Notes de voyage en Asie centrale - Samarkande

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Notes de voyage en Asie centrale - Samarkande
Edouard Blanc

Revue des Deux Mondes tome 115, 1893


NOTES DE VOYAGE
EN ASIE CENTRALE

SAMARKANDE


I. — ARRIVÉE A SAMARKANDE.

La première impression de tous ceux qui ont vu Samarkande, quelque préparés qu’ils aient pu être à son aspect par des descriptions antérieures, a été celle de la surprise et de l’éblouissement. Naguère encore cette grande ville, qui fut pendant tant de siècles la capitale de puissans empires, était absolument inconnue, si ce n’est de nom, du moins de fait, aux Européens. Jusqu’à l’époque de la conquête russe, qui ne remonte qu’à une vingtaine d’années, un voile épais dérobait, depuis la plus haute antiquité, le centre de l’Asie aux yeux des Occidentaux. Nos ancêtres ont, du reste, fort bien pu vivre sans se préoccuper de cette civilisation si avancée et si colossale, éclose si loin d’eux ; ils n’en ont même pas soupçonné l’importance.

Et si, pas plus au moyen âge que dans les temps modernes, le nom de Samarkande n’a été tout à fait inconnu en Europe, ceux des grandes villes voisines, dont plusieurs ont compté et comptent encore des centaines de milliers d’habitans, parvenus depuis longtemps à un haut degré de civilisation et même de culture intellectuelle, y étaient complètement ignorés ; peut-être le sont-ils encore de presque tous nos compatriotes. Dans tous les cas, il ne serait venu à l’esprit de personne chez nous, jusqu’à ces derniers temps, de mettre en parallèle la civilisation de ces pays avec celles qui ont éclairé la Chine, l’Inde ou la Perse. À plus forte raison n’aurions-nous pas cru pouvoir établir la moindre comparaison entre cette civilisation de la Grande-Boukharie et celle des États d’Europe contemporains, même les plus arriérés.

L’idée que les Européens pouvaient avoir de ces contrées, jusqu’à la date récente de la conquête russe ou jusqu’au célèbre voyage de Vambéry, qui remonte à peu près à la même époque, était, disions-nous, des plus vagues : c’était celle que peuvent donner les récits des voyageurs anciens, tels que Marco Polo, du Plan de Carpin, légat d’Innocent IV, ou le moine Rubruquis, Guillaume de Roubrouk, envoyé extraordinaire de saint Louis près du grand khan de Tartarie. Ces récits, assez peu lus d’ailleurs, sont fort sobres de descriptions, au point de confiner à la plus extrême sécheresse, en sorte que, malgré leur exactitude, qui est vraiment remarquable, ils n’évoquent pour nous, habitués aux descriptions colorées et savamment analytiques de la littérature moderne, aucune image pittoresque ni précise.

Aujourd’hui, le voyage à Samarkande est devenu, sinon attrayant, du moins facile et à la portée de tous, et les seuls obstacles qui puissent empêcher les simples touristes de l’Europe occidentale de s’y ruer en foule sont uniquement l’extrême longueur et l’ennui du trajet, l’un des plus fastidieux, des plus arides et des moins pittoresques qu’il soit possible de faire. Mais ces deux inconvéniens suffisent encore pour que peu d’Européens, en dehors des Russes, auxquels l’immensité des steppes est familière, et qui d’ailleurs y sont chez eux, aient, jusqu’à présent, contemplé de leurs propres yeux la métropole de l’Asie centrale.

Aussi, quoique plusieurs de nos compatriotes en aient déjà parlé, au cours de ces dernières années, et aient retracé leurs impressions, il n’est pas encore trop tard pour aborder ce sujet, qui tient dans nos souvenirs de voyage une place à part, et pour tâcher de donner de cette ville morte ou à peine survivante un aperçu général.

Si l’on voulait comparer Samarkande à une ville du monde occidental, autant qu’on peut comparer une ville d’Orient à une ville d’Occident, c’est avec Rome qu’on lui trouverait le plus de ressemblances, au quadruple point de vue de son architecture, de ses dimensions, de sa situation topographique, étalée sur plusieurs collines, et du rôle qu’elle a joué dans l’histoire. Mais là s’arrête l’analogie : il faut tenir compte de la différence essentielle que créent entre les deux villes l’éclatante lumière orientale, la fantaisie architecturale, si vivement colorée et si énorme en même temps, qui caractérise les monumens des anciens, pays du soleil, la vieille Asie comme l’antique Égypte, et enfin ce mélange intime et perpétuel d’histoire et de légende, de réalité et de féerie, que l’on retrouve constamment dans tout ce qui touche à l’Orient.

L’histoire de notre petite Europe n’a pas le même caractère. Les faits, plus ou moins solidement charpentés et motivés, y sont bien distincts des rêves. Ils se présentent presque toujours à nous accompagnés d’un cortège plus ou moins pesant de documens qui les justifient, les rendent corrects en quelque sorte, et en font pour ainsi dire partie intégrante à nos yeux. Tout y est plus ou moins prévu : les effets sont proportionnés, dans une certaine mesure du moins, aux causes qui les ont fait naître. Le produit artificiel et privilégié auquel nous donnons le nom d’homme civilisé, placé chez nous dans un cadre à sa taille, dans un univers borné, est aussi peu que possible, en sa vie automatique, le jouet des événemens, ou du moins ce n’est plus guère que dans les romans de M. Zola qu’il en est l’instrument inerte, fatal et impuissant. Tout au moins est-il incontestable que les individualités tiennent dans notre société occidentale une certaine place ; les personnalités des souverains, leurs idées ou leur mode d’administration peuvent avoir une action décisive sur la marche de leurs siècles.

En Orient, au contraire, où l’homme se meut dans un cadre trop grand pour lui, les potentats les plus puissans, les talens les plus personnels ne figurent dans l’histoire que comme les jouets d’une sorte de fatalité puissante et irrésistible, entraînant les peuples dans un tourbillon, où sont emportés les hommes comme des atomes plus ou moins chamarrés. Parfois le remous de ce tourbillon s’est fait sentir jusque sur l’Europe et il a suffi pour y faire crouler des empires.

Les trois invasions hunniques, dont la première poussait devant elle les Barbares qui ont submergé l’empire romain, et, au moyen âge, les deux invasions turques et l’invasion mongole dont les flots sont parvenus jusqu’aux murs de Vienne, n’étaient que les échos de ces révolutions asiatiques.

Aujourd’hui, le voyageur qui vient d’Europe peut arriver à Samarkande, comme chacun le sait, même à Paris, par le chemin de fer transcaspien, que la main-d’œuvre militaire des Russes a poussé avec tant de hardiesse et d’activité, étape par étape, à travers les déserts turcomans, et qui, depuis six ans aujourd’hui, a atteint la capitale de Tamerlan.

C’est par cette voie que nous y sommes venu nous-même pour la première fois, et c’est l’impression ressentie ce jour-là que nous tâcherons d’évoquer. Nous la choisirons comme étant la plus vraie et la plus naturelle pour les Occidentaux. Ce n’est pas que les sensations que nous avons éprouvées dans nos visites ultérieures, en abordant la vieille métropole par d’autres côtés, aient été moins fortes ni moins caractéristiques. Nous avons retrouvé le même intérêt et la même émotion en la revoyant sous le jour opposé, en arrivant du côté de l’Orient, après la traversée des montagnes du Pamir et des déserts de Mongolie, comme l’avait contemplée douze siècles avant nous le savant mandarin et géographe Hiouen-Tsang, dont nous n’osons nous dire qu’avec respect l’humble émule et continuateur.

La voie ferrée, dans la dernière partie de son parcours, long de 1,400 kilomètres, qui relie aujourd’hui le rivage oriental de la mer Caspienne aux grands centres populeux de la Boukharie, remonte la vallée du Zerafchane, le Sogd ou Polytimetus des anciens. Les innombrables dérivations de cette grande rivière arrosent l’oasis de Samarkande, ainsi que les autres oasis qui lui font suite en aval jusqu’à 300 kilomètres, en amont jusqu’à la sortie des montagnes, et dont le sol fertile constituait l’ancien pays de Sogdiane, l’une des provinces de l’empire perse et plus tard de l’empire d’Alexandre.

Ce chemin de fer, il faut le dire, est, jusqu’à présent, discret et n’a rien profané au point de vue artistique. Son voisinage nuit aussi peu que possible à la physionomie et à la noblesse de la vieille cité. La gare, qui forme pour le moment le point terminus du Transcaspien, est invisible de la ville ; elle en est séparée par plusieurs plis de terrain qui en dérobent la vue et par six kilomètres d’oasis, où sont éparses et dissimulées, au milieu de peupliers et de saules, les constructions nouvelles qui constituent la ville russe. C’est longtemps après avoir quitté la gare, quand on a cheminé pendant plus de quatre kilomètres à travers les plantations de grands arbres faites à profusion par les nouveaux conquérans, que l’on aperçoit tout à coup, comme un décor merveilleux, le panorama de l’ancienne capitale du deuxième empire mongol.

Toutefois, ce coup d’œil déjà imposant que l’on peut avoir lorsque l’on aborde Samarkande en arrivant du chemin de fer, c’est-à-dire de l’ouest, même lorsqu’elle apparaît à découvert, n’est encore que partiel : les monumens ne sont pas répartis de la manière la plus favorable à la vue prise de ce côté, et la plaine ne présente aucun point culminant d’où l’on puisse découvrir à la fois le panorama complet.

L’aspect est beaucoup meilleur et plus frappant quand l’on aborde la ville par le nord, par la route venant de Tachkent, ce qui est le côté par lequel l’ont atteinte et découverte les conquérans russes, après cette longue marche en avant qui, depuis Pierre le Grand, avait duré près de deux siècles à travers la steppe déserte.

Par là, le spectacle est saisissant, lorsqu’après avoir dépassé le tertre du Chah-Zindeh qui, jusqu’au dernier moment, masque la ville, on voit surgir pour ainsi dire de terre, comme au lever du rideau de quelque féerie prodigieuse, l’énorme ruine de la Biby-Khaneh, dont les coupoles éventrées, se détachant sur le ciel illuminé en été par le soleil, à travers le voile épais de poussière jaunâtre qui flotte sans cesse dans l’air, ressemblent à quelque construction babylonienne et préhistorique.

Au pied de cette ruine s’étalent les masures de la ville indigène actuelle, où paraît grouiller confusément une population de Pygmées. Plus loin, dans l’intervalle entre la masse de ce monument unique au monde, et le tombeau des femmes de Tamerlan, petite ruine monochrome surmontée d’un dôme peu apparent, on voit se dresser au second plan, avec une hardiesse inouïe, les tours et les façades du Reghistan, ce groupe de constructions qui semble avoir été rêvé par un architecte en délire, et dont les briques émaillées, d’un bleu lumineux, forment un décor étincelant. Enfin, à trois kilomètres en arrière, vers la gauche, on entrevoit à travers les arbres le dôme bleu turquoise du Gour-Émir, flanqué de la seule tour qui lui reste, tandis que, dans la verdure de l’oasis qui s’étale au loin, on distingue confusément, çà et là, un coin de coupole révélant quelque mosquée. Le fond du tableau est formé par l’admirable panorama des montagnes du Kohistan, dressant à six mille mètres de hauteur leurs sommets neigeux et inaccessibles.

En somme, l’impression générale qui se dégage de cette architecture d’Asie centrale est tout à fait différente de l’idée habituelle que nous avons de l’architecture orientale, opinion fondée sur les aspects des monumens arabes des bords de la Méditerranée. Dans ces derniers, il y a de la lumière, de la couleur, mais très peu de lignes, ou du moins les lignes n’y sont que fort accessoires. Bien peu d’entre ces monumens, merveilleux prétextes à effets de lumière, nous sembleraient dignes de la moindre attention si nous les regardions par un temps couvert, heureusement très rare dans les climats où ils se trouvent. Il en est ainsi également de presque tout ce qui touche à l’art des mêmes pays et à leurs habitans eux-mêmes.

Au contraire, en Asie centrale, les lignes existent. Il y en a, et des plus imposantes, dans les paysages plus grands que nature, dans les montagnes colossales, dans les monumens énormes. Ce n’est pas que le sens de la couleur lasse défaut aux artistes de ces contrées. Ils en ont au contraire l’instinct à un haut degré ; on le voit par la décoration de leurs monumens, par les costumes, par les manuscrits, par leurs œuvres de toute nature. Mais le résultat de leurs efforts est promptement effacé sous l’irrésistible action des intempéries d’un climat excessif et sous la poussière grise qui, pendant la longue durée d’un été sans traces d’humidité, couvre d’une couche épaisse le centre de l’Asie et parcourt en tourbillons les immenses plaines de la Tartarie, dont le sol, formé de lœss, devient si facilement pulvérulent sous l’influence de la sécheresse. Cette poussière revêt tout d’une enduit tenace : les constructions, les paysages eux-mêmes, les gens, les animaux, et jusqu’aux feuilles des arbres. Malgré ces circonstances défavorables, malgré la suppression de cet élément si important de séduction, la couleur, les monumens de l’art de ces pays sont assez grandioses et assez bien construits pour forcer notre admiration et nous intéresser au plus haut point, même à travers les intempéries d’un hiver ou d’un été extrêmes, même lorsque sur la steppe morne, — à travers une atmosphère rendue opaque par les nuées de poussière, que, pendant huit mois chaque année, rien ne peut dissiper, — le soleil lourd et brûlant de la vieille Asie éclaire mal, d’une lueur brutale et sinistre, les débris des vieilles civilisations mongoles.


II. — LE REGHISTAN.

Il est assez difficile de donner une description topographique et architecturale de Samarkande. Bien que la ville soit aujourd’hui en ruines, les monumens qui y subsistent sont encore si nombreux et si considérables que l’on ne saurait, sans tomber dans la monotonie, entreprendre de les passer en revue et de les décrire tous, même en simple esquisse. D’autre part, le plan primitif est bien difficile à démêler sous les constructions parasites, les décombres et les plantations récentes ; de l’ancienne cité il ne subsiste plus guère que des fragmens épars.

Toutefois nous pouvons dire que le centre de la ville est le Reghistan. On nomme ainsi une grande place, de forme carrée, qui occupe le sommet d’une colline à pentes très adoucies et qui domine toute la plaine environnante. Cette place est encadrée de trois côtés par trois monumens importans, trois médressés qui, bien qu’en ruines, ont encore une silhouette imposante et sont encore utilisés pour le culte. Les édifices auxquels, en Asie centrale, on donne ce nom de médressés, sont à peu près identiques, par leur destination, à ceux que, dans les pays de langue arabe comme l’Algérie, on nomme des zaouias. Ce sont des monumens religieux qui servent à la fois d’écoles, de séminaires, de lieux de prière et, souvent, dans les pays lettrés, comme l’est la Grande-Boukharie, de bibliothèques.

