Notes prises dans une excursion en Allemagne
Berlin, 20 avril 1886. — Vous venez de traverser un pays qui semble vide : point de villes à l’horizon, point de villages; ni hommes ni bêtes dans la campagne; de petits chemins qui ont l’air de ne mener nulle part; sur le fond, qui est de sable, des plaques de verdure, des flaques d’eau, des bois de plus rabougris; une platitude silencieuse sous un grand ciel que ce néant semble agrandir. Tout d’un coup vous entrez dans une capitale.
Quand une ville est devenue célèbre, on trouve moyen d’expliquer sa fortune, comme on découvre des aïeux aux banquiers enrichis. Maints auteurs ont démontré que Rome ne pouvait se dispenser de devenir la maîtresse du monde, et il y a des panégyristes de l’emplacement de Berlin. Berlin, disent-ils, est au milieu de l’Allemagne du Nord, entre deux fleuves entièrement allemands, l’Elbe et l’Oder, à égale distance de la montagne et de la mer, du moyen Rhin et de la moyenne Vistule, de Cologne et de Varsovie, de Luxembourg et de Memel, au croisement de vingt routes commerciales, au lieu exact d’où toutes les parties de l’Allemagne, quelques cantons bavarois exceptés, sont le plus accessibles.
Soit ! Mais il faut ajouter : Il s’est rencontré là des princes que la misère a excités à l’effort perpétuel, et qui, pour défendre leur rase campagne, ouverte à tous les vents et à toutes les attaques, ont dû appuyer leur frontière au sud sur la montagne, la pousser au nord jusqu’à la mer, et s’encadrer ainsi par deux côtés au moins dans la nature. Berlin est au milieu de l’Allemagne du Nord, mais il était aux avant-postes quand des principautés slaves couvraient cette région de l’Est sur laquelle les margraves de Brandebourg et leurs successeurs les rois de Prusse ont étendu la conquête germanique. Berlin est un centre, mais d’une circonférence qui a été tracée par les armes et par la politique : sa grandeur est chose factice, je veux dire créée par la volonté, et c’est par ordre royal qu’il est devenu ville. Après que nos compatriotes, les réfugiés protestans du XVIIe siècle, eurent donné à cette bourgade fangeuse quelque propreté, des industries, des arts inconnus, et une population élégante et vaillante à tout travail, les princes mirent leur amour-propre à continuer l’œuvre des exilés. Ils commandèrent qu’on fît de belles rues et de beaux quartiers. Frédéric-Guillaume Ier connaissait la fortune de ses bourgeois : « Tu es riche, mon gaillard, disait-il ; bâtis, » et le gaillard bâtissait, car il n’eût pas fait bon qu’il ne bâtît point. Et c’est ainsi que Berlin commença de grandir; après quoi, la rivière faite, l’eau est venue, comme toujours, à la rivière.
Le voyageur, qui, au sortir d’un désert, arrive à Berlin, se trouve en face d’un des plus étonnans produits de l’état prussien.
21 avril. — Je n’avais pas vu Berlin depuis neuf ans. Le changement est considérable : cent mille habitans de plus, un chemin de fer métropolitain, nombre de nouveaux tramways et de nouveaux omnibus. On surélève des maisons; on en abat d’autres pour les refaire plus belles ; les ruisseaux qui coulaient le long des trottoirs ont été recouverts ; des égouts ont été construits, travail gigantesque dans cette sablière. A la périphérie, s’ouvrent de nouveaux quartiers dont les rues droites sont bordées de hautes habitations uniformes : les appartemens y sont grands et bon marché ; la commodité des communications permet à des ménages de petite fortune d’aller s’installer là et d’y trouver leurs aises même avec des enfans, car les architectes de ce pays semblent prévoir qu’on peut avoir des enfans.
L’aspect général est embrouillé. Berlin n’a point une rive gauche et une rive droite, comme Paris : la Sprée se cache, et c’est ce qu’elle a de mieux à faire. Il y a un « point éclatant, » un Glänzepunkt, comme disent les Allemands, c’est l’avenue des Tilleuls ; elle mène au Thiergarten et peut être comparée aux Champs-Elysées, qui mènent au bois de Boulogne, mais quelle différence ! Au pied des Champs-Elysées se trouve cette place qu’ornent ses monumens sans l’enfermer; en haut, sur une colline, l’arche qui s’ouvre dans le ciel. Le promeneur qui s’arrête à l’entrée, voit passer, dans l’énorme baie de l’Arc-de-Triomphe, de toutes petites taches noires : ce sont des voitures qui, là-bas, traversent l’avenue. La promenade semble une ascension. L’œil y remarque à peine les détails : pour s’apercevoir que telle maison est belle, telle autre somptueuse, telle autre encore basse et vulgaire, il faut s’appliquer. Les plus vilains fiacres ne déparent point la circulation ; les beaux chevaux et les beaux équipages ne retiennent l’attention que des amateurs. On ressent une impression générale de bien-être, de beauté, d’élégance, de grandeur. Dans les Tilleuls, la rangée monotone des maisons claquemure l’œil ; chaque détail est là pour son compte, tenant sa place, encombrant, gros; le cocher de chaque voiture, chaque fiacre dégingandé est en pleine valeur. Il n’y a ni perspective, ni harmonie.
Le bois de Boulogne a des dessous et des coins; il se souvient d’avoir été un vrai bois. Il finit à la Seine, et le Parisien qui arrive au bord de l’eau, découvre les collines de l’autre rive et l’imposant Mont-Valérien. Le fleuve est large : entre ce bois et ces hauteurs, il coule avec une gracieuse fierté. Là, on respire à pleins poumons ; on ouvre les yeux à la vaste lumière ; on a la sensation du dehors, presque l’illusion d’un voyage. Le Thiergarten a beau n’être pas fermé : il a des façons de parc muré ; il ne faut rien lui demander que d’exécuter sa consigne, qui est d’être une promenade. Il finit brusquement dans le désert; parvenu au terme, on n’a rien de mieux à faire que de rentrer ; or c’est chose parfaitement ennuyeuse que de n’avoir plus qu’une chose à faire.
