Notes et impressions d’une parisienne/26

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La Foire aux Chapelets


4 janvier 1900.


C’est tout là-haut, en plein quartier latin, dans un coin du Paris pittoresque d’il y a cent ans, à côté du Panthéon et du lycée Henri IV, sur la place Sainte-Geneviève, où l’église Saint-Étienne-du-Mont projette sa vieille silhouette, que se tient annuellement la « foire aux chapelets ». Elle succède pour les âmes pieuses à la grande foire des étrennes qui met la ville sens dessus dessous pendant quelques semaines.

On fête par delà les ponts la douce pastoure si fraîchement jolie entre ses deux agnelles, sainte Geneviève, dont la poétique histoire s’est transmise de siècle en siècle, jusqu’à notre époque un peu païenne où la bergère de Nanterre conserve pourtant encore ses fervents, parce que femme peut-être.

Je ne vous conterai point la légende gracieuse de la vierge parisienne qui par son charme sut éloigner les barbares et relever le courage de ses compatriotes, qu’elle ravitaillait en amenant par la Seine des bateaux chargés de vivres, mais nous allons ensemble ascensionner la rue Soufflot et rendre visite au tombeau de la sainte.

C’est un pèlerinage très parisien ; il faut voir les équipages à deux chevaux, avec laquais galonnés, qui grimpent à la butte en compagnie des sapins bourgeois, des démocratiques omnibus et des carrioles modestes. Une vraie cohue.

C’est le premier jour de la semaine ; les pieux, les indifférents, les oisifs, se pressent dans la nef de Saint-Étienne-du-Mont, décorée de bannières bleues, lamées d’argent. Tout au milieu du chœur trône la châsse d’or où reposent les débris d’ossements recueillis par les fidèles après que les reliques de sainte Geneviève eurent été brûlées en place de Grève (23 novembre 1793).

À ce propos, un détail curieux.

Sainte Geneviève, qui à quinze ans faisait vœu de virginité, fut prise on ne sait trop pourquoi, par les reines de France, comme protectrice des femmes en couches. Dès qu’une illustre majesté sentait les premières douleurs de la maternité lui tenailler les flancs, vite on dépêchait un exprès aux moines génovéfains, qui gardaient dans un reliquaire d’argent, œuvre du grand orfèvre Éloi, les os de Geneviève, et ils se transportaient avec leur relique près de la souveraine, qui, de ce fait, assurent les mémoires du temps, « estoit moult délivrée ».

En reconnaissance, les princes se plurent à orner cette châsse de pierres précieuses après la naissance de leurs héritiers. Marie de Médicis fit même exécuter tout un bouquet de diamants monté en forme de couronne.

Quand en 1793 on pilla les églises, cette châsse précieuse fut portée à la Monnaie, et l’on décida de brûler en Grève « les ossements et les guenilles qui seraient trouvés dans la boîte, tandis que la châsse serait fondue et les diamants et pierres fines vendus au profit de la nation ».

Or la vente n’atteignit que 23.330 livres, prix qui fut trouvé modique en raison de l’éclat jeté par le reliquaire, dont on pouvait à peine supporter la rutilance.

On fit une enquête, et le rapporteur qui en fut chargé prouva que les pierreries étaient fausses, et notamment le fameux bouquet de Marie de Médicis.

D’où une amusante question : cherchez le voleur. Les moines avaient-ils enlevé les diamants, ex voto de reines reconnaissantes, pour les remplacer par des verroteries sans valeur ? Les orfèvres trompèrent-ils sur la qualité de leurs marchandises, ou les souverains roublards et parcimonieux n’avaient-ils offert que du faux clinquant ?

Mystère !…

Quant aux ossements de la patronne de Paris, ils furent, assure-t-on, sauvés des profanations de la Grève et cachés par de pieux fidèles.

La foi sauve l’âme.

Hier, une foule émue et recueillie venait rendre ses devoirs à sainte Geneviève. De vieilles femmes emmitouflées se traînaient jusqu’au tombeau pour frôler la pierre, usée par les attouchements ; des mamans apportaient leurs enfants, de pauvres petits chétifs, malades aux yeux trop clairs, aux joues anémiées, dont les corps grêles ballottaient dans des vêtements trop larges. Les mains se croisaient, les lèvres à mi-voix laissaient échapper d’ardentes suppliques. Ah ! comme elles savent prier, les mères qui demandent pour leurs petits.

Une chapelle ardente embrase le tombeau ; ce ne sont que menus cierges, offrandes de pauvres, qui lentement, avec précaution, après avoir acheté leur chandelle d’un sou l’allument, pour l’enfoncer dans les dents de fer qui courent en triple rang autour du mausolée.

Que de regards ailés j’ai surpris montant très haut vers l’infini ! Que de détresses cachées dissimulent ces bouches aux plis tombants, et aussi que de bonheur enjoué dans les yeux gais et malins des petites Parisiennes futées venues pour recommander à la sainte le fiancé ou l’amoureux, l’aimé enfin !