Le plan de tous les médressés de Samarkande, qui, pour la plupart, remontent au XVe siècle, est assez uniforme. La façade de chacun d’eux est une sorte d’immense portique : au centre d’un mur uni et d’une grande épaisseur, aussi large que haut, s’ouvre une voûte ogivale, dont le fond est muré et dont la hauteur atteint souvent 100 à 150 pieds. Au milieu de cet enfoncement ogival se dessine en creux une autre fausse porte, plus petite, également en ogive et dont les dimensions sont moindres ; elle n’a généralement qu’une trentaine de pieds de hauteur : le fond en est parfois fermé par un mur plein, plus ou moins enrichi d’ornemens sculptés, de mosaïques ou de faïences ; parfois il est travaillé à jour de manière à présenter l’aspect d’une sorte de grille ou de dentelle de pierre. À droite et à gauche de cette arcade intérieure, sur la tranche des pieds-droits ou montans qui l’encadrent, s’ouvrent deux petites portes latérales, qui, elles, sont praticables et donnent accès, par des passages plus ou moins tortueux, à l’intérieur du monument.

Ces grands arcs ogivaux, qui constituent la principale charpente architecturale des façades de presque tous les monumens religieux de la Tartarie, portent le nom de pichtak. À leur ombre, les prêtres et les oisifs se rassemblent pour deviser. On y prie à certaines heures : autrefois, l’usage des souverains et des chefs indigènes était, paraît-il, d’y siéger pour rendre la justice.

Toutes ces façades, construites sur le plan qui vient d’être décrit, sont revêtues de briques émaillées aux couleurs éclatantes. Le fond de l’émail est le plus souvent d’un bleu turquoise très brillant et qui a résisté aux siècles. Des ornemens fort compliqués et d’une grande élégance, en d’autres couleurs, s’y enchevêtrent. En général, le bleu foncé, le blanc et le jaune suffisent à les composer. Il s’y ajoute parfois, mais surtout dans les constructions postérieures à la fin du XVIe siècle, du vert, du noir et de l’or, sans parler du ton naturel de la brique non vernissée, qui, laissé apparent en certains endroits, a été utilisé d’une façon fort heureuse pour l’effet général de la décoration. Cette teinte est jaunâtre ou légèrement rosée ; peut-être a-t-elle été jadis d’un rose vif, du moins pour plusieurs des principaux monumens.

Les motifs d’ornementation sont parfois de simples entrelacs d’arabesques et de fleurons ; mais presque toujours il s’y mêle des inscriptions nombreuses, tantôt peintes dans l’émail de briques ou de carreaux juxtaposés, tantôt formées par des briques monochromes, disposées en mosaïque. Ces inscriptions s’entre-croisent de la façon la plus compliquée : les unes sont horizontales, les autres verticales ; souvent plusieurs d’entre elles, reconnaissables par les couleurs et par le style des caractères, se superposent. Il arrive qu’elles forment à elles seules tout le décor du monument, transformant ainsi la façade en une véritable page d’histoire ou en un recueil de sentences philosophiques et religieuses. Quelquefois, mais beaucoup plus rarement, à ces inscriptions ou à ces arabesques se mêlent des motifs représentant des animaux héraldiques, lions, griffons ou dragons. C’est ainsi que, sur les deux tympans qui encadrent la grande arcade de la façade du médressé de Chir-Dar, le plus moderne, mais le plus célèbre des médressés de Samarkande, celui que l’on appelle aussi la mosquée des Lions, on démêle, non sans difficulté, au milieu des arabesques, deux figures de lions sans crinière, aujourd’hui très endommagées et ressemblant à l’animal qui est représenté dans les armoiries de Perse. De même, à Oura-Tubé, petite ville située à 200 kilomètres de Samarkande, sur la route du Ferganah, le fronton d’un médressé, d’ailleurs bien moins beau que ceux de Samarkande, porte un décor analogue ; on y voit figurés, en un émail grossier, mais bien conservé, deux chevaux et deux tigres d’un aspect fort pittoresque.

Les façades des médressés de Samarkande, telles qu’elles viennent d’être décrites, sont flanquées chacune, ou plutôt étaient flanquées à l’origine, de deux hautes tours cylindriques, également revêtues de faïences vernissées où domine le bleu le plus vif. Des escaliers intérieurs, en très mauvais état, permettent, encore aujourd’hui, d’accéder, non sans quelque danger, au sommet de ces tours dont l’équilibre est bien compromis par les tremblemens de terre qu’elles ont eu à subir.

L’intérieur de tous les médressés du Turkestan est agencé sur un plan uniforme. Les deux petites portes pratiquées dans la façade donnent accès dans une cour intérieure, dallée, de forme carrée et chaque face des bâtimens qui encadrent cette cour présente en son milieu une grande arcade ogivale, c’est-à-dire un pichtak, analogue à celui de la façade, mais plus petit et ordinairement plus orné ; à droite et à gauche de cette voûte centrale s’étendent des arcades de moindre grandeur, formant deux étages et parfois plus. L’arcade du milieu est une sorte de chapelle affectée à la prière ; les parois en sont décorées de bas-reliefs ou d’inscriptions souvent taillés dans des matériaux très durs, tels que le jade ou le calcaire cristallin : aussi ces sculptures sont-elles bien conservées. Sous les colonnades latérales s’ouvrent des cellules qui servent d’habitations aux prêtres ou mollahs, et qui, à de certaines époques, ont pu loger des étudians nombreux ou contenir des livres et des archives aujourd’hui dispersés.

Les trois médressés qui, à Samarkande, encadrent le Retchistan, portent les noms de Chir-Dar, de Tilla-Khari et de Mirza-Ouloug-Beg. Le plus ancien serait, au dire des indigènes, celui de Tilla-Khari, situé sur le côté nord du Reghistan et dont le plan répond exactement à la disposition typique qui vient d’être décrite. Ce nom, qui signifie « vêtue d’or, » a été donné au monument à cause d’une frise de pierre, couverte d’une inscription ciselée en relief, qui fait le tour de l’une des chapelles intérieures et dont les lettres étaient autrefois dorées. Les vestiges de la dorure sont encore bien visibles. On attribue à cette inscription des propriétés miraculeuses. Sculptée dans un calcaire très dur, elle est encore aujourd’hui parfaitement déchiffrable. Suivant la plupart des auteurs, ce médressé aurait été construit beaucoup plus tard que ne le prétend la tradition vulgaire : il aurait été bâti seulement, en 1618, par l’Usbeg Yalangtach-Bahadour, grand-vizir d’Imam-Kouli-Khan. Ce dernier, descendant de Togaï-Timour. petit-fils de Dchingiz-Khan, enleva le trône de la Grande-Boukharic à la dynastie des Chéïbanides. Ce qui caractérise l’architecture du médressé de Tilla-Khari, entre tous ceux de Samarkande, et ce qui lui donne une physionomie spéciale, ce sont les deux étages d’arcades apparentes du dehors qui couvrent sa façade principale, à droite et à gauche du pichtak, et qui correspondent aux portes des cellules où logent des mollahs, prêtres ou étudians. Ceux-ci pourraient être au nombre d’environ cent trente, car on compte dans ce médressé soixante-six cellules ; chacune d’elles est destinée au logement de deux étudians environ. Cette disposition architecturale de la façade, exceptionnelle à Samarkande, se retrouve, en revanche, dans presque toutes les mosquées de Boukhara.

Le médressé de Mirza-Ouloug-Beg, qui forme le côté ouest du Reghistan, doit ce nom à son fondateur, un petit-fils de Tamerlan, Mohammed-Mirza, quelquefois appelé Timour II, et plus connu sous le nom d’Ouloug-Beg. Ce prince, célèbre par son immense érudition autant que par les encouragemens qu’il prodigua aux sciences et aux lettres, fit arriver Samarkande à l’apogée de son éclat intellectuel. Il y fonda de nombreuses bibliothèques, et c’est dans le médressé placé sous son patronage, qu’était conservée, dit-on, la plus riche d’entre elles. Aussi, aujourd’hui encore, fait-on presque toujours précéder son nom du titre de mirza, qui veut dire savant. Il s’est d’ailleurs acquis une grande réputation de science personnelle, entre les savans orientaux, par ses travaux astronomiques. Ce prince, le meilleur, le plus lettré et le plus éclairé des Timourides, gouverna pendant trente-huit ans la Transoxane comme lieutenant de son père Chah-Rokh, successeur de Tamerlan. Mais Ouloug-Beg ne posséda lui-même que deux ans le pouvoir impérial, car, peu de temps après la mort de son père, il fut tué dans une émeute fomentée par son fils Abdoul-Latif, en 853 de l’hégire (1450). Sa mort fut le signal du démembrement et de la décadence de la monarchie timouride en Turkestan. Le médressé auquel il a donné son nom lut construit de 1420 à 1434. En 1440, Ouloug-Beg y fit ajouter un observatoire, dont il ne reste que des ruines. On ne compte, dans ce monument, que vingt-quatre cellules pouvant contenir comme pensionnaires une cinquante de mollahs.

Le médressé de Chir-Dar est le plus vaste et le plus orné des trois. On en attribue aussi la fondation à Yalangtach-Bahadour, qui affecta, dit-on, à l’érection de cet édifice somptueux le produit du pillage du trésor de Meched, la ville sainte de la Perse. Le rapprochement de ces deux faits historiques permet de fixer, avec une assez grande certitude, la date du commencement de la construction à l’année 1601. Ici la façade, qui borde le côté Est du Reghistan, se complique de deux dômes latéraux, que surmontent des coupoles cannelées, de forme bulbeuse, d’un effet un peu recherché, mais gracieux, et, sur la paroi de la cour intérieure adossée au portique d’entrée, une légère colonnade forme un troisième étage qui n’existe pas dans les autres édifices du même genre et qui surélève cette façade intérieure. On compte dans ce monument soixante-quatre cellules pouvant loger environ cent vingt mollahs.

Pour éviter d’entrer dans des digressions ethnographiques qui nous entraîneraient beaucoup trop loin, la question étant fort compliquée, nous n’entreprendrons pas de décrire ici ce qu’est la population de Samarkande. Nous dirons seulement que, comme dans toutes les grandes villes de l’Asie centrale, elle se compose d’un élément sédentaire, les Sartes, et d’un élément nomade, habitant les environs, lequel est composé ici par les Kirghiz ou Uzbegs. Les premiers s’adonnent au commerce ou à la culture et forment à eux seuls la population des villes et des oasis. Les autres ne bâtissent jamais aucune construction, n’ont d’autre moyen d’existence que l’élevage des troupeaux, auquel ils joignent, quand les circonstances le comportent, le pillage, comme ressource extraordinaire. Les Sartes, vêtus de khalats, longues robes faites d’étoffes aux couleurs voyantes, coiffés de pittoresques bonnets pointus que l’on nomme tépés, autour desquels ils enroulent souvent de volumineux turbans de mousseline, se distinguent bien nettement, par leur costume, des Kirghiz qui, vêtus de touloupes ou khalats en peau, sont coiffés de bonnets fourrés, faits de feutre ou souvent de peau de mouton, plus petits que ceux des Turcomans. Les Kirghiz, n’ayant que des campemens mobiles, ne sont dans la ville que des hôtes de passage. Ils s’y pressent cependant en grand nombre, surtout les jours de marché, et n’y descendent guère de leurs chevaux. Ils ont le type mongol bien caractérisé. Chez les Sartes de Samarkande, au contraire, le sang iranien domine. Pourtant, à la suite des conquêtes répétées qui se sont succédé depuis des siècles, il s’est fort mélangé de sang uzbeg, et, si le costume sarte est toujours caractéristique à première vue, le type de la race est ici très variable et essentiellement mixte.

C’est sur cette magnifique place du Reghistan, sur ce Forum tartare, au milieu de ces ruines grandioses et pittoresques, que se tient encore aujourd’hui le marché quotidien. C’est là, devant les médressés aussi bien qu’à l’intérieur de ceux-ci, que se font les prières publiques. C’est là aussi qu’affluent les jongleurs, les faiseurs de tours et les montreurs de spectacles divers, dont les habitans de Samarkande sont fort curieux. Les équilibristes de l’Asie centrale et ses danseurs de corde sont célèbres en Orient ; ils rivalisent avec leurs émules de l’Inde et de la Chine, dont la réputation a pénétré jusqu’en Occident et dont quelques représentans sont, dans ces dernières années, venus donner aux Parisiens eux-mêmes une idée de leur art. Les bateleurs du Turkestan procèdent en général ainsi : tandis que l’un d’eux danse sur la corde, un autre, coiffé jusqu’à la ceinture d’un masque simulant la tête de quelque animal fantastique, et le reste du corps habillé d’un confus accoutrement composé de guenilles informes et symboliques, exécute une sorte de parade rythmée. Ce genre de pantomime, dont le mouvement est très lent et qui dure fort longtemps, rappelle de loin certains spectacles chinois ou annamites que les expositions universelles ont fait connaître chez nous. Il est fréquent aussi de voir, sur le Reghistan, des dresseurs de chèvres savantes, dont l’agilité et l’adresse n’ont rien à envier à celles des saltimbanques à deux pieds et qui pourraient rivaliser avec la compagne d’Esmeralda. Ces animaux grimpent et se tiennent en équilibre, avec une gravité parfaite, au sommet d’une pile de bobines posées les unes sur les autres de la façon la plus instable, ou bien sur des perches dont l’équilibre savant est lui-même extrêmement problématique et compliqué.