Je ne voudrais assurément pas médire de Berlin. Nous avons écrit mainte sottise et plus d’un mensonge sur cette ville. Le Français qui s’imagine qu’on n’y sait pas vivre se trompe grossièrement : la vie berlinoise a de grands agrémens pour les gens sérieux et même pour les autres ; elle est surtout commode, bien aménagée, plus libre que la nôtre; mais ce sont choses qu’on aperçoit à la longue, et, même après qu’on les a découvertes, on ne prend pas son parti de certaines laideurs, le rectiligne, le convenu, la recherche du grand sans la rencontre. L’universel placage qui enduit les maisons et les palais fatigue et irrite. On voudrait gratter pour trouver la vraie brique, qui consente à n’être que de la brique. Cette façon de cacher le squelette donne envie de le chercher. Vous pensez malgré vous que tout cela fera dans des siècles une vilaine ruine en monticules, où les archéologues trouveront des débris de tous les styles, rien qui soit du lieu. Les impressions que m’a données la première vue de Berlin, il y a longtemps, je les retrouve à chaque voyage ; mais, cette fois-ci, ces rues peuplées et vivantes, cette circulation active, l’aspect de ces visages calmes, l’allure des gens qui est lourde mais solide, la simplicité de la tenue, l’accroissement indéfini, me donnent l’idée de la richesse, de l’entraînement au travail, d’une installation qui s’achève dans la puissance. Midi et demi. — c’est l’heure où le vieil empereur met le visage à la fenêtre. On a bien souvent décrit le palais : ce n’est qu’une maison, une des plus ordinaires qui se trouvent « sous les Tilleuls; » Guillaume Ier en a fait l’acquisition au temps où il n’était que prince ; montant en grade avec lui, elle est devenue palais royal, puis impérial. Elle se compose d’un rez-de-chaussée élevé, auquel on accède par un perron, d’un premier étage et d’une frise percée de quarts de fenêtre. Il n’y a point de rideaux au premier étage ; de la rue, on aperçoit les appliques avec leurs bougies et quelques pièces d’ameublement. Au rez-de-chaussée, un tout petit rideau voile la partie inférieure de la vitre ; s’il n’était pas là, l’empereur ne pourrait faire un mouvement sans être vu.
Il est debout, en uniforme comme toujours, la torsade d’or sur l’épaule. Il ne regarde pas les cent personnes qui sont venues là pour le voir apparaître à heure fixe, comme nos badauds s’arrêtaient jadis au Palais-Royal pour entendre le canon solaire. Il lit des papiers avec attention. Il n’a pas du tout l’air d’être là exprès; on dirait qu’il s’est approché du jour, comme nous ferions, vous et moi, pour mieux voir. À cette distance, c’est au plus un sexagénaire et sa haute taille semble à peine affaissée.
C’est une tradition de la maison que le roi se montre ainsi à son peuple tous les jours. Frédéric le Grand choisissait le moment où il se faisait la barbe : il suspendait à une espagnolette son miroir, et se rasait devant le public. Comédie ! dira-t-on. D’accord, mais c’est une nécessité du métier de souverain que de donner des représentations : celles que donnent les rois de Prusse ne coûtent pas cher.
L’empereur est dans sa quatre-vingt-neuvième année. Après avoir été l’homme le plus impopulaire de l’Allemagne, il y est aujourd’hui aimé, admiré, vénéré. Même les loyalistes des pays annexés en 1866 concilient avec la fidélité qu’ils gardent à leurs souverains le respect pour l’empereur. Une dame de Hanau me disait un jour qu’elle considérait comme un crime abominable l’annexion de la Hesse-Cassel. Le roi de Prusse étant passé par Hanau en 1869, elle ne voulut point que ses filles figurassent dans le cortège qui se rendait au-devant de lui ; mais, quand le même personnage revint en 1871, ces demoiselles revêtirent leurs robes blanches, passèrent en sautoir le ruban aux trois couleurs allemandes, et les longues tresses sur l’épaule, la corbeille de fleurs en mains, allèrent, avec toutes les jeunes filles de la ville, saluer l’empereur. Leur mère n’avait point oublié pourtant son légitime seigneur, et elle tenait toujours le roi de Prusse pour un usurpateur; mais, au-dessus de son prince exilé comme au-dessus de tous les princes allemands, roi de Prusse compris, elle plaçait l’empereur. Les Allemands font des raisonnemens de cette sorte, ou plutôt, car il n’y a point là de logique, ils enchevêtrent des sentimens contradictoires. Un de mes amis, parlant à une dame, wagnérienne déraisonnable, exprimait le regret que son héros, après avoir été si ardent républicain, eût composé la marche impériale : « Taisez-vous, répliqua la dame ; il a fait cela d’une façon idéale; vous autres Français, vous ne pouvez comprendre ces choses-là. » Nous comprenons mal, en effet, ces complications, et tout de suite nous crions à l’hypocrisie.
Hypocrisie, c’est bientôt dit ; mais étudiez une phrase allemande, voyez comme elle se meut, par quelles traverses, après quels heurts et quelle stagnation elle arrive au but, à moins qu’elle ne veuille arriver à rien. Voyez comme elle se modèle sur la réalité des choses et sur la complexité des idées, ne faisant violence ni aux unes ni aux autres, les recouvrant de la forme qui leur convient, analysant toujours, au lieu d’aligner, de simplifier et d’imposer une synthèse préalable. La phrase allemande est un moulage, la nôtre une sculpture.
Nous n’avons pas, dit Mardoche,
Le crâne fait de même...
22 avril. — Vu l’université, le bâtiment central et les instituts des professeurs Helmholtz, Dubois-Reymond, Virchow, etc., etc.
Sur le bâtiment principal, la dédicace du roi : Frédéric-Guillaume III à l’université des lettres. Tous les monumens et les socles des statues portent des mentions semblables. C’est une coutume des souverains allemands de mettre leur nom partout. J’ai lu, à l’entrée du jardin botanique de Munich, une inscription qui peut être ainsi traduite : « Les fleurs que Dieu a disséminées dans les diverses parties du monde, Maximilien les a réunies ici. »
Les rois de Prusse ont presque toujours raison de s’écrire ainsi sur les frontispices; tout ou presque tout procède d’eux, mais ils n’ont point fait seuls l’université. La pensée première appartient à des idéalistes, c’est-à-dire à des hommes qui avaient foi en l’idéal. Au-dessus des misères et des ridicules de l’Allemagne politique planait l’idéal en plein ciel ; après Iéna, il est descendu sur la Prusse : incarné dans cette force, il en a été l’âme.
