Notes et impressions

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Notes et impressions
La Revue bleueSérie 4 Tome 11 (p. 39-41).
NOTES ET IMPRESSIONS

Il est d’usage, au début de chaque année, de distribuer des présents de nature et de valeur diverses à ses amis, connaissances et serviteurs ; et il est, en outre, d’une tradition constante, lorsqu’on est journaliste, de présenter vers la même date à ses lecteurs quelques considérations générales sur l’année qui finit, ainsi que sur celle qui commence.

Profondément respectueux des coutumes anciennes et soucieux d’affirmer la solidarité qui m’unit aux générations précédentes, j’ai accompli depuis trois jours, avec résignation et moyennant un nombre élevé de courses de fiacres à cent sous le quart d’heure, le premier de ces rites onéreux et obligatoires ; et j’étais occupé, aujourd’hui, à me demander comment j’allais me tirer du second, lorsque, parcourant les gazettes, je tombai sur cette phrase de M. E. Ledrain :

« Ce qui marque, au point de vue des idées, l’année qui vient de finir, c’est le progrès du fouriérisme en France. »

Parfaitement. Cette phrase, en toutes lettres, est dans Ledrain (ne pas prononcer dans le train !). Je veux dire qu’elle a paru ce matin, en tête d’un journal, sous la signature de l’écrivain de ce nom, qui était principalement connu jusqu’ici pour avoir pris l’habitude de traduire la Bible et d’éreinter Renan.

Mon premier mouvement, en lisant ces mots, fut de surprise. (Mettez-vous à ma place !) Je suis obligé d’avouer que j’ignorais absolument que le fouriérisme eût fait des progrès en France pendant l’année 1898. Je cherchais désespérément dans les recoins de ma mémoire la trace des données qui avaient pu suggérer cette opinion historique au savant exégète quand, poursuivant la lecture de sa chronique, je découvris ceci :

« Président de l’Union phalansiérienne, la plus nombreuse des deux fractions de l’École sociétaire, j’accomplissais un devoir d’enseignement, j’avertissais les philosophes et les politiciens qu’il y avait en dehors d’un impossible et tyrannique collectivisme, et en dehors des principes démodés de l’économie politique, etc., etc. « 

Ainsi M. Ledrain préside l’Union phalanstérienne, la plus nombreuse des deux fractions de l’École sociétaire.

Par conséquent, si le fouriérisme a fait des conquêtes et si ces conquêtes sont le trait le plus marquant de l’année écoulée, il en résulte que M. Ledrain, en présidant la plus nombreuse des fractions de l’école de Fourier, a présidé au progrès des idées et a été, pendant un an au moins, le porte-flambeau de la civilisation. Or, voilà ce dont il semble bien que personne ne puisse douter, et M. Ledrain moins que personne.

Convaincu par la rigueur logique de ce raisonnement, je m’étais résolu à adopter la thèse de mon éminent confrère, et j’avais déjà placé sur ma table son article afin de le démarquer commodément ; mais, au moment de commencer ce petit travail, il me vint un scrupule qui me replongea dans un abime de perplexités.

Défiant comme je le suis des fantaisies du sens propre et des mouvements désordonnés de l’individualisme intellectuel, je me garderais bien d’avoir sur l’année 1898, ou sur une autre année, ou sur n’importe quoi, un avis qui ne fût appuyé par des autorités décisives. Ce n’est certes pas en mon nom personnel que j’oserais discuter une assertion d’un maître incontesté de la pensée, comme l’est M. Ledrain.

Mais il me ressouvint d’avoir lu des articles ou des livres de quelques autres maîtres non moins incontestés, qui n’étaient pourtant pas du tout d’accord avec le président de l’Union phalanstérienne.

M. Paul Leroy-Beaulieu, par exemple, n’admet pas le moins du monde que les principes de l’économie politique soient démodés, et M. Jaurès jure que le collectivisme n’est pas impossible et ne serait nullement tyrannique. Et je ne sais si M. Jaurès et M. Leroy-Beaulieu président une société, ou une fraction plus ou moins nombreuse de société ; mais ils sont les lumières, l’un de l’école économiste, l’autre de l’école collectiviste ; et chacun d’eux croit aux progrès de son école, et considère les progrès de cette école comme le fait le plus intéressant de l’année, voire du siècle.

Et Auguste Comte a laissé des disciples qui considèrent, comme lui, que toute l’histoire et la préhistoire ne sont que la préface du positivisme.