Sur le Reghistan encore sont installés des cuisiniers en plein vent, des marchands vendant les comestibles les plus hétéroclites, et des loueurs de pipes dont l’industrie, si elle peut paraître bizarre à première vue et si elle est localisée en Asie centrale, répond pourtant à trois besoins bien universels de la nature humaine : la vanité, dans le double sens d’amour des grandeurs et de recherche de ce qui est vain, le besoin de l’illusion, et l’attrait de l’ivresse. Au milieu d’une foule où la pauvreté est cent fois plus fréquente que la richesse, et où grouillent d’innombrables piétons et cavaliers, n’ayant pour toute fortune que leur cheval étique, leur sabre vingt fois ébréché, leur touloupe graisseuse et leur bonnet fourré devenu presque chauve à force de longs services, ces ingénieux industriels, habiles à exploiter les faiblesses humaines, présentent au public d’énormes pipes richement montées et soigneusement entretenues. L’aspect de ces engins, en pleine activité, est non-seulement engageant, mais fastueux. Car chacun d’eux est fait d’une citrouille encastrée dans une monture de cuivre ou même d’argent, finement et patiemment ciselée, et rehaussée souvent de turquoises, de topazes ou d’autres pierres précieuses. Au-dessus de ce réservoir, qui forme la partie la plus volumineuse et la plus apparente de l’instrument, est placé, au sommet d’un tuyau vertical, un lourd fourneau de faïence ou de poterie émaillée, qui contient la braise et le tabac, et qu’on croirait provenir de fouilles faites dans les anciens palais des rois perses. Ce fourneau a l’aspect et la couleur des poteries qu’on y découvre et un long usage lui a presque donné la même patine. Les archers de la garde des Achéménides, qui défilent si fièrement sur la frise que Mme Dieulafoy a rapportée au Louvre, devaient fumer de pareilles pipes. Dans les flancs de la courge, qui sert de réservoir à eau, viennent s’implanter latéralement un ou plusieurs tuyaux obliques, faits de roseaux peints et tailladés, dont l’imprésario présente les orifices, avec un empressement et une urbanité infatigables, aux passans, de tout âge et de toute caste. Bien peu, parmi les plus pauvres, résistent à la tentation : moyennant une rétribution minime, qui varie d’un à trois pouls (le poul n’est que la soixante-quatrième partie d’un tenghé, lequel vaut dix sous de notre monnaie), on a le droit de tirer une bouffée, mais une seule. Le Kirghiz le plus dépenaillé, qui, dans toute sa vie nomade, n’aura jamais la perspective d’accumuler de quoi s’acheter une pipe, peut ainsi, pendant un instant et pour une somme à la portée de ses moyens, se donner le luxe de fumer dans un outil constellé de pierreries, et tel que les souverains européens n’en possèdent pas. Il ne tire qu’une boudée, mais quelle bouffée ! On voit des cavaliers qui, du haut de leur selle, saisissent le tuyau qui leur est tendu, et aspirent avec délices une quantité invraisemblable de fumée, jusqu’à en perdre la respiration. Pendant ce court instant, ils sont les maîtres du monde. Puis, de l’un de ces gestes majestueux et larges dont les Orientaux ont le secret, ils jettent au marchand, sans compter, un poul, qu’ils augmentent parfois de deux ou trois autres, avec une prodigalité digne de Sardanapale. L’industrie de ces marchands de fumée, toute bizarre qu’elle puisse paraître, est profondément philosophique ; les industriels ou les grands hommes politiques qui, chez nous, font commerce de semblable marchandise ont moins de sincérité et n’ont vraiment pas plus de connaissance de l’âme humaine. Ne nous moquons pas de la naïveté de ces Kirghiz : nous payons bien plus cher qu’eux pour des avantages moins positifs.

Mais le succès des acrobates, des traiteurs et des marchands de fumée, quelque grand qu’il soit, le cède à celui d’une autre corporation, dont les représentans règnent en maîtres sur le Reghistan, quand ils daignent s’y montrer : je veux parler des philosophes ambulans. Souvent l’on voit un de ces doctes personnages, que rien en apparence ne distingue des autres Sartes, si ce n’est son accoutrement de voyageur et ses chaussures encore un peu plus poudreuses, s’il est possible, que celles de ses voisins, s’arrêter en un point quelconque de la place, le plus souvent devant le porche de la mosquée de Chir-Dar, la Petite-Provence de Samarkande, le lieu de réunion préféré des nouvellistes et des oisifs, c’est-à-dire des rentiers sans capitaux ni revenus, et des brigands momentanément sans emploi. Là, plantant dans le sol un long jalon de fer, en manière d’enseigne, le nouveau-venu commence, avec de grands éclats de voix, à soutenir une thèse philosophique sur un sujet des plus abstraits. Il provoque, il appelle, il défie les contradicteurs. La religion, la métaphysique et la psychologie n’ont pas de mystères pour lui, et il en discute les arcanes avec une subtilité extrême. Aussitôt les transactions commerciales cessent à la ronde, les flâneurs se rapprochent et font cercle autour de l’orateur, les autres saltimbanques sont délaissés, les marchands eux-mêmes quittent leurs échoppes pour venir, avec délices, écouter de plus près les sophismes qui leur sont ainsi débités. Ces joutes d’éloquence ont toujours été de mode en Boukharie. On sait de quel éclat ont brillé, pendant tout le moyen âge, les universités de Samarkande et des autres villes voisines, dont les Chinois eux-mêmes, ces maîtres et inventeurs du mandarinat, parlaient avec admiration, en les désignant sous le nom de « grandes villes littéraires de l’Ouest. » Mais leur éclat et leur réputation remontent bien plus loin. Dans certains livres sacrés de la Chine, mis au jour il y a déjà longtemps, par Pauthier, mais dont le sens caché a été tout récemment pénétré et discuté de la façon la plus savante par M. Silvestre[1], on trouve la relation des deux voyages successifs que, dès le Xe siècle avant notre ère, l’empereur chinois Mou-Wang entreprit dans la direction de l’Ouest, en dehors des frontières de son empire, pour aller chercher au-delà des monts Kouen-Louen, du côté de l’Iran, les traditions de la science primitive. Cet empereur philosophe et voyageur se rendit, nous disent les textes, à la cour de la Mère du Roi occidental, et il en rapporta en Chine les principes du magisme, qui avaient déjà auparavant fait la base de l’ancienne religion de l’empire, mais dont les saines traditions s’étaient, paraît-il, perdues avec les siècles. On retrouve d’ailleurs ce voyage mentionné par un auteur persan, Abdallah-Beïdavi, dans son Histoire générale. Nous résisterons à la tentation de nous attarder ici à discuter la thèse si séduisante de l’identification possible entre la mystérieuse personnalité que les livres chinois appellent la Mère du Roi occidental et la reine de Saba elle-même, hypothèse que la fabuleuse domination des Hémiarites sur Samarkande, si fortement attestée par les auteurs arabes, rend parfaitement soutenable. Nous nous bornerons à dire qu’à coup sûr l’antique pèlerinage du sage empereur eut pour objectif des villes situées dans la région de Samarkande et de Boukhara, sinon ces villes elles-mêmes, qui peut-être existaient déjà alors. Quoi qu’il en soit, l’éclat intellectuel de ces grandes cités s’est affaibli depuis les derniers siècles. Il n’y a plus à Samarkande de facultés délivrant des diplômes ès-arts ou ès-sciences ; le temps n’est plus où les empereurs eux-mêmes, comme le fit sans doute le préhistorique Mou-Wang, et comme le faisait, à une époque plus moderne, Mirza-Ouloug-Beg, ne dédaignaient pas de descendre en personne dans l’arène du Reghistan, pour prendre part aux joutes de rhétorique et donner publiquement la réplique aux philosophes errans. Et les savans spécialistes qui ont succédé à ces derniers sont eux-mêmes moins instruits sans doute et certainement moins bien vêtus que ne devaient l’être leurs illustres prédécesseurs, choyés, équipés et comblés de présens par la munificence impériale des souverains mongols. Aujourd’hui, quelques-uns de ces érudits nous représentent encore la rhétorique et la philosophie sous des apparences suffisamment distinguées : ils sont mis avec une certaine recherche ; leurs barbes grises ou blanches sont peignées avec soin, leur turban bouffant est de fine étoffe et d’une blancheur irréprochable ; ils traînent après eux, comme comparses, un ou deux disciples décens. Mais le plus souvent ces philosophes paraissent appartenir plutôt à la secte de Diogène le Cynique, voire même de saint Labre ou de Job, qu’à celle d’Épicure ou d’Aristippe le Cyrénéen. Ils sont franchement sordides : ils portent des barbes en broussaille et des turbans de simple cotonnade bleue, comme ceux des gens de la dernière caste. Les uns et les autres sont suivis de contradicteurs à gages, dont le rôle consiste à opposer aux argumens de l’orateur des objections plus ou moins apparentes, pour se déclarer en fin de compte convaincus, réfutés et honteusement battus par son éloquence supérieure. Ces contradicteurs devaient être autrefois, selon toute apparence, un savant aréopage de docteurs indépendans, rivaux ou hôtes de l’orateur, ou peut-être des élèves attachés aux universités locales. Aujourd’hui, ils sont simplement payés à l’heure, et, pour les avoir au meilleur compte possible, ils sont recrutés d’ordinaire parmi les portefaix ou les malandrins les plus pauvres et les plus loqueteux de la ville. Et Dieu sait ce que ce superlatif implique de dégradation et de prodigieuse saleté dans une grande ville d’Orient ! Aussi leurs facultés oratoires sont-elles extrêmement bornées. Il suffit de jeter un coup d’œil sur leurs physionomies abruties ou bestiales, pour se rendre compte que la victoire académique sur de pareils adversaires ne doit pas peser lourd pour le bavard qui les écrase sous un flot de faconde. Leurs argumens se résument le plus souvent en des grognemens à peine articulés et diversement modulés. Ces grognemens indiquent tour à tour, par leur intonation, d’une façon graduée et suffisamment claire, une négation obstinée, une approbation réservée et défiante, mais que l’on peut supposer arrachée à force de logique, et finalement une admiration désordonnée. Cependant, malgré la pauvreté de cette mise en scène, ou peut-être précisément à cause de cette pauvreté, il est fort intéressant de constater à quel point un pareil spectacle attire et passionne la population environnante. Il est curieux de voir ces simples marchands d’un bazar d’Orient, les mêmes qui restent pendant toute une journée patiemment tapis au fond de leur échoppe où ils discutent à perte de vue un bénéfice final de cinq ou six sous, quitter toutes leurs affaires pour écouter avec ravissement des paradoxes aussi abstraits ; il est curieux de les voir, eux si âpres au gain, rester pendant des heures sourds à l’appel de leurs cliens, et même à celui des acheteurs étrangers les plus cousus de roubles, pour n’écouter que la voix du raisonneur nomade qui les captive. Vraiment, ces farouches habitans de l’Asie centrale, que l’éminent voyageur Vambéry, — le faux derviche, — et ses précurseurs, s’étaient complu à nous dépeindre comme de barbares coupeurs et marchands de têtes, presque uniquement occupés à trafiquer de leur sanglant butin, font preuve là d’un raffinement intellectuel extrême et bien inattendu pour nous. Assurément, les cours littéraires et philosophiques dont il s’agit n’ont qu’un lointain rapport avec ceux qu’ont professés, à la Sorbonne ou au Collège de France, les maîtres naguère goûtés, pour leur forme exquise, par l’élite de notre société parisienne ; mais dans combien de nos villes de province les petits commerçans, les paysans et les ouvriers, voire même les vagabonds et les voleurs de grand chemin, pour ne pas parler des plus hauts personnages, donneraient-ils, entre tous les spectacles, la préférence aux discours d’un métaphysicien ou d’un psychologue en plein vent, ne sortant pas du domaine de la pure abstraction ? Un pareil conférencier aurait peu de chances, dans nos pays qui se disent civilisés, d’attirer un autre public que des gendarmes compatissans, chargés par les autorités locales de le mener en quelque hospice de fous.

Ceci nous montre, une fois de plus, que l’idée que nous nous faisons sur la prétendue barbarie de ces régions pourrait bien être erronée.

Cependant, à un point de vue en apparence opposé, un tableau de grand mérite sous le rapport de l’exécution et de la vérité, intitulé le Triomphe, a popularisé en Russie, durant ces dernières années, une scène saisissante qui a pour cadre le Reghistan. C’est fête dans Samarkande, qui n’a pas encore subi le joug de la Russie. Sur la place du Reghistan, devant la façade de la mosquée de Chir-Dar inondée de lumière, se presse une foule nombreuse et enthousiaste. Les mollahs, coiffés de leurs larges turbans blancs, sont assemblés et siègent, accroupis à terre, en leurs places hiérarchiques, prêts à bénir la victoire et à acclamer celui qui la leur a donnée. Devant eux, au sommet d’une rangée de hautes perches, sont plantées les têtes convulsées d’une quinzaine de soldats russes qui ont péri ou ont été faits prisonniers dans quelque escarmouche d’avant-garde ou dans quelque embuscade. La multitude, muette, tranquille, féroce et béate, regarde. Quant au vainqueur, un Mouzaffar-ed-din ou un Nour-Vordy quelconque, on l’attend. L’effet est dramatique et incontestablement vrai.

Or, si l’on prend pour base nos préjugés occidentaux, on est peu disposé à concevoir qu’à leurs heures, les mêmes gens qui composent cette foule sanguinaire puissent avoir des sentimens raffinés, non plus qu’un goût prononcé pour les lettres. Il en est ainsi pourtant. Dans ce vaste pays du Turkestan, dans cette vieille Tartarie si immense et si peu connue, mongole et musulmane en même temps, située sur la limite des deux civilisations, des deux religions et des deux morales les plus opposées, le fanatisme convaincu de l’Islam et le scepticisme chinois, il existe un bien singulier mélange de l’élan irréfléchi de l’un et de la méticuleuse préméditation de l’autre, de l’ignorance absolue, volontaire et systématique du premier, et de l’érudition curieuse et calculée du second. Le résultat du contact de ces deux doctrines et de ces deux tendances si contraires, de la foi musulmane et du mandarinat chinois, du fatalisme le plus aveugle et de la prévoyance la plus méthodique, est fort complexe. Il n’y a d’accord complet que sur un point : le mépris profond de cette vie humaine que notre civilisation européenne d’aujourd’hui, à force de vouloir l’entourer de garanties, a fini par estimer à un prix monstrueusement exagéré, manière de voir qui fera un jour notre faiblesse et nous livrera peut-être sans défense à des peuples barbares plus faibles que nous, mais faisant la guerre tout de bon et jouant franc jeu.

Ainsi les civilisations les plus dissemblables, partant des principes les plus opposés, les plus vieilles comme les plus jeunes, s’accordent toutes, en dehors de l’Europe chrétienne, dans ce mépris de la vie et de la mort, qui est encore une force pour elles, d’autant plus que nous en perdons, chez nous, non-seulement la pratique, mais jusqu’à la notion. Ce sentiment, permanent dans les civilisations d’Orient, y a fait la grandeur des empires et des croyances. Peut-être son existence intermittente a-t-elle joué le même rôle chez nous. Quand on constate ce fait et quand on voit à quelles conséquences, au point de vue social aussi bien qu’au point de vue individuel, nous entraînent la doctrine contraire et l’excessif respect des existences humaines, on en vient à se demander si nous avons raison d’appeler barbares les peuples qui ont sur ce point des principes différens des nôtres, et si ce n’est pas nous-mêmes qui mériterions d’être taxés, sinon de barbarie, du moins de faiblesse et du genre de travers que, bien improprement dans ce cas, nous appelons chinoiserie.