Cette partie des Tilleuls où s’élève l’université me semble un chapitre d’histoire écrit avec des monumens. L’université, — un de ses maîtres l’a dit, — est une grande caserne intellectuelle ; elle est placée entre l’arsenal et le principal corps de garde : devant son péristyle s’élève la statue de Humboldt, devant le corps de garde, celles de Scharnhorst et de Blücher; derrière est posée sur un socle l’énorme tête de Hegel; en face est la maison du roi. Tout cela se confond en une harmonie singulière : si on voulait la représenter par une allégorie, il faudrait dessiner une Minerve coiffée d’un casque pointu, armée d’un fusil et lançant un pied en avant selon les règles du pas décomposé.
23 avril. — Rencontre au musée de deux jeunes Français, tous les deux mes élèves. Leur conversation me fait grand plaisir. Ils étudient en Allemagne et ils étudient l’Allemagne. Ils n’ont ni l’esprit de dénigrement ni l’esprit d’admiration. Ils comparent le pays où ils sont nés et celui où ils vivent, et ils acquièrent des idées qu’ils n’avaient pas.
Voyageons, voyageons beaucoup. s’agit-il seulement d’apprendre la langue? Non certes, mais aussi d’élargir l’horizon de nos esprits, de mieux connaître notre propre moi au contact du non-moi, de nous enhardir à l’initiative et au renouvellement de nous-mêmes. Un Français qui habite l’Allemagne y porte avec lui la patrie. Il la retrouve dans ces retours sur sa propre conscience auxquels il est à chaque instant invité. Dans ce court voyage que nous faisons, mes compagnons de route et moi, rien ne nous laisse indifférens ; même un détail imprévu donne matière à des conversations fécondes. Nos sensations sont d’autant plus vives qu’elles font frissonner nos blessures. De découragement, il n’est pas même question. Nous sentons la nécessité de l’effort, et combien il doit être grand ; mais nous y sommes stimulés à grands coups d’éperon.
24 avril. — A travers les rues...
Aux étalages de toutes les librairies, se trouve, à côté de l’Œuvre de M. Zola, le Avant la bataille avec la préface de M. Déroulède. Sur ce dernier ouvrage, une étiquette porte le mot : Sensationnel ! avec trois points d’exclamation. On médit que le livre est fort exploité contre nous; les bonnes gens ne manquent point, paraît-il, qui croient que nous allons un beau jour entrer en campagne, sans raison, par plaisir, pour voir. J’ai même dû expliquer que je ne pouvais parvenir à me figurer M. le président de la république demandant aux deux chambres une déclaration de guerre et l’obtenant.
Il n’est pas bon sans doute de provoquer ces alarmes vraies ou feintes, mais il serait pire de comprimer par prudence toute manifestation du patriotisme. Ne nous déshabituons pas des accens de la « trompette guerrière » : il faut qu’elle sonne fort pour dominer le tumulte de nos partis. Hélas! la trompette de M. Déroulède fait plus de bruit en Allemagne qu’en France ! Je lis ici les journaux français : que de haines parmi nous ! Ce que les uns honorent, les autres l’exècrent ; les argumens partent des principes les plus opposés. On dirait que des nations irréconciliables campent sur le même sol, prêtes à en venir aux mains. N’allons pas à l’ennemi avec des plaies si profondes ; nous avons « avant la bataille » une paix à faire, la paix avec nous-mêmes...
La police est bien faite à Berlin. Une seule fois, un mendiant, une petite fille, m’a tendu la main. La prostitution n’est apparente ni le jour ni dans les premières heures de la soirée. La nuit seulement, les rues qui sont à peu près désertes appartiennent aux rôdeuses. Cela ne veut certes pas dire que Berlin soit indemne de la corruption des grandes villes : il me semble même que le nombre des restaurans, des cafés chantans et des brasseries, où la table, la musique et la bière sont des prétextes, s’est grandement accru.
Dans une de principales rues, près des Tilleuls, il y a un singulier établissement, qui se donne le titre de « Concert de la résidence. » Les artistes sont des femmes de toutes nationalités : l’affiche appelle cette troupe « une chapelle de dames. » Chacune chante dans sa langue, et les Berlinois, qui sont polyglottes, vont faire là de la philologie comparée.
Mais je parlais de la police. Les agens ressemblent à des soldats. Ils sont sévères, rudes, strictement disciplinés. Ils font observer les ordonnances par tous comme des consignes. Par exemple, tous les chiens doivent être muselés : aucune infraction n’est tolérée à la règle. M. de Bismarck aime ses chiens, qu’il ne quitte pas et qui sont ses gardes-du-corps ; pour rien au monde, il ne voudrait les museler comme s’ils étaient les chiens du premier venu ou de simples démocrates-socialistes. Il a sollicité, me dit-on, une exception en leur faveur, mais ne l’a pas obtenue. Aussi ne sort-il guère et quitte-t-il Berlin dès qu’il le peut. Frédéric prit des provinces, mais respecta le moulin de Sans-Souci. M. de Bismarck a jadis, des années durant, violé toutes les lois de son pays, mais il se soumet aux ordonnances de police...
Les Allemands disent que la muselière protège leurs chiens contre l’hydrophobie. Ils sont heureux d’être affranchis de tout tribut à payer au Français Pasteur. J’ai le regret de dire, à ce propos, que toute gloire de la France importune certains savans en vue et les journalistes. La masse du peuple allemand est bonne ; elle a le sentiment de la justice, et il n’est pas vrai du tout qu’elle soit prête à se jeter sur nous pour la joie de nous faire du mal et de nous écraser; mais il y a chez nos voisins un grand parti de meneurs de haine. La haine éclate dans certains livres et dans la plupart des journaux. Je viens de parcourir des articles sur l’affaire de Grèce. Certes, je ne m’enorgueillis pas outre mesure des actes de la diplomatie française, mais, à ce qu’il me semble, nous avons bien fait de laisser vide notre place dans cet « aréopage » européen, qui n’aurait pas même eu l’idée de se réunir, s’il s’était agi de juger quelque colosse capable de briser à coups de canon l’urne aux suffrages et la tête des juges. Notre abstention exaspère les journalistes allemands, qui remplissent leurs pages de railleries brutales. La plus méchante de ces feuilles est la Gazette de Cologne. Ses correspondances de France sont odieuses. Informée des moindres incidens de notre vie, elle les commente et les dénature avec la plus vilaine perfidie. On dit qu’elle est officieuse et qu’elle émarge au « fonds des reptiles; » il est naturel qu’elle y trouve du venin, mais ce que je ne comprends pas, c’est qu’il en reste pour d’autres.