Cependant que les chants très doux fusent dans le sanctuaire, sur la place, en dépit de la pluie qui tombe par ondées, du vent qui soulève les chapeaux et plaque les robes, les acheteuses s’attroupent devant les petites baraques.

Je retrouve mêmes visages, mêmes marchandes, même bimbeloterie religieuse.

Les chapelets, accessoires indispensables de la fête, sont alignés, symétriquement suspendus. Il y en a de toute dimension, de très grands à gros grains de buis, des rosaires de pèlerin, et de minuscules, d’une joliesse mignonne avec leurs petites perles en verroteries transparentes, aux nuances vives : bleus, roses, rouges, maïs. Les uns sont montés sur argent, sur vermeil ; les riches les égrèneront distraitement peut-être ; les autres plus modestes ont des mailles de cuivre et de fer ; des ouvrières aux mains calleuses les presseront sur leur cœur quand la coupe de misère leur semblera trop pleine.

Puis voici des colliers d’ambre pour les cous grassouillets des petits. Une superstition populaire leur attribue de faciliter la dentition.

De jeunes femmes aux formes alourdies choisissent lentement, indécises, entre les perles rondes, les perles ovales, l’ambre opaque et l’ambre transparent. Elles ont pour ces mignons bijoux des nouveau-nés des regards noyés d’attendrissement. Elles prennent conseil d’une amie, de la vendeuse, et, l’achat payé, le fin collier serré tout contre leur poitrine, elles montent vers l’église pour aller vers le prêtre, qui, de son geste automatique, passe et repasse sur la pierre tombale de sainte Geneviève les bibelots que lui tendent les visiteurs.

Les médailles, les bagues d’argent, dites « la foi, l’espérance et la charité », les scapulaires bleu pâle, les porte-plumes d’os avec vue de la basilique, les presse-papiers portant des inscriptions, les images peintes où fleurissent à l’envi les myosotis, les pensées et les marguerites, voisinent avec une ferblanterie des plus profanes.

Des broches, des bracelets, de petits cochons porte-veine tout roses et gentils avec leur queue tire-bouchonnée et leur trèfle à quatre feuilles entre les dents, des « grandes roues », des étuis à lunettes, des dés, des pipes, des breloques reposent sur des matelas d’ouate rouge ou blanche, en compagnie de tous les habitants du paradis.

Les agnelles de la douce bergère de Nanterre fraternisent avec le compagnon cher à saint Antoine, et des tabatières queues-de-rat sont entassées près des bénitiers que des anges gardiens protègent de leurs blanches ailes.

— Que voulez-vous, me disait une des plus vieilles marchandes, une de celles qui s’entêtent encore à ne vendre que des objets religieux, je reconnais bien qu’il faut vivre avec son temps, mais je ne puis m’y décider. Ah ! misère de nous, la piété s’en va tous les jours. Il y a eu vingt ans ce 3 janvier-ci que je viens pour la neuvaine, et, si j’avais le moyen de me reposer, je fermerais ma boutique ; ça m’écœure de voir l’indifférence du peuple pour la sainte de Paris.

« Autrefois on n’arrivait pas à servir le client. C’étaient des litanies, des médailles, des chapelets. On achetait pour soi et pour ses amis ; ceux qui ne pouvaient accourir chargeaient leurs voisins de ces emplettes. Aujourd’hui on vous demande des colifichets, des bagues, des boucles d’oreilles… »

Et la bonne femme secoue sa tête tandis que de son bonnet noir s’échappent, en mèches folles, de rares et fins cheveux blancs.

Toutes les marchandes ne se plaignent pas si fort. Plusieurs m’avouent que tous frais payés elles réalisent pendant la neuvaine un bénéfice de près de deux cents francs.

— Ce n’est pas énorme, mais on s’en contente, me dit l’une d’elles, une jeune qui n’a point connu les ascensions lucratives de la butte Sainte-Geneviève par le Paris fervent.

« Il est vrai que nous vendons plutôt de la fantaisie ; c’est la même chose au Sacré-Cœur, du reste, et partout. Ainsi à Compiègne, pour Notre-Dame-de-Bon-Secours, où nous irons ouvrir boutique dans deux mois, on ne vend que des bagues et des breloques ; à Senlis, où il y a une Vierge miraculeuse, les jeunes filles se disputent nos bracelets et nos chaînes de montre ; à Reims, ce sont des broches. Quelques dames s’arrêtent aux souvenirs pieux, mais c’est la minorité.

Fine et serrée la pluie tombe toujours ; les acheteurs se font plus rares, les dévotes, une à une, quittent le sanctuaire et se dispersent lentement.

En bas de la rue Soufflot, des chants, des fusées de gaieté, montent du « Boul’ Mich ». C’est le quartier latin qui prend ses ébats, la jeunesse turbulente qui crie, vibre, festoye… Voilà bien un de ces curieux tableaux parisiens si intéressants avec leurs éternelles antithèses.