III. — BIBY-KHANEH.

Si le Reghistan est, comme nous l’avons dit, le centre du groupe monumental le plus important de Samarkande, les curiosités architecturales de la ville ne sont pas limitées à cet endroit. Entre tous les monumens de cette cité qui compte tant de ruines illustres, le plus imposant, le plus grandiose et en même temps celui dont les proportions ont le plus d’harmonie, dans leur simplicité majestueuse, c’est à coup sûr la mosquée que l’on nomme Biby-Khaneh, la Maison de Biby. Ce nom est celui de l’épouse favorite de Tamerlan, la reine Biby on Biby-Hanoum, dont ce monument est l’œuvre. Situé vers l’extrémité, nord de la ville, où il domine la place du grand marché aux grains, aux laines et aux bestiaux, ce monument se compose d’un dôme central aux proportions puissantes et harmonieuses, sur la façade duquel est appliqué un énorme portique ogival, flanqué de deux hautes tours octogones. En avant de ce bâtiment principal et à la distance d’une centaine de pas, se trouve un autre portique ou arc de triomphe encore plus colossal, également flanqué de deux tours. Celles-là sont rondes, et comme celles de l’autre porche, elles ont un diamètre beaucoup plus considérable à la base qu’au sommet, ce qui contribue à donner à l’énorme monument une singulière apparence de force et de solidité. Cette solidité cependant n’a pas suffi pour résister aux tremblemens de terre et aux autres causes de destruction, car le porche d’entrée est aujourd’hui en ruines ainsi que le bâtiment principal. L’esplanade intermédiaire était close autrefois par des murs ou même par des bâtimens latéraux qui devaient la transformer en une cour intérieure. Les dimensions de la mosquée proprement dite ne sont pas inférieures à celles de Saint-Pierre de Rome, et il y a une remarquable analogie, quant aux proportions et au plan général, entre ces deux grands monumens, bâtis vers la même époque, au centre des deux capitales du monde européen et du monde asiatique.

Moins favorisée que la basilique romaine, la grande mosquée de Samarkande n’a pas résisté à l’action des siècles, quelque solides qu’en aient été les matériaux, quelque colossale que soit l’épaisseur des murs. Aucune construction d’ailleurs ne saurait avoir une longue durée dans un climat où alternent des froids excessifs et des chaleurs brûlantes, et où l’écart thermométrique entre les températures extrêmes à l’ombre et au soleil peut atteindre jusqu’à 110 degrés. Les mêmes alternatives de chaleur et de froid qui suffisent à fendre les roches du Pamir, et qui émiettent, par leur action irrésistible, la charpente du plateau central du continent asiatique, n’ont pas épargné les murailles que Timour et les siens avaient voulu faire indestructibles. Partout les façades se sont fendues, les voûtes se sont effondrées, les placages de briques émaillées qui revêtaient les parois et sur lesquels étincelait si merveilleusement la grande lumière du soleil d’Orient se sont détachés et sont tombés par pans entiers. Les tremblemens de terre, si fréquens dans cette région, n’ont pas moins contribué que le climat et les intempéries à l’œuvre de destruction. Les grandes tours cylindriques, vêtues d’émail bleu, si hautes et si hardies, qui caractérisent l’architecture de Samarkande, l’attestent par les positions invraisemblables qu’elles ont prises à la suite des mouvemens du sol. Celles d’entre elles qui ne sont pas tombées affectent des inclinaisons auprès desquelles l’aplomb de la fameuse tour penchée de Pise serait d’une régularité exemplaire. Plusieurs de ces tours existent encore dans l’enceinte de la Biby-Khaneh, dont elles étaient des annexes. Elles sont semblables, par leurs dimensions et par leur style, à celles des médressés du Reghistan, et leur rôle dans le plan général de l’édifice n’est d’ailleurs que tout à fait accessoire.

Les ingénieurs russes, qui ont fait leur possible pour sauvegarder les anciens monumens de Samarkande, considèrent comme inexécutable la restauration ou même la simple consolidation de la Biby-Khaneh, et il est à craindre que dans peu de temps la sécurité publique n’en nécessite la démolition complète, ou que ces murs ne s’écroulent d’eux-mêmes. Tous les jours, la destruction fait des progrès, bien qu’aujourd’hui l’action volontaire de l’homme n’y soit plus pour rien. Remarquons en passant que cette action humaine n’a jamais dû, à aucune époque, s’exercer ici d’une façon aussi pernicieuse qu’on pourrait le supposer, du moins pour ce qui est du gros œuvre des monumens. Cette circonstance est due à l’emploi à peu près exclusif de la brique pour la maçonnerie de presque tous les grands édifices de l’Asie, depuis ceux de Babylone jusqu’à ceux de Samarkande. Ce mode de construction a empêché les civilisations de goûts divers qui se sont succédé et les populations qui ont vécu à l’ombre des monumens déchus d’y faire ce que les habitans du nord de l’Afrique et même d’une partie de l’Europe ont fait pour les plus belles œuvres de l’architecture romaine. Celles-ci, bâties en pierre, ont, pendant tout le moyen âge, servi de carrière aux constructeurs des masures environnantes. On sait comment les Vénitiens et les Génois ont contribué à raser ce qui restait de Carthage, en y venant, pendant des siècles, arracher les marbres utilisables pour l’ornementation de leurs palais. Au contraire, les briques, ne pouvant être détachées du ciment qui les englobe, et ne pouvant guère servir deux fois, ont été mieux respectées.

Mais, à défaut de l’intervention de l’homme, les élémens ont suffi pour ruiner l’œuvre des architectes. Pour donner un exemple de la fréquence des tremblemens de terre, je dirai que, pendant la courte durée des trois séjours que j’ai faits à Samarkande, en 1890 et en 1891, trois de ces phénomènes s’y sont produits. L’un d’entre eux, pendant une nuit du mois d’août 1890, fut assez violent, et les monumens de la ville en souffrirent gravement. Le lendemain, je revis avec le général Poukoloff, du corps du génie, sous-gouverneur de la province, quelques-uns des principaux édifices, et nous visitâmes notamment la Biby-Khaneh. Au moment de pénétrer sous le dôme central, dont la clé de voûte, depuis longtemps tombée, est remplacée par une grande brèche béante autour de laquelle rayonnent plusieurs larges crevasses semblables à des coups de sabre donnés par un géant, le général m’arrêta : — « Vous n’êtes pas marié ? me demanda-t-il en riant. — Non, Dieu merci ! — Moi non plus, reprit-il : nous pouvons entrer. » Nous entrâmes avec quelque circonspection, et même non sans une pointe de fierté que nous croyions légitime, ignorant l’étendue des nouveaux désastres qui avaient pu, depuis la veille, compromettre encore plus qu’auparavant l’équilibre déjà si douteux de la vieille basilique. Mais nous eûmes, je dois le dire, bien honte de notre velléité d’orgueil, quand nous trouvâmes, à l’intérieur de la salle du dôme, un enfant d’une dizaine d’années, dormant, avec une tranquillité parfaite au pied du mur le plus menacé de ruine, et cela malgré les arrêtés de police, aussi platoniques que formels, pris à cet égard par les autorités russes. Pendant ce temps, une nuée de corbeaux que nous avions dérangés tournoyait lentement au-dessus de nos têtes, dans la large ouverture éclairée par le ciel bleu. Inclinant alternativement la tête à droite et à gauche, pour nous regarder tantôt d’un œil, tantôt de l’autre, d’un air plus mécontent que respectueux, ils protestaient, par des cris assourdis-sans, contre l’envahissement de leur domaine. Notre visite terminée, nous sortîmes un peu moins fiers que nous n’étions entrés. L’Orient musulman est une grande école de morale.

La Biby-Khaneh, qui, jusqu’à une époque récente, a servi de mosquée, fut construite à la fin du XIVe siècle par la reine Biby, qui voulait, s’il faut en croire la tradition, y placer plus tard son tombeau. Le monument, une fois terminé, excita à tel point, dit-on, l’admiration de Timour[2], que la sultane, quelque sûre qu’elle fut de l’affection du conquérant et du prestige qu’elle exerçait sur lui, jugea prudent de renoncer à son projet primitif et de faire à son impérial époux hommage du monument pour qu’il fût affecté à un autre usage. Elle se serait fait alors construire, comme lieu de sépulture pour elle et aussi, s’il faut en croire certains historiographes, pour ses compagnes, un autre mausolée, infiniment moindre et plus modeste, que l’on nomme aujourd’hui la Petite Biby-Khaneh, et qui est situé vis-à-vis du grand monument, de l’autre côté de la place où se tient le marché.

Les murs de la Biby-Khaneh ne sont pas revêtus d’une cuirasse d’émail aussi complète et aussi variée que celle qui couvre certains autres monumens de Samarkande, d’une époque plus moderne. L’ornementation en est plus sobre. Elle consiste en dessins divers figurés en relief sur le parement par l’agencement de l’appareil de la maçonnerie même, et en mosaïques formées de briques émaillées toujours monochromes, dont les couleurs se réduisent à trois : le bleu turquoise, le bleu foncé et le blanc. Les briques ainsi colorées composent, par leur juxtaposition dans les parois, des inscriptions colossales ou des dessins géométriques qui se détachent sobrement sur un champ mat formé par les briques non vernissées auxquelles on a simplement laissé leur couleur naturelle. Celle-ci est d’un jaune rosé fort agréable à l’œil. L’effet d’ensemble est harmonieux et la ruine énorme se colore, le matin aussi bien qu’au soleil couchant, de nuances étranges dont la délicatesse ne nuit en rien à l’aspect sévère et majestueux de la grande silhouette du monument.

La vaste cour située entre le bâtiment central et l’avant-portique est semée de quelques ruines. Parmi elles, on remarque un pupitre monumental en marbre blanc grisâtre, couvert de riches ciselures et encore bien conservé. Jusqu’à ces dernières années, il servait, les jours de fête, à présenter à la vue des fidèles le grand manuscrit du Coran, large de près de trois mètres, et que l’on conserve dans une autre mosquée dont il sera question plus loin.

Dans cette même enceinte se voit encore un portail de marbre blanc, admirablement ouvragé, et dont toutes les sculptures sont encore intactes. Il faisait partie de quelque monument ou de quelque mur de clôture aujourd’hui rasé. Cette porte, qui n’a que quelques mètres de hauteur et dont tous les blocs sont soigneusement taillés et ajustés, pourrait, sans difficulté, être démontée et transportée par pièces dans un musée d’Europe, où elle serait peut-être plus en sûreté que dans sa place actuelle. Il n’y manque qu’un seul cube de marbre, qui formait le couronnement de l’un des angles supérieurs et qui a été emporté, sans doute, par quelque admirateur peu scrupuleux.


IV. — LE GOUR-ÉMIR.

Le tombeau de Tamerlan, le Gour-Emir ou « Tombeau du chef, » comme on l’appelle à Samarkande, est, sinon le plus remarquable en réalité parmi les monumens de la ville, du moins celui dont il a été le plus souvent parlé en Europe. Le dôme qui abrite cette sépulture est construit au sommet d’une ondulation de terrain, un peu en dehors de la ville indigène actuelle, au sud-ouest de celle-ci, et à environ deux kilomètres du Reghistan, auquel il est réuni par une large avenue tracée en ligne droite, malgré un profond ravin qui les sépare. La perspective y gagne, si la viabilité y perd, car cette grande voie, bordée d’arbres, incessamment parcourue par d’innombrables cavaliers et piétons, ainsi que par de nombreuses charrettes indigènes, et qui plonge au fond d’une vallée pour remonter tout droit sur l’autre versant jusqu’à l’imposante masse architecturale du Reghistan, forme un tableau animé et pittoresque. La ville nouvelle, que les Russes ont construite, ou, pour parler plus exactement, le réseau de larges routes plantées d’arbres et bordées de jardins qu’ils ont créé ici, de même que dans tous les centres administratifs de leurs possessions d’Asie, pour s’y installer comme dans des sortes d’oasis ou de camps plutôt que de véritables villes, s’étend jusqu’au Gour-Émir. Plusieurs grandes avenues, bordées d’un quadruple rang de hauts peupliers, récemment plantés, mais déjà tort beaux, grâce aux ruisseaux d’eau vive qui baignent leur pied, convergent devant le monument qui se trouve ainsi être en quelque sorte au point de jonction de la ville russe et de la ville ancienne.

Les abords immédiats du Gour-Émir sont garnis de peupliers blancs et de karagatch gigantesques, dont l’ombre épaisse abrite un bassin béni. Le karagatch, ou orme noir, est en même temps l’arbre sacré et l’arbre national du Turkestan.

La partie supérieure du soubassement cylindrique qui porte la coupole du dôme est ornée simplement, à l’extérieur, de dessins bleu lapis sur un fond bleu turquoise. À part quelques discrètes touches de jaune dans les corniches, ce qui rehausse très harmonieusement l’aspect général, il n’entre pas d’autres couleurs dans cette partie du monument. La partie moyenne du même bâtiment, c’est-à-dire le fût que surmonte le dôme, présente une décoration formée des quatre couleurs ordinaires : le bleu foncé, le bleu clair, le blanc et la teinte naturelle de la brique. Le principal motif de l’ornementation de cette partie consiste en une inscription colossale, en caractères blancs rehaussés de bleu sombre, qui fait tout le tour de l’édifice, et que l’on peut lire de fort loin. Quant au dôme lui-même, couvert de briques émaillées, d’un bleu splendide et éclatant, il se voit de tous côtés entre les arbres de l’oasis qu’il domine. Sa forme est légèrement surhaussée et il est orné de cannelures fusiformes. Tout à côté se dresse encore une haute tour cylindrique et unie, dont la symétrique a disparu, et qui est tout à fait semblable à celles dont sont flanqués les médressés du Reghistan.

Pour pénétrer jusqu’au dôme, on franchit d’abord la porte d’une enceinte formée par une balustrade de briques, massive et basse, d’un style suffisamment respectueux de la couleur locale, et d’un effet assez insignifiant pour n’être pas trop nuisible : les Russes ont eu l’utile précaution d’en entourer le monument pour le protéger de dégradations nouvelles. Puis l’on passe sous la voûte d’un portail peu élevé, encore assez bien conservé, et dont la façade, entièrement revêtue de faïences aux couleurs riches et variées, est surchargée d’inscriptions d’un grand intérêt et d’arabesques d’une rare élégance. Ces inscriptions sont d’une lecture facile, actuellement encore, malgré leur enchevêtrement, grâce à la diversité et à la vivacité de leurs couleurs, grâce aussi à la différence de leurs styles, ce qui permet de les démêler bien nettement. Plusieurs d’entre elles sont en caractères coufiques, d’autres sont en écritures plus modernes, dans les styles qui portent les noms de makhal, de neskhi et de talik.