Dimanche de Pâques au matin. — Je vois passer un étudiant, grand et beau garçon, qui est manifestement aussi un bon garçon; au-dessous d’un œil très doux, il porte deux balafres qui se croisent comme des épées ; une cicatrice joint sa bouche à son oreille. Cette coutume des duels est une survivance d’instincts primitifs. Dans la jeunesse des peuples, on n’est homme qu’après qu’on a frappé avec l’épée ou qu’on a été frappé par elle. Le fameux duel universitaire, où la rapière ne peut atteindre que le nez ou la joue, n’empêche pas les duels à mort. Dernièrement, à Berlin, un étudiant a été tué. On me conte que ses camarades, ceux qui faisaient partie de son Corps, l’ont veillé pendant vingt-quatre heures, en chantant et en buvant. Ne sont-ce pas les funérailles d’autrefois?
Il y a mille manifestations de cette jeunesse du peuple allemand : la simplicité, la brusquerie, la maladresse, la niaiserie dans les amusemens, aussi la rudesse et l’incohérence des traits. Toutes les fois que je regarde un groupe populaire, mon imagination habille les hommes en reîtres, en lansquenets ou bien en soldats d’Alaric...
Il fait un beau soleil. Les Tilleuls sont tout remplis d’uniformes de grande tenue. Les casques d’or reluisent sur la tête des cuirassiers. Sur les casques de cuir des fantassins retombe en pluie le panache blanc. Les brandebourgs jaunes des hussards éclatent sur le dolman vert. Les sabres traînent sur le pavé. Si loin que l’on regarde, on aperçoit des officiers et des soldats la main au front: c’est comme une vision de l’armée prussienne se saluant elle-même. Tout ce monde là est en fête et fier de porter un si bel habit; le brillant et l’ampleur de l’uniforme, la joie d’en être vêtu, sont des signes qu’il ne faut pas négliger : signes de jeunesse encore.
Dresde, lundi 26 avril. — Je me sens plus à l’aise qu’à Berlin. Je vois un vrai fleuve, d’une belle eau, dont la large courbe enveloppe le regard. A Berlin, pas de raison pour s’asseoir ici plutôt que là ; à Dresde, il y a des endroits indiqués pour s’arrêter, des invites à la flânerie. Bien des heures ont été perdues sur cette terrasse qui domine l’Elbe, et d’où je vois partir des bateaux chargés de promeneurs. Les lèvres ont plus de sourires; le rire se mêle plus volontiers à la conversation. La circulation est moins raide, l’allure générale détendue. Les soldats qui passent marchent à peu près comme les nôtres ; ils ne sont pas mécaniques ; je remarque même du laisser-aller dans la tenue : j’ai vu à la porte du palais un factionnaire qui avait une main dans sa poche.
C’est qu’on est dans un beau pays riche. La devise prussienne : « Vivre d’abord et ensuite laisser vivre, » n’est pas de mise ici. On a toujours pu vivre et se laisser vivre...
Quel palais avait donc rêvé, il y a tantôt deux cents ans, le roi Auguste II, si le Zwinger, ce long quadrilatère sur trois côtés duquel court une colonnade et que flanquent six pavillons pompeux, ne devait être qu’une avenue vers la demeure royale? L’aspect est celui d’un décor, avec quelque surcharge de rocoro, mais les lignes sont belles, les proportions harmonieuses et grandes : l’édifice est un des plus intéressans que l’on puisse voir en Europe. Le musée logé dans ce palais est une des merveilles du monde. La Madone Sixtine et la Vierge de Holbein y ont chacune leur chapelle ; elles sont placées sur des panneaux que le visiteur peut mouvoir à son aise selon l’heure et la lumière, afin de mieux étudier deux génies à coup sûr inégaux, — car les yeux de la madone regardent manifestement et de très près le divin, — mais dont le contraste même introduit l’esprit dans les régions vagues habitées par les génies des peuples. Les deux chapelles sont à l’extrémité de la galerie, qui est divisée en deux séries de salles; les unes où sont les grandes toiles, les autres où sont les petites. Des deux côtés, un luxe de chefs-d’œuvre. Vous ne gardez pas seulement après la visite l’ineffaçable souvenir de tel ou tel tableau : chacune des salles laisse l’impression d’un bouquet magnifique de fleurs surnaturelles.
‘Dans le vieux palais qu’habite le roi tout près du Zwinger se trouve la célèbre « voûte verte, » qui contient le trésor royal, trésor d’œuvres d’art : bronzes, ivoires, pierres précieuses de toutes les sortes et de tous les pays, tours de force d’orfèvrerie, émaux diadèmes de diamant, colliers de diamant, boucles de diamant, boutons de diamant, fourreaux d’épée cachés sous le diamant.
