Notes et impressions d’une parisienne/14

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Du Bourreau à l’Aumônier


30 décembre 1898.


Cette fois, c’est bien vrai, M. Deibler est démissionnaire. On nous l’annonça si souvent, cette retraite de M. de Paris, qu’on se demandait si vraiment la nouvelle était exacte. Une visite à l’intéressé pouvait seule me renseigner, et bravement, en dépit d’un émoi nerveux, je m’en fus frapper à la porte d’une petite maison perdue au fond d’Auteuil, tout au bout de la rue de Billancourt, et où habite l’exécuteur des hautes œuvres.

Elle est fort coquette d’aspect, cette villa de banlieue, avec sa traditionnelle toiture en forme de chalet et sa façade où la brique rouge pique une note champêtre. Un jardin l’entoure, une grille peinte en gris l’enclôt. Mais les ramures des arbres rabougris qui dressent leurs têtes au-dessus du mur m’apparaissent sinistres, dans la brume de cette matinée sombre, froide, pluvieuse ; au demeurant, une atmosphère de tristesse semble peser sur ce logis. Il y a trop de calme dans ce coin, et cette demeure semble inhabitée.

Tout en face, dans la rue, une lourde charrette de foin est arrêtée, deux hommes s’occupent à la décharger, mais ils interrompent leur travail pour me regarder curieusement, comme s’il était rare de voir heurter à la porte de cette maison.

J’agite la cloche, qui retentit en un carillon gai.

Presque aussitôt des aboiements se font entendre furieux ; il y a bonne garde chez M. Deibler.

Quelques minutes s’écoulent, tout reste immobile, les chiens seuls continuent leur vacarme. Il n’y a personne ? Mais voici pourtant qu’un pas léger fait gémir le gravier.

On vient.

Enfin… je vais voir cet intérieur qu’en imagination j’aime à rêver étrange.

Un bruit de clef, un grincement ; la porte de fer ne s’ouvre toujours point. Un panneau un peu plus grand qu’un judas se déplace, et une jeune femme apparaît.

Elle est jolie, du reste, avec sa physionomie grave un peu inquiète. Ses yeux sont noirs et brillants, ses cheveux partagés en lourds bandeaux auréolent de nuit un front douloureux que ravinent trois plis profonds. Elle est vêtue de gris, sobrement habillée, et elle attend, visiblement gênée, l’exposé du motif qui m’amène.

M. Deibler ?

— C’est ici.

— Je voudrais le voir.

— Impossible.

— Dites-lui que je viens de la part de l’abbé Valadier.

La jeune femme relève la tête, me toise un instant. L’examen est sans doute favorable, elle reprend d’un ton moins sec :

— Ces messieurs sont absents, je vous dis vrai, mais, seraient-ils là, qu’ils ne recevraient pas.

— ??

— Sans doute, et vous devez comprendre pourquoi ils condamnent obstinément leur porte et se murent chez eux.

Mon interlocutrice baisse la voix et un peu de rouge colore son front pâle.

Mme Deibler peut-être ?

— Oui, madame, répond la jeune femme, qui se ressaisit pour renier ce mouvement de faiblesse, je suis madame Deibler ; si vous voulez me dire ce qui vous amène jusqu’ici, peut-être pourrai-je…

— Assurément. C’est au sujet de la démission…

— La nouvelle est exacte. M. Deibler est très âgé, c’est un vieillard, il a 76 ans, quarante ans de loyaux services ; il éprouve le besoin de vivre tranquille.

— Qui le remplacera ?

— Nous n’en savons rien.

— Son fils, peut-être, il est tout indiqué pour cela.

Je regrette presque ces derniers mots, tant Mme Deibler paraît secouée d’un frissonnement convulsif.

Avant de me retirer, je plonge un regard curieux. Le jardin est soigné, les allées bien ratissées, une volière verte est proche de l’entrée, remplie de serins dorés qui lancent leurs trilles savants. Un perron donne accès à la maison, qui, vue ainsi, prend un aspect familial. C’est un vrai nid de bons bourgeois ; c’est le coin rêvé du petit rentier.