Après avoir passé sous la voûte ogivale de ce portique, on pénètre dans une cour entièrement dallée de marbre noir, et l’on voit alors se dresser devant soi la façade du dôme central, flanqué de deux petites chapelles latérales, toutes deux revêtues de marbre noir. Dans ces deux chapelles sont les sarcophages de plusieurs Timourides. La porte du milieu, où l’on parvient par un perron de quelques marches, donne accès dans la chapelle du dôme, où se trouve le cercueil de Timour lui-même.

La salle du dôme n’est pas très vaste : elle est de forme carrée et les parois en sont revêtues entièrement d’inscriptions ciselées ou d’ornemens constitués par des variations compliquées sur un canevas géométrique. Ces ornemens ont ceci de remarquable qu’ils ne sont pas modelés en stuc ni en plâtre, comme les bas-reliefs similaires qui existent en Algérie ou dans le sud de l’Espagne, à l’Alhambra, par exemple. Ils sont sculptés dans la pierre dure et même très dure, car une grande partie de la pierre employée n’est autre chose que de la néphrite, c’est-à-dire du jade, ce minéral précieux et que sa dureté extrême rend, comme on le sait, si difficile à travailler. Le reste est en calcaire carbonifère très dur aussi, et qui provient des montagnes voisines de la haute vallée du Zerafchane. Il résulte de cette circonstance que non-seulement la matière de ces bas-reliefs est plus précieuse en elle-même et que le travail en est plus remarquable que ceux des monumens arabes d’Occident, mais en outre, ce qui est intéressant au point de vue de l’archéologie et de l’histoire, les ciselures ont conservé toute leur intégrité, et la lecture complète et certaine des inscriptions qui y sont figurées est encore aujourd’hui facile.

La hauteur totale de la voûte du dôme est, à l’intérieur de cette salle, de vingt-quatre mètres. La naissance des cintres commence à douze ou treize mètres au-dessus du sol. Le revêtement intérieur des murs paraît être en jade jusqu’à une hauteur de 1m,80 : plus haut, il est en calcaire carbonifère, de couleur grise, curieusement fouillé et sculpté, et les ciselures en ont été rehaussées autrefois de peintures rouges et bleues.

Dans cette chapelle se trouvent huit sarcophages entourés d’une balustrade unique, en marbre blanc, très élégamment travaillée à jour. Un neuvième cercueil est situé en dehors de la balustrade : c’est celui d’El Hadj-Oumar, moullah de Tamerlan, c’est-à-dire son chapelain ordinaire. Il est placé à la droite de l’empereur et à quelque distance.

Le sarcophage du grand Timour occupe à peu près le centre de la salle. Il est, tous les voyageurs l’ont répété, en pierre verte, et cette pierre, c’est, on s’accorde aussi à le dire, de la néphrite, la pierre magique qui, encore aujourd’hui, est si recherchée par les indigènes de toute l’Asie, et se paie un prix souvent exorbitant, suivant le degré de ses propriétés occultes, car elle a la vertu d’écarter les mauvais esprits. Le jade, ou néphrite, se trouve, comme on le sait, à l’état de blocs épars, arrachés peut-être eux-mêmes des filons inconnus, et toujours peu volumineux, dans certaines montagnes particulièrement inaccessibles du sud et de l’extrême ouest de la Chine : on en trouve au Yunnan, au Thibet, et le gisement le plus connu et le plus important est situé sur le versant oriental du massif montagneux du Pamir, non loin de Yarkend. Les géologues ne sont pas d’accord sur le mode de lorraation et sur l’origine de la néphrite, comme il convient d’ailleurs à des géologues sachant leur métier et discutant une question théorique, quelle qu’elle soit. Cependant ils admettent généralement que ce minéral rare est de formation zéolithique. De ce fait, il résulte, entre autres conséquences, que les blocs ne sauraient avoir une très forte dimension : ils dépassent rarement la grosseur du poing. On en fait des amulettes, et les Chinois les sculptent patiemment et délicatement en statuettes, en bijoux, ou y taillent des objets consacrés au culte.

On conçoit donc combien il a dû être difficile de réaliser le désir de Tamerlan, qui, non content d’avoir possédé la toute-puissance dans ce monde, voulut, pour mieux assurer son sort dans l’autre, avoir un cercueil de jade vert. Un bloc de cette matière, assez gros pour faire une pierre tombale, serait probablement introuvable ; il serait en outre intransportable, par-dessus les énormes chaînes de montagnes au-delà desquelles il faudrait le chercher. Aussi le sarcophage de Timour est-il en trois morceaux, soit qu’il ait été brisé, soit, ce qui est plus probable, qu’il ait été, dès l’origine, lait de trois blocs juxtaposés. Chacun de ces blocs constitue encore, tel qu’il est, une véritable curiosité minéralogique. La forme du sarcophage es>t élégante et d’ailleurs semblable à celle de presque tous les cercueils de grands personnages que l’on trouve en Boukharie : c’est un tronc de pyramide quadrangulaire, allongé, dont la plus petite base repose sur le sol, et dont chaque face visible est encadrée par plusieurs lignes d’inscriptions, ciselées en relief dans la pierre. Ces inscriptions sont en ces beaux caractères persans du XVe siècle, dont la forme est si nette, si élégante et si décorative à la fois.

Maintenant que j’ai fait entrevoir tout le mérite que possède un sarcophage en jade vert, et tous les avantages qui en résultent, au point de vue de la vie éternelle, pour celui à qui sa fortune en ce monde a permis de se l’offrir ici-bas, je vais, dussé-je détruire une légende, ajouter encore un mot. C’est que le cercueil de Tamerlan n’est pas en jade. J’en suis désolé pour l’âme du conquérant et pour la tradition, et c’est avec un véritable regret que j’ai fait cette constatation. J’ai examiné la pierre avec un coup d’œil aussi irrévérencieux que professionnel, et, depuis lors, je suis obligé de la tenir non pour de la véritable néphrite, mais pour une roche plutonique de la famille de celles que les spécialistes appellent roches diallagiques. Ce sacrifice fait à ma conscience de minéralogiste, je me hâte de revenir à l’histoire, après avoir montré par cet exemple combien le culte des sciences exactes, obligatoire en notre siècle, peut, à l’occasion, être nuisible à la poésie et aux sciences dites morales, et nous gâter, si nous n’y prenons garde, nos impressions de voyage les plus pittoresques et les plus édifiantes.

À la gauche du cercueil de Timour, se trouve un autre sarcophage à peu près semblable, mais d’un travail plus beau et plus délicat encore : c’est celui de Djehan-Guir. Il paraît être en néphrite d’un vert pâle ou grisâtre, ou plutôt peut-être en une sorte de marbre-onyx très dur : la table supérieure en a été brisée, et on l’a raccommodée tant bien que mal avec du plâtre. Mais les faces latérales sont couvertes d’inscriptions intactes et d’une grande finesse. Il s’agit ici, bien entendu, de Djehan-Guir, fils aîné de Tamerlan et son héritier présomptif, qui mourut avant son père en 806 de l’hégire (1403), et non du grand-mogol Djehan-Guir, également descendant de Timour, mais fils d’Akbar et père de Chah-Djehan, qui régna sur les Indes au temps de Louis XIII, et dont les anciens voyageurs français, Bernier entre autres, ont souvent parlé. Leur nom à tous deux signifie « Conquérant du monde. » Cependant ce monde, quelque petit qu’il soit aujourd’hui, s’est trouvé assez grand, de leur temps, pour que leurs deux existences se soient écoulées dans des pays différens.

Aux pieds de ces deux héros, repose Mirza-Ouloug-Beg, le Marc-Aurèle de la dynastie timouride, le souverain philosophe et lettré entre tous. Son tombeau, plus grand que les deux précédens, a été brisé et presque entièrement refait en plâtre ; mais deux degrés de marbre blanc, sur lesquels il est surélevé, et qui faisaient partie de la construction primitive, sont encore intacts et d’un bon effet architectural. À la droite de ce dernier cercueil est celui de Chah-Rokh, quatrième fils de Tamerlan, qui lui succéda en 807 de l’hégire (1405) et qui, pendant quarante-trois ans, jusqu’en 850, régna sur la majeure partie du vaste empire timouride. C’est à lui qu’est due la reconstruction de la grande ville de Merv, détruite depuis l’invasion des Mongols de Dchinghiz-Khan, et aussi la fondation ou la restauration de la ville de Chahrokhyah, située sur le fleuve Iaxarte, et à laquelle il a donné son nom. Son cercueil, très beau et heureusement resté intact, est en calcaire dur, gris foncé, et entièrement couvert d’inscriptions.

L’extrémité sud de la partie enclose est occupée par un sarcophage important, en pierre grise, malheureusement mutilé aujourd’hui, et dont le chevet est surmonté d’une petite coupole comme on n’en place que sur les tombeaux des saints. Deux mâts portant des drapeaux, emblèmes de la même idée, achèvent de confirmer ce caractère, et s’inclinent au-dessus de la tête du mort. Celui-ci occupe la place d’honneur au milieu de cette réunion de princes illustres, et Timour lui-même a voulu expressément être enterré à ses pieds. Ce n’est pourtant pas un empereur qui repose dans ce cercueil : c’est tout simplement Saïd-Mir-Barakhat, le professeur de philosophie de Timour, l’Aristote de cet Alexandre mongol ; il mourut peu de temps avant l’empereur, en 1386.

Il y a là assurément un fait qui peut nous étonner. Quoi ! le souverain qui rendit aux sciences un si éclatant et si public hommage est-il bien ce même Tamerlan auquel tous les historiens d’Occident ont fait une si terrible et incontestable réputation de cruauté ? Est-il bien le même qui, à Delhi, fit couper en un jour cent mille têtes, qui, à Bagdad, fit égorger cent cinquante mille captifs pour donner ensuite, — nos historiens nous l’affirment, si nos physiologistes ont peut-être quelques raisons pour le nier, — une naumachie dans leur sang ? Vraiment, quand on compare entre eux tous ces actes si divers et en apparence contradictoires, on ne peut s’empêcher d’être troublé, et l’on en vient à se demander si par hasard ce ne serait pas nous qui serions les barbares, nous dont, certainement, au XIVe siècle, les ancêtres n’auraient pas été capables d’un raffinement littéraire ni d’un respect pour les sciences pareils à ceux dont les souverains mongols ont donné les preuves, nous dont, aujourd’hui encore, l’intelligence ne va pas jusqu’à saisir le fil et la concordance d’actes politiques qui leur paraissaient fort simples, et dont les heureux résultats ont démontré la sagesse, nous qui, enfin, cinq siècles après Timour, avons la prétention d’avoir inventé ou du moins perfectionné le dilettantisme, et qui nous bornons à le pratiquer d’une façon si plate et si mesquine !

Donnant une nouvelle preuve de cet esprit libéral, si curieux à constater en plein moyen âge et en plein Orient, les souverains despotiques de la dynastie timouride ont encore mis dans le même mausolée les tombes de trois personnages éminens, n’appartenant pas à leur famille. Les deux premiers sont les enfans de Mir-Barakbat, dont les pierres tombales, peu importantes, en marbre gris, sont placées à côté de celle de leur père. L’autre est un vizir de Timour, le Kimari-Inaak, qui est enterré entre Ouloug-Beg et Chah-Rokh ; sa pierre funéraire, comme celle de ses deux voisins, est brisée et les morceaux incomplets en ont été reliés avec du plâtre.

Aucun des sarcophages qui viennent d’être décrits ne renferme de corps en réalité : ce ne sont que des cénotaphes. Un escalier placé dans un angle de la chapelle conduit à une crypte située exactement au-dessous de celle-ci et où se trouvent les véritables cercueils. Ces derniers sont disposés à peu près dans le même ordre que ceux qui leur correspondent dans la chapelle supérieure et, à quelques très légères différences près, chaque mort est placé au-dessous de la pierre tombale qui, au rez-de-chaussée, porte son nom. La principale différence consiste en ce que Chah-Rokh remonte à la droite de Timour, tandis que le second fils de Saïd-Mir-Barakhat vient prendre place entre le même Chah-Rokh et le Kimari-Inaak. Les tombes de la crypte sont un peu plus grandes que celles de la chapelle supérieure. Le vrai cercueil de Timour est tout simplement en calcaire, lithographique très dur, d’un gris jaunâtre, couvert d’inscriptions. Il est cassé en deux morceaux. S’il faut ajouter foi à la tradition, d’ailleurs contestée, d’après laquelle la pierre tombale de Timour aurait été, au XVIIIe siècle, enlevée par Nadir-Chah et transportée en Perse, ce serait à la pierre de l’étage inférieur que s’appliquerait ce détail historique, et ce serait elle qui aurait été remplacée. Toutefois, les caractères qui couvrent la dalle actuelle sont bien du même style que ceux des autres tombeaux voisins et ils ne paraissent pas être modernes. Le cercueil de l’aumônier et celui du vizir sont intacts, et les textes qui s’y trouvent ciselés sont encore parfaitement lisibles. Le premier est en calcaire gris de l’étage carbonifère, le second en marbre gris, légèrement veiné de noir. Ce dernier est du même modèle que le sarcophage dédié à Chah-Rokh dans la chapelle du haut, mais il est moins beau et moins bien ouvragé. La tombe d’Ouloug-Beg, en calcaire saccharoïde d’un gris verdâtre, est ici bien conservée. Celle de Djehan-Guir n’est qu’un bloc sans inscription : elle n’a pas été terminée, ou bien ce n’est que le soubassement de l’ancien tombeau aujourd’hui disparu. Quant à tous les autres sarcophages, ils sont actuellement en plâtre, c’est-à-dire qu’ils ont été détruits et que les fragmens en ont été dispersés.