Avec les 17,000 ducats que la madone Sixtine a coûtés à Auguste III, avec les sommes énormes que ce prince a comptées au duc de Modène pour le paiement de sa galerie, Frédéric-Guillaume de Prusse aurait acheté des grenadiers, bâti des forteresses, desséché des marais, planté des arbres, établi des colons. Il n’était pas capable de faire à la madone une entrée triomphale dans son palais, comme Auguste III, qui cria : « Place à Raphaël! » et céda au tableau son propre trône. Le roi sergent n’était pas sensible aux émotions de l’art : il n’aimait que l’utile; il avait quelque goût pour la science, mais à condition qu’elle fût productive ; il voulait que son académie découvrît des secrets à l’usage de l’industrie prussienne et lui indiquât les moyens de mieux faire valoir les domaines de sa couronne. De luxe, il n’avait nul besoin. Son siège était de bois dans ce Collège du Tabac; où il réunissait tous les soirs ministres, généraux, ambassadeurs ; on était en tenue familière ; point de domestiques : chacun trouvait à sa portée une cruche de bière, des pipes, du tabac hollandais, du beurre, du pain et du jambon. Tout le monde fumait ou devait faire semblant de fumer. Léopold de Dessau, à qui le tabac faisait mal au cœur, prenait une pipe comme les autres et la tenait en main. On buvait outre mesure ; on riait, on criait ; on échangeait les plaisanteries les plus grossières, mais aussi on parlait d’affaires sérieuses ; le roi interrogeait, écoutait, exposait ses projets, provoquait les critiques et prenait souvent des décisions importantes. Le Collège du Tabac était un conseil de gouvernement peint par Teniers.
Frédéric-Guillaume Ier n’a point laissé au trésor des rois de Prusse d’autres bijoux que ceux dont on lui avait fait présent. Il n’aimait pas d’ailleurs les cadeaux de cette sorte ; tout prince qui voulait se bien faire venir devait lui expédier de grands grenadiers. Un jour il reçut de Louis XIV une épée enrichie de diamans : « Une dizaine de grands gaillards, dit-il, auraient bien mieux fait mon affaire. » Je ne sais si l’on a conservé sa canne, qui s’abattit si souvent sur le dos des recrues, des ouvriers paresseux, des flâneurs de Berlin et n’épargna même pas la famille royale. Cette canne a été un des instrumens de la grandeur prussienne.
Frédéric-Guillaume passait assurément pour barbare à la cour de Dresde, mais ce roi de Prusse vivait et travaillait pour la Prusse ; le prince qui régnait sur la Saxe vivait de la Saxe et si bien qu’elle en devait mourir un jour. Luther et la réforme avaient porté au premier rang ce bel électorat, pays tout allemand, où le génie de l’Allemagne a donné quelques-uns de ses chefs-d’œuvre. Des princes avides de plaisirs et d’apparences solennelles ont tout perdu. Ils ont eu des bijoux, des tableaux, des fêtes : au moment où le roi de Prusse peinait dans un atelier, ils jouissaient dans un sérail. Après avoir été les héros de l’Allemagne réformée, ils se sont faits catholiques pour devenir rois de Pologne, pensant qu’une couronne valait bien une messe. Aujourd’hui le successeur du roi sergent est empereur d’Allemagne; le successeur de ces brillans Saxons a encore la messe, — je viens de le voir tout à l’heure agenouillé à l’église, tenant dévotement son livre dans ses mains gantées de blancs, — mais il n’a plus la Pologne : a-t-il encore la Saxe?
26 avril. — Au jardin zoologique de Dresde, je lis sur une cage ces mots : Vrais chiens ratiers allemands. J’avais déjà remarqué à des étalages de boutiques ce certificat d’origine allemande décerné à des produits pour les recommander : Echt deutsch, c’est l’éloge par excellence. On sait avec quelle facilité l’épithète deutsch, allemand, est attribuée à toutes sortes de choses, aux vertus en général, et en particulier à la bonne foi, à la fidélité, à la chasteté, à la modestie. Le même honneur est fait à tout ce qui est beau et vigoureux dans la nature. J’ai déjà raconté l’étonnement d’une jeune femme qui, apercevant des chênes dans un premier voyage en France, n’en pouvait croire ses yeux. A force d’entendre dire die deutsche Eiche, le chêne allemand, elle croyait qu’il n’y avait de chênes qu’en Allemagne.
C’est là une des formes de cette naïve admiration de soi-même qui est un des traits principaux du caractère des Allemands et qui explique leurs sentimens à l’égard des étrangers. Je ne sais si je me trompe, mais la haine germanique contre le Polonais ne me semble pas provenir toute entière du remords des crimes perpétrés sur la Pologne. Les mesures, tout à fait extraordinaires en ce siècle, qui ont été prises ou que l’on va prendre dans les provinces de l’est, ne s’expliquent pas uniquement par le désir trop naturel de faire disparaître le cadavre ; dans le Polonais, l’Allemand déteste le Slave, l’étranger. La haine barbare et stupide du juif est un phénomène du même ordre. Nous disons quelquefois en parlant d’un personnage dont l’avidité n’a point de scrupules : « c’est un vrai juif allemand ; » mais, pour nos voisins, il n’y a pas de juif qui soit un vrai Allemand. « Quelle chose amère, s’écriait, au plus fort de l’agitation antisémique, un député au Reichstag, israélite de grande distinction et qui a rendu de signalés services politiques, quelle chose amère que de se sentir étranger dans son pays! » Étranger est le mot : ce que réclament les antisémites, c’est l’expulsion d’un corps étranger hors de l’organisme de la saine Allemagne.
Vrais chiens ratiers allemands! Est-ce qu’on va exiler les autres?
Leipzig, le 28 avril. — Visite de l’université, en particulier de deux très beaux instituts, bien aménagés pour le travail (l’un d’histoire naturelle, l’autre de chimie), sous la conduite des directeurs, hommes très obligeans, qui n’ont pas épargné leur peine. Il est naturel qu’en présence des universités étrangères, je pense surtout à nos universités naissantes. Nous sommes tout au début d’une œuvre exposée encore à bien des périls. Il faut vaincre des habitudes acquises, l’ignorance des uns, la mauvaise volonté des autres, le préjugé démocratique contre le haut enseignement et le préjugé utilitaire, qui, n’admettant que l’utilité immédiate, tarirait, si on le laissait faire, la source même de l’utile, c’est-à-dire la culture de l’esprit. En songeant aux longs efforts qui restent à faire, je me rappelle les vers où Virgile énumère au vigneron les précautions à prendre pour mener à bonne fin son plant délicat. Encore devra-t-il après tout ce labeur, au moment où la maturité sera enfin obtenue, redouter la pluie :
Et jam maturis metuendus Jupiter uvis.
