Notes et impressions d’une parisienne/12

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10 décembre 1898.


La dernière pelletée a été jetée hier sur les morts de la sinistre flambée du Bazar de la Charité ; les reliques pieuses, les joailleries des mondaines et les débris divers trouvés après la catastrophe viennent d'être dispersés sous le coup du marteau d'ivoire.

Les enchères atteignirent de gros prix, mais l'on peut regretter que tous ces souvenirs d'une heure terrible n'aient pas trouvé dans les de la future église de la rue Jean-Goujon une place plus digne que celle qui leur sera réservée à la vitrine d’un brocanteur ou dans la collection d’un amateur original.

Parmi les acheteurs il y eut beaucoup de barnums macabres.

Les gens du monde manquaient complètement. On signalait des Anglais naturellement, quelques Belges, des Allemands ; mais la haute et basse brocante était largement représentée. Les marchandes à la toilette ne manquaient pas non plus, s’acharnant sur des menus objets qu’elles se disputaient les unes les autres.

On prétendait que Mgr Richard, mû par un sentiment très louable, avait donné l’ordre à un de ses grand vicaires de se rendre à cette vente « après décès » pour tout racheter.

J’ai bien aperçut l’abbé Odelin, mais il est parti après l’adjudication d’un lot de chapelets et de croix que des gens peu discrets lui ont disputés jusqu’à 27 francs.

Les épingles à chapeaux sans valeur intrinsèque sont devenus au prix de 20 francs la -priété d’un amateur, M. Turquet ; quatre épingles d’or, ornées de minuscules brillants, ont atteint le chiffre de 85 francs.

Les montres s’adjugent entre 20 et 30 francs. Trois boucles d’oreilles en diamant, vendues séparément, obtiennent le record des enchères.

Un lot de monnaies d’or et d’argent, formant une somme totale de 173 francs, est acheté 319 francs par un mercanti qui espère de la curiosité des maniaques pour trafiquer de ces pauvres pièces.

Un collier de 140 perles, dont la moitié sont brûlées, noircies, est pris à 240 francs par une de ces marchandes à la toilette qui s’enrichissent en vendant les dépouilles du Mont-de-Piété ou les défroques de la galanterie.

Des débris d’or, des fragments de bagues, de chaînes, de broches, de fermoirs, un tohu-bohu, sans grande valeur apparente, est disputé jusqu’à 529 francs.

Un énorme lingot de plomb torturé, avec des reflets métalliques étranges, trouve un acquéreur à 205 francs.

Cependant que le commissaire-priseur recueille les enchères et rappelle au calme les brocanteurs qui se ruent sur les objets et se les arrachent, je feuillette avec un peu de tremblement dans les doigts des papiers à demi roussis qu’on vient de trouver dans divers porte-monnaie.

Voici le carnet d’une des vendeuses recouvert de peau noire.

Je déchiffre sur un coin de page une longue liste d’acheteurs avec vis-à-vis de chaque nom la somme perçue.

Les totaux sont faits :

Gandillot 
 fr.
Magestés 
 5 »
2. Charcot 
 10 »
Deschamps 
 20 »
Schuman 
 20 »
Esud…

Ici le nom n’a pas été achevé ; la catastrophe a dû surprendre la vendeuse, et ce mot incomplet navre.

Dans une bourse d’enfant, soigneusement plié, un billet du guignol des Tuileries. C’est un fauteuil d’orchestre de 15 centimes. Voici un autre carnet plus intime, dont les gardes de satin bleu sont encore fraîches ; on y remarque des notes prises au hasard, des mesures de couturière :

« Corsage d’Hélène, 5m,50 petite largeur, 2m,75 grande largeur, satin rouge. »

Plus loin, c’est une recette donnée par une amie, et que l’on a crayonnée, peut-être entre deux thés :

« Rats prendre blé infernal. »

À moitié roussie par la flamme, cette indication de mondaine pressée et charitable :

« Porter somme promise sœur Bon-Secours, 57, rue Jacob. »

Sur un papier presque intact, je lis :

Gare Saint-Lazare :

Départ : 10 h. 15.
Arrivée : 11 h. 05.

Éragny-Neuville :

Départ : 2 h. 13 ; Départ : 3 h. 44.
Arrivée : 2 h. 55 ; Arrivée : 4 h. 40.

La pauvre femme qui était venue de sa propriété sans doute pour vendre ou acheter au Bazar de la rue Jean-Goujon avait pris soin de noter les heures des trains pouvant la ramener chez elle ; et la mort…

Voici maintenant une facture d’une marchande de meubles de Versailles, elle est au nom de Mme Édouard André :

 
Une terre cuite, un bougeoir 
 80 fr.
 
Deux tables 
 270 »
———
350 fr.

À peine froissée, dans un portefeuille tout consumé, une carte de la baronne de Beauverger à une amie pour lui recommander un pédicure :

« Chère madame,

« Je sais que mon gendre se loue beaucoup d’un artiste pédicure qui demeure rue de la Paix. Je n’ai pas eu affaire à lui, mais j’en ai entendu l’éloge. J’espère, etc.

« Tendres amitiés. »


J’achève ce macabre inventaire comme l’on crie la dernière enchère.

C’est fini, tout est dispersé.

Dans la rue, près de la grande porte, une femme en noir pleure en apprenant que la vente est terminée.

— C’est pour une broche, explique-t-elle, en forme de cœur avec des améthystes et un petit diamant ; je n’habite pas Paris, quand j’ai appris… je suis venue.

J’ai vu les broches fort en détail, je puis affirmer à cette dame que son bijou n’y était point, et cette assertion lui est une allégeance.

Une jeune fille est accourue aussi avec son père, et elle s’éloigne, des larmes plein les yeux.

— Oh ! s’écrie-t-elle, voir tous ces marchands se partager ces tristes choses, comme cela me fait mal ! Je crois que j’entends encore les cris de ces pauvres suppliciés qui sont tombés là-bas, et il me semble assister à une profanation.

Ce cri de l’âme, échappé à une spectatrice du triste incendie, est d’une poignante vérité !