Mais, pour M. Brunetière, l’année 1898 est essentiellement l’année où s’est réveillé le besoin de croire ; tandis que cette même année est :

Pour M. de Vogüé, celle où fut démontrée (suivant lui) la raison d’être des opérations de police un peu rudes ;

Pour M. Demolins, celle où éclata la nécessité de se faire Anglo-Saxon ;

Pour M. Bonvalot, celle où naquit une nouvelle ardeur de colonisation ;

Pour M. Jules Lemaitre, celle où se révéla le devoir de suivre les leçons de Demolins et de Bonvalot ;

Etc., etc.

En outre, c’est « au point de vue des idées » que M. Ledrain recherchait la caractéristique de la dernière année. Ce point de vue n’est pas le seul. Un homme politique, un romancier, un auteur dramatique, peuvent avoir, eux aussi, leur opinion sur l’année 1898, bien que les idées n’aient pas grand’-chose à voir avec la littérature et la politique qu’on nous fait aujourd’hui.

Il n’en est pas moins vrai que l’événement capital de cette année est pour M. X…, député, d’avoir failli décrocher le sous-secrétariat des postes et télégraphes ; pour M. Y…, poète lyrique, d’avoir eu un acte en prose reçu à correction aux Bouffes-du-Nord ; et pour le lutteur Pons, du Casino de Paris, d’avoir été proclamé champion du monde après avoir mis Pytlasinski hors de combat.

N’objectez pas que ce sont là des affaires privées qui intéressent sans doute beaucoup messieurs tel et tel, mais le public fort médiocrement. Notre député a la prétention de travailler au relèvement national, notre poète de féconder le génie national, et Pons de préparer l’éducation du muscle national, tout comme M. Ledrain a celle de présider la petite église grâce à qui la question sociale sera résolue.

M. Demolins lui-même, tout particulariste qu’il est, entend faire servir son particularisme au bien de la communauté.

Au fond, l’homme en général, et l’homme célèbre en particulier, est souvent ridicule, mais il n’a pas de méchanceté ; il s’exagère volontiers le besoin que ses semblables ont de lui, mais c’est qu’il a le ferme propos de leur être utile.

Seulement, comme ces bonnes volontés, d’ailleurs également sincères, se dirigent dans des sens différents et même contradictoires, ce n’est pas au bout d’un an qu’on peut savoir où était l’erreur et où la vérité. L’événement le plus important de l’année 1898, à supposer qu’il y en ait eu quelqu’un d’important, on saura quel il est, si l’on y pense encore, dans un siècle ou deux.

Pour l’instant, le parti le plus raisonnable est de suspendre son jugement et d’imiter le sage scepticisme des faiseurs de revues.

J’en ai vu deux ou trois, dans autant de théâtres ou de cafés-concerts. Il n’y a pas d’emploi de soirée plus rafraîchissant.

La philosophie leur est interdite par le légitime souci de ne pas endormir le public, et la politique par la censure.

Les revues ne parlent donc ni de l’idéalisme, ni du fidéisme, ni du marxisme, ni du fouriérisme, ni de l’anglo-saxonisme ; elles sont muettes sur la revision de la constitution, le libéralisme, l’autoritarisme, la monarchie, la démocratie et les chasses présidentielles. Elles ne soufflent mot de « l’affaire », à quoi il n’a été encore fait allusion sur un théâtre que par Maurice Donnay, qui a toutes les audaces et tous les bonheurs, et a réussi à faire rire tout le monde sans blesser personne.

Les revuistes ont évité ce sujet brûlant. En revanche ils se sont étendus délicieusement sur le confort de la nouvelle prison de Fresnes, la révolution apportée dans l’industrie des fiacres et les mœurs des cochers par l’automobilisme, sur les embarras de Paris, sur le duel de Francisque Sarcey et d’Yvette Guilbert, sur l’inauguration de l’Opéra-Comique, bref sur tous les prétextes à plaisanteries de tout repos. La revue de fin d’année est le spectacle qui nous divise le moins, et c’est peut-être au café-concert que nous devrons de sauver quelques restes d’unité morale.

Les divertissements les plus simples sont aussi les plus salutaires. Il y a là une bonne leçon de modestie, heureusement propre à corriger l’insolence de l’homme. C’est folie à lui que de prétendre percer le mystère des choses ; c’est une insoutenable mégalomanie que de vouloir tendre perpétuellement son esprit vers la contemplation de l’être éternel. Au contraire, un couplet de vaudeville est une œuvre que l’homme est capable de comprendre pleinement et d’exécuter avec perfection. Et il garde le droit de ne point s’absorber tout entier dans ces amusettes, mais il prouverait un orgueil satanique, et fort périlleux, en affectant de les mépriser absolument.

Paul Souday.