Combien plus ne devons nous pas nous défier de Jupiter, nous qui sommes aux premiers jours de la saison de travail! Courage pourtant! Les universités de province commencent à poindre ; déjà Bordeaux et Lyon sont assurés de l’avenir. A Paris, l’état et la ville seront récompensés de leur générosité envers les facultés. La nouvelle Sorbonne ne sera point trop vaste pour ce jeune monde d’étudians qui remplit aujourd’hui les baraques en bois de la rue Gerson et de l’Avenue de l’Observatoire. Ici, dans cette ville de Leipzig, en face d’une de ces universités qui ont tant fait pour la grandeur et la prospérité de l’Allemagne, nous aimons à rendre à notre pays cette justice qu’il a jusqu’à présent compris son devoir envers la science.
A tout moment nous échangeons nos idées sur l’éducation. L’éducation allemande est nationale : elle veut former des Allemands; l’histoire enseigne aux écoliers que la civilisation humaine a trois représentans : la Grèce, Rome, la Germanie, et elle est un long panégyrique du germanisme, depuis les origines jusqu’à nos jours. Les héros d’autrefois, le héros Alaric, le héros Théodoric, le héros Charlemagne, le héros Barberousse, sont aimés avec tant de chaleur qu’on les dirait vivans. Par contre, les vieux ennemis, Romains, Gaulois, Slaves, sont haïs comme s’ils attaquaient la frontière. A plus forte raison, semble-t-il que l’incendie du Palatinat soit en pleines flammes et que Louis XIV règne à Versailles. Dans ces souvenirs, aucune perspective ; ils se pressent tous au premier plan. De là vient cette fraîcheur de la haine, et la solidité d’un patriotisme dont la substance est plusieurs fois séculaire.
Nous sommes, nous, trop désintéressés dans notre éducation ; mais n’allons pas nous mettre à imiter l’Allemagne : entre l’histoire de ce pays et la nôtre les différences sont profondes, et nous ne pouvons employer l’enseignement historique à produire ce patriotisme hautain.
La nation en Allemagne est une race, et l’orgueil de race est chose vigoureuse. Est-ce que la France est une race? Un certain nombre de braves gens sont fort occupés aujourd’hui à procurer une statue à Vercingétorix; mais il y a bien moins de rapports entre le Gaulois Vercingétorix et nous qu’entre Arioviste et les Allemands. Si nous savions mieux l’histoire de l’Europe et la genèse de notre France, nous nous épargnerions de pareilles erreurs de sentiment. Ce n’est pas au premier siècle de notre histoire qu’il faut chercher les origines des peuples modernes, car on néglige ainsi des événemens tels que la conquête romaine, qui a transformé la Gaule, tandis qu’elle n’a fait qu’effleurer la Germanie ; tels que les grands mouvemens de peuples qui ont apporté en Gaule des Germains de toutes les tribus et des Scandinaves, tandis que la Germanie restait germaine. Avons-nous le droit de nous dire des Celtes? Mais au temps des Mérovingiens, des Celtes sont arrivés de la Grande-Bretagne en Armorique: c’étaient des étrangers, des conquérans, et ils ont gardé longtemps dans cette Gaule, qui avait été jadis la principale région celtique, leur physionomie particulière. Au IXe siècle enfin apparaissent les premiers linéamens vagues des nations futures, mais la France de Charles le Chauve est un chaos, au lieu que l’Allemagne de Louis le Germanique est une nation. L’unité française a été l’œuvre de la politique royale : en Allemagne, l’unité a été un produit de nature ; aussi a-t-elle survécu au désordre des institutions et à la ruine de l’autorité publique. A-t-on jamais vu en Allemagne opposition pareille à celle qui éclatait au moyen âge entre le Nord et le Midi de la France ? Est-ce qu’une partie de l’Allemagne a dû conquérir l’autre, comme nos gens du Nord ont conquis, en s’y reprenant trois fois, notre Midi? Est-ce qu’il a fallu détruire au-delà du Rhin toute une civilisation, comme les croisés de Simon de Montfort ont étouffé la civilisation méridionale? Comparez les deux pays à la fin du XIIIe siècle : le roi de France possède la plus grande partie du territoire; à cause de cela, il représente la France, il est la France ; Rodolphe de Habsbourg, roi allemand, est le plus pauvre des princes; il n’a dans sa bourse que la grâce de Dieu ; chez nous, il serait vassal de vassal, à peine aperçu du roi ; en Allemagne, il est roi. C’est qu’il y a une nation germanique naturelle (il faut toujours redire ce mot) antérieure à la royauté, et qui peut se contenter d’un symbole solennel de son existence. L’Allemagne du moyen âge était en contact avec des peuples très différens d’elle. Tandis que les frontières de la France étaient des lignes conventionnelles, où les langues se mêlaient, où des principautés féodales chevauchaient moitié françaises et moitié allemandes, moitié françaises et moitié italiennes, moitié françaises et moitié espagnoles, l’Allemand se heurtait à l’est contre des Slaves, des Lithuaniens, des Hongrois, qui le détestaient, et qu’il exécrait. Les écrivains qui racontent le combat perpétuel contre ces Orientaux expriment des sentimens de haine et d’orgueil que ne connaissent pas nos vieux historiens.
Sans doute, le défaut d’organisation a livré l’Allemagne aux hasards de la politique et de la guerre. Elle est devenue au XVIIe siècle une région d’anarchie, dont chaque morceau était exploité par un prince, qui était, quelques exceptions faites, un personnage ridicule; mais nous ne savons pas assez que, même pendant cette période, elle a gardé son patriotisme, l’estime d’elle-même et une invincible espérance. Justement parce qu’il n’y avait pas de machine d’état, la commune qualité d’Allemand était toute la patrie, et c’était chose fatale que, le jour où ce pays serait unifié, il représentât une politique bien vieille à nos yeux, celle de la revendication au nom de la race du domaine historique de cette race.
C’était chose fatale aussi que la France représentât tout autre chose. L’universel, qui n’était qu’un refuge pour les Allemands du XVIIe et XVIIIe siècle, a été notre domicile habituel. De « l’univers romain» nous sommes passés dans l’universel catholicisme. Nous n’étions pas gens d’une sorte assez particulière au XVIe siècle, pour que quelqu’un se levât parmi nous, qui parlât à notre âme avec notre âme elle-même, comme Luther, un des plus grands parmi les Germains, a parlé aux âmes allemandes avec son âme allemande. Ce caractère universel et humain de notre génie apparaît dans notre littérature du XVIIe siècle, dans notre philosophie du XVIIIe, dans une révolution enfin dont nous avons voulu faire profiter l’humanité. En vérité, nous sommes loin, très loin de Vercingétorix.
