Notes et impressions d’une parisienne/22

La bibliothèque libre.


Un Thé chez les Salutistes


30 décembre 1899.


Les salutistes ! Ce mot n’évoque-t-il pas de suite les silhouettes originales, un peu grotesques, des enrôlées de l’armée du Salut, qui pèlerinent à travers les rues, entrant dans les cafés, suivant les flâneurs pour leur glisser à l’oreille, telle une sentence : « Il faut se sauver ! »

Repoussées ici, raillées là, les pauvres filles ne se découragent pas ; elles arborent bravement leurs immenses chapeaux banderolés de bleu, leurs petites robes étriquées, leurs vestes d’uniforme, et elles déambulent de par le monde, distribuant livres pieux et cantiques.

Religion et costume à part, cette œuvre, qui s’étend et se ramifie tous les jours, n’est certes pas banale ; au point de vue philanthropique, elle peut revendiquer un des premiers rangs parmi les sociétés d’assistance et de relèvement moral.

Rien ne rebute les enrôlées ; elles grimpent dans les taudis, pénètrent dans les bouges. Le vice le plus bas et le plus répugnant ne les éloigne pas. Elles disent « ma sœur » à la dernière des filles et accueillent à bras ouverts celles qui, usées par les débauches, pantelantes, n’en pouvant mais, prêtes à crever au ruisseau, s’en vont quêter secours et pitié près d’elles.

C’est ainsi qu’une des grandes officières de l’œuvre, la fille de la célèbre maréchale Booth, conçut l’original projet d’offrir un « thé » aux prostituées de la rue, qui errent, la nuit tombée, de trottoir en trottoir, en quête du client généreux et peu raffiné que n’écœurent pas leurs bottines éculées et leur aspect lamentable.

Comme amie d’une des dames salutistes, je fus prévenue par le petit billet suivant :


« Madame,

« Nous avons désiré, en cette saison de fête, procurer une heure de joie pure et saine aux pauvres femmes que la misère et le vice ont entraînées dans la prostitution de la rue, et leur donner une occasion de relèvement moral. Nous avons donc organisé à cet effet un thé de nouvelle année auquel nous en avons invité un certain nombre et qui aura lieu vendredi prochain, 29 courant, à cinq heures de l’après-midi, dans notre salle, 82, boulevard de Clichy. »

Je me rendis à cette fête d’un caractère bien particulier.

À deux pas du Moulin rouge, qui, dans la nuit, tourne ses ailes sanglantes :

Moulin rouge,
Moulin rouge,
Ah ! dis-moi
Pour qui mouds-tu ?

comme chantait âprement Yvette Guilbert en agitant ses longs bras, tout au fond d’un étroit couloir se trouve une grande salle vitrée appartenant aux salutistes.

C’est là.

Personne encore, mais le couvert est dressé : très engageant, ma foi, avec le linge éclatant de blancheur qui recouvre les longues tables, les fleurs — de jolis et suaves narcisses — qui embaument l’air, et les tasses décorées d’enluminures. Des assiettes de petits pains fourrés de jambon rose, des gâteaux, de très bons gâteaux à la crème, des brioches, des tartelelettes, des pommes, et de grosses pyramides d’oranges qui jettent la gaieté de leur couleur d’or, donnent un air familial et pimpant à ce goûter.

Sur le boulevard de Clichy, le vent souffle, la bise mord, et les passants se hâtent, trottant vite.

Là, le poêle ronfle, une chaleur douce réchauffe la grande salle, aux murs décorés de maximes bibliques.

La fin de toutes choses
Approche, veillez et priez.
Le fils de l’homme est venu sauver ce qui était perdu
Heureux ceux dont les péchés sont pardonnés.
Cherchez l’éternel pendant qu’il est prêt.

Une douzaine de salutistes veillent aux derniers préparatifs, elles attendent leurs étranges invitées.

J’interroge quelques gradées, les organisatrices de la fête.

Elles sont jeunes et très jolies, le grand cabriolet où s’enfuit le visage, enlevé ; mariées pour la plupart à des salutistes, elles sont mères de plusieurs bébés.

Je m’informe du nombre d’invitations et de la façon dont on les lance.

— Le nombre ? me répond une aimable femme, une enseigne, mais nous n’en savons rien. Chacune de nous, depuis la nuit de Noël, a demandé à toutes les pauvres créatures rencontrées sur le « trottoir », au coin des porches, appelant celui-ci, prenant le bras de celui-là : « Voulez-vous venir à notre fête du 29 ? nous essayerons de vous choyer pendant quelques instants, vous trouverez du feu et des friandises. »

— Et ces malheureuses vous écoutaient ?

— Beaucoup levaient les épaules, éclataient d’un rire qui sonnait triste et qui sillonnait de ravines leurs joues plâtrées et peintes ; d’autres s’arrêtaient, puis, après un moment de silence, la bouche tirée par un pli lassé, murmuraient : Peuh ! à quoi bon ? vous vous trompez d’adresse, nous sommes des… » Elles lâchaient le mot cru et ajoutaient :

« — Les honnêtes gens ne voudraient pas de nous…

« Et nous persévérions. — Mais si, nous vous accueillerons bien, venez. — Nous tendions une carte d’invitation qu’elles prenaient en disant merci. Les moins mauvaises se montraient touchées :

« — Tiens, c’est chouette, ça, vous n’êtes pas fières, les petites mères ; ah ! notre sacrée vie n’est pas toujours drôle ; y a des moments où nous en voyons de rudes. »

— Et vous pensez qu’elles viendront ?

