Notes et impressions d’une parisienne/07

La bibliothèque libre.


Les Débuts de Pierre Loti


2 novembre 1898.


Madame Nelly Lieutier, l’auteur de l’Oiseau de Proie parisien, de la Femme du Renégat, de la Fille de l’Aveugle, de l’Oncle Constantin, pour ne nommer que les plus connus parmi ses nombreux livres, est la tante de Pierre Loti (Julien Viaud), dont on représentera demain, chez Antoine, un drame : Judith Renaudin, qui préoccupe toute la grande presse.

C’est à qui se procurera ce qu’en style de métier nous appelons un « tuyau ». On court interviewer l’auteur, les interprètes, le couturier, pourquoi pas même les machinistes et le souffleur ? Le tic particulier de Mlle Z… et le bon mot de X… sont des événements. On épluche, on commente, tout devient prétexte à papotage, à racontars de concierge.

C’est une douce manie, mais il paraît que le public aime ça, et les marchands d’articles sont bien obligés de tenir ce « bibelot dernier cri », puisque les directeurs de journaux ne veulent plus entendre parler d’un autre genre.

— Ma parole, disait l’autre jour devant moi un de nos meilleurs dramaturges, ils finiront par interviewer le pompier de service.

Enfin, puisque mode il y a, je me suis livrée, moi aussi, à une petite enquête, et c’est à Nelly Lieutier que j’ai demandé quelques détails sur la prime enfance de Loti, dont la pièce du théâtre Antoine jette le nom dans l’actualité.

Grande, les cheveux ondés, Mme Nelly Lieutier m’accueille avec une parfaite bienveillance. Elle me rappelle un peu le profil de la châtelaine de Nohant, de George Sand. Mme Lieutier est une vaillante de la plume ; elle collabora à nombre de revues, et le catalogue de ses œuvres à la Société des Gens de lettres, à laquelle elle appartient, est fort important.

Enfin, l’Académie accorda l’an passé le prix Lambert à son dernier roman : l’Oncle Constantin.

Signe distinctif : Mme Lieutier est officier de l’Instruction publique. C’est, de plus, une bonne féministe, qui soutient souvent, par ses écrits, les causes justes des revendicatrices.

Dès ma première question, elle a un gai sourire :

— Alors, vous venez m’interviewer sur mon neveu. Ah ! le cher garçon !

Et l’on sent passer dans sa voix comme une caresse.

« Eh bien ! Mais je ne demande pas mieux, je suis si heureuse de parler de lui.

« Julien, vous le savez sans doute, est né à Rochefort, en janvier 1850 ; mais ce que vous ignorez peut-être, c’est que, venu au monde ayant déjà un grand frère, une sœur de vingt ans, alors que sa mère n’attendait plus d’autre enfant, il a été comme le rayon de soleil de l’hiver, le benjamin choyé, aimé, gâté, oh ! combien ! »

Et la vieille dame, visiblement heureuse de revivre les années envolées, poursuit :

« Il y avait huit femmes dans la maison de Julien : sa mère, sa grand’mère maternelle, la sœur de sa mère, sa grand’mère paternelle, une tante, une vieille tante, Rosalie et la fille de cette dernière. C’était patriarcal ; tous vivaient unis et entouraient Julien de soins.

« Quand je l’ai vu pour la première fois, il avait huit jours, il était joli, il était délicieux. Nous étions toutes en admiration devant ce bébé.

« Ce que je vous dis là ne vous intéresse peut-être pas, mais c’est plus fort que moi, quand je parle de lui il me remonte du cœur tous ces menus souvenirs. »

Et, comme j’assure Mme Lieutier que je prise fort, au contraire, ces petites anecdotes dont nous sommes friands, elle continue, me donnant des détails sur le caractère de son neveu :

« Il était très doux et extrêmement intelligent. Tenez, il me revient un de ses mots d’enfant. Il avait trois ans. On se mettait à table.

“Ah ! mon Dieu ! s’écrie-t-il tout à coup, que c’est ennuyeux toujou se coucher, toujou se lever, toujou manger de la soupe qui n’est pas bonne.”

« C’était, en somme, résumer la vie, n’est-il pas vrai ? »

La famille Viaud appartenait à la religion réformée, très pratiquante et très méthodiste. Le jeune Julien fut élevé par elle dans les principes de la doctrine de Luther, et il était, pendant sa prime jeunesse, un zélé protestant.

J’interroge Mme Nelly Lieutier sur les goûts d’enfant et de jeune homme de son neveu.

— Songeait-il à devenir littérateur ?