Que faut-il dire à nos enfans? car il leur faut dire quelque chose. Dans les guerres du présent et de l’avenir, ce ne sont pas seulement des armées qui sont en présence, ce sont des âmes. Nous avons cru longtemps que le droit de vivre est naturel, et que, pour être, il suffit de naître ; mais la philosophie d’aujourd’hui enseigne la nécessité du combat entre des espèces qui doivent défendre leur existence. La disparition lamentable de l’esprit chrétien a une double conséquence : elle donne une légitimité à la guerre sociale (de quel droit disputerait-on leur part de la terre à des hommes qui n’attendent rien au-delà de la terre?) et elle nous reporte au temps où la politique n’avait pas d’autre principe que la force; mais la force d’une nation se compose d’élémens très divers, où l’intelligence et les mœurs ont une grande place. A l’heure qu’il est, dans la concurrence entre les peuples, chaque peuple doit avoir une vocation et la connaître. Rome s’était donné une vocation : conquérir le monde. L’Allemagne a cette vocation : revendiquer pour elle tout ce qui est germanique, exalter le germanisme, développer dans l’univers la puissance germanique. Quelle est la nôtre?
Il n’y a pas de doute que nous avons charge de représenter la cause de l’humanité.
Est-ce dire que nous devions noyer notre individualité nationale dans « l’humanitairerie? » Non, certes, mais notre individualité consiste précisément en ceci que nous sommes une nation humaine. Je suis très loin de renier notre vieille histoire, que j’aime passionnément. Je déplore que nous y soyons si indifférens et que si peu de Français se puissent vanter de connaître l’esprit de la France. Nous avons de belles études esthétiques sur notre littérature, mais non de vraies histoires du développement de notre génie à travers les âges, comme est par exemple l’histoire de la littérature anglaise de M. Taine. Nous savons mal l’histoire de l’art français, si riche en inventions éclatantes, et c’est une chose très étrange que nous ne l’enseignions nulle part dans nos écoles. Notre histoire politique même a d’énormes lacunes et les choses les mieux connues ne sont pas les plus intéressantes. Travaillons donc et reprenons possession de notre passé, car ce serait faire preuve d’une singulière étroitesse d’esprit, que d’enfermer nos écoliers dans la France révolutionnaire et de faire croire que nous célébrerons en 1889 le centième anniversaire de notre naissance. Cependant il est certain que notre patriotisme d’aujourd’hui date de la révolution française ; nous n’en pouvons avoir d’autre ! Ce sentiment, qui nous fait aimer la France pour elle-même, mais aussi parce qu’elle a reconnu les droits de l’homme et proclamé les droits des peuples, est notre vraie raison d’être.
Voilà ce qu’il faut expliquer aux générations qui auront quelque jour à défendre la France sur les champs de bataille. L’indifférent silence de l’école en matière d’éducation nationale est effrayant. Il y a une propédeutique du devoir militaire : nous la négligeons ; et pourtant il est très périlleux de percevoir l’impôt du sang en vertu de lois et de règlemens, comme l’impôt sur le tabac, l’alcool et les cartes à jouer.
Cologne, le 1er mai. — Ici encore, le progrès de la richesse et de la population est visible. Cologne possède, avec sa cathédrale, d’admirables églises romanes. Il y a quelques années, la cathédrale attendait encore ses flèches, et plusieurs églises étaient délabrées : les flèches se dressent aujourd’hui au-dessus du colossal édifice et dominent au loin le fleuve et la campagne ; les églises sont toutes pimpantes de la fraîcheur d’une restauration où l’on n’a épargné ni la science ni l’argent. Une partie des fortifications a été jetée par terre : un nouveau boulevard, l’avenue de l’Empereur, s’élève à la place des remparts. Des hôtels privés s’alignent des deux côtés, où domine l’architecture hollandaise, mais plus pompeuse et plus opulente que dans le pays natal.
La richesse ne produira-t-elle pas dans ce pays ses effets ordinaires? Déjà le progrès de l’industrie attire dans les villes le paysan. A mesure que l’émigration en Amérique deviendra plus difficile, l’attraction sera sans doute plus forte. Or le progrès des doctrines socialistes ne s’arrête pas, et les lois d’exception, en comprimant le parti, y condensent la haine. L’Allemagne ne paraît pas se préoccuper de ce danger. Elle est dans la joie de ses succès économiques et du « Sedan industriel » qu’elle nous inflige. Des journaux annoncent que les Grecs, nos bons amis les Grecs, ont commandé à Berlin quatre-vingt mille uniformes pour leur armée. Là-dessus, cri de triomphe : « Voilà encore un monopole enlevé à Paris, qui le possédait depuis le premier empire ! » Enlever à Paris toutes ses industries, l’une après l’autre, est une des ambitions de l’Allemagne.
J’ai tout à l’heure entendu la conversation de deux commerçans qui dînaient à côté de moi. Ils ont de grandes affaires, car ils calculaient le prix du transport de la tonne à travers les mers. Leur visage hardi et dur me faisait songer à ces matelots de la Hanse, qui faisaient le commerce comme on fait la guerre, car l’Allemagne a été au moyen âge le pays des entreprises commerciales vastes, vigoureuses et persévérantes. Voilà encore une puissance d’autrefois qui se réveille. Prenons garde à nous ! Il ne s’agit pas d’un danger éphémère : la lutte commencée ne s’arrêtera plus. La preuve qu’on en sait en Allemagne l’importance, c’est que le ministre du commerce du roi de Prusse est un prince et que ce prince est M. de Bismarck. Le commerce est conduit avec la même attention, la même suite, que les affaires militaires et la politique internationale. Comme dans une campagne, des espions étudient les procédés de l’adversaire. Nos ennemis emploient des stratagèmes; ils donnent pour nôtres des produits berlinois; au « qui vive? » ils répondent « France ! » alors qu’ils sont Allemagne. Ils pratiquent une stratégie commerciale. Ils savent les points qu’il faut attaquer, s’éclairent dans toutes les directions, coupent ou détournent les routes, et l’état-major vient en aide au moment utile à tels ou tels partisans aventurés au loin. Vraiment, il y a pour nous mieux à faire que d’organiser une exposition universelle, et il faudrait que notre ministre du commerce se pût occuper à tête reposée de nos intérêts; ce ne serait point déroger: Louis XIV faisait cela en son conseil de commerce.