— Peut-être. Si elles ont faim ou froid, elles songeront à nous.

La porte s’ouvre. En coup de vent, deux filles sont entrées.

Leurs pauvres yeux éraillés brillent maladifs sous des chapeaux tapageurs ; leurs lèvres saignent, rougies par quelque fard à bon marché. Elles sont lamentables dans leur défroque achetée un soir d’aubaine chez une marchande à la toilette.

Gauches, elles vont s’asseoir près du poêle et jacassent à voix basse.

Mais la procession continue. Elles arrivent maintenant en file indienne, une à une ; on dirait qu’elles se sont attendues.

Combien dissemblables pourtant ! Tous les degrés de l’échelle des bas-fonds sont représentés. Voilà une longue fille maigre aux pommettes saillantes, aux cheveux en broussaille, dont la bouche conserve dans les coins une commissure de lassitude et de dégoût ; puis c’est une grosse vieille femme au teint couperosé, dont le nez rutile, une de celles qui, blotties le soir contre une porte, font sourire les viveurs et arrachent à quelques passants un geste de pitié.

D’autres, d’autres encore les suivent… les unes en cheveux, grelottant dans de méchantes camisoles sur lesquelles elles ont piqué des rubans clairs ; celles-là vêtues de jupes déteintes, de blouses de soie ou de velours dont les coutures bâillent.

Elles font des mines, se reluquent entre elles et finissent par prendre place avec beaucoup de façons devant les tables à thé.

Les salutistes s’empressent maternelles, trouvent de bonnes paroles.

— Mangez, ne vous gênez pas. Voulez-vous ce gros chou à la crème ? tenez, prenez un sandwich, une orange, et cette belle pomme.

Peu à peu la gêne s’en va, les cœurs mollissent, c’est le moment des confidences pour quelques-unes. Elles

racontent leur vie aux officières attentives qui cherchent à sonder la plaie morale, se demandant s’il n’est point trop tard pour arrêter les progrès de la gangrène qui pourrit ces pauvres êtres.

La grande fille maigre aux cheveux en broussaille est tout près de moi, elle n’a pas faim. Elle émiette son pain, chipote ses gâteaux.

« Elle a l’estomac à l’envers. » Fébrile, elle cause, cause, dit que son métier n’est pas « rigolo », qu’il y a des soirs où elle aurait très envie de se coucher tranquille dans un lit bien chaud. « Mais, bast ! faut trimer, et va donc, jusqu’à ce qu’on crève, comme un chien, tout seul dans son taudis. »

Les fleurs l’amusent. Elle est de la campagne, et elle se souvient qu’elle faisait de gros bouquets au printemps dans les prés en gardant les vaches.

— Mais parlons plus de ça, fait-elle, y a longtemps.

— Pourquoi ? interroge la brigadière qui est assise près d’elle. Cela vous repose un peu, ma pauvre petite, de penser à des jours qui étaient moins durs pour vous.

La grande fille, moitié gouailleuse, moitié émue, dégoise son histoire, banale, du reste : c’est l’éternelle odyssée de la villageoise venue à la grande ville pour être servante, et qui dégringole de la guinguette, où le patron la déniaisa, au trottoir des boulevards extérieurs.

Le thé touche à sa fin, les assiettes de friandises sont vides, et les oranges éventrées jettent dans la salle une odeur âcre.

— Si nous chantions, propose la directrice de l’œuvre de Paris, une des filles de la maréchale Booth, une délicieuse Anglaise, à la figure de baby, aux cheveux dorés, qui est mariée depuis quatre ans, et dont la taille est alourdie par une maternité prochaine.

À pleine voix, les salutistes entonnent une sorte de prière :

Vive Jésus, des pécheurs l’espérance.

Une petite allocution est ensuite prononcée par la jeune femme, qui, en dépit d’un fort accent anglais, trouve les paroles qu’il faut dire à ces pauvres créatures, parlant de la beauté qui fuit, des ans qui viennent, des hommes qui s’éloignent et abandonnent à leur triste sort les malheureuses qui, fourbues, terrassées par le vice, après avoir été chair à plaisir, deviennent chair à misère et agonisent seules dans quelque coin sordide sans une main protectrice pour adoucir leurs souffrances.

Elle cite des faits, signale les femmes qu’elle a vues mourir en regrettant leur passé de boue.

. . . . . . . . . . . . . . .

Et jeunes et vieilles écoutent les yeux agrandis. Quelques-unes essayent de sourire, ironiques, mais d’autres inconsciemment laissent perler au bout de leurs cils teints au kohl une larme émue.

La grande fille maigre a rattaché d’un geste instinctif ses cheveux en broussaille, et, comme on se dérange pour partir, elle se tourne vers la présidente et, d’une voix éraillée où elle met pourtant un peu de douceur :

— Vous savez, je reviendrai un de ces soirs. Il y a du vrai dans toutes ces histoires que vous racontez là.

On leur donne à la sortie l’adresse de la maison de Neuilly où l’on tâche de relever les filles prostituées et de leur apprendre à travailler. Il est déjà huit heures, le lamentable troupeau s’égrène sur le boulevard de Clichy.

C’est la triste vie qui va recommencer pour ces malheureuses, la course errante dans la nuit, sous les morsures de la bise ou les rafales de la pluie… Qui sait si ce thé de charité portera ses fruits, si le grain semé à la volée germera, et si parmi la trentaine de femmes qui répondirent à l’invitation des salutistes il s’en trouvera une pour refaire sa vie et retourner au travail libérateur et qui ennoblit !…