la belle-mère qui est « à la turque », corps et âme, arrive un beau jour : « Où est ton mari, ma fille ? Est-ce qu’il te négligerait ? — Maman, il est à Péra. — À Péra ! Tu dis cela tranquillement… Il est à Péra ! — Oui, maman, pour ses affaires. — Ma fille, tu es une sotte, et ton mari un débauché. Quand un homme va à Péra, on sait pour quoi faire. Il te trompe, ma pauvre enfant ! Il te trompe avec des modistes et des chanteuses. » Le mari rentre à midi : « Tu es allé à Péra ? — J’y suis allé. — Pour affaires ? — Pour affaires… — Misérable ! Ma mère m’a tout dit. Quand un homme marié va à Péra, c’est… » Larmes, pâmoisons… On se réconcilie ; on se réconcilie complètement. « Tout de même, pense l’épouse, il n’a pas dû me tromper. Cette ardeur me rassure. » Le même jour, le mari retourne à Péra… Le soir, même scène, même dénouement. « Ma mère, dit la jeune mariée, le lendemain, je ne crois pas que mon mari soit infidèle, parce que… — Hé ! ma fille, répond Son Altesse Scorpion, cela prouve que ton mari est un homme de ressources, mais ce serait bien autre chose encore s’il n’était pas allé à Péra. »

— Et voilà comment un ménage se détraque, dit I… bey.


IV

la vie au harem


Mai.

Confidences féminines :

« Chère amie, prenez ce crayon, écrivez, écrivez… Je vais vous raconter mon histoire… pour publier… Ne faites pas attention à cette dame qui est sur le divan… Elle ne sait pas le français. Mais très intelligente, grande révolutionnaire de Salonique,… Très intelligente, cette dame !… Elle a porté des revolvers dans des caisses à biscuits, et des lettres dans ses poches sous le tcharchaf… Ne sait pas lire… Pas civilisée du tout… mais très intelligente… »

  1. Au moment de publier ces notes, je reçois une petite lettre de mademoiselle Sélika Osman Pacha. « Ma chère dame, depuis longtemps je désire vous écrire, malheureusement, toujours il y a un empêchement ; je ne sais si vous avez oublié la petite garde-malade volontaire qui vous avait fait visiter l’hôpital et s’était fait photographier avec vous. Les blessés sont guéris. Moi aussi j’ai quitté l’hôpital. Maintenant, nous ferons une société du Croissant rouge. On donnera des leçons de garde-malade, car le devoir d’une dame patriote est de secourir les blessés de guerre et de venir en aide à l’humanité souffrante. — SÉLIKA, fille de feu Osman Pacha, membre du Croissant rouge.