2 mai. — Vier Kaiser ! quatre empereurs ! Je retrouve ici une photographie que j’ai vue partout. Le vieil empereur est assis, coiffé de la casquette militaire, la tête penchée vers son arrière-petit-fils, qu’il tient sur ses genoux. Son fils et son petit-fils sont debout auprès de lui.
Quatre empereurs, par le temps qui court, c’est beaucoup d’empereurs !
Il n’y a certainement aucune menace contre la dynastie, et personne ne peut deviner comment sera défait ce qui a été fait il y a quinze ans. Une coalition de princes allemands est impossible : rois, grands-ducs et ducs sont des ombres solennelles, vénérées par un reste d’habitude ; l’Autriche ne peut leur communiquer aucune force contre l’empire dont elle est la vassale. Les partis hostiles sont divisés ; le plus redoutable, qui est le parti catholique, est apaisé. N’importe! Le photographe qui a trouvé « les quatre empereurs » est un homme hardi; il ne redoute pas assez l’envie des dieux !
Nous disons en France : On verra ce qui adviendra quand M. de Bismarck et M. de Moltke ne seront plus Là ! Mais c’est commettre une grande injustice envers l’empereur que de ne compter pour rien sa disparition. Un homme qui a fait ses premières armes à Bar-sur-Aube, en 1814, et les dernières à Buzenval, en 1871, qui a pleuré auprès du lit de mort de la reine Louise, il y a soixante-seize ans, et, après avoir été témoin de l’abaissement de son pays, l’a porté au plus haut point de la puissance, est tout autre chose qu’un ornement de parade ; sa longue vie est le ciment entre le passée le présent et l’avenir. D’ailleurs, Guillaume Ier a d’autres mérites que d’avoir vécu longtemps : il a toujours voulu la même chose. Le prince qui, chaque jour de tant d’années, même au milieu d’une paix profonde, avait rempli son devoir d’officier comme si l’ennemi frappait aux portes, était seul capable d’entretenir l’esprit militaire en Prusse, pendant le règne pacifique de son frère, de proposer la réorganisation de l’armée après qu’il fut devenu le maître, de l’imposer à tous, en bravant l’impopularité, la haine, les menaces et le péril d’une révolution. Ajoutez qu’il a une grande vertu royale : il croit à la royauté ; il a foi en une mission qu’il estime tenir de Dieu lui-même. N’allons pas, encore une fois, crier à l’hypocrisie : il arrive aux rois comme aux simples mortels de se faire très sincèrement une religion de leur intérêt. Pas n’est besoin, pour cela, de grands calculs : il suffit de s’écouter soi-même. C’est chose très agréable que de se sentir près de Dieu, et c’est chose fort utile, en un temps où la terre tremble, que de prendre au ciel son point d’appui. Régner par la grâce de Dieu, quel beau rêve du temps passé! n’est-il pas naturel qu’on le veuille prolonger, quand on est soi-même, comme le vieil empereur, un monument du passé? Guillaume Ier n’est point cependant un révolté contre l’esprit moderne. Il a de la finesse et de la prudence. Monarque constitutionnel d’une espèce particulière, il a pris son parti du régime parlementaire; il le laisse vivre, parler, se démener ; il y est entré, mais il le dépasse de la hauteur de sa couronne, qui est surmontée de la croix. A son avènement, il a prêté sans difficulté le serment de garder la constitution, puis il est parti pour Kœnigsberg, la ville du sacre, et le jour de la cérémonie, saisissant la couronne de ses propres mains, il l’a mise sur sa tête après avoir dit : « Je la prends de la table du Seigneur ! » c’était affaire où les chambres n’avaient rien à voir, affaire entre lui et le Seigneur! Qu’on ne s’y trompe point : l’empereur Guillaume est un personnage. Il est difficile de dire ce qu’il aurait fait sans M. de Bismarck, mais M. de Bismarck n’aurait rien fait sans lui : il a fallu à ce ministre, pour y risquer les hardiesses et les fantaisies de sa politique, la solidité de cette roche.
Guillaume Ier a été longtemps prince prussien et il a été roi de Prusse avant de devenir empereur d’Allemagne. Le roi de Prusse dure en lui, et par lui dure la Prusse, c’est-à-dire l’état principal, organisé à part, ayant son esprit et ses forces propres. Mais peu à peu s’efface le particularisme prussien ; dans le parlement de l’empire, les partis se mêlent, à peu près sans distinction de pays ; la fusion se fait entre les régions de l’Allemagne. Il n’y a point de doute que la Prusse y perdra cette vigueur dont la raison d’être était son isolement même. Dès lors se pose une grave question : l’unité de l’Allemagne, telle qu’on la voit aujourd’hui, n’est qu’un progrès dans le développement de la Prusse ; ne faudra-t-il pas comprendre autrement l’unité, quand les frontières de la Prusse se seront effacées dans l’empire ?
Les difficultés viendront un jour. Alors on mesurera la place que tenait dans l’histoire l’empereur Guillaume. Son fils est prince impérial en même temps que prince royal ; il sera empereur à l’heure même où il sera roi. Son enfance s’est écoulée dans la paix ; homme, il n’a connu que des victoires. L’âme de la vieille Prusse n’est pas en lui comme elle est dans son père, ne dix ans après la mort du grand Frédéric. On le dit quelque peu philosophe, et il aurait mauvaise grâce à prendre sa couronne de la table du seigneur ; cette table d’ailleurs n’est plus si solide, même en Allemagne, qu’elle était jadis. Voilà pourquoi, si beau que soit le présent, je trouve un peu optimiste le photographe des quatre empereurs.
ERNEST LAVISSE.