Et cependant que cahin-caha ma voiture dévale par l’interminable avenue de Versailles, que je traverse Paris pour me rendre à la rue Denfert-Rochereau, chez l’abbé Valadier, l’aumônier de la Grande-Roquette qui accompagne les condamnés jusqu’au pied de la guillotine, je crois voir passer le cortège, lugubre, sanglant, des décapités dont les têtes horrifiées roulèrent avec un « floc » sinistre dans la boîte de son, tranchées par le lourd couteau de M. Deibler.

Que de sang, grand Dieu ! depuis sa première exécution en 1878, celle d’un nommé Laparade, jeune bandit de vingt ans, qui avait tué son père, sa mère et sa grand’mère à coups de fusil, jusqu’au champignonnier Carara, le brûleur de cadavre, qui fut son dernier exécuté !

Après l’homme qui, au nom de la société, châtie, me voici chez celui qui, au nom de Dieu, absout et pardonne.

M. l’abbé Valadier, très affable, avec un beau visage grave, un peu austère, me reçoit dans son petit salon, dont les murs sont ornés de vieilles gravures pieuses et de photographies.

Il commence tout d’abord par me déclarer qu’il n’a pas du tout compris la campagne menée contre M. Deibler lors de l’exécution de Carara.

— Je vous assure, dit-il, que l’on ne peut aller plus rapidement ; je sais que les secondes semblent éternelles dans ces suprêmes moments, mais cependant que dirait le public si, pour avoir agi trop promptement, le condamné n’était pas décapité sur le coup. Voyez-vous une tête mal engagée, dont le couteau n’effleurerait que le sommet du crâne.

— Oh ! c’est affreux !

— Eh bien, n’est-il pas préférable de prendre toutes les précautions possibles, surtout quand il se présente un patient petit, trapu, dont le cou n’est pas très long.

— Quelle était l’attitude de M. Deibler avec les condamnés ?

— Mais celle d’un homme correct. Il se montrait plutôt doux et même timide.

— Semblait-il ému parfois ?

— Non, il était pénétré de l’idée qu’il accomplissait un devoir pénible mais nécessaire.

— Nécessaire, oh ! monsieur l’abbé !…

— Oui, nécessaire, je ne voudrais pas vous paraître féroce, moi dont le ministère est tout d’indulgence et de pardon, mais je suis pour la peine de mort.

— Oh !…

— Je vis par mes fonctions au milieu des voleurs et des assassins ; j’ai conduit à l’échafaud douze ou treize condamnés, et j’en ai préparé vingt-cinq, eh bien, tous ces prisonniers m’ont avoué que si la peine de mort n’existait pas on verrait bien d’autres crimes. Et si vous voulez ma pensée tout entière j’ajouterai que, si, résistant à la pitié pendant une année, on guillotinait sans merci tous les assassins dont le forfait a été prouvé et reconnu, l’année suivante serait moins fertile en crimes de toutes sortes.

« Si l’on enquêtait près des aumôniers de toutes les prisons, près de ceux qui comme moi approchent les condamnés, vivent dans l’atmosphère malsaine des lieux de détention, frôlent ces individus cyniques aux visages glabres, où le vice imprime sa marque, si on leur demandait leur avis sur la peine de mort, tous répondraient : « Elle est nécessaire. »

Et, comme je laisse percer un étonnement croissant, l’abbé Valadier dans un beau mouvevement d’apôtre s’écrie :

— Il faut ne voir dans l’homme qu’un chien dont le corps est fini lorsque la machine de

M. Deibler a fait justice, pour s’élever contre un châtiment, qui, au point de vue religieux, purifie l’âme du coupable et lave son forfait.

« À ce moment terrible, les plus infâmes criminels sont transfigurés par la religion. C’est la peur, disent d’aucuns. Qu’importe le sentiment qui les agite, pourvu qu’ils se repentent !…

Le prêtre, le regard au ciel, semble évoquer la mémoire de tous ceux qu’il a préparés à mourir.

Je ne désirais esquisser qu’une simple silhouette de celui qui, par sa profession, est comme le collaborateur de M. Deibler, et les hasards de la causerie me fournissent une quasi-confession ; d’un homme tel que l’abbé Valadier elle ne manque pas de valeur.