Pour ne pas prolonger outre mesure une nomenclature aride, nous n’en dirons pas davantage sur le Gour-Émir. Mais nous ajouterons que les deux chapelles qui forment les ailes du bâtiment et auxquelles, du dehors, on accède directement par des portes indépendantes du dôme, contiennent des sarcophages du même style que les précédens, et qui en diffèrent seulement par leurs dimensions, lesquelles sont diverses selon l’âge ou l’importance des morts. Presque tous sont en marbre noir, très chargés d’inscriptions et généralement bien conservés. Il y en a huit dans la chapelle de droite et trois dans celle de gauche : d’ailleurs, ils paraissent tous avoir été transportés et ne pas occuper leurs emplacemens primitifs. Leur style est le même que celui du sarcophage du grand Timour, et il est juste de dire que l’exécution du travail de sculpture qui les décore, quoique plus moderne, ne le cède pas en perfection à celui-ci. L’ornementation intérieure de ces deux chapelles est d’ailleurs insignifiante ou a disparu. Quant aux autres constructions annexes de ce bâtiment central, qui complètent la masse du Gour-Émir, elles paraissent avoir été assez importantes, mais elles sont aujourd’hui en ruine. Un fait assez digne de remarque et qui a déjà été signalé, c’est que les mémoires de Baber, où la topographie de Samarkande est exposée d’une façon si détaillée et où ses monumens sont si soigneusement passés en revue, ne parlent pas du tombeau de Tamerlan. On pourrait en conclure que ce monument ne date pas en réalité de l’époque du conquérant, et qu’il est postérieur à la rédaction des mémoires de Baber, c’est-à-dire à l’année 1530. Mais comme ces mémoires signalent d’autre part un monument dont on ne trouve plus trace aujourd’hui, ou du moins que personne, parmi les habitans, ne connaît plus sous la dénomination que lui donne Baber, à savoir un médressé fondé par Mohammed-Mirza, fils de Djehan-Guir et petit-fils de Timour, pour y réunir les tombes d’une fille de ce prince et des plus illustres de ses petits-enfans, il est possible que le monument ainsi désigné ne soit autre que le Gour-Émir. Or, deux fils de Djehan-Guir ont porté ce nom de Mohammed-Mirza. L’un, son fils aîné, dont Tamerlan voulait faire son héritier après la mort de Djehan-Guir, mourut lui-même peu de mois avant son aïeul. L’autre, Pir-Mohammed-Sultan-Mirza, que Timour avait fait sultan des Indes, mourut assassiné à Gaznah en l’an 809 de l’hégire, c’est-à-dire deux ans après. Que ce soit l’un ou l’autre de ces deux princes qui ait fait construire le monument, cette construction est, dans les deux cas, à peu près contemporaine de Timour. Il n’y a donc pas lieu de la classer, comme on l’a fait, parmi les monumens de la décadence timouride. Bien que le Gour-Émir n’ait pas l’ampleur majestueuse de la Biby-Khaneh, ni la richesse d’ornementation du Chah-Zindeh, dont il sera question tout à l’heure, il mérite d’être rangé immédiatement après ces deux édifices, entre tous ceux qui existent encore à Samarkande, sinon au point de vue de l’ancienneté, du moins à cause de l’intérêt historique qu’il présente, ainsi que pour l’élégance de son style.


V. — LE CHAH-ZINDEH.

Le monument le plus curieux et le mieux conservé de Samarkande, bien qu’il en soit aussi le plus ancien, c’est le groupe de constructions appelé Chah-Zindeh. On désigne sous ce nom la réunion de sept mosquées, enfermées dans une enceinte commune, et qui couvrent une petite colline située au nord de la ville, en face de la Biby-Khaneh, laquelle n’en est séparée que par la vaste esplanade du marché. On ne sait pas au juste à quelle époque remonte la fondation de ces sept mosquées ; mais une partie au moins de leur construction est antérieure à Tamerlan. L’architecture en est admirable de richesse et d’harmonie, et heureusement la conservation en a été jusqu’à présent suffisante. Les sept dômes, que revêtent des briques émaillées de ce bleu splendide qui caractérise la décoration architecturale de Samarkande, s’étagent sur la colline et donnent l’illusion d’un ensemble beaucoup plus vaste que celui qu’elles constituent réellement ; car les proportions de ces édifices, exquis dans leur délicatesse, ne sont pas très grandes et ils sont bien loin d’avoir l’ampleur et le caractère colossal de la Biby-Khaneh. Mais l’absence de tout point de comparaison aux alentours, sur cette colline dénudée, et l’illusion d’optique qui résulte de l’illumination par le soleil d’Orient, donnent complètement le change à cet égard. Ces sept mosquées sont réunies entre elles par un tortueux chemin couvert, enclos entre des murs et coupé d’escaliers irréguliers et pittoresques. Sur ce chemin s’ouvrent les portiques des diverses chapelles dont l’ornementation est certainement ce que l’art des architectes et des décorateurs persans, à la solde des souverains mongols, a produit de plus merveilleux. Les murs sont entièrement revêtus de faïences éclatantes, aux couleurs très variées et plus diverses encore que celles que l’on peut voir dans les autres monumens de Samarkande ; mais ici, ce qui n’a lieu nulle part ailleurs, les faïences ne sont pas seulement ornées de dessins ; ces dessins, dont l’élégante complication est extrême, sont en outre modelés en relief et les briques émaillées qui les forment sont à jour. On dit que cette disposition se retrouve dans une autre mosquée à Djaniekent, bourgade du Turkestan septentrional. L’effet décoratif qui en résulte est extrêmement heureux. Les mosquées qui occupent le deuxième et le troisième rang à gauche, en suivant l’avenue, sont d’une richesse d’ornementation vraiment inouïe. À l’extrémité de cette même allée, on pénètre dans la dernière mosquée, spécialement consacrée au culte du saint sous le patronage duquel est placé tout le groupe de ces monumens, et qui leur a donné son nom. Cette dernière mosquée est formée de plusieurs salles : dans la plus reculée, où se trouvent des mollahs toujours en prière, ou qui du moins ne se détournent de leur prière que pour faire un appel aussi pressant que majestueux à la générosité des visiteurs, on voit plusieurs objets remarquables : c’est là qu’est conservé le grand Coran, dont les pages colossales n’ont pas moins de trois mètres de côté ; c’est ce livre qui, les jours de tête, est déposé en grande pompe sur le pupitre de marbre dont nous avons parlé en décrivant la Biby-Khaneh. Cet exemplaire n’est d’ailleurs, parait-il, qu’une copie faite au XVIe siècle pour ménager l’original, beaucoup plus ancien. Celui-ci a été, dit-on, transporté à Pétersbourg, par les Russes, lors de l’occupation de la ville.

Dans un angle de la même chapelle, s’ouvre l’orifice d’un puits obscur que ferme une grille scellée. Là repose le corps du saint. On sait peu de chose touchant ce personnage ; à Samarkande, les gens les plus familiers avec son histoire ignorent son nom véritable et ne le connaissent que par son surnom ou son titre de Chah-Zindeh, ce qui veut dire le roi vivant. L’origine de cette qualification est généralement expliquée aujourd’hui, par les mollahs chargés de la garde du tombeau, de la façon suivante : ce saint, qui fut un roi, dont le règne incertain remonte aux premiers temps de l’Islam, obtint d’Allah, en récompense de ses vertus, une faveur insigne, celle de toujours rester vivant, même après sa mort. Ne demandez pas d’explication sur ce dogme physiologique tout particulier et peut-être obscur. Vous n’en obtiendriez aucune, pas plus que je n’ai pu en obtenir moi-même, et vous ne feriez que vous attirer le profond mépris des indigènes pour votre inaptitude à comprendre un mystère aussi simple. Ce souverain fut donc, après une longue existence remplie de vertus et d’honneurs, probablement lorsqu’il fut fatigué des uns et des autres, descendu au fond du puits noir où son corps repose encore aujourd’hui dans l’état de béatitude spéciale qui vient d’être indiqué. Le domicile est peu récréatif pour être habité pendant tant de siècles ; mais son hôte a la consolation d’être assuré d’y rester vivant jusqu’à la guerre sainte qu’il attend, et où il jouera son rôle dans le triomphe final des croyans.

Tamerlan, à qui ce point de dogme parut sans doute peu clair, éprouva, dit une tradition qui, cette fois, est historique, le besoin de l’élucider. Il ne se contenta pas de l’explication donnée par les mollahs, et qui de son temps était déjà la même qu’aujourd’hui, c’est-à-dire aussi sommaire. Il prescrivit à un esclave de descendre au fond du puits pour constater ce qu’il en était. J’avoue que, n’ayant pas très bien compris, pour ma part, malgré toute ma déférence la plus respectueusement aveugle, l’explication des mollahs, je fus flatté et réhabilité dans ma propre estime en voyant que l’imperfection de mon intellect philosophique était en somme partagée par un esprit aussi éminent que celui de l’illustre conquérant. Il est vrai que Tamerlan ne vivait pas au XIXe siècle et que s’il y eût vécu, il eût probablement été plus avancé dans la solution de la question ; à moins toutefois qu’il n’eût imité l’indifférence des conquérans russes, qui n’ont pas même pris la peine de renouveler l’expérience tentée six siècles auparavant. Timour fit donc descendre au fond du puits un esclave. Celui-ci ne s’y décida pas volontiers et il fallut pour cela que l’empereur lui donnât le choix entre une obéissance immédiate et un supplice non moins prompt. On sait qu’en cette dernière matière Timour était homme de parole et fort expédiât ; aussi comprend-on que le scrupule religieux de l’esclave ait cédé à sa confiance dans la haute justice du monarque. L’envoyé remonta, paraît-il, en donnant les marques d’une terreur indescriptible, et dans un état de mutisme tellement absolu qu’une nouvelle menace de Timour, non moins catégorique que la première, fut le seul remède qui pût momentanément lui rendre la parole. Pressé de questions, il déclara qu’il s’était en effet trouvé en présence du saint, et que celui-ci, après lui avoir reproché de venir le troubler dans son repos, lui avait enjoint de remonter immédiatement, en ajoutant qu’il serait frappé de mutisme pour toute sa vie, s’il disait un seul mot de ce qu’il avait vu. Et c’est en effet ce qui eut lieu séance tenante : l’esclave devint muet après ces quelques mots et il fut impossible depuis lors de lui en arracher un seul de plus jusqu’à sa mort, ou peut-être jusqu’à celle de Timour, si nous supposons que celle-ci soit survenue la première, ce qui est encore un point d’histoire mal éclairci de nos jours.

Quoi qu’il en soit, Tamerlan déclara l’expérience suffisante ; il adressa force excuses à son bienheureux confrère, il fit au tombeau l’offrande d’une dotation magnifique, interdit à qui que ce fut de jamais violer le domicile du saint sous les peines temporelles les plus sévères et, pour plus de sûreté à cet égard, il fit murer l’entrée du puits par la grille que l’on voit encore aujourd’hui.

Il augmenta, en outre, les constructions qui existaient alors et qui probablement se réduisaient à une seule mosquée, en y adjoignant les autres chapelles environnantes, et il fit enterrer dans celles-ci plusieurs de ses proches, ainsi que sa nourrice, dont le tombeau est l’objet d’une grande vénération.

Selon certains archéologues, ainsi que d’après ce que disent quelques mollahs plus instruits que les autres, le saint patron du lieu ne serait autre que Kassim, fils d’Abbas, cousin de Mahomet, qui serait venu en Bactriane dès les premières années de l’hégire pour prêcher l’islamisme aux sectateurs de Zoroastre, avant la conquête arabe. Décapité par les Guèbres, il se serait, après son supplice, réfugié au fond de ce puits où il attendrait la guerre sainte qui doit donner à l’Islam l’empire du monde.

Baber, dans ses mémoires, désigne simplement le Chah-Zindeh sous le nom de Mazar-t-Chah (tombeau du roi), sans donner d’autres détails sur son origine ni sur l’histoire de son fondateur.


VI. — LE TOMBEAU DE DANIEL. — AFROUSIAB. — LES MOSQUÉES SECONDAIRES DE SAMARKANDE.

À quatre kilomètres au nord-est de Samarkande, en dehors des limites extrêmes de l’ancienne enceinte, se trouve un autre tombeau affecté à un personnage moins spécial à la Tartarie que ceux dont il a été question jusqu’ici : on le nomme Khodja-Daniar, et, s’il faut en croire les légendes musulmanes, il n’est autre que le prophète Daniel de la Bible. Ce tombeau est situé à l’endroit appelé Afrousiab, c’est-à-dire au lieu même où sont, très probablement, les restes de l’ancienne ville de Maracanda, citée par les historiens grecs. Il est séparé de Samarkande par une colline dénudée qui s’étend derrière le Chah-Zindeh et dont le sol, formé de lœss, n’est qu’un vaste cimetière. Le sépulcre de Khodja-Daniar est placé sur une sorte de terrasse ou de corniche à mi-côte d’un escarpement qui, sur le flanc nord de cette colline, descend à pic jusqu’au fond d’un ravin où coule un arik, ou canal d’irrigation, dérivé du Zerafchane. Une demi-douzaine de grandes perches ou de mâts inclinés, du sommet desquels pendent des haillons sacrés ou des tougs, faits de queues de chevaux, et dont la hauteur est proportionnée à l’importance du saint, dominent le sarcophage, qui est en plein vent et que n’abrite aucune construction. Ce sarcophage est fait d’une maçonnerie grossière. Le saint qui y repose est, celui-là, bien réellement mort ; cela ne fait de doute pour personne, mais sa manière de se comporter n’en est que plus curieuse, car, quoique mort, il continue à grandir constamment dans son sépulcre. Tous les deux ou trois ans, les mollahs préposés à la garde du cercueil déterminent par un calcul savant, dont nous n’avons pu avoir les bases, de combien il convient de l’allonger, pour que ses dimensions soient en rapport avec celles de son locataire. S’il faut en juger d’après les mesures actuelles du cercueil, la taille du prophète Daniel serait ou du moins aurait été, lors de notre dernière visite, en 1891, d’environ vingt-quatre mètres : il doit avoir maintenant un peu plus. Il est à remarquer que la croissance du saint ne s’exerce qu’en longueur et n’a pas lieu en largeur. Le développement de sa carrure n’est pas en proportion avec celui de sa taille.

Il existe dans d’autres parties de l’Islam d’autres tombeaux du prophète Daniel : l’un des plus célèbres entre autres est au Caire. Ce fait en lui-même ne doit pas nous étonner : les musulmans admettent sans difficulté le dédoublement ou même la multiplication indéfinie des corps des saints personnages, sans que leur vénération pour chacune des dépouilles en soit diminuée.

