Notes et impressions d’une parisienne/29

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Une Visite à Clémence Royer
à l’occasion
de sa décoration de la Légion d’honneur


Clémence Royer est presque un homme de génie.

Renan

18 août 1900.


Renan n’était point féministe, il était au contraire imbu de la supériorité masculine. On se demande pourquoi presque et pourquoi homme. Clémence Royer est un esprit de génie tout simplement.

Cette croix qu’on vient de lui donner, il y a cinq ans qu’on la réclamait déjà pour elle. C’était en 1895. Quelques hommes éminents : MM. Berthelot, Aulard, Th. Ribot, Ch. Richet, Letourneau, Levasseur, adressèrent à M. Bourgeois cette pétition :

« Monsieur le Ministre, nous avons l’honneur de vous demander pour Mme Clémence Royer une des croix dont vous disposez.

« Savante et philosophe d’une valeur rare, c’est évidemment une des illustrations féminines de ce siècle. Et son œuvre si variée témoignant de connaissances encyclopédiques, pleine de vues neuves et hardies, n’a encore reçu de l’État aucune récompense.

« Avoir introduit chez nous Darwin, l’avoir commenté en des préfaces retentissantes, c’est la moindre des œuvres de Mme Clémence Royer quand on songe à ses travaux personnels. »

Il existe en effet peu d’hommes possédant un bagage littéraire et scientifique aussi complet. Seul un cerveau puissant et solidement équilibré pouvait produire des livres tels que : la Doctrine de l’Évolution, l’Histoire de l’Astronomie, l’Histoire du Pessimisme, l’Histoire des Religions, l’Origine de l’Homme et des Sociétés, etc., etc., et enfin la Constitution du Monde, son dernier ouvrage édité il y a quelques mois et qui porte cette dédicace touchante :


À Mme Valentine Barrier
« Madame et amie,

« C’est grâce à vous que ce livre a pu naître au jour. Soyez sa marraine.

« Comme une bonne fée vous lui porterez bonheur.

« Clémence Royer. »
8 janvier 1900.


Clémence Royer n’est malheureusement pas riche et beaucoup de ses ouvrages restent enfouis au fond de ses cartons, ce qui est une des tristesses de l’écrivain.

« Après ma mort, — me contait-elle, un jour, comme nous étions toutes deux, seules, dans sa petite chambre de la maison Galignani où elle vit cloîtrée comme une nonne laïque, — après ma mort, j’ai demandé que ces paperasses soient déposées au secrétariat de l’Académie. »

Avec un peu de regret dans ses petits yeux pétillants, elle désignait de la main des piles de manuscrits entassés sur des rayons.

Et, tandis que l’eau chantait dans la bouilloire de cuivre à reflets bleus posée près des tisons mourants d’un maigre feu d’automne, Clémence Royer ajoutait, avec un sourire sceptique au coin de ses lèvres minces : « Bah ! je m’en remets à la postérité du soin de tirer mes œuvres de l’oubli si on les en juge dignes. »

Peu à peu, tout en causant, la charmante femme se laissait aller aux souvenirs de sa jeunesse et me contait ses débuts.

Attentive, je notais en ma mémoire ses paroles et ses moindres gestes.

Assise sur un fauteuil bas, devant une petite table, l’auteur de tant de livres graves travaillait, tirait l’aiguille ; faisant métier de couturière, elle s’escrimait des ciseaux pour transformer une vieille robe de velours.

Elle souriait, s’arrêtait parfois au milieu de son récit pour regarder son travail et, redevenant très femme, disait tout bas : « Ça n’ira pas mal. »

Et la causerie reprenait, Clémence Royer me narrait son enfance au couvent et la belle flambée d’ardente foi qui l’avait fait prendre par les bonnes sœurs, ses maîtresses, pour « une élue du Seigneur ».

Fille d’un père breton, elle était née à Nantes d’une famille légitimiste et religieuse, mais qui n’avait nulle envie de voir la jeune fille prendre l’habit monastique. Aussi, lorsque son père s’aperçut pour la première fois des tendances mystiques de sa fille, il se fâcha et retira l’enfant de pension.

Un incident assez amusant marqua ou plutôt amena ce changement de vie ; Clémence Royer me le rappelle avec gaieté.

C’était au moment des vacances, le père voulut un soir conduire sa fille au théâtre. Épouvante de la jeune pensionnaire, qui, traçant un grand signe de croix pour écarter un démon tentateur, refusa d’accompagner son père en un tel lieu.

Étonnement, colère de M. Royer, et finalement application d’un lourd soufflet sur les joues de Mlle Clémence, qui, à dater de ce soir-là, ne retourna plus au couvent.

Les ouvrages scientifiques devinrent la seule lecture de la jeune fille, qui s’acharna aux études élevées, y déploya une activité fébrile et jamais lassée.

Elle vint à Paris, suivit les cours de la Sorbonne et du Collège de France. Au moment du coup d’État, elle quitta la France et parcourut une grande partie de l’Europe, organisant dans les grandes villes des cours de philosophie.

Ce fut à cette époque qu’elle traduisit le livre de Darwin sur l’Origine des espèces. Ce livre parut avec une préface qui fit grand bruit par la hardiesse de la thèse qu’y soutenait la traductrice.

En Suisse, elle séjourna à Lausanne, où elle entreprit une série de conférences qui obtinrent un énorme succès. Toutes les dames de la société tinrent à honneur d’y assister jusqu’au jour où Clémence Royer voulut à sa manière leur expliquer quelques chapitres de la Bible.

Blessés dans leurs croyances, à partir de ce moment les Suisses délaissèrent la conférencière. Ce fut comme un mot d’ordre.

Clémence Royer ne quitta plus dès lors sa table de travail. Sans nul souci de la toilette, dédaignant les préoccupations d’ordre matériel, elle s’absorba dans l’étude des problèmes les plus ardus. L’importante question de l’impôt étant mise au concours par le canton de Vaud, « la petite demoiselle au chapeau de paille », comme on l’appelait à Lausanne, présenta un rapport et elle partagea le prix avec Prudhon.

Savante universelle, Clémence Royer est une encyclopédie vivante : philosophe, économiste, physicienne, naturaliste, elle est tout cela ; de plus, c’est un esprit indépendant, acquis d’avance aux causes justes. Ennemie née de la routine, elle dit souvent avec un fin sourire : « Oh ! moi, je ne me laisserai jamais mettre en bouteille, je ferais sauter le bouchon. »

Au physique, Clémence Royer est aujourd’hui une petite vieille ramassée qui marche péniblement et ne sort guère de sa chambre encombrée de livres et de travaux en cours. Son front, d’un modelé puissant, est celui d’un penseur et d’un mathématicien ; sa bouche fine, aux coins tombants, est ironique quand elle parle des utopies et des illusions de sa vie. Ses yeux petits, percés en vrille, sont brillants et inquisiteurs, sa conversation captivante. On s’entretient avec elle durant de longues heures sans avoir la sensation du temps, on est pris par l’exposé lumineux et clair des questions les plus complexes, par les vues larges et les hautes conceptions de cette femme d’élite.