— Oh ! nullement ! Comme tous ceux qui habitent un port, il était haut comme ça que déjà il ne parlait que de la mer, des bateaux, des voyages lointains.

« Dans la famille il existait une coutume touchante. Quelques jours avant la fin de l’année, on suspendait dans la salle à manger une grande pancarte blanche sur laquelle les enfants venaient inscrire la liste des cadeaux qu’ils désiraient le plus vivement. Les parents consultaient la pancarte et parmi les jouets ou les bibelots ils choisissaient, et c’était entre les huit femmes un assaut de générosité pour se cotiser afin de satisfaire les chers petits, car la famille Viaud était pauvre. Eh bien ! un seul jouet revenait toujours parmi les présents demandés, c’était un bateau pour Julien.

« Son frère, qui est mort depuis, avait été élève du Borda. Naturellement Julien, qui avait la tête pleine des récits de son aîné, voulut y aller aussi. Il avait, en outre, de grandes dispositions pour le dessin et la peinture ; sa sœur est elle-même peintre de talent, et elle a fait un portrait de son frère, quand il était tout petit, qui est superbe.

— Comment l’idée lui vint-elle d’écrire ses livres d’une si délicieuse poésie exotique ?

— Sa famille, je vous l’ai dit, était pauvre à l’époque. Julien était aux colonies et il manquait d’argent. Un de ses amis lui représenta, un jour, qu’ayant beaucoup de notes de voyages il devrait essayer de les mettre en œuvre. “Vous placerez peut-être cela, et il suffirait d’un demi-succès pour vous assurer, chaque année, une petite rente.” Le volume fut écrit.

« C’était Aziadée, qu’il termina à Constantinople. On le porta chez Calmann, qui le prit tout de suite, en le payant très peu du reste. On fit de la réclame autour de ce volume, le Figaro en parla ; l’ouvrage se vendit, et c’en était fait, mon Julien devenait Pierre Loti. »

La bonne tante ne se lasse pas de me parler de son neveu, pour lequel elle éprouve une tendre affection ; elle me montre toute une collection de lettres écrites d’un peu partout.

Ceux qui connaissent M. Pierre Loti savent combien ses lettres sont courtes ; est-ce bien des lettres qu’il faut dire ? ce sont plutôt de petits billets, quelques lignes, mais non pas expédiées à la hâte. L’écriture est ferme, soignée, droite, régulière, et un graphologue dirait à coup sûr :

« Tiens ! voilà un monsieur qui n’est pas du tout mécontent de lui. »

Mais nous ne faisons pas de graphologie.

On me confie quatre de ces billets intimes. Le premier pour demander à la bonne tante de faire parvenir une communication à un homme influent.

« Chère Tante,

« Je confie cette lettre à tes bons soins, ayant perdu l’adresse du personnage.

« Je t’embrasse bien affectueusement.

« Julien. »

Et cet autre répondant à quelque mercuriale maternelle, à la suite d’un silence prolongé, là-bas, dans les mers de Chine.

« Chère Tante,

« Tu me ferais bien plaisir en m’écrivant un petit mot pour me dire que tu ne m’en veux pas, que tu ne doutes plus de ma grande affection pour toi.

« À mon tour, j’ai du souci en songeant que j’ai pu te faire de la peine.

« Je t’embrasse et je suis bien respectueusement ton

« Julien. »

Voici maintenant une note plus familiale : les souhaits de nouvel an, envoyés de loin, de quelque île océanienne :

« Bien chère Tante,

« Je t’envoie mes meilleurs souhaits pour l’an nouveau et je t’embrasse avec mon plus affectueux respect.

« Julien. »

Et enfin, détail particulier, quand Mme Nelly Lieutier fut couronnée par l’Académie, l’académicien trouva que c’était bien, mais que c’était peu, et, sur un large parchemin, il écrivit ces quatre lignes :

« Ma chère Tante,

« Ça n’a pas de bon sens qu’on ne te donne qu’un prix de 500 francs.

« Adieu, je t’embrasse.

« Julien. »

On pourrait répondre, avec le prélat romain à qui une pauvre femme de la campagne apportait une modeste pièce blanche pour dire une messe de mort :

— L’argent ne fait rien à l’affaire, l’intention est tout.

Si je voulais insister, ce que je ne ferai pas, sur le côté mercantile de l’œuvre de Pierre Loti, je pourrais faire ressortir qu’il a le droit de mépriser les modestes allocations académiques, puisque ses éditeurs assurent qu’il gagne cent mille francs par an.

Nous sommes loin des débuts avec Aziadée cédée en toute propriété pour deux ou trois billets bleus. La fortune est venue, et avec elle la gloire, la renommée et tout ce qui s’ensuit.