Ce qui est assez intéressant à noter, c’est la nature des qualifications honorifiques que l’on accorde au même saint selon les divers pays où il est vénéré. Ainsi, par exemple, ce même Daniel porte, au Caire, le nom de Nebbi-Danial, c’est-à-dire qu’on lui accorde le titre de prophète, comme étant à la fois celui qui convient le mieux à sa condition et le plus honorifique qu’on lui puisse déférer. En Algérie ou au Maroc, pays féodaux, le titre qu’on donne aux saints est celui de Sidi, qui signifie seigneur, et que prennent également les chefs militaires et politiques. En Asie centrale, on donne aux plus respectés d’entre les personnages canonisés, comme peut l’être le prophète Daniel, le titre de Khodja, ce qui veut dire tout simplement, en arabe, écrivain ou lettré. Dans les pays barbaresques, ce titre ne ferait qu’un honneur médiocre à celui qui en serait revêtu. N’y a-t-il pas là un indice caractéristique ? Ne pressent-on pas dans la formule mongole le voisinage de la Chine, terre classique du mandarinat, où la littérature est la base d’une organisation sociale ?

Non loin du tombeau de Daniel se trouve celui de Hazret-Khizr, patron des bergers, des voyageurs, mais aussi des voleurs, ce qui semble difficilement compatible, et ce qui doit, dans tous les cas, dégager singulièrement la responsabilité du saint, quoi qu’il puisse arriver en route à ceux qui se placent sous sa protection.

Tout près de là également s’ouvrent des grottes plus ou moins obstruées et qui font, prétend la tradition, partie des substructions de l’ancienne ville d’Afrousiab ou Afrasiab, dont le nom s’applique encore aujourd’hui à toute cette colline. Ce nom d’Afrasiab était, selon les historiens persans, celui d’un roi du Turkestan, dont ils placent le règne au XIe siècle avant notre ère, et qui aurait accueilli à sa cour Siavech, fils du roi de Perse Kaïkaus, qu’il peut y avoir lieu d’identifier à l’un des derniers rois modes prédécesseurs de Cyrus. Le roi Afrasiab aurait accordé asile à ce prince proscrit par son père et lui aurait même donné en mariage sa fille Frankhis. Samarkande, sa capitale, aurait donc, s’il faut en croire les mêmes historiens, déjà existé à l’époque des premiers Achéménides.

C’est dans les flancs de cette colline de lœss que l’on a cherché, mais sans trouver jusqu’à présent de preuves absolues, les restes de l’ancienne Maracanda.

Quoi qu’il en soit, le sol en est rempli de tombeaux de toutes les époques, et l’on y trouve de nombreux débris de verre irisé, de terres cuites et de bronzes.

Les recherches, malheureusement trop superficielles, que j’ai pu y faire pour ma part, m’ont conduit à la découverte d’un certain nombre d’objets antiques, parmi lesquels il faut citer une assez grande quantité de monnaies se rapportant aux rois grecs de la Bactriane, ainsi qu’aux Indo-Scythes qui leur ont succédé du IIIe siècle avant Jésus-Christ au IIe siècle de notre ère. Les plus abondantes que j’aie récoltées en cet endroit sont aux effigies de Diodote ou d’Euthydème Ier, ainsi qu’aux types, plus modernes, d’Azès, d’Azilidès et du monarque auquel, par une singulière ironie du sort, les archéologues anglais qui, jusqu’à présent, se sont le plus occupés de ces questions, M. Percy Gardner entre autres, ont donné la qualification de Nameless King, a le roi sans nom. » Ce souverain bactrien, qui paraît avoir régné entre Kadaphès et Kadphisès II, c’est-à-dire dans le Ier siècle de notre ère, semble avoir été tellement pénétré de l’idée de son importance et de sa grandeur qu’il prodigua sur les monnaies à son effigie, lesquelles paraissent avoir été très nombreuses, les épithètes les plus glorieuses, écrites en langue grecque, et dont les plus fréquentes sont celles de soter (sauveur) et de megas (grand). Malheureusement pour lui et aussi pour les historiens, il n’omit qu’une chose, ce fut, dans ces inscriptions remplies de qualificatifs à sa louange, de faire figurer son nom, qu’il supposait sans doute trop connu pour avoir jamais besoin d’être rappelé. Il en résulte que de tous les souverains de sa dynastie, il est le seul dont le nom soit aujourd’hui absolument ignoré. Les spécialistes en sont réduits à désigner cet orgueilleux, qui a tant fait pour perpétuer son propre éloge, sous la dénomination de Roi sans nom.

La connaissance de l’histoire de ce royaume macédonien de la Bactriane, fondé par des lieutenans d’Alexandre dont les historiens grecs ne font aucune mention, qui dura quatre siècles, et dont l’existence même, il y a peu d’années encore, était inconnue en Europe, a fait de grands progrès depuis que l’occupation du Turkestan par les Russes a permis de mettre an jour d’assez nombreux documens archéologiques qui y sont relatifs. Mais on en sait encore bien peu de choses comparativement à ce qui reste à en apprendre, et c’est là un champ d’études des moins explorés et des plus curieux. Nous ferons grâce ici à nos lecteurs de tout aperçu sur les résultats de nos recherches personnelles dans cette matière aride et un peu trop spéciale.

Indépendamment des principaux monumens qui viennent d’être énumérés, et qui forment le noyau même de la ville de Samarkande, il y en a d’autres qui remontent également à l’époque timouride et qui alors étaient probablement à l’intérieur de l’enceinte, mais qui sont aujourd’hui épars dans les faubourgs, en dehors des limites de la ville actuelle. Quelques-uns même sont dispersés dans l’oasis, loin de tout centre de population, et c’est seulement lorsqu’on en est tout près qu’on les découvre au milieu des arbres où ils sont enfouis.

Parmi ceux qui ont dû être englobés dans l’ancienne enceinte, mais qui aujourd’hui sont plus ou moins isolés des habitations, les plus remarquables sont la mosquée de Zemret-Khodja, le mausolée de Khodja-ben-Khaddra, le médressé d’Ichrak-Khaneh et celui de Khodja-Akhrar. Enfin, à dix kilomètres environ du centre de la ville, dans l’oasis, se trouve le médressé de Timour-Malik, l’un des plus intéressans au point de vue architectural, qui vient tout récemment, paraît-il, depuis ma dernière visite, d’être renversé par un tremblement de terre. Tous ces monumens sont construits sur un plan absolument identique, dans son ensemble, à celui que nous avons décrit pour les médressés du Reghistan. Ils ne diffèrent que par leurs dimensions, par les détails de leur ornementation et par la forme des dômes qui surmontent généralement la principale chapelle de chacun d’eux. Quelques-uns de ces monumens sont vraiment remarquables par l’harmonie de leurs proportions. Le dôme de celui d’Ichrak-Khaneh présente un mode d’ornementation qui lui est spécial : il consiste en inscriptions dessinées en relief sur la paroi de la coupole par les briques de l’appareil même.

Dans le médressé de Khodja-Akhrar a été conservée, jusqu’à la conquête russe, une relique célèbre dans tout l’Islam : c’est le fameux Coran du khalife Othman, écrit par lui-même et taché de son sang. On sait comment périt Othman, troisième successeur de Mahomet, après avoir porté à un haut point, par les conquêtes de ses lieutenans en Asie et en Afrique, la puissance de l’Islam. Nous ne pouvons entreprendre de rappeler ici, même à grands traits, les détails de cette épopée, grandiose et sanglante, qui remplit les premières années de la réforme musulmane et dont la mort d’Othman rut l’un des épisodes les plus dramatiques. Othman, on le sait, après les règnes austères, glorieux, mais quelque peu barbares, d’Abou-Bekr et d’Omar, apporta au khalifat des procédés différens de ceux que les Arabes avaient connus jusque-là. Bien que la guerre sainte ne se soit pas ralentie sous son règne et que ses conquêtes aient égalé celles de ses prédécesseurs, il inaugura sur le trône des khalifes l’emploi de la politique et de la diplomatie. Cette manière d’agir ne laissa pas de soulever des mécontentemens, excités et entretenus par ceux qu’Omar avait désignés comme admissibles après lui à la souveraineté élective du khalifat, mais que le sort n’avait pas favorisés. Après l’austère simplicité d’Abou-Bekr, après le féroce ascétisme d’Omar, le luxe d’Othman et les faveurs qu’il distribua à ses proches et à ses partisans parurent de la concussion et de l’impiété. En comparaison de l’implacable fanatisme, simple et sublime, qu’avaient montré ses deux prédécesseurs, et surtout Omar, le souverain vivant de la vie des pauvres, le conquérant de Jérusalem et l’incendiaire de la Bibliothèque d’Alexandrie, les compromis et les pourparlers d’Othman avec les infidèles parurent autant d’atteintes à la religion. Une révolte éclata, prélude du schisme qui devait à tout jamais diviser l’Islam en deux sectes irréconciliables et se traduire à travers les siècles par tant de guerres sanglantes. Elle était fomentée par Ali, gendre de Mahomet, l’un des compétiteurs évincés du khalifat, et par Aïcha, l’épouse préférée de la vieillesse du prophète, laquelle plus tard, d’ailleurs, fit une opposition violente au parti d’Ali, lorsqu’il fut khalife à son tour, et ne fut pas étrangère à sa mort. Othman, assiégé dans son palais, s’y défendit énergiquement pendant trois mois. Puis, serré de plus près et réduit par le manque d’eau à capituler, il sortit seul, comptant, pour calmer les révoltés, sur son prestige et sa parole : il se présenta à eux, sans autre arme que le manuscrit du Coran, écrit par lui-même sous la dictée de Mahomet, et qu’il serrait contre sa poitrine. Il tomba percé de coups et son sang couvrit le livre sacré : aussi celui-ci devint-il plus tard, lorsque Moaviah, premier khalife ommiade, eut assuré de nouveau, après une guerre longue et sanglante, le triomphe des Sunnites sur les Chiites, sectateurs d’Ali, une relique vénérée par tous les adaptes de la première de ces sectes. Un khalife ommiade, voulant s’assurer l’obéissance des habitans du Turkestan, ralliés à la doctrine sunnite, et stimuler leur hostilité contre les Chiites, fit don à la ville de Samarkande de ce précieux manuscrit, qui fut depuis lors conservé dans le médressé de Khodja-Akhrar jusqu’au moment où on le transporta, dit-on, à Saint-Pétersbourg.


VII. — L’OURDOU.

C’est à regret que l’on s’arrache à la visite des mosquées et des mausolées de Samarkande, si fertiles en souvenirs et qui laissent à ceux qui ont eu la bonne fortune de les contempler une ineffaçable impression. Mais les monumens religieux ne sont pas les seuls qui éveillent des images pittoresques ou glorieuses et qui méritent de fixer l’attention.

La vieille citadelle, appelée Ourdou et aussi Ark, dénomination qu’il est difficile de ne pas rapprocher de l’ancien mot Arx de notre antiquité classique, occupe le sommet d’une colline entièrement nue, située entre la vieille citée de Samarkande et la nouvelle ville russe. Un ravin profond et escarpé l’isole de deux côtés. Son architecture extérieure ne présente rien d’intéressant, d’autant plus que ses remparts de terre ont été remaniés par les Russes et à peu près rasés pour être appropriés aux exigences de la fortification européenne d’aujourd’hui. Les bâtimens s’élèvent à peine au-dessus du sol environnant, et ils n’ont rien de remarquable. Ce qui s’y trouve de plus curieux, c’est, à l’intérieur, le kok-tach ou « pierre verte, » énorme monolithe que l’on y conserve encore actuellement et qui y est gardé depuis des siècles comme une sorte de palladium. On l’appelle aussi le Trône de Tamerlan. C’est sur cette pierre que se sont fait couronner tous les princes de la famille des Timourides, c’est-à-dire tous les souverains de Samarkande et de Boukhara jusqu’à l’émir actuel, Saïd-Abdoul-Akhad, qui règne aujourd’hui sur le royaume, dernier reste du vaste empire mongol, dont cette dernière ville est la capitale. Pour le couronnement du souverain actuel, qui est monté sur le trône de Boukhara depuis six ans seulement, c’est-à-dire depuis que Samarkande est aux Russes, ceux-ci n’ont pas jugé pouvoir, malgré tous leurs égards pour leur allié, lui permettre de venir en souverain se faire couronner à Samarkande, qui n’appartenait plus aux princes de sa race. On aurait bien pu essayer de lui envoyer pour la circonstance le trône de pierre : peut-être l’aurait-on fait s’il eût été un peu moins pesant. Mais le transport d’un pareil colis sur une distance de 300 kilomètres présentait, parait-il, des difficultés à*peu près insurmontables. Aussi s’est-on borné de préférence à donner à l’émir l’autorisation d’envoyer à Samarkande un coussin qui a été posé sur le kok-tach et qui lui a ensuite été renvoyé pour lui servir de siège dans la cérémonie de son couronnement. C’est aussi sur le kok-tach que l’on tranchait la tête à tous ceux des princes de la famille royale dont l’existence a pu, depuis cinq siècles, être jugée un obstacle à l’administration du pays par leur parent investi de la souveraineté.

La citadelle de Samarkande, considérée au simple point de vue moderne, est dès maintenant célèbre, au titre militaire, par le siège glorieux qu’y soutinrent les Russes en 1868, lors de la prise de la ville. À cette date, le général Kauffmann, gouverneur-général du Turkestan russe, entreprit contre l’émir de Boukhara, Mouzafïar-ed-din, une campagne motivée par une déclaration de guerre de la part de ce dernier, déclaration qui fut d’ailleurs désavouée plus tard. Les Russes, déjà depuis trois ans maîtres de Tachkent, où ils avaient installé le centre de leur gouvernement, franchirent, au nombre de 3,500, les trois cent vingt kilomètres qui séparent cette ville de Samarkande, et entrèrent sans résistance dans la capitale de Timour, après avoir battu, sur les bords du Zerafchane, l’armée boukhare, forte de 40,000 hommes. Kauffmann ayant reçu la soumission des habitans, s’éloigna dans la direction de Boukhara, après avoir mis l’Ourdou en état de défense, et y laissant ses blessés et ses malades, avec ses approvisionnemens de réserve, sous le commandement du major von Stempel. À peine se fut-il éloigné, que les habitans de Samarkande, aidés par les montagnards venus du sud, au nombre d’une dizaine de mille, assiégèrent la citadelle. Le développement des remparts de celle-ci étant d’environ un kilomètre, les blessés et les amputés eux-mêmes durent, pour garnir les murailles, prendre part à la défense, qui fut héroïque, et qui dura six jours et six nuits sans un instant de relâche. Enfin, les assiégés furent dégagés par Kauffmann, qui revint à marches forcées et qui, pour punir les habitans de Samarkande de leur mauvaise foi, accorda à ses troupes trois jours de pillage. L’émir se hâta de faire la paix, désavouant même toute préméditation belliqueuse ; mais les Russes, en passant avec lui un traité d’alliance qui a été observé depuis lors, gardèrent les villes de Samarkande et de Katti-Kourgan, ainsi que la province qui en dépend. Par la suite, ils donnèrent à l’émir de Boukhara, en dédommagement, les deux provinces montagneuses du Hissar et du Darvass, situées le long des frontières d’Afghanistan, et dont la possession lui était jusque-là contestée. Parmi les vaillans défenseurs de l’Ourdou se trouvait, dit-on, le peintre Vereschaguine, dont les tableaux, si profondément sentis et si vigoureusement rendus, ont initié d’une façon aussi frappante qu’exacte, il y a quelques années, le public parisien à la physionomie He l’Asie centrale.


VIII. — COUP D’OEIL HISTORIQUE SUR SAMARKANDE.

Comme toutes les grandes capitales asiatiques, Samarkande a trouvé des historiens et des poètes qui ont vanté la haute antiquité de son origine ; mais on sait ce qu’en pareil cas valent, pour les souverains, les flatteries de ce genre, quand elles viennent des poètes, gens qui, par profession, poursuivent l’illusion et non la vérité. Quant aux certificats des historiographes, ils valent, certes, bien moins encore, leurs auteurs étant, par leurs fonctions mêmes, préposés à la recherche de la Vérité, mais dans l’unique dessein de l’habiller ensuite pour la présenter aux souverains en vêtement de cour. Les historiens ont même sur les poètes, dans de pareilles circonstances, une infériorité, celle d’être gens plus positifs et partant moins désintéressés, ce qui ôte à leurs versions toute chance d’être vraies, lorsqu’elles sont destinées aux rois ou aux reines. Or Samarkande a été trop longtemps la reine de l’Orient, pour que les flatteurs ne se soient pas évertués, pendant des siècles, à lui fabriquer les généalogies les plus apocryphes.

Nous n’attacherons donc que la créance qu’il convient aux documens historiques fondés sur l’étymologie du nom même de la ville. Assurément, le système qui consiste à traduire Samarkande par « ville de Samar » est assez plausible en apparence : kent ou kend est le mot qui, dans la langue actuelle du Turkestan, signifie ville ; c’est ainsi que Tachkent, par exemple, signifie ville de pierre, Tchimkent, ville du défilé, etc. Dès lors, il n’y a pas de raison pour ne point traduire Samarkande par « ville de Samar. » Cependant, l’antiquité même de la cité semble pouvoir être un obstacle à cette traduction si simple, car, si elle est aussi ancienne qu’on le dit, son nom doit être probablement antérieur à l’invasion des langues turques dans le pays. Si toutefois, sans s’arrêter à cette objection accessoire, on admet que Samarkande veuille dire ville de Samar, il ne reste plus qu’à trouver qui peut bien être Samar. Nous ne voyons pas d’inconvénient, du moins au point de vue pittoresque et poétique, à reconnaître sous ce nom la grande Sémiramis dont le règne aurait, si l’on en veut croire cette légende, précédé de quelques milliers d’années, dans la capitale du Turkestan, celui de l’autre illustre souveraine, la reine Biby-Hanoum, dont la grande ombre domine aujourd’hui la ville.

Samar était aussi le nom que l’on donnait autrefois à une certaine partie de l’Yémen ou Arabie-Heureuse avoisinant la Mer-Rouge. Au dire des historiens arabes, l’origine du nom de Samarkande proviendrait de celui du roi hémiarite Shamyr-Yourich, un roi quelque peu problématique et fabuleux, mais qui rachète ce défaut secondaire par sa noblesse, étant proche parent de la reine de Saba. Le principal titre que ce roi mythologique, appuyé sur la tradition musulmane, ait à ce parrainage, consiste en ce que, lors de la prise de la ville par les Arabes, événement dont la date incertaine est placée vers l’an 643 de notre ère, les conquérans trouvèrent, dit-on, encastrée dans l’une des portes de l’enceinte, une plaque de bronze chargée d’une inscription en caractères hémiarites, indiquant que ce point était distant de 1,000 parasanges (environ 8,000 kilomètres) de la résidence du suzerain du pays, le tobbai, demeurant à Sana, capitale de l’Yémen. Sana est, encore de nos jours, la capitale de l’Yémen. La longueur de la route qui, du fond de l’Asie centrale, y conduit, est assez difficile à évaluer, car il s’en faut de beaucoup que l’itinéraire soit en ligne droite, et il doit contourner des déserts, des montagnes et des mers. Toutefois, on peut admettre l’évaluation approximative de 8,000 kilomètres, en prenant pour base d’appréciation le chemin parcouru par les rares pèlerins qui, de Samarkande, vont à La Mecque. Mais la plaque de bronze a disparu, comme on devait s’y attendre.

Une autre étymologie également admissible et même, à notre avis, meilleure, est celle qui identifie le nom de Samarkande avec celui de Maracanda, que portait, au temps d’Alexandre le Grand, une ville située évidemment dans les mêmes parages, mais dont l’emplacement exact est loin d’être déterminé aujourd’hui avec certitude.

Enfin, à côté de ces étymologies de langues diverses, il en est encore une, moins bonne, croyons-nous, qui consiste à interpréter le nom de Samarkande comme une corruption de Chamar kient (Chamar la détruite), dénomination d’ailleurs facile à justifier surabondamment par les destructions réitérées qu’elle a subies.

Parmi toutes ces étymologies, c’est à Maracanda que nous donnerions la préférence, bien que l’identité d’emplacement ait fait, dans ces dernières années, en Allemagne surtout, l’objet de controverses qui ont laissé subsister sur ce point des doutes sérieux. Dans tous les cas, rien ne nous paraît moins prouvé que l’assertion péremptoire et un peu trop précise de certains historiens, d’après laquelle ce serait sur l’emplacement exact du Reghistan actuel qu’Alexandre aurait tué Clytus.

Il existe encore d’autres traditions et d’autres textes que ceux qui attribuent la fondation de la ville aux Assyriens, aux Grecs ou aux Arabes : ainsi l’historien Khondemir, de même que l’auteur du Leb-Tarikh, font remonter cette fondation à Kichtasp, roi de Perse de la dynastie des Caïanides, c’est-à-dire l’un de ceux que les Grecs ont appelés Achéménides.

Peut-être la ville existait-elle avant Alexandre, peut-être a-t-elle été construite par lui : ce qui est certain, c’est que, depuis son règne, après avoir appartenu successivement aux rois grecs de Bactriane, aux Parthes, puis aux Perses Sassanides, Samarkande était tombée aux mains des envahisseurs turcs venus de Mongolie au VIe siècle, lorsqu’elle fut prise par les Arabes et englobée dans la grande conquête islamique. Cet événement eut lieu vers la seconde moitié du VIIe siècle. Certains auteurs attribuent la prise de la ville à Saad-ibn-Abou-Ouakkas, et placent ce fait en 643, soit dès l’an 21 de l’hégire ; d’autres à Kassim-ibn-Abbas, d’autres enfin à Kateb-ben-Mostemah, et en reculent alors la date jusqu’en 85 de l’hégire, sous le règne de Valid Ier, sixième khalife de la dynastie des Ommiades.

À la fin du IXe siècle, Samarkande passa, comme tout le pays au-delà de l’Oxus, des mains débiles des khalifes d’alors à celles de la dynastie persane des Sassanides, dont plusieurs y placèrent le siège de leur gouvernement, et qui régnèrent pendant cent dix ans, jusqu’en 388 de l’hégire. À cette époque, elle devint successivement la proie des diverses tribus turques ; puis, tour à tour prise, ruinée et relevée de ses ruines, elle tomba enfin, au commencement du XIIIe siècle, sous la domination du terrible conquérant Mohammed-Kothbeddin ou Ala-ed-din, surnommé Khovaresin-Chah, sultan du Kharism, c’est-à-dire du pays actuel des Turkmènes-Khiviens, qui étendit en quelques années son empire de la Mer-Noire au Gange, et qui soumit la Transoxane entière, après avoir renversé, dans l’Inde, la dynastie des Gaurides. Mais cette domination fut éphémère : elle ne tarda pas à être ruinée de fond en comble par la grande invasion des Mongols de Dchinghiz-Khan. Après une résistance énergique, qui dura trois ans, Mohammed, traqué de province en province par les fils de Dchinghiz-Khan et surtout par l’un d’eux, Oktaï, son meilleur lieutenant, finit par périr dans une île de la mer Caspienne. Son fils Djellal-ed-din continua la lutte avec le même acharnement féroce, mais sans pouvoir empêcher la conquête mongole de s’accomplir. Battu par Dchinghiz-Khan, il fut forcé de chercher un refuge dans les Indes, où il se tailla encore un vaste royaume. Il parvint même plus tard à reconquérir une partie de l’Iran. Mais il ne put que retarder sa perte. Les Mongols le battirent de nouveau et, après dix années de guerre, malgré de brillans succès, il mourut, comme son père, fugitif et dépossédé. L’épisode de sa traversée de l’Indus à la nage, sous les yeux de Dchinghiz-Khan lui-même, après sa défaite sur les bords de ce fleuve, en 1220, est resté célèbre dans le cycle des légendes héroïques de l’Orient. On peut la mettre en parallèle avec la fuite de César, traversant à la nage un bras de mer, près d’Alexandrie, sous une grêle de flèches, en se couvrant de son bouclier. Mais le souverain turkmène, raconte la tradition, s’arrêta maintes fois en s’exposant aux coups, pour décocher lui-même des flèches sur ceux qui le poursuivaient. Dchinghiz-Khan, touché de son courage, ordonna, dit-on, de le laisser échapper. Ce monarque oriental qui, vaincu et réduit à fuir, risquait sa dernière chance de salut pour le plaisir de faire un beau coup de flèche contre toute une armée, était en somme, dans son cadre barbare et lointain, le digne émule de ses contemporains, les preux chevaliers de notre moyen âge. Prise par Dchinghiz-Khan en 1219, Samarkande fut après lui, lors du partage de son héritage, comprise dans le lot de Djaggataï, son fils. Puis elle subit pendant plus d’un siècle les vicissitudes et les dévastations résultant des démembremens de l’empire mongol, jusqu’au moment où Tamerlan la restaura, au XIVe siècle, l’embellit par d’immenses travaux et la porta à la plus grande splendeur qu’elle ait jamais atteinte, en en faisant la capitale de tous ses États.

Samarkande garda son rang sous Chah-Rokh, fils de Timour, et sous Ouloug-Beg, son petit-fils ; puis les dissensions et les guerres intestines des Timourides suivans ne tardèrent pas à amoindrir son importance. Elle fut conquise à plusieurs reprises par les Uzbegs et par divers descendans de Timour qui se l’arrachèrent, saccagée par les uns comme par les autres, et finalement elle ne fit que déchoir de plus en plus jusqu’à nos jours.

Pendant les derniers temps, elle fut réduite au rang de seconde capitale des émirs de Boukhara, jusqu’au moment où elle fut prise par les Russes en 1868. Déjà elle ne comptait plus, comme aujourd’hui, que 60,000 habitans, en y comprenant la population de ses faubourgs, qui, bien que partiellement compris dans les anciennes limites de l’enceinte fortifiée, ne forment plus que de petits groupes de population isolés les uns des autres dans l’oasis.

Peut-être sous la domination des Russes, qui en ont fait la capitale de l’une de leurs trois provinces du Turkestan, Samarkande, tant de lois ruinée et tant de lois relevée de ses ruines, va-t-elle redevenir, comme plusieurs le lui prédisent, la métropole de tout l’Orient.

Dans l’antagonisme qui existe entre elle et Boukhara, par suite de la question du partage des eaux du Zérafchane, insuffisantes pour alimenter à la fois deux grandes capitales, c’est Samarkande, dépouillée depuis deux siècles au profit de sa rivale, qui a repris l’avantage, grâce aux travaux récens des ingénieurs russes et grâce à la volonté de ses nouveaux maîtres, qui lui ont permis de profiter largement de sa situation en amont.

C’est actuellement Boukhara qui meurt de soif et dont l’oasis s’amoindrit de jour en jour, faute d’humidité, et c’est Samarkande qui emprunte au Sogd la quantité d’eau nécessaire à la prospérité de ses jardins et à la végétation des arbres qui bordent ses nouveaux boulevards.

Sera-ce là le point de départ d’une nouvelle renaissance, et Samarkande ressaisira-t-elle, à défaut de la primauté intellectuelle, à laquelle elle ne peut plus guère prétendre dans notre siècle, le premier rang politique et commercial en Asie centrale, ainsi que la prospérité matérielle ? Quelques-uns prétendent que sa situation géographique le comporte. Et assurément, de tous les Européens, les Russes sont les plus aptes à accomplir ce programme.

Mais pourtant, il n’est pas certain qu’ils puissent arriver à le remplir complètement, et que l’avenir qu’ils réaliseront puisse égaler le passé. Quelque Asiatiques qu’ils soient au fond de l’âme, quelque dédain fataliste qu’ils aient de la vie, quelque faible estime qu’ils aient du temps, quelque habitude qu’ils aient de vaincre l’espace, quelque rêveurs et pratiques en même temps qu’ils sachent être, il est douteux qu’ils réussissent entièrement à ressusciter ce qui n’est plus. Ils sont quand même trop Européens pour parvenir à prodiguer la quantité de travail inutile, de patience et de vies humaines qui seraient indispensables pour reconstituer dans toute son ampleur la grande capitale asiatique, et dont le sacrifice journalier serait ensuite nécessaire pour la maintenir à l’apogée où l’avait portée Tamerlan.

Leur tâche est assez grande cependant, car l’on peut dire que, du jour où ils sont entrés en vainqueurs à Samarkande, une nouvelle ère de vie et de prospérité s’est ouverte pour la partie la plus reculée et la plus inaccessible de ce continent asiatique, pour cette région qui a déjà vu naître et s’écrouler tant d’empires, et qui, par son histoire et sa situation sur le globe, a été forcément à la fois le centre des plus vieilles civilisations de l’ancien monde et le berceau de l’humanité.


EDOUARD BLANC.


  1. Cf. Introduction à l’étude du droit annamite, par J. Silvestre (Annales de l’école libre des sciences politiques, t. IV, juillet 1889).
  2. Tamerlan, on le sait, n’est que la transcription française et altérée de Timour-Lenk (Timour le Boiteux), nom et surnom du grand conquérant. — « Le grand Timour n’était pas beau : il avait un œil de moins et un pied de fer. » Ainsi s’exprime nettement Nassr-ed-din-Khodja, son bouffon ordinaire, dans l’ouvrage qui nous est resté sous son nom.